Croisières aériennes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 900-928).
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CROISIÈRES AÉRIENNES

SOUVENIRS ET RÉCITS D’UN PILOTE MILITAIRE

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AU CAMP D’AVOR


Aube. — De son mugissement sonore la sirène n’a pas plutôt ébranlé les ténèbres et sonné le réveil, que la sentinelle de garde hurle déjà dans la chambrée assoupie, désespérant d’éveiller les dormeurs ! Çà et là, un bras s’étire hors des couvertures, une tête ébouriffée émerge de l’ombre, quelques voix pâteuses interrogent seules : « Quel temps ? On peut voler ? — Beau ciel ! répond l’homme. Pas de vent : l’anémomètre ne tourne même pas, un vrai « temps de brevet ! » En un clin d’œil, les plus paresseux terminent une hâtive toilette.

Au dehors, les premières lueurs de l’aurore bordent l’horizon, entre terre et nuages, d’une bande pourprée sur laquelle se détache le globe laiteux d’une dernière lampe à arc plus étincelant que la perle aux épaules nues d’une femme. Une clarté rose glisse sur la plaine givrée de blanc, et incendie la lointaine ligne de hangars qui ferme le terrain. Pas un souffle, étendards et manches à vent pendent lugubres sur leurs hampes !

Par petits groupes, les élèves pilotes gagnent leurs divisions. Uniformément vêtus de cuir noir, ils semblent des spectres en deuil, presque invisibles à travers l’aube indécise, de singuliers « croque-morts » acheminés vers quelque sinistre besogne. À peine les hangars s’éveillent-ils ; la ruche bientôt bourdonnante est muette encore ; les lourds rideaux de toile grincent le long de leurs tringles de fer ; goutte à goutte l’humidité dégouline sur les empennages des oiseaux endormis. Sous l’ombre sépulcrale et verdâtre des Bessonneau, d’innombrables appareils s’enchevêtrent les uns dans les autres ; leurs carcasses s’avachissent sous le poids de la vie, leurs ailes traînent à terre, déformées par l’incessant travail ; l’essence, l’huile, la boue les empâtent d’un enduit graisseux et sale ; ils ont la mine maladive des aigles captifs qui lissent d’un bec mélancolique leur plumage fripé et, les prunelles éteintes, rêvent encore des Andes natales !

Pauvres « Coucous » d’école, réformés de la guerre, couverts de cicatrices ou d’empreintes glorieuses qui disent leur passé, où est-il le temps de vos randonnées guerrières sous l’impulsion des « As, » qui vous pilotaient ? Condamnés aux travaux forcés en des mains de maladroits novices, qui se disputent le moment de vous monter, la mort stupide de l’arrière vous attend, l’écrasement sans gloire sous un pilote sans style ; vos restes, glorieux serviteurs, pourriront bientôt ici, à côté, au cimetière des vieux oiseaux qui ont cessé d’être utiles.

Déjà cependant les moniteurs de chaque groupe appellent leurs élèves et commencent le travail. Sur les pingouins de courte envergure, les débutans rampent au sol et s’efforcent aux premiers pas du vol. Avant de déployer ses ailes, l’oiseau posé à terre ne prend-il pas son élan ? Étourdis par le moteur, embarrassés des gouvernails, ils tournent sur place, en « chevaux de bois » incapables de se diriger droit ! Les lignes droites, les tours de piste verront croître peu à peu leur audace. Elles sont ineffaçables, ces impressions de l’homme qui sent vraiment pousser ses ailes et s’enlève pour la première fois dans les airs ! Le plus téméraire ne peut se défendre d’un inoubliable frisson ! Il est si peu de chose auprès de l’énorme machine qui se cabre et palpite sous son étreinte malhabile ; à quelques mètres à peine, ne croit-il pas déjà dominer le monde, emporté par un monstre vivant qu’il craint de ne pouvoir asservir à sa volonté ?

L’angoisse en face du vide, l’émotion de l’équilibre une fois vaincues, la confiance et l’orgueil de l’élève grandissent en même temps. On lui fournit des appareils plus rapides, il se laisse aller à l’enchantement du vol ! En bas, les camarades s’agitent plus petits que des fourmis ; baraquemens et hangars s’alignent comme des pâtés d’enfans ! Dans le ciel où il s’élève dès l’aube, l’aurore monte avec lui, déferle de l’Est en vagues de lumière sur le sillon profond de la fertile Limagne, fait rougeoyer au Sud les cimes lointaines du Massif central. Sous ses ailes, les plaines du Berry se déroulent noyées d’ombre, la cathédrale de Bourges dresse à l’Ouest sa masse notre et massive ; dans le matin calme, le premier de tous, il surprend le soleil à son lever…


Midi. — Comme des mouettes endormies sur les grèves qui attendent la montée du flot, les appareils sont alignés devant les hangars pour la reprise du travail. Bientôt l’azur étincelant de lumière bourdonne ainsi qu’une ruche en pleine activité. Blériot, Farman, Nieuport, Voisin, Moranne emplissent les cieux par vols de vingt ou trente à la fois ! Ce ne sont que grands oiseaux blancs tournoyant, se croisant, atterrissant, repartant, tandis que leurs moteurs ronronnent une assourdissante chanson !

Sur le sol, l’agitation n’est pas moindre ! Les élèves s’empressent près des appareils et gorgent les réservoirs avant de s’envoler chacun à leur tour. L’huile et l’essence ruissellent ; les « mécanos » se hâtent vers les avions blessés, tandis que les chefs pilotes et moniteurs encouragent « le personnel naviguant » de la voix et du geste !


Crépuscule. — De nouveau l’ombre déroule sur la plaine son voile de deuil, le champ si animé se tait ! Les oiseaux regagnent leurs nids, meurtris par le travail, maculés d’huile, de boue. Quelques-uns blessés à mort, abattus par le plomb du chasseur, dirait-on, reposent çà et là sur le champ : leurs ailes brisées tachent de blanc le crépuscule. Un dernier appareil erre encore dans l’espace embrasé, tel un flocon rose balancé par le vent ; le murmure lointain du moteur a la mélancolie des chants du soir. Sans doute son pilote cherche-t-il toujours plus haut un dernier baiser du soleil, dont à l’aube il saluait le lever !

Les élèves lassés, le regard vague, les yeux cernés par la fatigue, le sommeil des premiers envols, regagnent silencieusement leurs baraques. Une impression de tristesse et de solitude les envahit avec la nuit qui s’étend, suite naturelle des tensions nerveuses du début ! Exige-t-elle donc tant d’efforts, cette carrière attrayante qui leur semble si pénible aujourd’hui ? Des camarades sont blessés, d’autres ont été changés d’appareil ou même définitivement radiés pour incapacité ! Durant des jours et des mois, ceux qui restent regarderont, les pieds dans la boue, voler les autres en attendant leur tour de monter, avec la menace d’une faute toujours possible qui compromettra à jamais leurs espoirs !

Demain, espèrent-ils chaque soir en s’endormant, le dernier « triangle » triomphalement terminé clôturera ces temps d’école, image tragique parfois des amers collèges de jadis ; vers le front où tendent leurs rêves ils prendront un enthousiaste essor !


Le brevet. — Le grand jour est arrivé : la ruche essaime ! Ses épreuves de hauteur et de spirale subies avec succès, l’élève va affronter son premier voyage à travers la campagne, 300 kilomètres en triangle avec deux atterrissages obligatoires.

Depuis la veille, l’appareil est prêt, plus nerveux, plus puissant que le vulgaire « taxi » coutumier. À l’entrée du hangar, aux premières lueurs de l’aube, les mécaniciens l’ont roulé : ils y jettent un dernier coup d’œil. Chefs pilotes et moniteurs assemblés discutent le temps probable et scrutent les profondeurs du ciel avant de lâcher leur poulain. Tout est en ordre : le futur breveté enjambe la carlingue, le cœur serré d’une angoisse inconnue. Comme l’hirondelle au bord du nid, il mesure l’espace et hésite à prendre son vol. Hors des champs familiers où poussèrent peu à peu ses ailes, il va s’élancer seul désormais à travers le monde. Durant plusieurs heures, il combattra le froid, la dépression de l’altitude, auxquels les brèves envolées du temps d’école ne l’ont que partiellement entraîné. Aux luttes tenaces contre l’air et les vents, où s’épuiseront ses forces malhabiles, s’ajoute la préoccupation nouvelle de la carte à lire, de la route inconnue à suivre ! Matin plein d’incertitude où se joue sa carrière : le soir verra-t-il son triomphe, son piteux échec ou pis encore ?

Le chef pilote s’approche une dernière fois et renouvelle ses conseils : « Montez haut, le vent est plus régulier… attention à la cloche à huile… jamais plus de 1 100 tours… suivez la rivière jusqu’au pont du chemin de fer, vous ne pouvez pas vous perdre… Bon courage et bonne chance ! »

Les mains se tendent, les yeux des assistans l’enveloppent d’un dernier regard ému. Le moteur ronfle ; les mécaniciens se retirent ; le sort en est jeté… Il n’est plus qu’un point noir minuscule à l’infini !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Désormais il a droit au glorieux insigne des pilotes brevetés : l’aile brodée d’une symbolique étoile. Demain déjà la séparation, les adieux aux camarades d’école auxquels vous unissent d’indestructibles liens, et qu’on ne reverra jamais, sans doute. Parfois cependant, en plein ciel, aux signes distinctifs de leurs avions, des amis se reconnaissent, passent et se saluent d’un geste. Seule la lecture des rapports, écoutée toujours avec une légère appréhension, apprendra les noms de ceux qui tomberont au cours des glorieux combats, frappés par la balle et l’obus ou dévorés par l’incendie, de ceux qui semèrent la mort parmi les oiseaux ennemis, de ceux surtout qui, selon la formule, « ne sont pas rentrés » le soir à leur nid. Chaque mois qui passe, ils s’égrènent un peu plus, les derniers camarades d’école !…


LE BOURGET

1870 ! Année terrible ! Comme ton souvenir pèse lourdement sur le Bourget où s’élève notre nouvelle cité des oiseaux ! Église au porche mutilé encore par la résistance furieuse des combattans, monumens où demeurent gravés les noms des morts glorieux, vieilles maisons criblées de balles qui bordent notre champ, de leurs blessures ouvertes les pierres elles-mêmes pleurent le désastre, implorent la revanche ! Par crainte de l’invasion toujours possible, la ceinture de défenses qui emprisonnent la petite ville, limitent sa croissance, y étouffent la lumière et l’entrain ; de toute la banlieue parisienne, elle demeure la plus lugubre, la plus noire ! Sur la route de Flandres, qui coupe le Bourget de part en part, où roulèrent jadis les triomphans carrosses de Louis XIV, de Condé ou de Turenne, ronflent aujourd’hui les limousines grises des chefs d’état-major, leurs fanions claquant auvent ! Mais les camions chargés d’obus fraîchement tournés, les interminables convois funèbres du cimetière parisien y défilent plus nombreux encore ! Ainsi sur ce chemin antique des gloires de la France, qui conduit à notre aire, l’image de la mort pas une heure ne cesse de rôder…

Nos hangars dressent ici, sur des kilomètres de longueur, leurs masses accroupies ; une ville nouvelle de planches et de toiles, contiguë au Bourget, s’est élevée, barrière fragile, mais infranchissable de la capitale. Un blockhaus central la commande, surélevé à la manière des passerelles de navires, où cinq hommes de quart, nuit et jour, sont tenus au courant des moindres faits et gestes de l’adversaire ! Pas un ennemi ne survole les lignes, de la Manche au Rhin, sans que le téléphone en avertisse aussitôt le commandement. Nuit et jour également d’innombrables appareils se tiennent attentifs au moindre signal.

De minute en minute, avions d’alerte et de patrouilles prennent leur vol. Les premiers, assurant la liaison avec le front, surveillent la venue toujours possible des oiseaux allemands : il y a si près de Paris aux tranchées ! Les seconds, perdus dans les nues au-dessus de la capitale, scrutent l’horizon dans l’attente du Boche téméraire qui se hasarderait jusque-là : il faut s’élever de bien peu au-dessus de l’Étoile ou de la Tour Eiffel pour apercevoir, devant soi, Compiègne et Soissons !

Que de l’immense cité surchauffée par les midis caniculaires la chaleur s’élève en remous tourbillonnans jusqu’à 10 000pieds en l’air et soulève leurs nacelles, que le froid les transperce et paralyse l’usage de leurs membres, les sentinelles aériennes veillent à leur poste, imperceptibles flocons de neige se détachant sur l’azur céleste ! En dessous, Paris s’agite indifférent. D’ordinaire une brume compacte et livide, même par les plus radieuses journées d’été, se traîne misérablement sur la ville ; une toile d’araignée lourde de miasmes, de poussières fétides, de fumées noirâtres emprisonne sous son tissu de plomb maisons et rues, boulevards et jardins. Le cœur des citadins se soulèverait de dégoût, s’ils se rendaient compte de l’atmosphère qu’ils respirent !

Au ciel cependant les distances n’existent plus. Un battement d’aile : voici Boulogne, son bois, ses lacs minuscules ! Un virage : voici l’Étoile ; autour de la place les tramways tournent en rond comme des souris, les « taxis » des Champs-Elysées semblent des mouches qui se poursuivent. Un coup de gouvernail encore et le dôme rutilant des Invalides, puis la Cité amarrée par ses ponts, tel un navire au milieu du fleuve, disparaissent déjà derrière nous ! De Montparnasse à la gare du Nord : quelques secondes ! De l’Opéra à Saint-Cloud : une minute. Rue par rue, maison par maison parfois, nous connaissons chaque pièce de l’immense échiquier dont nous sommes les gardiens. Sur cette mosaïque uniformément grise et triste, seule la basilique du Sacré-Cœur, surélevée sur sa colline, détache sa masse éclatante de blancheur. Lorsque les pilotes égarés par la brume cherchent en vain leur route, ses dômes immaculés, visibles au travers des moindres percées de nuages, jalonnent, comme des balises, la passe à suivre vers le port tout proche.

À l’entour de Paris les villages de banlieue se serrent comme des brillans autour d’un joyau. Enghien et son lac ; Maisons-Laffitte, Saint-Ouen et leur hippodrome ; Chaville, hère de ses villas ; Montmorency moucheté de bosquets ; Joinville ou Nogent aux joyeuses guinguettes : de leurs orbes majestueux nos oiseaux embrassent tous ces coins aimés des foules parisiennes !

À cent kilomètres à la ronde, chaque contrée nous est ainsi familière ! Voici Rouen et Meaux que les méandres de la Seine ou les coudes de la Marne permettent de situer à coup sûr ! Voici Rambouillet, Fontainebleau, Senlis, couronnées de leurs sombres forêts ! De l’Oise indolente à la déserte Champagne, des plaines dorées de la Beauce à la grasse Normandie, au Nord, à l’Est, au Midi et à l’Ouest, grandes routes bordées d’arbres minuscules et lignes de chemin de fer toutes droites, convergent comme des rayons, vers le noyau de la France.

L’aube ne blanchit pas plutôt l’horizon que les trains en marche, reconnaissables à leurs blancs panaches, halettent déjà les uns derrière les autres, amenant vers Paris perpétuellement affamé les denrées des plus lointaines provinces ! La cité immobile et sombre, semble assoupie ! Mais l’ouvrier s’éveille, les usines allument leurs hautes cheminées : de Levallois, de Saint-Denis, d’Aubervilliers, des tourbillons de fumée, couchée par la brise, ondulent en lourdes tresses sur les toits des faubourgs…

Déjà midi a desserré son étreinte de feu ! Déjà le sombre hexagone de pierres scintille de mille feux ; le pilote de ronde est là, à son poste, et médite, obscur témoin ! Anonymes et lointaines sentinelles de Paris, indifférentes à la foule que nous protégeons et qui nous ignore, ne veillons-nous pas sur son luxe et sa pauvreté, ses richesses et son travail, sur toutes les passions qui bouillonnent en elle, sur la vie et la mort qui grouillent à nos pieds ? De là-haut cependant l’hôtel le plus luxueux et la plus humble demeure confondent leurs toits dans la même uniformité grise, et l’homme qui passe, fût-il le plus orgueilleux, ne nous semble jamais qu’un inoffensif grain de sable !…

Elle est monotone et sans grands horizons, cette vie des gardiens ailés de la capitale ! La brise apporte avec elle jusque dans leurs hangars le furieux grondement du canon tout proche ; sur les lignes qu’ils distinguent dans le lointain, leurs camarades moissonnent la gloire ; après eux, à l’arrière, ils ne peuvent que glaner ! Leur jeunesse s’épuise à veiller sur le repos de la cité ; leur bravoure s’énerve par l’anxiété de l’attente ; la mort, habituelle compagne de l’aviateur, éclaircit peu à peu leurs rangs. Là-bas, l’émotion des combats, l’impatience de lendemains toujours plus héroïques soutiennent les soldats du front ! Ici, les jours s’écoulent tous pareils dans l’austère satisfaction du devoir accompli !


HEURES DE GARDE

Les champs que nous habitons avec nos grands oiseaux de toile blanche sont des plaines désertiques dont rien ne rompt le monotone ennui. Jusqu’à l’infini, le soleil y tombe en nappes de feu ; le vent y soulève la poussière en fumeux tourbillons ; la pluie y cingle en lanières liquides au gré des saisons.

Alentour, hangars, baraquemens et tentes de toile dressent leurs géométriques alignemens. Par-devant, dorment nos oiseaux : accroupis sur leurs pattes, prêts à bondir en avant, ; leurs grandes ailes perpétuellement déployées vers le large, leurs hommes couchés à l’ombre des monstrueux empennages, ils attendent un signal.

Sur les champs où nous vivons, il n’y a point d’arbres où se posent et gazouillent les vrais oiseaux. Nos oiseaux à nous ne sont pas de ceux qui recherchent l’ombre des chênes, qui sifflent au faîte des peupliers, qui chantent du creux des buissons fleuris. Nos oiseaux sont semblables aux courlis immobiles au milieu des plaines ayant de prendre leur envol.

Il n’y a point d’ombrages sur les champs que nous habitons, point de verdure, point de fleurs, pas même une pauvre pâquerette, une violette oubliée sous la mousse : l’essence et l’huile qui ruissellent sans cesse de nos oiseaux tarissent la sève des plantes et les vapeurs de benzine ou de ricin sont les seuls effluves que perçoivent nos narines obsédées !

Il n’y a pas de saisons non plus ! Le printemps, l’automne, l’hiver peuvent verdir, dorer ou dépouiller les frondaisons, nos prunelles perpétuellement inassouvies demeurent à jamais nostalgiques des étés ! Infatigables longs-courriers des mers aériennes, les havres où nous atterrissons, durant nos brèves escales, ne sont que des grèves désolées, indifférentes au renouveau des mois, au parfum grisant des roses plus pourpres que des baisers…

Sur les champs où nous vivons, il n’y a point d’enfans qui jouent autour d’une mare, nulle ménagère empressée dans la cour de sa maison, nul laboureur appuyé sur sa charrue, nul animal, nul oiseau ! Parfois une hirondelle apeurée et rapide effleure les gazons roussis où dorment nos oiseaux ! Nos oiseaux jaloux n’admettent pas que leurs frères de chair viennent troubler leur rêverie, couper leur vol, leur disputer les routes, innombrables pourtant, qui sillonnent les cieux !

Ils sont taciturnes, nos oiseaux, et leur chanson n’est pas de celles qu’on est accoutumé d’entendre. Leur chanson est semblable au bourdonnement des bombyx à travers le silence des nuits estivales. Leur chanson débute par un trille léger qui s’accentue en un vrombissement farouche ! La bête cabrée frémit, maintenue avec peine par les hommes qui l’entourent, hâtée de nous ravir à la terre, assoiffée d’espace.

Durant les jours brûlans et les nuits transparentes de la canicule, leur complainte emplit les airs d’un murmure de ruche au travail ! Sourd ronflement des Canton[1] qui vous arrachent au sommeil, borborygmes des Renault, ronronnement dès rotatifs, l’oreille reconnaît à son chant chaque espèce d’oiseau ! Et le vent gémit au travers des haubans plus plaintif que les batteuses dont la brise, les soirs de moisson, apporte le lointain bruissement.

Mais pour nous, là-haut, leur voix se fait très douce et prenante : c’est une musique monotone qui endort nos sens et assoupit notre raison ! Cette voix-là nous est aussi familière que celle de l’aimée ! Nous savons y deviner l’enthousiasme de pointer droit vers l’azur ; la joie paisible du vol, puis la souffrance aussi qui parfois terrasse nos oiseaux ! Durant les interminables heures de veilles solitaires, nous sommes tellement accoutumés de les écouter chanter la même romance mélancolique que nous en percevons les moindres modulations.

Sur leurs grandes ailes, ils nous emportent en des mouvemens berceurs et, lorsqu’ils sont las de la terre et tourmentés d’infini, ils nous emmènent aussi avec eux… Ils ne peuvent vivre sans nous, ni nous sans eux, et ne nous tolèrent pas d’autres amours… Ils nous aiment bien plus encore que nous ne les aimons, nos grands oiseaux de toile blanche !…


EN SURVOLANT LA SOMME


Juillet 1916,

« On les a ! »

C’est le commencement de la fin ! De jour en jour notre avance s’accentue, les villages se grignotent les uns après les autres, la terre n’est qu’une plaie cautérisée par le feu. De Villers-Carbonnel à Péronne, elle a revêtu une teinte brique cuite uniforme. Le sol n’a plus ces ombres que donne le relief, les vallées semblent comblées : maisons, villages, forêts, tout est anéanti, nivelé ! De là-haut on jurerait un paysage saharien, une plaine rutilante sous le soleil torride, où la pluie incessante du fer aurait mis à nu les entrailles saignantes de Cybèle. Des balais noirâtres dressés en l’air, vestiges d’une verdoyante forêt, évoquent une oasis de palmiers au milieu du désert ; quelques pans de murs écroulés, ruines de Becquincourt, Flaucourt, Barrieux, font songer à des villages bédouins aux plates terrasses.

Les tranchées sont bouleversées, confondues ! Où sommes-nous ? Où se terrent-ils ? Çà et là un entonnoir prodigieux, un cratère de volcan de cinquante mètres de diamètre et davantage ! Les coups qui creusent ces gouffres ne sont pas entendus de l’aviateur, mais la poussière et la fumée jaillissent du sol en d’impressionnans geysers et lui donnent le frisson dans sa carlingue. Torpilles ? 320 ? Pauvres diables qui prennent sur les reins cette masse tonnante ! L’ennemi sournois se défend en émettant des gaz asphyxians, la vapeur jaunâtre rampe en volutes compactes.

En arrière de nos lignes, d’innombrables traînées blanches serpentent sur le sol : ne dirait-on pas du vermicelle répandu à profusion ! Ce sont, paraît-il, les chemins de fortune, les innombrables pistes des convois de ravitaillement multipliées à travers champs !

« On les a ! »

L’oiseau français est roi du firmament ! Par lui, l’œil de l’armée scrute jusqu’aux moindres repaires ennemis ! La cocarde tricolore arbore ses notes triomphales au bout de chaque aile blanche. Plus de saucisses, pas un Boche ! Cages[2] héraldiques, bimoulins[3] éveillés, Nieuport fantasques tourbillonnent vainqueurs en vols de vingt, trente à la fois ! Ceux-là vont, viennent, affairés et rampans, régleurs attentifs de l’artillerie, telles de prévoyantes ménagères vaquant au marché ! Ceux-ci, plus graves, s’envolent vers de lointaines reconnaissances ; ces derniers les protègent, cabriolant et virevoltant, anxieux d’en descendre !


            Zon ! Zon !
Vibrons, laissons-nous vivre !

. . . . . . . . . . .

______-_Disons

     Par bandes errantes
       Mille susurrantes
             Chansons.


Le ciel est d’azur et le soleil de feu : nulle vapeur ! Çà et là seulement de rares flocons blancs. Au Sud, Paris sous son capuchon de fumées ; au Nord, Boulogne, embrumée de la mer proche ! 300 kilomètres en arrière et en avant ! Jamais le regard n’a couvert tant d’étendue ! Ile-de-France, berceau de notre histoire, Artois, Picardie, Flandres, éternels champs de bataille, vieilles provinces aux noms chéris, pour la première fois l’homme vous embrasse d’un seul coup d’œil ! Valenciennes, Lille, Arras, Cambrai, Saint-Quentin, pauvres villes prisonnières que réjouit l’oiseau de France, je reconnais vos masses sombres à la lointaine ligne d’horizon !

De la Seine à l’Oise, de la Somme à l’Escaut, la terre est d’or ! L’épi déferle sur la plaine unie comme une fauve marée… Le territoire envahi se ternit de taches plus sombres, plus nombreuses surtout !… Une bande verdâtre sépare les deux camps ; un fleuve gigantesque et livide, descendu des Vosges et des rives du Rhin, se précipite vers la Manche, baignant Reims, Soissons, Arras de ses eaux. Ainsi paraît la zone en friches réservée au combat, nettement distincte des moissons mûres ! Au centre de cette bande, une autre plus petite encore, une rivière brune, un aspic qui dort : la terre des tranchées fraîchement remuée par l’obus meurtrier ou la pelle du soldat.


            Zon ! Zon !

. . . . . . . . . . .

Vibrons, laissons-nous vivre !


bourdonnent là-haut les moteurs assoiffés d’espace !

« On les a ! »


Septembre.

Hindenburg, désormais généralissime des forces allemandes, raccourcira-t-il son front jusqu’à la Meuse, comme essayent de le lui persuader les journaux, ou restera-t-on encore sur place ? L’avance se ralentit ; l’ennemi creuse en arrière de nouvelles lignes de défense. L’atmosphère est si limpide qu’on en perçoit les moindres détails, jusqu’au plus petit trou d’écoute du plus infime boyau ! Un délicat macramé semble brodé sur la terre ; l’enchevêtrement inextricable des tranchées rappelle ces dessins anatomiques de la circulation sanguine ou du système nerveux !

Les moissons fauchées laissent la campagne uniformément grise. Chaulnes va disparaître, tout doucement, telle la lune à son décours ; la ville s’évanouit, mangée par le canon ! Demain peut-être je ne retrouverai plus rien ! Non loin de ces parages peu hospitaliers, d’infortunés amis possèdent une charmante propriété. À six heures, un soir, j’en trace le relevé : château intact, futaie brûlée, village partiellement détruit et coupé en deux par une tranchée, terrasse et jardin également divisés par une tranchée Est-Ouest, deux entonnoirs dans la prairie en avant ! À huit heures, à Paris, je leur remets mon « topo » triomphant.

Crapaumesnil ! Nom bizarre, emplacement plus curieux encore. Imaginez un cirque de 200 mètres de diamètre environ, plus creusé de trous d’obus qu’une passoire ! une tranche de gruyère, mieux encore : la photographie des volcans de la lune ! Sous le soleil, cette multitude de petits cratères étincelle comme un miroir à alouettes ; sans doute l’eau des dernières pluies est-elle restée au fond de chaque entonnoir.

L’oiseau boche, aux sinistres croix noires, paraît plus nombreux. Hier ils étaient cinq, groupés à 300 mètres au-dessous de moi ! De désespoir, en attendant que l’un d’eux se détache, je les bombarde avec les pelures des bananes dont j’ai dégusté la pulpe ! Que doivent penser les Fritz en voyant tomber du ciel sur leurs terriers cette manne imprévue ?

La chasse bat son plein et les « as » se distinguent : presque chaque jour, Guynemer, Dorme, Heurtaux paraissent au Communiqué. Le ciel est le théâtre de mémorables luttes ; l’artillerie s’en mêle : ce ne sont que noirs flocons des 105 éclatant en l’air, avions chargeant les uns contre les autres ou dégringolant enflammés ! Les Nieuport, aux carapaces argentées, zèbrent l’azur d’éclairs d’acier. Combien de camarades, pleins de jeunesse et de courage, dont on guette en vain le retour, le soir, au colombier !… Combien de parens, qui n’avaient plus qu’un fils, attendent près du foyer désert le pilote envolé à jamais dans les cieux !…


Novembre.

Ils ont reculé de 10 kilomètres, abandonnant de nombreux villages… Là-bas aussi, à Verdun, ils se sont repliés vaincus ! « On les a eus !… On les aura !… » répètent les poilus philosophes et confians.

La Somme s’est transformée en une mer de boue, une bavaroise au chocolat de centaines de lieues carrées ! De Comble à Albert, impossible de distinguer ni route ni village : tout paraît enseveli sous les flots épais de ce nouvel océan !

Les beaux jours ont fui ; de pâles éclaircies permettent quelques rapides sorties : peu d’ennemis ; seulement par les trous de nuages, leurs batteries anti-aériennes nous canonnent avec prodigalité. Qu’importe ! Du moins à chaque barrage leur faisons-nous payer chèrement l’essence et l’usure de nos appareils ! Une panne à 3 000 mètres au-dessus de Roye, à l’instant précis où une marmite éclatant sous le ventre de mon avion le crible d’éclats et le soulève en l’air, me force à descendre ! Dommage ! Les Barbares seront contens et persuadés de m’avoir abattu !

Le spleen de l’inaction s’appesantit sur nos épaules, engourdit notre perpétuel besoin de mouvement ! Les ministres changent. Bucarest est tombée… Mais la lecture des Communiqués nous laisse indifférens. Un seul souci importe : « Quand revolera-t-on ? » Le plafond lourd et gris des nuages amoncelés se traîne au ras du sol ; goutte à goutte, l’humidité dégouline à travers la toile des Bessonneau sur les ailes des oiseaux ! Pilotes et mécanos pataugent dans l’eau et, grelottant de froid, s’attardent en d’interminables conjectures sur la durée du mauvais temps. Le crépuscule hâtif les réunit autour de bols de vin chaud, où ils évoquent les souvenirs toujours plus chers des chasses passées.

La grosse voix du canon elle-même s’est tue, la vie semble pétrifiée comme la nature, une corneille étique lutte désespérément dans le ciel gris…

Combien de jours désormais avant de reprendre les airs ! Qu’ils paraissent longs aux hommes volans, ces mois d’hiver !


AVEC GUYNEMER

C’est au fond des espaces, notre commune patrie, à 10 000 pieds au-dessus de Roye, un clair matin de septembre, que je rencontrai Guynemer pour la première fois.

Les cadavres attirent les aigles, les champs de bataille modernes appellent les avions ; je n’avais pu résister à la tentation de venir contempler, de la lointaine escadrille où j’étais attaché, ces fameuses tranchées d’Artois où le recul allemand allait peut-être se décider avant l’hiver, nous l’espérions du moins.

Mon capitaine ayant autorisé « une ballade » aux lignes, mes réservoirs remplis, ma mitrailleuse essayée, mes poches bourrées de chocolat et de bananes, je montai insouciant et joyeux vers l’azur éblouissant de lumière, à la recherche d’un Boche à braconner, d’un combat à livrer. Coupant les tranchées à Lassigny, je dépassai Roye à 4 000 mètres d’altitude, salué par un joyeux « crapouillage, » quand j’aperçus un appareil ennemi à quelques centaines de mètres au-dessous de moi.

Dois-je l’avouer ? Une involontaire angoisse m’étreignit tout entier. Le ciel est immensément vide, moucheté seulement, çà et là, des flocons noirs des shrapnells ; pas un ami à l’horizon et je suis à 6 ou 7 kilomètres de nos lignes ! Faut-il attaquer ? Un monde d’idées m’assaille. L’être raisonnable qui dort au fond de chacun de nous, — je l’appelle familièrement « mon ancien, » — avec lequel j’ai pris là-haut l’habitude de dialoguer comme avec un compagnon véritable, bougonne furieusement : « Es-tu fou ? Tu as le soleil droit dans les yeux, de l’huile sur ton viseur, le vent contraire ! Si tu attaques, elles vont siffler, les balles, ces petites choses qui font si mal. Elles pénétreront ta chair, détraqueront ta fragile machine humaine, brisant le jeu délicat des articulations. Te vois-tu aveugle ? Amputé ? Mourir passe encore, mais rester estropié !… Ne fais-tu pas tout ton devoir en empêchant l’ennemi de passer ?… Pourquoi t’exposer inutilement si loin ?… Une panne, et te voilà prisonnier !… Téméraire, demeure en paix ! »

Mais « Tartarin Quichotte » répond d’une voix impérieuse : « Lâche ! Tu hésites ?… Est-ce en vain que tu déploies sur la blancheur immaculée de tes ailes les trois couleurs de ton drapeau ? De la France envahie, là, sous tes pieds, des frères captifs suivent, dans le bleu du ciel, la marche triomphante de ton oiseau… Là-bas, derrière l’horizon de bruine, d’autres frères encore, prisonniers au fond de l’Allemagne, souffrent et meurent, attendant leur vengeance ! N’entends-tu pas monter de la tranchée les cris d’encouragement de tes camarades ? Tous, suspendant leur besogne meurtrière, te regardent… des milliers d’yeux sont levés vers toi, confians en ton courage, et tu manquerais cette occasion ? »

Il est passé, l’oiseau, mais un autre le suit, à 500 mètres peut-être. Plus loin quatre points noirs, des camarades sans doute, tachent l’horizon. Pas d’hésitation : « Tais-toi, l’ancien, tu radotes. » Et d’un à droite brutal, suivi d’un piqué plus brutal encore, à plein moteur, je fonds sur ma proie. Le combat s’engage : dans l’excitation et la joie de la lutte, j’oublie la mort qui rôde. Oh ! les belles secondes de vie intense où le corps n’existe plus, où l’âme divinisée le dompte, voit, agit, commande aux nerfs, aux muscles, à la matière inerte avec la lucidité et la rapidité de la foudre ! Action et pensée sont confondues, quand elles ne se dépassent pas l’une l’autre !

Tout petit, recroquevillé derrière mon « moulin » dont les cylindres tourbillonnans forment le plus efficace et le plus naturel des boucliers, l’œil à la ligne de mire, j’épie l’adversaire. De sa lourde mitrailleuse à crosse, mobile sur une tourelle rotative, le dos tourné au pilote qui continue sa route rectiligne, l’observateur boche tire par rafales ; on jurerait entendre une grêle de pierres s’abattant dans le feuillage. S’il vise à droite, je passe à gauche ; à gauche, je repasse à droite en une série d’S ralentis pour approcher le plus près et viser plus sûrement. Il ne s’agit pas de gaspiller mes quarante-sept cartouches, bien maigres auprès des 500 dont dispose l’adversaire ! Quelques mètres encore : la face de l’homme se crispe d’horreur, ses yeux roulent épouvantés, le corps rejeté en arrière, il écarte les deux bras comme pour arrêter ma charge et éviter d’être coupé en deux… Le voici en plein dans la ligne de mire, j’appuie sur la détente… pas une détonation… La mitrailleuse est grippée !… J’en pleure de rage ! Tac, tac, tac, tac, de toutes parts, dirait-on maintenant, des mitrailleuses bruissent. Une traction légère : mon oiseau bondit en chandelle au-dessus de l’allemand, évitant de quelques mètres la fatale collision, et se retourne sur l’aile à droite : quatre autres appareils à croix noires, ceux que j’avais espéré être des Nieuport, groupés sur ma tête, « m’assaisonnent » de leur tir convergent. Zim, zim, zim ! On croirait un essaim de guêpes vésinantes ou le battement lointain d’innombrables ailes de passereaux.

Pas d’autre défense que la fuite vers nos lointaines tranchées ; poursuivi par l’ennemi triomphant, je pique, détale, zigzague comme un fou, chasseur chassé, riant et jurant à la fois, de cette situation renversée. Trois Boches passent les lignes à mes trousses ; notre artillerie les prend en chasse, le ciel se mouchette de blancs flocons. Pas un camarade ne surgira donc ? Deux encore, puis un seul. Je pique, repique toujours, désespérant de lui échapper, jusqu’à 1 200 mètres sur Montdidier. Là, stupeur : ma mitrailleuse essayée consent à tirer. À moi maintenant « toute la sauce. » Sus à l’ennemi ! Comme s’il devinait que je ne suis plus désarmé, lui aussi fait demi-tour. À sa gauche grossit un léger point noir venu de Péronne, un de ses camarades de tout à l’heure, sans doute. Tous deux se rapprochant descendent vers Roye où je m’apprête à leur couper la route. 2 000, 3 000, 4 000 mètres d’altitude, mon oiseau cabré bondit vers le firmament de toute sa puissance, l’hélice n’est plus qu’un disque de flammes ! Soudain le fugitif, que je ne quitte pas des yeux, explose en une gigantesque boule de feu. Qu’arrive-t-il ? Je retire mes lunettes, passe le nez hors du pare-brise ; pas d’erreur, car le vainqueur, celui que j’avais pris pour un deuxième ennemi, exécute, de contentement assurément, une vertigineuse descente en vrille.

L’appareil embrasé tombe à une vitesse folle, tel un caillou, pendant près d’un millier de mètres ; puis la chute se ralentit, les parties plus lourdes, rongées par l’incendie, se sont détachées ; seul le fuselage, dressé en une gigantesque torche, descend lentement et s’écrase à deux pas de nos premières lignes. Une invincible horreur me pénètre jusqu’aux moelles. C’est un ennemi qui tombe, mais un homme après tout, et peut-être, dans cinq minutes, connaitrai-je le même infernal supplice. Alentour, la vie s’est arrêtée, semble-t-il ; dans l’espace où nous errons, « le temps suspend son vol. » Les shrapnells cessent d’éclater, les oiseaux mécaniques qui peuplaient le ciel ont disparu. En bas des tranchées, il me semble seulement entendre monter vers l’azur les hurlemens d’angoisse ou d’enthousiasme des deux camps, témoins impuissans du duel aérien. Ce ne fut qu’un instant ; chasseur passionné et attentif, je repris ma poursuite de l’homme à travers les cieux.

Sitôt atterri, j’appris que Guynemer venait d’abattre en flammes son dix-huitième avion ennemi près de roye et que lui-même, atteint par un obus, était tombé dans nos lignes. Ce que j’avais pris pour des farandoles d’enthousiasme n’était que le début de sa chute.

À quelques jours de là, j’eus le plaisir d’être présenté au héros en personne, encore contusionné de sa vertigineuse descente, mais vibrant des trois victoires successives qu’il venait de remporter à vingt minutes d’intervalle, la dernière sur le Boche que j’avais si vainement attaqué. Avec quelle curiosité écoutais-je celui qu’au début de sa carrière, son capitaine appelait familièrement « le gosse ! » À peine jeune homme, à vingt et un ans, Guynemer épinglait à sa poitrine la Légion d’honneur, la médaille militaire, la croix de guerre et cinq palmes. Il comptait ce jour-là sa dix-huitième victoire, sa quinzième citation, son cent vingt-sixième combat. Cent vingt-six fois il s’était donc trouvé face à face avec une mitrailleuse qui tire 500 cartouches à la minute, et six fois il avait été descendu « en boule » dans nos tranchées par des balles et des obus ! Une pareille vie n’est-elle pas déjà un défi à la vie elle-même ?

Le visage a été trop popularisé par la photographie et la gravure pour qu’il soit utile de le décrire ; la parole est brève, le geste nerveux, décidé ; le corps mince, élancé, celui d’un ascète usé à son apostolat. L’enveloppe matérielle ne compte pour ainsi dire pas chez lui : l’enthousiasme la brûle, la lame ronge le fourreau, la passion d’agir consume perpétuellement cette frêle enveloppe. Mais l’incendie qui le dévore, le nourrit et le soutient en même temps : il est à lui-même cette mystérieuse puissance qui, dans un appel fameux, dressa des morts debout. L’âme a tout pris, et le trait caractéristique de Guynemer, ce que l’image ne peut rendre, ce sont ses yeux : toute la vie, le caractère de l’homme sont là ! Yeux profonds, immenses et sombres ; pupille noire de jais nettement détachée de l’iris très brun, avec une flamme continue, fulgurante comme un diamant, tranchante comme un burin. Le regard qui pourrait être très doux, tout de velours, comme chez un poète ou un sentimental, est seulement d’acier chromé : on sent la volonté obstinée et furieuse que rien n’effraie, surtout pas la mort, bravée délibérément chaque jour, à toute heure.

Son sang-froid, plus encore la rapidité inouïe de ses réflexes, me frappèrent durant notre course rapide en auto à travers Paris. Avec quel enthousiasme, quelle passion ne parle-t-il pas de son métier, ou mieux de son art, plus amoureux, plus préoccupé sans cesse de son appareil, de sa mitrailleuse, de son moteur, que de la plus exquise « marraine ! » Un « hystérique » du vol, disent ses camarades plaisamment ! La gloire qui corrompt les faibles le laisse intact. À vingt ans, il atteint un record sans égal et en sourit. Dans la rue où nous passons, notre vive allure ne nous empêche pas d’entendre voler son nom sur les lèvres de la foule admirative ; au restaurant, au cinéma où toutes les têtes se tournent vers lui, où les dames ajustent leurs face-à-main pour essayer de compter le nombre imposant de « bananes[4] » qui garnissent sa croix de guerre, rien n’altère sa simplicité, sa gaieté d’adolescent.

Quelle peut être sa méthode, demanderez-vous, ou mieux « son truc » pour abattre ainsi les Boches à la douzaine ? Interrogez-le : je doute que vous obteniez une doctrine absolument positive de « l’As des As. » Ce n’est pas qu’il garde son secret, mais plutôt parce que je crois qu’il n’en a pas. À part quelques principes fondamentaux, communs aux pilotes de chasse entraînés, Guynemer est avant tout, et plus que les autres, un improvisateur de génie qui subordonne sa tactique à celle de l’ennemi poursuivi, ainsi qu’aux circonstances ambiantes. Son secret ? C’est son inlassable activité, sa volonté de fer qui dompte tous les obstacles, ses connaissances techniques, le soin qu’il prend de ses appareils, son « mordant » supérieur à tous, le tour de main que lui donne l’entraînement.

Au début de ces notes je me suis étendu sur les impressions d’une rencontre banale afin d’en faire apprécier aux profanes les angoisses et les difficultés ; par ce simple récit j’ai pensé qu’ils comprendraient mieux le caractère et la carrière de Guynemer dont c’est là le pain quotidien. Qu’on me permette maintenant quelques généralités sur les qualités essentielles des « chasseurs » en général : elles jetteront plus de lumière encore sur cette jeune et héroïque figure dont l’histoire s’empare déjà.

Le coefficient offensif d’un pilote de chasse est fonction de trois principaux facteurs. Le premier, essentiel, est une jeunesse, un entrain, une surabondance de vie qui permettent de surmonter la dépression physiologique et psychologique, l’espèce de « Nirvana » dans lequel plongent le froid, plus encore la raréfaction de l’air, et de garder aussi intactes que possible les facultés volitives qui poussent à attaquer et à vaincre. Nos moteurs eux-mêmes perdent 30 pour 100 de force en chevaux, du fait de l’altitude ! Conserver ses moyens est cependant moins une question d’athlétisme et de santé, l’exemple de Guynemer le démontre suffisamment, que de vigueur morale pour les uns, d’enthousiasme, de diable au corps, comme disaient si plaisamment nos pères, pour les autres. Un sujet maigre aura souvent plus d’activité qu’un tempérament gras et musclé. Cette résistance exceptionnelle, tant animale que cérébrale, permit à un Navarre de totaliser dix et onze heures de chasse journalière sans diminuer son admirable valeur offensive. Il y a donc un facteur « tempérament personnel, » essentiellement variable selon les individus et les circonstances, qui échappe à toutes les lois. La vague d’assaut bondit de la tranchée dans l’excitation du nombre et des cris ; la peur, si peur il y a, est collective et l’amour-propre soutient les hommes. Songez au solitaire que rien n’encourage ni ne contrôle, à cette anomalie qu’est le vol pour l’homme et plus encore le combat à 10 ou 15 000 pieds dans les cieux, et peut-être comprendrez-vous la trempe dont doit faire preuve un tel soldat !

Il lui faut assurément le mépris de la vie et du danger, mais servis par un admirable sang-froid, par d’incomparables qualités de manœuvrier et de tacticien.

Différente avec chaque pilote, la tactique aide à découvrir l’ennemi, à l’approcher avec le minimum de risques, à le travailler en quelque sorte, comme les toréadors estoquent leur bête et l’obligent, par des passes savantes, à venir recevoir le coup de grâce à la place qu’ils ont choisie. Cette tactique dépend de la valeur professionnelle de l’aviateur, non seulement comme mécanicien de moteur, mais comme pilote proprement dit. Tout « as » de chasse se double nécessairement d’un véritable acrobate, connaissant l’air, ses lois, la résistance limite des matériaux qu’il fait travailler et l’effort qu’on peut en exiger. Qu’on ne nous parle pas des « inconsciens : » le vrai pilote est calme, ce qui peut parfaitement ne pas exclure la tension des nerfs ; il brave le danger sans le méconnaître, ménageant son appareil et sa vie, mettant toutes les chances de son côté. L’individu qui charge brutalement en avant est voué à la destruction : le courage seul ne saurait suppléer aux qualités professionnelles. Et dire qu’on condamna jadis Chevillard, père de l’école moderne, qui démontra le premier la nécessité pour l’homme volant de se mouvoir en l’air comme poisson dans l’eau et de s’unifier tellement à ses ailes qu’elles lui semblent faire partie de son être !

Le vol devra donc être aussi machinal, aussi réflexe, dans n’importe quelle position, que celui d’un oiseau véritable. Que le pilote soit débarrassé de toute préoccupation et ne poursuive que deux objectifs : éviter le champ de tir de son adversaire et placer le dit adversaire dans sa ligne de mire à lui : en un mot, frapper et parer les coups. Un sentiment exact, une sorte d’instinct des vitesses et des distances s’impose à cet effet. S’il importe d’agir très rapidement, il y a en revanche une vitesse limite que ni la vue ni la pensée ne peuvent dépasser. Devant la mitrailleuse braquée sur lui, malgré sa hâte d’en finir, l’homme volant ralentira sa vitesse et brisera l’élan formidable par lequel il tombe parfois sur sa proie pour régler son tir ; mais ce tir, troisième point essentiel, n’est pourtant que la conséquence des qualités du pilote : un bon manœuvrier sera presque automatiquement adroit tireur : la ligne de mire lui tombe naturellement dans l’œil au moment voulu.

Question de chance aussi… plus encore don naturel. Des êtres comme Guynemer sont malgré tout si exceptionnels qu’ils peuvent paraître anormaux. D’aucuns verront en eux des ouvriers du plan divin, appelés à une mission spéciale, soutenus par une puissance surnaturelle, et s’inclineront très bas, sans en chercher davantage, devant leur jeunesse et leur héroïsme. Pour nous, leurs camarades de métier, qui les voyons à l’œuvre, ils nous paraissent des surhommes presque impossibles à égaler, à qui nous sommes heureux d’apporter l’hommage de nos sympathies et de nos admirations.


LES MERS DU CIEL

Marins de la mer, nos aînés et nos frères, insatiables amans d’une maîtresse plus insatiable encore, si vous saviez comme ils sont plus beaux que les océans labourés par les lourdes étraves de vos vaisseaux, les Atlantiques célestes qui nous appartiennent désormais ! N’êtes-vous pas revenus jadis les prunelles méditatives à jamais des merveilles du monde où vous aviez promené votre insouciante jeunesse, des grèves rosées du Levant aux pâles madrépores océaniens, aux détroits brûlans de Floride, de Malaisie, ou d’Afrique ? Nos ailes nous portent aujourd’hui à travers ces espaces étoiles où nuit et jour anxieusement vous cherchez à lire votre destin et leurs routes millénaires, que l’homme n’avait jamais foulées pourtant, réchaufferaient d’enthousiasme vos prunelles blasées !

Notre mer à nous, matelots du firmament, c’est toute l’épaisseur de l’azur que vous portez sur vos têtes, l’air visible, pour ainsi dire, à travers des milliers et des milliers de pieds d’épaisseur ! La brume y route ses vagues smaragdines, y serpente en courans doucement irisés par la brise, tandis que les nuages floconneux se rangent en lointaines lignes de brisans. Parfois leurs volutes régulières, serrées les unes contre les autres, rappellent les « moutons » des grands larges ; parfois dressés, tordus, comme de légères et multicolores écharpes, ils évoquent des danseuses tourbillonnantes, des spectres pourchassés, drapés de blancs linceuls. Sous nos nefs aériennes la terre s’estompe aussi imprécise qu’un bas-fond marin, tandis que tout là-haut les cirrhus volatilisés au zénith azuré méprisent nos faibles ailes de leur vertigineuse hauteur.

Mais d’ordinaire, les nuages s’amoncellent à l’horizon et nous donnent l’illusion de cingler vers les plats rivages d’une banquise hyperboréenne. Une plaine étincelante de virginale blancheur, un continent nouveau creusé de golfes, hérissé de promontoires, s’avance majestueusement vers nous et recouvre le globe. La nuit monte, le steppe neigeux, cuivré par le couchant, semble plus jaune qu’un désert de sable, puis plus rouge qu’un lac de sang. Bientôt avec l’ombre, une mer argentée déferle à nos pieds, irréelle et glacée, plus fascinante que toutes les mers enjôleuses de matelots.

Durant ma garde au-dessus de Paris, par un beau soir de juillet, je vis les nuages rouler en vagues aussi monstrueuses que les plus formidables houles de l’Océan ! À l’Est, derrière moi, Meaux s’assoupissait entre les replis de la Marne pâlie des premiers rayons de lune ; les plaines de l’Ourcq, blondes de moissons, se voilaient de mauve. À ma droite, tout au loin, les forêts de Compiègne et de Senlis mouchetaient le crépuscule de leur sombre masse ; en avant, la marée furieuse, où le soleil allait s’abîmer, s’élançait à l’assaut de la capitale. De leurs embruns écumeux, les lames éclaboussaient les ailes de mon oiseau, et je me laissais voluptueusement bercer au creux des plus fortes vagues pour rebondir sur leurs croupes tumultueuses.

Par temps d’orage, les campagnes se recouvrent d’un suaire de deuil, la voûte du firmament s’obscurcit sous une nuit diurne semblable à ces ténèbres brusquement appesanties sur la création à l’heure solennelle de la mort du Christ. Là-haut, un sentiment de solitude et d’épouvante nous envahit. Entre deux nuages, fendus ainsi qu’une gigantesque paupière, le soleil tout rouge glisse un regard tragique : on dirait l’œil sanglant de la mort contemplant la terre et dénombrant ses victimes !

Certains ciels nous donnent l’impression de voyages au pays des rêves et des chimères. Leurs chaos apparens s’ordonnent au contraire en architectures plus hardies, plus immatérielles surtout que tout ce que les conteurs lancés à travers les royaumes imaginaires des fées pourraient inventer ! Une éclaircie survenue cet automne sur la Somme, après quelques pluvieuses journées, me permit d’entreprendre au déclin du jour une rapide croisière de chasse. L’étrangeté du spectacle dépassait là-haut tout ce dont j’étais coutumier. Mers de brume, continens polaires, longues traînées diaphanes, nimbus lourds de pluie s’échafaudaient les uns par-dessus les autres sur dix mille pieds d’épaisseur, tamisés des derniers feux du couchant. Au hasard de ma route, je traversai des salles voûtées de cristal, hautes et profondes ainsi que des nefs de cathédrales, avec leurs pilastres de volutes livides, leurs resplendissantes verrières, leurs cryptes obscures comme des tombeaux. Je me croyais transporté parfois à l’intérieur de grottes sous-marines taillées dans l’écume argentée, la nacre irisée. Çà et là, des taches de lumière et d’ombre rappelaient quelque curieuse fleur de mer ; de glauques traînées ondulaient à la manière d’algues chevelues. Si une fissure de la voûte laissait entrevoir un lambeau de ciel bleu, le soleil s’y infiltrant en gerbes de rayons réchauffait d’or les ailes et la croupe argentée de mon oiseau, et je rôdais au fond de ces antres, tel un monstrueux poisson dont les nageoires zébraient les parois incertaines de leurs éclairs d’acier ! Seuls les shrapnells que l’ennemi ne cessait d’envoyer vers moi à travers les moindres échappées terrestres disaient encore de leur voix tonnante la guerre meurtrière et les hommes expirans, tandis que Péronne et Chaulnes, indistinctes à mes pieds, paraissaient endormies à jamais sous les flots comme Atlante ou Ys, les légendaires cités. De son vol inflexible, mon avion traversait les murailles opaques, mais impalpables, qui l’encerclaient ; d’autres palais encore s’ouvraient les uns derrière les autres vers lesquels j’avançais, guidé par de mourantes clartés, aussi ébloui qu’Aladin à travers les enchantemens des Mille et une Nuits !

Soudain, à l’intérieur d’une salle richement décorée, un nuage me parut dessiner, aussi exactement que possible, les formes d’une femme alanguie sur quelque rouge draperie. La lumière attiédie donnait à son corps la transparence nacrée des chairs vivantes, un trait de feu précisait ses contours graciles, et les derniers flamboiemens du soleil la casquaient de vapeurs dorées. Son visage diffus pourtant me parut une énigme que j’aurais aimé déchiffrer ; déjà mes ailes l’effleuraient d’une caresse lorsque tout s’évanouit : de la vivante créature il ne restait qu’un nuage humide et glauque, semblable aux autres, dont je ressortis frissonnant, mes voiles poudrées à frimas !

Cette femme n’était-elle pas l’image de l’idéal fantôme d’illusions et d’espoirs plus fugitifs que la brume, que nous, les matelots de l’azur, poursuivons plus haut encore, jusqu’aux étoiles !


MON OISEAU

Sur l’herbe, à l’entrée du hangar, mon oiseau repose. Sa tête énorme, ses ailes démesurées, sa courte queue, lui donnent la silhouette d’un martinet, ce roi du vol, si malhabile à terre. Les premières lueurs du jour effleurent d’une caresse rose sa blanche voilure, étincellent au travers du moteur, miroitent sur l’hélice, irisent haubans et câbles d’acier comme des fils de la Vierge humides de rosée. Seules les cocardes tricolores rompent de leurs notes vives l’uniforme peinture argent.

Quelques secondes encore, et nous allons nous enfoncer tous deux vers l’azur. Alentour, mon « mécano » s’empresse à une dernière revue : « La santé est bonne, ajoute-t-il gaiement comme s’il parlait d’un être animé, le « moulin[5] » « gaze » à merveille, tout est paré ! » Avant d’enjamber la carlingue je flatte d’une caresse amie les flancs du monstre assoupi où la vie va s’éveiller…

Si le rêve d’Icare s’était réalisé, si l’attache directe des ailes au corps humain eût été possible, jusqu’où nous eût élevés notre vol, semblable à celui des anges ? Mais, hélas ! un mécanisme intermédiaire qui supporte et anime les ailes est nécessaire. Seule, désormais, l’habileté du pilote, suppléant aux imperfections de toute machine, lui donnera l’illusion d’être un véritable oiseau.

Aussi, par la force de l’habitude, nous sommes arrivés, mon avion et moi, comme de nouveaux centaures, à n’être plus « qu’un en deux ! » Pour rendre cette communion plus intime, des courroies nous lient étroitement l’un à l’autre. Le sang qui m’anime circule en quelque sorte jusqu’à la pointe de ses ailes ; la force qui l’attire vers le ciel m’y soulève avec lui ! « L’âme du capitaine passe dans son navire ! » assurait un vieil officier de la marine à voile ! Point d’être au monde auquel ma vie soit plus étroitement confiée ; point d’associé plus intimement lié à la réussite de mon travail ! J’en puis dire à la manière de Tristan : « Ne lui sans moi, ne moi sans lui ! » Appelés à vivre ensemble, ensemble nous sommes prêts à mourir ; sa croupe évidée, dont j’ai fait mon habitacle, n’affecte-t-elle pas déjà la forme d’un cercueil ?

Le temps passé à terre est presque entièrement consacré à mon oiseau. Combien d’heures employées avec mon « mécano, » âme sœur de mon âme, à discuter inlassablement ses qualités, ses défauts, les soins, les perfectionnemens à lui apporter. Pièce par pièce, fil par fil, chaque jour il est examiné avec attention, astiqué, lavé comme un enfant naissant. Trous creusés par les balles, déchirures des shrapnells, ses blessures glorieuses reçoivent de tendres soins. Sur son capot, gainée d’acier bruni, s’allonge la mitrailleuse, notre res sacra à tous deux, et, plus que l’avion lui-même, l’objet de ma sollicitude. Tout est si minutieux et essentiel à son fonctionnement : depuis le câble qui en commande la détente jusqu’au calibrage des cartouches, depuis l’huile dont on la graisse jusqu’au correcteur de tir qui la complète !

La vie monastique du front nous a forgé de si étranges mentalités que je me complais parfois plus dans la société de mon oiseau que dans celle des hommes. Son amitié ne saurait me tromper, il me sera d’autant plus fidèle que je l’aurai comblé de plus d’attentions. Mon oiseau ! Déjà ce possessif est une raison de joie et d’orgueil : nul autre pilote n’est autorisé à le monter sans mon autorisation. Son existence éphémère semble interdire de s’y attacher, et pourtant, veuf d’un nombre considérable d’avions, je me souviens des particularités de chacun d’eux, tant les dangers courus ensemble créent d’invincibles liens. Sa vue me réjouit par l’harmonieuse proportion de ses formes, par les moindres particularités de sa construction dont je connais tous les détails. Assis dans ses flancs, j’étudie sans cesse les modifications à apporter à l’ameublement de sa nacelle ; tout en lui parlant, comme s’il pouvait m’entendre, j’essaye la souplesse des gouvernails, le jeu des manettes m’exerçant à tomber du premier coup d’œil sur la ligne de mire de la mitrailleuse, sur chaque cadran, chaque robinet, chaque instrument de bord : ainsi, même au sol, nous nous entraînons, je m’imagine déjà voler et combattre !

Nos plus belles heures cependant sont celles passées ensemble à parcourir l’espace, inlassables contemplateurs, plus petits, plus invisibles qu’une libellule ! Je n’ai pas alors d’autre confident que lui : l’impression d’isolement et de petitesse qui vous oppresse aux hautes altitudes lorsque les avions ennemis rôdent de toutes parts et que les shrapnells ne cessent d’éclater, suscite un ardent besoin de se rattacher à un point d’appui. Sa voix bourdonnante, indice certain des forces qui l’animent, loin d’être une fatigue ou un ennui, me rassure et m’encourage. « Prends confiance, semble-t-elle murmurer, moi aussi je veille avec toi ! Ma vie t’appartient, tu es le maître responsable ; commande, j’obéirai ! S’il le faut, je lutterai de vitesse avec la mort pour t’assurer la victoire ou t’arracher à son étreinte et le ramener vers notre nid ! Laisse-moi t’apaiser par ma chanson, le bercer sur mes ailes plus langoureuses que les bras d’une femme ; laisse-toi charmer par ce grand silence de l’espace, loin des vains bruits de la foule : je t’offre un royaume hors de ses atteintes !… »

Nulle angoisse que je ne lui avoue aussitôt, nulle tactique en face de l’ennemi sans l’exciter de la parole, nulle manœuvre triomphante à l’heure du danger sans le remercier de « nous » avoir sauvé la vie ! L’amitié qui nous unit n’est pas seulement scellée dans le sang, elle est faite aussi des mêmes enthousiasmes à la vue des merveilles du ciel où nous vivons : matins roses vers lesquels nous piquons comme l’alouette à son réveil, azur sans fond des midis où nous buvons la lumière et la vie, mélancolie mauve des couchans !

Les machines, dit-on, n’ont point d’âme, et cependant mon oiseau a son intelligence, sa volonté propre. « L’âme mystérieuse du fer » anime son moteur, mécanisme plus sensible à surveiller, puis à commander, que la plus fragile horloge. Les ailes, les gouvernails de tout son corps d’oiseau, orientables au gré des trois dimensions où lui-même se meut, déformables par l’air et les vents, forces variables et inconnues, ne sont-ils pas aussi en perpétuelle contradiction avec mon autorité ? Il pourrait m’en coûter la vie si j’essayais de le brutaliser !

Nos rapports ne sont donc que courtoise, diplomatie : il a des caprices et des entêtemens de jolie femme que je me garde de contrarier en face. « Main de fer, gantée de velours, » jamais proverbe ne fut plus juste appliqué à la conduite de mon oiseau. De nous deux, c’est lui qui exécute les manœuvres que j’ai seulement commandées. Ces conventions admises une fois pour toutes entre nous, une légère pression de la main ou du pied suffit à le diriger comme un cheval bien mis.

Souple, mais nerveux, docile, mais vibrant de force, il se cabre ou se précipite, et répond à chacun de mes désirs. D’un seul bond au départ, il m’enlève à plus de 300 mètres dans les airs, puis continue sa montée à 10 000, 15 000 pieds de haut, à la recherche du combat. En spirales très douces, je me laisse bercer sur ses ailes ; les ceintures et les courroies qui nous lient ne me permettent aucun déplacement à droite, à gauche, en avant ou en arrière ; lui seul s’incline, d’une aile sur l’autre, pour me permettre, sans pencher ni détourner la tête, d’embrasser l’univers d’un regard que rien ne vient plus limiter. Tel un rapace à la puissante envergure, il domine, et encercle l’ennemi de ses orbes majestueux, puis fond sur sa proie en se laissant tomber d’une chute verticale sur l’avion étranger qu’il enveloppe de ses passes les plus savantes : à cette heure sauvage, lui et moi nous ne sommes plus vraiment qu’un !

Parfois, au retour de nos interminables croisières, lassés du vide des cieux et assoiffés de paysages terrestres, nous descendons survoler la campagne, en « rase motte, » à quelques centimètres seulement ! L’oiseau lancé ainsi qu’une voiture volante lèche le sol, épouse ses contours, descend au fond des vallées, grimpe au flanc des collines, bondit « à saute-mouton » pardessus les arbres et les maisons, les haies ou les meules. Prairies, futaies, moissons, se déroulent comme un film à nos pieds à près de 200 kilomètres à l’heure !

Mais, d’ordinaire, l’entraînement nécessaire aux combats absorbe tous les loisirs autorisés par la guerre. Ce ne sont plus qu’impressionnans retournemens sur le dos ; la terre, vue à l’envers, offre un si nouvel aspect ; longues glissades sur la queue, plus effarantes encore : l’oiseau cabré s’écrase en arrière sur son pilote ; descentes planées, moteur arrêté, lentes et silencieuses, seul le vent siffle au travers des haubans…

Tout ce qui peut accroître l’illusion des ailes, la sensation de se vautrer dans l’air, fluide élastique, mais impalpable, plus moelleux que le plus voluptueux divan, mon oiseau me l’a fait éprouver ! Toutes les ondulations de la bayadère, emportée par sa danse tourbillonnante, de la fleur balancée sur sa tige, de l’hirondelle luttant avec le moucheron, du poisson au sein des ondes, en un mot toutes les jouissances et toutes les perfections du vol, de la vie épanouie dans le vide, semble-t-il, et dégagée de la pesanteur terrestre, m’ont grisé d’une ivresse qui manque de mots pour s’exprimer !

Si vous saviez combien elle est entraînante, la chanson de geste que nos oiseaux murmurent à travers les cieux à la gloire de la France immortelle ! Vous dont l’enfance, nourrie de Jules Verne, s’endormait chaque soir dans l’attente de matins sublimes ! Vous les amoureux du danger, pour lesquels la vie n’offre d’intérêt que si vous la disputez sans cesse à la mort ; vous surtout, les amans de la gloire, vos plus beaux rêves sont réalisables aujourd’hui : venez ajouter votre strophe au cantique de l’aile triomphante.

R. De la Frégeolière.


Front de Flandres, 11 septembre 1917.

P.-S. Depuis que ces pages ont été écrites, nous avons eu l’immense douleur de perdre notre cher et grand Guynemer. À vingt-trois ans, en vingt-cinq mois de campagne, il avait été vingt-sept fois cité à l’ordre de l’armée ! Il comptait sa cinquante-quatrième victoire officielle, une centaine en tout, assurait-il, plus de 500 combats aériens !

En vain, tout le long de ce jour maudit où nous arriva la fatale nouvelle, avons-nous scruté l’immensité des cieux, guettant le vol familier de « la Cigogne no 2 » attardée vers son nid. En vain, jusqu’au soir, avons-nous espéré le coup de téléphone libérateur. Ce furent d’inoubliables heures d’attente où l’angoisse émaciait les visages. Personne ne voulait croire ! Jusqu’au lendemain, on espéra : un appareil était tombé entre les lignes anglaises et allemandes, le pilote indemne s’était caché dans un trou d’obus ; nos alliés devaient tenter un coup de main la nuit suivante pour le délivrer…

Vain espoir !

Hélas ! nous n’ignorions pas que son tour viendrait à lui aussi. Depuis sa quarante-cinquième victoire, chacun tremblait davantage pour lui : il avait atteint un maximum que nul n’a dépassé sans périr ! Lui-même, le premier jour de notre rencontre, avait ajouté avec un singulier sourire cette parole que d’abord je n’avais pas osé rapporter : « Oh ! moi, je ne finirai pas la guerre, je sais bien que je serai tué avant ! »

Cette pensée, loin de l’arrêter, semblait exaspérer son courage jusqu’à la témérité, décupler son incroyable activité. Après deux ans d’un métier auquel beaucoup ne résistent pas plus de quelques mois, parvenu au faite de la gloire et des honneurs, il n’avait plus rien à attendre. Beaucoup lui conseillaient de se retirer à l’arrière, où ses connaissances techniques et tactiques eussent été si utiles. Mais Guynemer était trop ardemment patriote pour reconnaître jamais qu’il eût « droit au repos. » De tels exemples marquent dans l’histoire d’un peuple et dans la formation des générations de l’avenir ! Il a été le martyr de son apostolat.

Il s’en est allé comme chacun de nous, dans sa périlleuse carrière, rêve de partir : en pleine apothéose, en plein ciel, en plein combat ! Jusque dans le mystère tragique dont s’entourèrent ses derniers instans, la gloire dont il était l’enfant chéri fut magnanime envers lui et l’emporta sur ses ailes. Les mers du ciel, étrangement fascinantes, qui l’avaient si souvent bercé, ont déroulé sur lui leurs impénétrables vagues de brumes, comme pour dérober à la terre l’enfant qui leur appartenait !

Voilà huit jours déjà, au cours d’une patrouille, nous cheminâmes quelques minutes de compagnie à travers les solitudes célestes… Avant-hier, je lui serrai la main pour la dernière fois, à la sortie de la messe. Son visage avait cette même expression décidée que nous aimions. Il me sembla seulement que ses étranges yeux noirs avaient perdu un peu de cette lueur fulgurante qui m’avait tant frappé lorsque nous fîmes connaissance… Depuis trois ans, j’ai vu tant de regards d’acier s’émousser lentement quand l’heure approche !…

R. de la F.
  1. Moteurs d’aviation Canton-Uné, Renault, etc.
  2. Les Farrnan, appelés vulgairement « cages à poules. »
  3. Bimoteur Caudron.
  4. Palmes.
  5. « Le moteur (rotatif) marche à merveille. »