Croquis du vice/La Pierreuse

P. Fort (p. Ill.-35).

LA PIERREUSE

À Steinlen

Quatre heures du matin.

Pas d’air, une chaleur d’étuve sous un ciel sombre tigré de flocons de ouate qu’argente une moitié de lune. Telles, des étoiles usées près de s’éteindre, se meurent en leurs prisons de verre les lumières des gaz. Les maisons font tache sur le ciel et, devant, se découpent en une traînée d’ombres les arbres du boulevard. Glissant sur les trottoirs en une promenade lente, des hommes passent vêtus de loques, le pantalon frangé, zigzagué près des chaussures sans talon ; ils ont la même démarche incertaine et tremblante, tous courbent la tête et point ne se regardent : misère coudoyant la misère dans la honte d’être vue.

Devant le café Julien, une vieille femme s’estampe dans l’ombre du kiosque ; sa robe s’effile et tombe en plaques de boue sur des chaussons lie de vin ; flasque et crasseuse sa poitrine soulève un caraco bleu, déchiré dans le dos et laissant voir la peau rocailleuse des coudes. Elle a la physionomie particulière aux clientes des bouges de la rue Galande et des Grandes-Carrières : la peau terreuse striée de rides profondes s’affalant en graisse luisante aux bajoues ; le nez petit, nerveux, coloré jusqu’aux cils roux rendant encore plus jaune le blanc des yeux, la prunelle presque effacée. Le reste de la tête disparaît dans un mouchoir exhalant l’âcreté du tabac humide.

Elle surveille sa fille à peine âgée de douze ans, assise sur un banc.

Bientôt du café Julien sortent trois jeunes gens. La fillette s’est levée. D’une voix lente, s’adressant au premier, elle dit :

« Monsieur, achetez-moi mon petit bouquet ? »

Il regarde l’enfant et demande :

What do you do ?

— Achetez-moi mon petit bouquet ?

— No… allez !

Le groupe part, fredonnant dans le silence de la nuit, sur l’air d’En r’venant de la revue :

Guy and content
In triumph thus we bent
Our steps towards Longchamps ;
Our hearts at ea…a… ase,
Right…

« Veux-tu y aller ! cria la vieille femme.

— Y comprend pas ce qu’on y dit.

— Tu vois pas le vieux qui te regarde ! T’à l’heure j’vas t’foute mon pied au cul, tu vas voir ça ! »

On n’entendait plus que faiblement le murmure qui rythmait leurs pas :

…And compliment
The French army…y…y…

La vieille appela : « Pst ! pst ! » et montrant du doigt le café Américain :

« Patine-toi ! tu vas encore rater celui-là. »

La petite traversa la chaussée.

« Monsieur, achetez-moi mon bouquet ? »

L’homme fit un pas, puis s’arrêtant :

— Ton bouquet ? Où est-il ton bouquet ?

Elle avait trois ou quatre fleurs fanées qu’elle présenta :

— Le v’là.

— C’est ça ? Combien ?

— C’que vous voudrez.

— Tu n’en as pas un autre ?

L’enfant eut un sourire qui fit se creuser des rides jusqu’aux yeux ; elle resta la bouche mi-ouverte sans rien répondre, fixant l’homme.

— Tu en as bien un autre plus joli ?

Elle hésita :

— J’ai qu’celui-là.

— Vrai ?… Je vais te l’acheter parce que tu es bien gentille… Sais-tu que même tu es jolie ?

Et comme la petite ne répondait pas, il ajouta :

— À domicile combien ?

— Chez vous ?

— Oui.

— Vingt francs.

— Soit !… Suis-moi, sans en avoir l’air.

Près d’un réverbère l’enfant releva sa jupe, fit mine d’ajuster son bas : La vieille comprit ce signal et, quittant le kiosque en se frottant les mains, partit dans une autre direction.

Point n’est besoin dans ces croquis de prendre parti contre ceux qui trouvent leur plaisir dans la satisfaction de vices, monstrueux pour les uns, fin de siècle pour les autres. Il n’y a qu’à constater ce qui existe en laissant agir les détenteurs de la morale publique.

Certes, les révélations de la Pall-Mall Gazette ne sont que l’œuvre d’un fumiste à côté de ce qui se passe. La nymphomanie règne en maîtresse et Tout-Paris connaît la Marquise, nouvelle Gamiani, tuant ses amantes. Sodome et Gomorrhe ont leurs temples où l’infidèle n’entre pas, mais regarde, dans l’obscurité des chambres noires, derrière la vitre d’une porte ou le trou d’un voyeur, accomplir les sacrifices. Certains, en écoutant, meurent pâmés dans les chambres d’hôtel à téléphone. : c’est le petit opéra — de la petite musique, les chansons d’amour ! — D’autres… mais pourquoi anticiper ?

L’homme qui recherche les petites filles les choisit entre neuf et treize ans. Plus jeunes leur curiosité n’est pas assez vicieuse et devant les plus âgées souvent il a honte. Sa passion prend sur lui, petit à petit, un tel pouvoir que bientôt elle le domine, commande, et lui crée sans cesse de nouveaux besoins auxquels il lui est impossible, ou presque, de ne pas satisfaire. Il ne faut pas le croire impuissant quoiqu’il devienne de moins en moins viril et cela rapidement, un abattement profond suivant chacune de ses actions et pouvant durer de huit à quinze jours. Suit également une espèce de tranquillité morale qui n’est, à vrai dire, qu’une léthargie cérébrale.

Les fillettes peuvent se classer en plusieurs catégories bien distinctes : 1o La petite mendiante, sale, dégoûtante, exploitant les boulevards extérieurs, les environs des Buttes-Chaumont, les fortifications, principalement entre les portes de Vitry et de Gentilly, les Carrières et Vincennes ; extérieurement : les Moulineaux, Bicêtre, Gentilly, Vincennes, les Quatre-Chemins, Saint-Ouen Clichy, etc. Elles sont en général directement exploitées par les parents.

2o La petite bouquetière voyage dans tous les quartiers ; le meilleur terreau pour la faire éclore se trouve dans les endroits où fleurissent les brasseries à femmes (souvent débauchée par ces femmes). Elles sont un peu plus propres, sans recherche spéciale.

3o La petite nymphe choisit les beaux quartiers. On la rencontre, le jour, sur les grands boulevards, aux Champs-Élysées, dans les avenues conduisant au bois de Boulogne, près des gares du Nord et de l’Est, sur la place faisant face au Trocadéro, sur le boulevard Henri-Martin et dans le bois de Boulogne le long du fossé des fortifications. Signe particulier : jupe courte, cheveux tombant dans le dos et noués, près de la nuque, d’un ruban de couleur voyante, nœud de la même couleur sur la tête, presque toujours bas et rubans de même nuance. Sa mise est propre ; sa démarche est celle d’une petite femme ; elle est plus rapide sur les grands boulevards où elle ne s’arrête que devant les magasins lorsqu’elle croit avoir derrière elle un michet à faire. Elle va à domicile et dans certains hôtels, ou fait la voiture pour de deux à trois louis en moyenne. En fiacre, elle monte en disant à haute voix (pour le cocher) : « Papa, monte le premier. »

Elle ne se donne pas la peine d’offrir un bouquet de fleurs. D’un coup d’œil rapide elle juge de la valeur du michet, le suit ou s’en fait suivre sans échanger un mot. Son âge est de treize à quinze ans. Des industriels (?) les exploitent à moins qu’elles n’appartiennent à de vieilles grues plusieurs fois retraitées. 4o La Pierreuse, d’une mise qui tient le milieu entre la mendiante et la bouquetière, ne travaille que la nuit.

Pour ne pas attirer l’attention des agents, elle ne porte aucun signe apparent ; la même raison la fait accompagner par une vieille femme. Elle connaît toutes les maisons de nuit, tous les tripots et ne confond jamais un brave citoyen avec un agent des mœurs. Le jour, elle promène sa petite sœur, ce qui ne l’empêche pas de turbiner, le cas échéant, pour s’acheter des gâteaux. On pose sa petite sœur à terre, dans un coin, et l’affaire est faite.

Toutes ces petites malheureuses sont intelligentes, les imbéciles se faisant prendre et enfermer dans une maison de correction. On ne peut imaginer ce qu’elles ont de ruse, de roublardise devant un commissaire de police, prenant des petits airs contrits, pleurant, disant entre deux sanglots : « Faut pas le dire à maman » et ne voulant pas avouer que leur mère est la cause de leur honteux trafic. Les parents sont appelés, font les étonnés, miment une bonne correction et la petite pleurniche : « Je ne le ferai plus. » Le commissaire n’en croit pas un mot, mais par respect pour la loâ relâche l’enfant.

L’homme s’arrêta rue Le Peletier ; il attendit un instant que la petite l’eût rejoint, après s’être assuré que personne ne le voyait.

— Que fais-tu ?

— Je jette mon bouquet, j’en ai plus besoin, maintenant.

Ils montèrent jusqu’au premier. Une porte s’ouvrit. L’homme fit jouer une batterie électrique et les pièces de l’appartement s’éclairèrent.

— Mets-toi là, sur le fauteuil… Et ton bouquet ?

— Oh ! là là ! y rigole dans le ruisseau.

— Ha… oui… C’est drôle, ce soir j’ai la tête lourde, j’aurai trop bu… Ça ne t’arrive pas de trop boire ?

— Moi ? j’prends des bitures avec maman. … Dites donc ! vous me donnerez vingt francs, hein ?

— Oui. Nous allons d’abord boire un verre.

L’homme alla chercher des liqueurs pendant que la petite fille regardait de tous côtés s’il ne se trouvait pas un objet bon à prendre. Il revint en titubant ; le changement brusque de température, l’enfant blanche et rose qu’enjolivaient de grands yeux noirs et le velours d’une bouche vicieuse, le grisaient. Il se laissa tomber sur le fauteuil, près de la petite.

— Tiens, bois !

— C’est trop fort… Quand est-ce que vous m’donnerez mes vingt francs ?

— Attends… je vais te les donner… Moi, j’en bois encore un… Bois donc !

— T’à l’heure… et pis j’serais saoule.

— Écoute. On entend le pas des sergents de ville dans la rue… Ils ne t’ont jamais rien dit, les sergents de ville ?

— Bah ! je m’en fiche ! y m’ont emmenée chez le commissaire rudement de fois.

— Ha !… Et que t’a-t-il dit, le commissaire ?

— Y voulait que j’y dise que c’était maman qui m’envoyait truquer. Pas si bête ! y l’aurait foutue en prison et pis moi aussi. Y m’connaît bien, l’commissaire de mon quartier. Quand y m’voit y m’dit : « Veux-tu rentrer chez toi, ou j’te fais enfermer ! »

— Qu’est-ce que tu lui réponds ?

— J’y réponds rien, y m’ficherait dedans… Dites donc ! si vous ne me donnez pas mes vingt francs j’vas m’en aller.

— Qu’elle est bête ? Laisse-moi boire un verre… Est-ce que cela t’amuse, de faire ça ?

— Oui, c’est rigolo. Y en a qui sont rien rigolos, allez !

— Qu’est-ce qu’ils font ?

La face congestionnée, les traits tirés, convulsés, l’œil brillant, il la fixait. Et comme il voulait s’approcher, la petite eut peur.

Elle recule et l’homme tombe sur le tapis, contre les pieds du fauteuil. Lentement, avec effort, il se relève :

— N’aie pas peur… C’est pour m’amuser que je tombe… Je ne suis pas méchant avec les petites filles.

— Non, j’veux m’en aller…

— Écoute !… Viens !… Bois ce… ce verre, ça… ça… sera le dernier. »

Sa main tremble, il verse dans les soucoupes, fait un pas en arrière, un pas en avant. Perdant l’équilibre, il saisit le guéridon qu’il entraîne dans sa chute, et roule jusqu’aux boiseries de la fenêtre. La petite veut fuir, mais elle a vu de la poche s’échapper un porte-monnaie. Elle le ramasse et le met dans son mouchoir, pendant que l’homme, qui ne fait aucun effort pour se relever, murmure, de la bave plein les dents : « Viens me déshabiller, je veux me coucher. »

Et, elle sort en lui criant :

— Sale cochon !



L’ENTREMETTEUSE

à Michel Zévaco.

I

— Tant mieux ! c’est donc pour…

— Demain, baron. Un coup de pouce est encore nécessaire.

La veuve Bérold jeta, sur ses épaules trop grasses un vieux cachemire qui rarement la quittait et sortit non sans avoir eu la prétention d’un salut de grande dame.

Elle connaissait les filles — pour avoir passé par là — et savait que pour ce soir le coup de pouce nécessaire serait le bal de l’Élysée-Montmartre.

Elle n’était pas sans ignorer toutes les attentions délicates que demande, qu’exige même la dégradation lente mais par cela