Croquis du vice/L’entremetteuse

P. Fort (p. Ill.-43).

L’ENTREMETTEUSE

à Michel Zévaco.

I

— Tant mieux ! c’est donc pour…

— Demain, baron. Un coup de pouce est encore nécessaire.

La veuve Bérold jeta, sur ses épaules trop grasses un vieux cachemire qui rarement la quittait et sortit non sans avoir eu la prétention d’un salut de grande dame.

Elle connaissait les filles — pour avoir passé par là — et savait que pour ce soir le coup de pouce nécessaire serait le bal de l’Élysée-Montmartre.

Elle n’était pas sans ignorer toutes les attentions délicates que demande, qu’exige même la dégradation lente mais par cela certaine d’un cerveau de quinze ans. Quinze ans, les avait-elle ? Les jambes à peine dessinées, très blanches, mi-voilées par la flanelle d’une robe crème à volant bleu tombant sur les mollets délicats, conservaient discrètement l’incognito des hanches. Peu de poitrine si ce n’est deux pointes roses perçant la dentelle d’un col ajouré. Ses bras un peu maigres avaient déjà des parfums de femme. Légèrement estompés, ses yeux révélaient des fatigues précoces, ses yeux bleu pâle, pâles comme ses lèvres.

Aussi, pourquoi le baron avait-il demandé une fille maigre ?

Au bruit infernal d’un orchestre diabolique, les hommes tournent, sautent, se trémoussent atteints d’épilepsie ; les femmes, les jupes relevées, tendent le ventre, écartent les jambes avec, de la main, des gestes obscènes, invitateurs ; leur bouche s’ouvre grande en des grimaces de pâmoisons, d’un coup de reins les jupes volent, les pantalons craquent, et courbées en une pose lubrique, baignées dans la lumière des lampes électriques, elles se frappent sur les fesses.

Et le quadrille continue. Les filles « ramassent » leurs jupes comme elles ramasseraient un paquet de linge sale, sans grâce, en des gestes lourds, les jambes bien tendues. Et l’obscénité recommence de plus en plus répugnante.

Les inspecteurs courent de quadrille en quadrille, mais, sitôt disparus, les filles, sous le prétexte d’une danse du ventre, miment maintenant une scène d’amour, pendant que le Père la Pudeur surveille les amoureux enlacés dans les jardins. Les hommes, le cou tendu, regardant avec, dans les yeux, une fixité de mâle congestionné, entourent les danseuses.

Dans la cohue des spectateurs et des spectatrices serrés les uns contre les autres, les mains tombantes et s’égarant parfois, en face d’une gousse embrassant sa danseuse, la petite maigre du baron regarde.

Ses yeux grands ouverts ne perdent pas un geste érotique que souligne un léger plissement de ses lèvres en une moue faite d’étonnement, de vice qui ne sait pas et de joie d’être là. Elle entend les conversations des grues qui proposent « tout ce que tu voudras pour un louis », les appellations de femme à femme : « Est-ce pas, Berthe, que je suis bougrement chouette ! » ou : « Demande-lui donc combien de fois je lui ai fait dans une nuit ». Elle réprime un rire en surprenant la dispute de deux messieurs très bien sur les splendeurs des reins de Louise ou d’Andrée.

Et la vieille jette sur ses épaules trop grasses un vieux cachemire qui rarement la quitte et sort très contente parce que la petite n’a presque pas rougi, ce soir.

II

« Monsieur le baron,

« À quatre heures, je vous apporterai le bouquet de roses-thé que vous avez bien voulu me demander. Cette fleur est très délicate, ne conservez donc pas avec elle votre allure de vieux guerrier.

« Votre servante,
« Veuve Bérold. »

Pour mieux recevoir ce que la veuve Bérold doit apporter, le baron, dans son cabinet de toilette, change de gilet de flanelle, l’air pensif, se renfermant dans une idée fixe, ce qui est, d’après un docteur de ses amis, le meilleur moyen pour faire affluer le sang à son pauvre cerveau.

— Bonjour, baron.

— Comment allez-vous, Mme Bérold ?… Mais elle est très gentille, votre fille.

— Cette pauvre petite, une orpheline que j’ai adoptée.

— Mademoiselle, prenez cette chaise… vous êtes bien mignonne.

— Oh ! répond Mme Bérold, pendant que la fillette s’assied, je vous crois qu’elle est mignonne… Elle est même forte pour son âge.

Et, relevant la robe déjà courte :

— Regardez ces mollets… Bah ! elle n’a pas peur de les faire voir… Ce n’est plus une enfant, c’est une petite femme, ajoute-t-elle en souriant à la gamine.

— Oh ! quelles jolies jambes !

— Hier, nous en avons vu des jambes, allez ! et autre chose aussi, n’est-ce pas, ma fille ?

— Oui, elles ne se gênent guère.

— Elles ont bien raison, la vie n’est déjà pas trop longue. Chaque fois que l’on trouve le moyen de s’amuser, il faut en profiter.

— C’est bien parlé, Mme Bérold… Voulez-vous prendre un kummel avec votre jolie fille ?

— Oui… Non. Je me souviens que j’ai une petite course à faire dans votre rue, cela ne vous ferait rien, baron, de garder la petite pendant cette courte absence ?

— Avec plaisir… nous allons passer le temps le plus agréablement possible, comme vous dites si bien… Je vais l’embrasser, cette adorable mignonne.

— Vous l’embrasserez tout à l’heure… Je me sauve… Ah ! j’oubliais mon cachemire.

— Je vais vous le donner.



Le baron prend le cachemire pendant que la vieille, penchée à l’oreille de l’enfant, murmure :

— C’est un bien brave homme que ce monsieur ; si tu savais comme on s’amuse avec lui.

— Voici, Madame.

— Merci, baron… Je suis de retour dans une toute petite heure. Prenez soin de ma fille. Distrayez-la.

La vieille sort. Elle entend le vieux demander :

— Vous avez été au bal ?… Alors qu’est-ce qu’elles faisaient voir ces femmes ?…

Les rideaux sont clos.

Sur le palier on peut entendre des petits rires, très joyeux.