Croisières aériennes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 610-640).
CROISIÈRES AÉRIENNES

II [1]
FRONT DE FLANDRE


25 juillet 1917.

Dunkerque. Aux portes de la ville, au milieu des blés d’or et des pourpres coquelicots s’élèvent les nids de nos oiseaux semblables par leur camouflage aux grottes de quelque génie des forêts. Baraquements des mécaniciens, tentes légères des pilotes se serrent alentour en un factice village de bois et de toile.

Ce printemps, le groupe où je suis désormais attaché, participa aux attaques du Chemin des Dames pour lesquelles il quitta Verdun. Nous passerons les vacances ici, non loin de la mer. Sur quelle branche à l’automne bâtirons-nous notre nid, oiseaux perpétuellement migrateurs, au gré des offensives ? Point d’actions importantes sans notre concours : nous sommes les invités attitrés des plus belles fêtes, les spectateurs des avant-scènes du drame qui se joue depuis trois ans. « Les Cigognes » également conviées nous avoisinent sur le terrain, et déploient leurs blanches ailes tout au long des fuselages dorés. Partout des « As, » Guynemer souriant, cheveux au vent, rosette à la boutonnière ; Heurtaux à peine remis de ses blessures, appuyé sur sa canne comme sur un trépied ; Deulin, La Tour, Ortoli, Chaput au milieu de camarades légionnaires, médaillés, palmés. Les nouveaux n’ont guère de mine près de tant de héros.

Je vous laisse à penser le ramage de toute cette volière ! De la pointe de l’aube jusqu’à la nuit, en vue de l’offensive toute proche, pas une minute les moteurs ne taisent leur bourdonnement sonore. Les patrouilles se croisent. Quand l’un décolle, l’autre atterrit ; le ciel au-dessus du terrain présente plus d’animation que les abords d’une ruche ; ce ne sont que rapides essaims tournoyant, virevoltant, cabriolant jusqu’au fond des nues, tandis que grandit ou s’étouffe leur triomphale chanson. Aux « Bassonneau » les mécaniciens guettent le retour de leurs avions, aussitôt reconnus à un virage, à une acrobatie familière. D’avance ils en proclament les victoires. A la file les appareils se posent, ruisselants d’huile, lassés, semble-t-il, et regagnent lourdement leur abri. Cependant les hommes sautent à terre, l’œil brillant, les pommettes en feu, le verbe haut et parfois repartent aussitôt, le « plein » d’essence à peine terminé. Les récits de combats vont leur train : ici, un ennemi en flammes, là-bas un autre probablement abattu. Parfois, un pilote manque à l’appel ; guetté jusqu’au soir, il ne rentrera jamais. D’autres atterrissent blessés, sanglants, leurs ailes lacérées par la mitraille ; leurs moteurs hoquetant dans un dernier spasme d’agonie ont eu la force de les ramener fidèlement au colombier pour y mourir.

Repas et sommeil, tout est subordonné à la passion du vol et de la chasse. Levé à trois heures du matin, parfois recouché à cinq dès le retour de la patrouille, je ne me relève au déjeuner que pour me rendormir aussitôt avant la sortie du soir. Certains triplent le travail jusqu’à épuisement de leurs forces par crainte de manquer une seule occasion, tant a de charme cette infernale existence.

Une tente divisée par quelques planches tendues de papier nous sert d’abri. Nous habitons quatre sous le même toit, séparés par l’épaisseur d’un journal, et cependant délicieusement chez nous. L’étroitesse de la cage contraste avec la puissance presque illimitée de nos ailes. Et pourtant, malgré ses misères et sa nudité, cette case de carton m’est plus chère qu’un palais. Véritable cellule de religieux où chacun de nous prépare l’apostolat de demain. A deux pas, l’avion. L’homme et la bête, la pensée et la matière unies côte à côte, presque dans le même sommeil en vue de la tâche sacrée.


CIELS DU NORD


30 juillet 1917.

Nos premiers vols en ces contrées nous laissèrent des impressions jamais éprouvées encore. La terre partagée en d’innombrables champs diversement cultivés semble plus bigarrée qu’un manteau d’arlequin. De multiples voies d’eau la sillonnent de toutes parts comme des vaisseaux sanguins à travers le corps humain. Et la mer, inconnue de nos ailes, tantôt plombée sous la brume, tantôt lumineuse au soleil, se confond à l’horizon avec le ciel en un riche tapis de soie émeraude lamé d’or, strié d’argent, zébré d’azur que labourent çà et là les sillons écumeux des escadres et des patrouilleurs.

Au bord de l’Yser, dont les deux rives sont cousues entre elles à larges points par la multitude de ponts qui les réunissent, Ypres dresse ses ruines rougeâtres et effritées comme une plaie sans cesse avivée par le fer et par le feu. En avant, vers Pilken, Langomarck, Saint-Julien, pauvres villages enterrés, l’effroyable bombardement de ces quatre derniers jours précédant l’attaque, a créé un désert parsemé d’entonnoirs pleins d’eau. Sur des lieues carrées la terre retournée montre ses entrailles d’argile claire : une plaque de cuivre régulièrement martelée sur laquelle maisons, chemins, arbres ou gazons, rien ne subsiste. Plus loin, Dixmude s’assoupit détruite et silencieuse près des glauques inondations. Les champs de bataille de la Somme, voici deux ans, n’étaient que menu jardinage comparés à de tels défoncements.

Au gré des vents ondulent sur ces contrées désolées les épaisses colonnes de fumée des dépôts de munitions en feu. Faute de pouvoir en distinguer les détails, il nous semble que le sol lui-même se consume. Un brasier s’allume à la lisière de la forêt d’Houtulst, ses noirs tourbillons obscurcissent le sol vers Roulers ; çà et là, la chute brutale des gros projectiles soulève des volcans de débris et le crépuscule scintille de la lueur incessante des coups de canon.

A plus de 4 000 mètres en l’air les départs de la grosse artillerie Franco-anglaise ébranlent nos nefs légères de chocs soudains, tandis que le vent des obus qui passent les soulève sur d’invisibles vagues. Parfois surgit à nos regards étonnés un projectile de gros calibre qui, parvenu au sommet de sa trajectoire, hésite à se poser sur les nues avant de continuer vers la terre sa mystérieuse parabole.

Dans ce firmament étrange et nouveau règne la plus terrible confusion qui se puisse imaginer entre les différentes races des oiseaux alliés et ennemis dont les patrouilles s’étagent là-haut sur plus de six kilomètres. Ils tiennent cependant plus des poissons, remontant les courants à l’affût de leur proie, que de la gent ailée, ces Belges argentés comme des brèmes ou des gardons, ces Anglais verdâtres, au museau effilé de brochet, groupés en bancs migrateurs. Des Français dorés semblables aux tanches et aux carpes, pourchassent des Allemands truites de rose, l’épine dorsale incurvée, telle la perche, qui rôde sournoisement à travers nuages et traînées de brume, ainsi qu’au milieu de rochers ou d’algues. Le vol parmi ces centaines d’appareils mélangés qui vous dominent, vous frôlent, vous épient, prêts à happer leurs victimes, est une alerte, une angoisse de chaque seconde, où les nerfs s’épuisent- Dépaysés parmi tant d’avions et de nouveaux camouflages, nous ne reconnaissons pas toujours d’un coup d’œil infaillible ami ou adversaire qui tombent des nues dans un rayon de soleil et surgissent soudain à nos côtés. Plus d’un camarade paiera de sa vie la seconde d’inattention ou de fatale méprise.

Mais comment rendre avant tout la transparence cristalline de ces ciels du Nord ? Avant-hier, une patrouille d’albatros nous avait entraînés à six mille mètres et davantage au fond d’une atmosphère merveilleusement sereine. A mes pieds, la Belgique étalait ses plaines fertiles où je comptais les villes : Ostende, éventrée au bord du flot ; Bruges et Gand, taches livides et silencieuses parmi les campagnes claires. Plus loin, les îles de l’embouchure de l’Escaut et du Rhin, la Hollande elle-même et, derrière elle le Zuyderzée, morcelaient l’azur foncé des eaux. Au delà de Bruxelles, au delà de Liège, l’étendue n’était limitée que par les brumes de la vallée de la Meuse. A gauche, par delà la Manche traversée d’un clin d’œil s’allongeaient les falaises anglaises ; à droite, Lille, Roubaix, Tourcoing dessinaient sous mes ailes leurs réguliers contours et la vue s’enfonçait en arrière encore vers Péronne et Compiègne. D’un regard unique, j’embrassais les continents, les frontières et les eaux de quatre nations, comme sur une mappemonde géante placée devant mes yeux ; et la nuit montante ne pouvait m’arracher à ce spectacle.

Dans l’air embrasé, mon oiseau tout rose, semblable à quelque ibis sacré, se balançait au gré des souffles du soir. A l’Est, les grèves de la grande île néerlandaise de Walcheren éclairée par le couchant fermaient l’horizon assombri d’une étroite bande d’or, et la terre de France, sous un brouillard livide, la côte de Boulogne et le cap Gris-Nez se détachaient plus obscurs de la mer lumineuse encore. L’heure n’était plus ni a la guerre, ni à la paix, ni à aucune réalité humaine.


UN CONTRE SIX


18 juillet.

Sorti avant-hier, nouveau jour « J, » à la faveur d’une éclaircie, je perds mes camarades parmi des nuages et vais me harder tout seul à 20 kilomètres chez l’ennemi, au milieu d’une patrouille de huit albatros « bimitrailleuses » en pensant rejoindre mes compagnons ! Quel bruyant accueil me fut fait ! Après plusieurs passes de combat, j’échappai, à la faveur de la brume et de mon vol zigzagué de bécassine, à une mitraillade insensée qui me reconduisit jusqu’à nos lignes. Déjà mon chef de patrouille m’avait porté disparu ; une affectueuse ovation m’attendait ! Des milliers de balles tirées sur moi, pas une n’avait atteint mon avion.

Aujourd’hui, un appareil d’allures suspectes nous contraint à une montée rapide au delà de 5 000 mètres. Un peu essoufflé peut-être, je redescends posément sans perdre de vue ma patrouille étagée plus bas. Soudain, par derrière, crépitent encore des mitrailleuses ; d’une manœuvre réflexe me voici face à l’assaillant ; de nouveau six albatros tourbillonnent sur ma tête ! D’où sortent-ils ? Le ciel était parfaitement vide ! Pas un ami ! Pas un nuage où se dissimuler. La forêt d’Houtulst étale sous mes ailes ses rectangles verts, et les lignes se dentellent en arrière, à huit ou dix kilomètres ! Voilà en perspective une jolie première de la répétition d’avant-hier, puisse la chance m’être aussi favorable !

Tac, tac, tac, tac... Touché ! A peine ma première rafale lâchée, en « coup du roi, » sur un assaillant venu « faire Saint-Esprit » au-dessus de moi, que des balles avec un bruit mat traversant mon avion, le moteur déchaîné à pleine puissance s’arrête brusquement. Un regard au manomètre : la pression d’essence est tombée à zéro, les projectiles ont troué le réservoir. Instinctivement je branche sur « nourrice » — quelques litres d’essence supplémentaires placés à l’intérieur du plan supérieur, face au front du pilote — et la machine reprend son ronflement joyeux. Cette fois, trêve de plaisanterie, demi-tour vers nos tranchées, inutile de s’attarder davantage.

Tac, tac, tac, tac... Deux balles rasent mon bonnet, crèvent « la nourrice, » l’essence gicle à mon visage, et le moteur se tait, pour toujours cette fois. La situation empire ; discutons les hypothèses : „ à quoi bon s’énerver ? Seul un calme parfait peut vaincre le danger. Descendre en spirales ou en vrille, atténuer les chances de mort certaine, rester prisonnier chez eux ? Les lignes Franco-anglaises semblent si lointaines : mon appareil désemparé aura-t-il la force de les atteindre ? Cette maudite forêt d’Houtulst n’avance pas sous mes ailes ! Le vent lui-même est contraire... Prisonnier ?... Retourner dans leurs geôles une fois encore ?... Jamais !... Mieux vaut lutter jusqu’au bout.

Tac, tac, tac, tac... Oh ! les damnées mitrailleuses ! Que leur double cadence est énervante ! Elles ne vont donc jamais s’enrayer ? manquer de munitions ? Dans la carlingue à mes côtés, au travers des ailes, les balles picotent ou s’aplatissent : on jurerait un essaim de guêpes vésinant alentour. J’attends celle qui me frappera, en essayant d’imaginer comment elle pénétrera, et si même je la sentirai. Le choc et la mort seront-ils simultanés ou distincts ? M’en irai-je sans avoir pris conscience, ou l’âme attachée au corps se débattra-t-elle avant le grand voyage ? Quel sort m’attend à l’entrée de cet au-delà énigmatique où j’ai un pied posé ? Nulle frayeur cependant : il ne me semble pas que déjà l’Heure soit venue...

Tac, tac, tac, tac... Torture plus particulièrement atroce : tandis que les balles ordinaires ne se révèlent qu’en heurtant ma monture, les « incendiaires » tissent l’air tout autour de moi d’un réseau visible, je passe dans leur sillage de fumée, à travers leurs traces floconneuses. Elles me frôlent, m’enveloppent de traînées bleutées, parallèles comme des lignes de musique sur lesquelles les notes du De Profondis final hésiteraient à se poser. Je les vois pointer vers moi, m’éviter de quelques centimètres. Où aller ? Comment se dégager ? Détournant la tête, j’observe la tactique ennemie : deux m’encadrent à droite et à gauche, mirlitonnés noir et orange, les hideuses croix noires se détachant de l’aile en faux, le museau rougeàtre. Ils essayent de désorienter, de forcer leur proie à atterrir. Parfois les mains s’agitent en ironique salut. Tous se relayent à l’arrière et lâchent une bordée. Impossible de piquer cependant, de manœuvrer ni de gagner de vitesse ; sous peine de rester chez eux, je dois allonger à l’extrême mon vol plané très lent et doubler ainsi les chances d’être touché. Deux lignes droites à plat ont calé en croix l’hélice qui tourne à vide. Les assaillants s’en aperçoivent et leur feu redouble. Lâches ! vous êtes cinq contre un homme désemparé, achevez-le au lieu de prolonger son supplice... Mais non !... Travaillez, petits camarades ! Vous ne m’aurez pas cette fois encore !...

Tac, tac, tac, tac... Est-il possible de leur échapper ? Luttons toujours ! Seule l’angoisse de finir trop court me fait monter les larmes aux yeux. A peine ai-je dépassé la lisière de cette forêt ensorcelée et je n’ai plus que 2 000 mètres à descendre. Où poser en tout cas mon oiseau chéri ? D’avance il est condamné ; l’atterrissage, si nous arrivons jusque-là, sera fatalement mortel pour lui, s’il ne l’est aussi pour moi. Combien semble interminable de rester exposé, sans riposte possible, aux salves de tireurs acharnés. D’un mouvement très doux, ininterrompu, je vrille l’avion dont le vol irrégulier déroute la précision des visées. L’excès de danger engendre une extrême insouciance, un sang-froid presque indifférent ; mon cerveau hypertrophié dissèque les moindres sensations de chaque seconde qui passe ; je les écrirais sur le block-notes à droite sans la nécessité de tenir la direction.

La terre plus nette se rapproche enfin, à 1 500 mètres ; après une ultime pétarade, le dernier albatros découragé m’abandonne. Elle a duré près de quatre minutes, cette infernale descente : à six, avec leurs deux mitrailleuses, ils ont dû tirer deux à trois mille cartouches ! Respirons ! Pourtant je ne suis pas tout à fait certain d’atterrir en lignes amies, encore moins d’échapper à la chute qui se prépare. Comment ne pas briser mon avion sur cette plaine dévastée ? Pas la moindre surface plane ; seulement, à perte de vue, des trous pleins d’eau, serrés les uns contre les autres, sans forme ni symétrie. Un travail incompréhensible, mais gigantesque, effectué par des machines plus inimaginables encore. Çà et là quelques troncs d’arbres, dressés comme des poteaux de supplices, des racines déchiquetées, des pieux enfouis au milieu de la vase jaune ; pas un homme. Telle se présente l’étrange contrée désertique où j’aborde, aussi dérouté que les passagers de Jules Verne lorsqu’ils atteignaient la lune.

A quelques mètres, je redresse « en perte de vitesse » et attends le coup final. Brutalement l’appareil touche, se lève sur le nez et se retourne bout pour bout, me coiffant sous lui. Puis tout demeure immobile, et je reste assis, la tête en bas, rivé à mon siège par les courroies. Il semble que je ne sois pas blessé, mais impossible de détacher la boucle ; des pas d’hommes approchent : amis ou ennemis ? Quelle angoisse nouvelle ! D’un coup désespéré la ceinture saute et je sors de dessous ma prison.

Des hommes en khaki, aux casques à larges bords, accourus de toutes parts, s’arrêtent stupéfaits à ma vue. Des Anglais ! Ce sont des Anglais ! Mais alors... je ne suis pas prisonnier ? Et vivant ? Vivant ! je suis vivant ! Hurrah ! Hurrah ! je m’abandonne à une danse du scalp effrénée, en poussant d’enthousiastes hurlements, comme impuissant à croire à mon bonheur. A la contraction des minutes précédentes succède une détente irraisonnée. Vivant ! Enivrante sensation qui vaut à elle seule de telles émotions ! Vivant ! Ce soir, demain, je puis continuer la lutte, prendre ma revanche ! Bondissant au cou du soldat le plus proche, je l’embrasse à deux reprises, de toute mon âme. Le cercle des Tommies, démesurément grossi, examine curieusement ce « rescapé » venu s’écraser au sol de 5 000 mètres de haut, après un combat dont ils suivaient les péripéties, et ressorti frétillant des débris de son appareil.

N’ai-je pas traversé d’inoubliables instants où, seconde par seconde, durant des minutes plus longues que des heures, j’ai disputé ma vie et senti le souffle de la Mort haleter à mes oreilles ? Son visage, entrevu brusquement dans le feu d’une action où la partie semble irrémédiablement perdue et la lutte inutile, n’inspire nul effroi. Volontiers, au contraire, soit lassitude ou découragement, on serait tenté de répondre à son appel et de se laisser glisser entre ses bras. Vivre, à cette minute, n’est souvent autre chose qu’un suprême effort de volonté, pour résister à cette lâche tentation, retenir l’âme prête à s’envoler. Parfois aussi, une image rapide, passant alors devant les yeux, raccroche a l’existence et force à vouloir. Plus tard seulement, lorsque la calme réflexion efface le sourire enjôleur de la Camarde, le souvenir véritable de sa grimace hideuse demeure seul qui épouvante et donne le frisson.

« Vivre, c’est agir ; » toute action comporte des risques nécessaires. « On ne vit vraiment que là où l’on est exposé à mourir pour un idéal, » prétendait l’un de mes chefs. D’autres hommes jeunes et forts sont debout à mes côtés, unis jusqu’à l’écrasement du Hun maudit. Le souffle épique de la patrie s’exhale de ces plaines belges arrosées de sang français et m’insuffle une nouvelle ardeur ; qu’importent les transes passées, les échecs subis, contre la joie d’en être échappé, de recommencer tout à l’heure la lutte ? En avant ! Toujours en avant !

Pauvre oiseau ! Ces pensées m’assaillent devant ton cadavre. Voici terminée ta carrière d’aigle orgueilleux. Comme une épave de cétacé rejetée par le flot, tu gis sur le dos, le train d’atterrissage fauché, les ailes en accordéon, les gouvernails arrachés, les toiles et les poutres lacérées par la mitraille. Une « perforante, » coincée entre deux tôles, montre sa pointe d’acier. Tu as arraché ton maître à l’étreinte de la mort et tu lui évitas l’écrasement final en t’immolant toi-même ! L’eau et l’huile ruissellent goutte à goutte, la machine perd son sang et pleure sa défaite. Adieu, fidèle ami !


FEUX D’ARTIFICE


4 septembre.

Les moissons sont fauchées, déjà commencent les premiers labours, précurseurs de l’automne, et les vanneaux s’assemblent sous un ciel de brouillards et de pluies. Peu de sorties : l’ennemi se tient sur ses gardes, loin chez lui, en patrouilles serrées. Les appareils de réglage eux-mêmes s’aventurent à peine jusqu’aux lignes. Les occasions d’un joli combat deviennent rares. Guynemer a pu tout juste réussir « un doublé » durant la quinzaine écoulée ; l’instant d’avant, nous nous étions croisés au-dessus d’Ypres, l’aile de la cigogne fameuse me protégea quelques minutes de son ombre. D’ailleurs, j’attends encore vainement mon nouvel appareil ; celui d’un camarade, que je montai l’autre jour, faillit me rompre les os, l’hélice s’étant brisée au départ.

Si nous restons inactifs, les sinistres oiseaux de nuit se dédommagent et prennent leur essor dès la chute du jour., Rien de plus magnifique ni de plus lugubre que les feux d’artifices auxquels nous assistons. A peine le ronflement d’un moteur suspect est-il signalé, que d’innombrables sirènes déchirent la nuit d’atroces ululements, avant-coureurs des explosions prochaines. De toutes parts jaillissent les feux des projecteurs qui, du front jusqu’à Calais, fouillent inlassablement les ténèbres. Tantôt ils se dressent à l’horizon embrasé comme une haie de flammes ondoyantes qui pousserait ses rainures jusqu’au fond des nues ; tantôt ils se coupent et se croisent, et dessinent, sur le sombre voile de la nuit, les lettres étincelantes d’un gigantesque alphabet ; tantôt encore, leurs rayons heurtés contre les nuages, les brumes argentées s’épanouissent en larges disques de lumière : on dirait des fleurs étranges balancées sur leurs tiges au gré des vents. Les eaux pures du canal où se mire l’ombre des ormes et la silhouette héraldique du vieux beffroi s’illuminent d’étincelants reflets.

Le canon tonne, les batteries antiaériennes mêlent leur voix grêle aux soudaines détonations des pièces de marine qui martèlent de coups formidables le silence auguste des nuits d’été. Le zénith scintille de l’éclatement ininterrompu des shrapnels, aussi rapides que des météores, tandis que les balles lumineuses des mitrailleuses s’égrènent en chapelets d’or vers l’invisible proie.

Durant l’accalmie des rafales, le double bourdonnement des moteurs ennemis se fait entendre. Les forbans tournoient sur leurs victimes avant de desserrer leurs griffes meurtrières et la sérénité imposante, qui succède au fracas de tout à l’heure, dramatise l’attente.

Les cris des vanneaux brusquement éveillés, se mêlent dans les pâturages avoisinants aux galopades du bétail affolé. Non loin s’envole un Anglais, chauve-souris géante au sein des ténèbres, messagère de mort et de représailles.

Soudain, deux, trois explosions ébranlent le sol. Une aurore boréale grandit à l’horizon : l’incendie est allumé. D’autres pirates ronronnent, guidés désormais par la sinistre clarté, aussi lointains, semble-t-il, qu’une mouche bourdonnant ; de nouvelles bombes éclateront tout à l’heure.

Les pluies d’étoiles filantes zèbrent de leur chevelure de feu la sombre voûte des cieux et la lune à sa moitié encourage la criminelle réussite : « O lune, jolie lune d’argent, » maîtresse des poètes et reine des amants, garderas-tu toujours ton impassible visage devant regorgement que favorisent tes douteuses clartés ?


LE CHEMIN DES DAMES


15 septembre.

Un ordre, un coup d’ailes, adieu Dunkerque ! Tout le long du front, par Lille, Péronne, Saint-Quentin et Soissons, les escadrilles formées en triangle atteignent leur nouveau campement : Cramaille, non loin de Fère-en-Tardenois, 230 kilomètres ; la distance de Paris à Dunkerque, en une heure dix !


Automne 17.

Lors de nos premières patrouilles, un matin où le brouillard attardé au fond des vallées ne laissait émerger, comme des îles au milieu des flots, que les crêtes et les plateaux, le Chemin des Dames nous apparut, semblable à une palme symbolique posée sur l’étendue laiteuse de la mer de brume. La route de Laffaux à Craonne, le Chemin des Dames proprement dit, en formait la nervure principale, à laquelle se greffaient en rameaux les multiples ravins inclinés d’un côté vers l’Aisne, de l’autre vers l’Ailette.

Ici se dresse vraiment l’épine dorsale du front, dont les Flandres demeurent la tête et Verdun le nombril, qui depuis 1914 en supporte les continuels soubresauts.

Tout d’abord, l’automne s’entêta à voiler de ses parures vermeilles le masque hideux de la guerre et nous maintint de longues semaines sous l’enchantement de ses illusions. Prémontré, Saint-Gobain sur leurs escarpements boisés, Anizy-le-Château, Pinon au milieu des forêts, les bords pittoresques du canal et du Réservoir, ravirent des prunelles obsédées par les chaos marécageux des Flandres. Et sur la partie haute du Chemin des Dames, on put presque évoquer le souvenir des carrosses dorés des filles de Louis XV emportés entre deux haies de verdure. L’offensive d’octobre, puis l’hiver, dégagèrent bien vite l’ossature de cette infortunée contrée comme s’ils eussent dépouillé un cadavre de son linceul. Laffaux, carrefour de cinq grandes routes, se détacha de l’uniformité boueuse, telle une étoile de mer échouée sur des bas-fonds vaseux. La Malmaison s’écroula ainsi que le pâté de sable d’un enfant, tandis que Laon, en face, dans la visibilité crue des jours froids, parut au contraire s’exhausser sur son singulier piédestal. La mitraille et les assauts reflétés des nôtres franchissant le plateau et refoulant l’ennemi jusqu’à l’Ailette, dépouillèrent le Chemin des Dames de toute végétation, de tout symbole de vie. Une poignée de poussière blanche au milieu de champs creusés d’entonnoirs marqua les seuls vestiges de Craonne et d’Heurtebise. Plus loin, vers Berry-au-Bac au rond-point de Sapigneul, sous une montagne de débris blanchâtres où, lors des offensives d’avril, fut englouti tout un bataillon de cuirassiers, deux entonnoirs de mines bâillent au pâle soleil de décembre, pareils aux suçoirs d’un poulpe assoupi dans son monstrueux festin, mais avide d’autres proies.

Parages sinistres ! Autour du plus humble village, du plus minuscule clocher, d’innombrables tombes serrent les unes près des autres leurs régulières mosaïques. Mois après mois, nos oiseaux vinrent aussi fermer leurs ailes brisées par les combats dans les petits cimetières tout le long du Chemin des Dames, et du haut du ciel, nous avons veillé sur le repos de nos morts comme sur la vie des combattants...


5 décembre 1917.

Auront-ils l’audace de passer nos lignes et d’y venir tirer leurs clichés, ces trois aviatiks qui croisent derrière Berry-au-Bac, guettant l’instant favorable ? — Dans un rayon de soleil, invisible aux regards ennemis, comme un frelon d’or hésitant à se poser, mon oiseau se balance presque immobile, tout prêt à tomber sur sa proie. 800 mètres plus bas, voici de G... [2] seul aussi : le coq éclatant de la « 48 » et le numéro de mon ami rutilent sur ses ailes.

Les Fritz nous ont-ils aperçus ? De loin en entend crépiter leurs mitrailleuses. Poudre aux moineaux à semblable distance ! Simulons la retraite pour que l’adversaire s’enhardisse. Sur ma trace en effet, au-dessus du fort de Brimont, un des biplaces franchit nos tranchées et s’avance, insouciant. Gare à lui lors de son virage de retour quand le soleil, propice à mes desseins, aveuglera son mitrailleur. La tête penchée par-dessus bord, j’épie le moindre de ses mouvements. L’occasion est magnifique : seul contre lui, en pleines lignes françaises, avec partout des champs où se poser pour ramasser les morceaux de la victime. G..., toujours en dessous, parait ne pouvoir monter.

Il vire ! L’instant est venu ; le frisson qui vous parcourt tout entier avant un combat ; puis la plongée foudroyante. L’aviatik grossit avec une rapidité folle, devient énorme, tellement immanquable, qu’un rire me secoue : par quel bout l’attaquer ? Avec le soleil juste en arrière, aucun risque de le tirer par dessus. En zig-zags et en glissades, je me rapproche. Tout à l’heure, la phase ultime du duel va s’engager. Sa mitrailleuse semble silencieuse et l’homme qui la manœuvre se détache à peine sur la peinture chocolat du fuselage. La ligne de mire le coupe plein centre ; je presse la gâchette ; mon arme crépite joyeusement... brusquement, le tir s’arrête !...

Nous ne sommes plus qu’à quelques mètres. Jusqu’ici l’Allemand a continué son vol rectiligne. Soudain, craignant l’emboutissage, il incline à gauche, à l’instant précis où j’exécute la même manœuvre. Mon Spad se cabre sous une traction désespérée. Nous nous frôlons ; nos gouvernails fouettent dans le vent l’un de l’autre. Le mitrailleur, comme s’il avait été touché, semble affalé sur le rebord de la carlingue, sa Parabellum [3] dressée inutilement en l’air. Les moindres détails se gravent à mes yeux dilatés. Maintenant il se rabat vers la droite, me laissant accentuer le mouvement opposé. En une seconde, nous sommes déjà très loin.

Un dégoût, une lassitude infinie paralysent en moi toute idée de poursuite. La pensée de désenrayer ou de réarmer simplement ma mitrailleuse ne me vient même pas à l’esprit. Pourquoi juste cet arrêt de tir à l’instant précis où, dans ses manœuvres affolées, il ne pouvait plus échapper ?

Sur le chemin du retour, d’un regard machinal, je caresse les flancs de ma monture. A droite et à gauche, à moins d’un mètre de ma tête, des rafales de balles ont lacéré ses ailes, fait éclater ses mâts, coupé un hauban. On dirait un pauvre oiseau déplumé par la bataille. La mitrailleuse essayée tire avec sa régularité coutumière : tout à l’heure mon index engourdi par le froid a perdu le sens du toucher ; en croyant appuyer à fond sur la détente, je devais l’effleurer à peine. Point même n’était besoin de réarmer. Des larmes de désespoir me montent aux yeux, qui ternissent les verres de mes lunettes au travers desquelles le ciel si bleu parait désormais lourd et gris.

A l’atterrissage, de G... accourt, stupéfait de me retrouver vivant, mais plus surpris encore que l’Allemand ne soit point abattu. Témoin impuissant du combat, étant enrayé lui-même, il voyait mes lumineuses traverser l’adversaire dont les incendiaires criblaient en même temps mon Spad.

Sans doute notre heure à tous deux n’était point encore sonnée ! Demain... Mais faudra-t-il donc toujours attendre demain ?


11 décembre.

De longues semaines s’étaient écoulées depuis la dernière visite qu’Elle nous avait rendue. Pourtant nul d’entre nous n’osait avouer ses inquietudes.de crainte d’attirer son attention...

Brusquement ce matin, à l’heure où personne ne s’y attendait, Elle est venue chercher T... [4], l’un de nos meilleurs camarades. A 8 heures il s’est tué à l’extrémité du terrain. Qui donc aurait prévu une fin aussi tragique pour celui-là, après de si rudes combats ? Par deux fois grièvement blessé, T... reprenait sa place d’escadrille plusieurs mois avant l’expiration de sa convalescence, et le voilà, comme tant d’autres, victime du fatal accident. Tout à l’heure, en prenant son essor, le moteur a faibli dès les premiers battements d’aile, et le pilote n’a pu résister à la dangereuse tentation de regagner le nid qu’il venait de quitter : trop lent, trop bas surtout pour effectuer un virage, l’oiseau s’est écrasé au sol !...

Il était vêtu de sa combinaison verdâtre, notre uniforme de travail, baigné de sang et d’huile, lorsque je vins saluer sa dépouille. Le visage aux traits affinés gardait la même expression de calme énergie ; et derrière les paupières closes, on sentait s’éteindre des prunelles qui, si souvent, avaient regardé la mort en face !...

Pauvre mère ! Vous commencez à cette heure une nouvelle journée et vaquez à vos occupations familiales sans imaginer un de vos fils déjà étendu sanglant sur une civière qui jamais plus ne vous pressera dans ses bras en murmurant : « Maman ! »...

Combien de souvenirs ne laissent-ils pas dans notre petite famille si unie, ces êtres pleins de vie et de jeunesse ! Brutalement la mort nous les arrache, mais ils demeurent longtemps encore parmi nous. Leur présence semble toujours flotter à la table où ils avaient coutume de s’asseoir, autour des avions dans les hangars où leur oiseau, parti avec eux, laisse aussi un vide. Leur refrain préféré résonne à nos oreilles, leur képi, accroché à la popote, a gardé l’empreinte de leur front, leurs lettres s’amassent inutiles et leurs noms, pour quelque temps, demeurent inscrits aux tableaux de service. Puis la vie continue sans eux, d’autres les remplacent qui, comme eux, bientôt, prendront leur dernière volée...

Plus tard, je perdis un frère d’armes aussi cher, l’équipier habituel de mes patrouilles, un camarade de près de deux ans [5]. Il n’était guère d’entraînement aérien que nous n’eussions perfectionné ensemble en vue de la prochaine campagne d’été. Un matin il s’envola attaquer une saucisse à droite de Laon. J’assurai sa protection, en compagnie d’autres camarades, quelques milliers de mètres au-dessus de lui. Un instant, il disparut sous l’aile de mon avion, et il me devint impossible, malgré des orbes désespérés, de retrouver sa trace... Seulement six mois plus tard, la Croix-Rouge suisse nous envoya le numéro de sa tombe au cimetière des soldats allemands de Montcornet !

Ainsi, presque chaque jour, tout le long des routes du ciel, nous plantons des croix.


VÆ VICTIS


29 janvier 1918.

Midi !

Dehors un radieux soleil, un ciel d’azur aux visibilités crues, pas un flocon de brume à l’horizon merveilleusement serein.

A la popote où s’attable l’escadrille, nulle parole n’interrompt le clic-clic des fourchettes, la mastication féroce d’une douzaine d’appétits surexcités de grand air. Soudain la porte s’ouvre, le commandant lui-même parait, les convives se dressent : « Partez tout de suite en patrouille, les lignes sont découvertes, j’aimerais qu’il y eût du monde là-bas. »

Une ruée de pilotes vers les appareils, pas gymnastique à travers le champ, la dernière bouchée dans le bec : tous veulent voler, profiter de cette éclatante journée.

« Huit seulement, groupés autour de moi. Arrivés aux lignes, si rien de suspect, je ferai un « tonneau » [6]. Vous pourrez alors chasser par deux ! » crie le chef d’escadrille en passant sa combinaison.

Aile contre aile, serrés comme une volée de passereaux, déjà nous sommes loin. On monte et l’on monte. Ce ne sont qu’avions cabrés vers le zénith, chacun s’efforçant par des prodiges d’adresse de surpasser son camarade. A peine avons-nous le temps de souffler que les 3 000 sont atteints et le Chemin des Dames de Laffaux à Craonne, où veillent tant de milliers d’hommes pourtant invisibles, étale sa déserte nudité. Rarement atmosphère aussi limpide nous permit de suivre presqu’en entier le cours des trois plus fameuses rivières des communiqués. Voici l’Oise en avant et à nos pieds l’Aisne dont les sources s’enfoncent là-bas derrière le rideau des Ardennes et qui toutes deux se rejoignent près du sombre hexagone des forêts de Compiègne. Voilà la Marne en arrière, de Châlons jusqu’à Meaux, avec ses paresseux méandres étincelants au soleil...

De blancs flocons de 75 à notre hauteur à gauche interrompent cette contemplation. Des « gros noirs » boches s’y mêlent aussitôt : l’ennemi s’avance donc en ces parages si les artilleries adverses prennent la peine de nous signaler les uns aux autres. Mais quels sont ces deux points noirs en avant incertains sur la conduite à tenir ? Un troisième minuscule, beaucoup plus bas et plus lointain, se faufile sournoisement à travers nos lignes. Il parait à peine plus gros qu’une mouche, mais son aspect hétéroclite retient mon attention. Aucun doute, c’est un boche qui vise la saucisse au bord de l’Aisne, derrière Laffaux, et ses deux acolytes, chargés de le protéger, prennent maintenant la fuite, pourchassés par la patrouille.

Aurai-je le temps d’intervenir avant qu’il accomplisse sa mission ? — J’ai plus de 3 000 mètres à descendre sans compter la distance oblique qui me sépare de lui...

Au retour, en tout cas, il ne peut échapper ; fatalement je lui barre la route. Mon appareil est plus rapide, plus maniable, et le duel se déroulant à l’intérieur de nos lignes, me donne toute supériorité morale. Une joie, une certitude, m’envahissent...

Coupé les gaz... fermé le volet d’air... Vloum ! Plongé à pic, face Soissons. Insouciant et certain maintenant du succès, l’ennemi continue son vol vers le but. Pauvre diable ! Il ne se sera même pas rendu compte de la fuite de ses protecteurs ni des signaux de son A. A. A. [7] annonçant notre arrivée !

Les « saucissiers » l’ont aperçu et hâtent à toute vitesse leur engin au sol. Mais qu’est-ce ? Deux ombrelles gracieuses et légères s’ouvrent près du ballon : les observateurs sautent en parachute. Impossible de descendre plus vite, mon avion se dresse vertical la tête en bas. L’Allemand cependant tourne la saucisse pour l’attaquer de flanc, à son aise. — Trop tard, j’arriverai trop tard. — Une « giclée » d’incendiaires strie l’air de leurs traces bleutées, le mastodonte s’enflamme, le vainqueur reprend la direction de ses lignes. Maintenant à mon tour. Je me visse en l’air d’un demi-tour de vrille, face Laon cette fois. Il coupe juste ma verticale plusieurs centaines de mètres plus bas, si habilement camouflé que sur ce terrain retourné de Moulin Laffaux, la plus petite inattention le déroberait à mes yeux. Avec ses ailes en pointe, on jurerait quelque épervier roussâtre survolant des guérets. A mes côtés éclate encore un gros noir pour lui signaler le danger. Décidément leurs artilleurs veillent. M’a-t-il aperçu ? Sa vitesse augmente. Je ne vole plus, je tombe à 100 mètres à la seconde. Un bolide surgit à gauche : notre chef de patrouille, l’ayant reconnu également, a plongé avec moi et lui lâche une rafale en travers. Regard au manomètre : température et pression se sont maintenues. Coup d’accélérateur, le moteur s’ébroue, puis vrombit de toute sa puissance. Mon oiseau bondit et s’accroche à la queue de son ennemi à trente mètres peut-être.

Tac, tac, tac... De quelle jolie cadence me berce ma mitrailleuse et comme son rythme est sympathique à entendre ! A si courte distance, impossible d’utiliser un appareil de visée. La tête hors du capot, la main aux manettes, prêt à brusquement couper le moteur au cas où sous la douleur d’une blessure, mon adversaire, par quelque fausse manœuvre, me barrerait la route, je corrige le tir avec les balles lumineuses dont ma bande de cartouches est garnie. Semblables à des étoiles filantes un instant aperçues, elles s’enfoncent, puis s’éteignent dans le dos de l’appareil allemand.

Tac, lac, tac... A mon tour de mener la danse ! combien d’heures de vol, de souffrances parfois, n’ai-je pas totalisées dans l’espoir de cette minute et maintenant le moment est venu de la savourer intensément. Il a essayé un retournement : je l’imite ; plus rien ! Ce damné camouflage le rend donc invisible. Le voici 100 mètres en avant qui pique pour prendre de la vitesse, se dissimuler au ras du sol. De nouveau, derrière lui, à peine si je lui laisse le temps de quelques zig-zags ; les yeux grandis par l’attention, je suis sa trace, tel le lévrier la gueule déjà ouverte sur la proie qu’il poursuit. Non loin vire-volte mon camarade, tout prêt à me prêter main-forte.

Tac, tac, tac... touché ! Il a levé un bras en l’air en un geste épouvanté comme pour demander grâce, supplier d’arrêter le feu. Bandit ! souviens-toi des Flandres où mon moteur arrêté, je me débattis seul, loin dans vos lignes, contre huit de tes pareils aussi lâches que des assassins ! Souviens-toi de B... de L..., un de mes plus chers amis que toi et les liens avez descendu en flammes ici même voici trois mois ! Souviens-toi de votre guerre de barbares, des enfants mutilés, des femmes éventrées et de vos camps de prisonniers dont je m’échappai et où l’on meurt de misère !... Cesser le feu ?... Souviens-toi... Souviens-toi donc !

Un flocon de fumée noire se dégage de l’appareil, s’épaissit, et avant que j’aie eu le temps de revenir de ma surprise et de comprendre le sens de son geste d’abandon, l’avion tout entier n’est plus qu’une torche enflammée qui s’engloutit vers le sol. Non loin du Moulin de Laffaux, dans la terre bouleversée et creusée de trous, tout s’écrase en un feu d’artifice impressionnant. Successivement les cartouches de ses deux mitrailleuses fusent en l’air comme autant de pétards, les réservoirs explosent. L’huile dont le moteur et la carlingue sont imbibés, grésille au milieu du brasier.

De toutes parts, des soldats, invisibles auparavant, bondissent hors de leurs terriers. Ils agitent leurs casques et battent des mains. L’Allemand et sa monture ne sont plus qu’un tas noir d’où se dégage une épaisse fumée., Mon moteur bourdonne avec enthousiasme. Un salut aux camarades de la terre, et l’instant d’après, à 3 000, mon équipier et moi avons rejoint la patrouille et continuons la chasse.

Le soir en auto, à travers le désordre du champ de bataille, nous montons reconnaître les débris de l’appareil. Les poilus des tranchées, témoins anxieux des péripéties du drame, nous réservaient un accueil triomphal. Avec le crépuscule, une tristesse affreuse tombe sur ce plateau bouleversé du Moulin de Laffaux. Çà et là, le long du Chemin des Dames, les arbres que cribla la mitraille se tordent de souffrance et dressent dans l’ombre leurs bras mutilés comme pour prendre à témoin les étoiles elles-mêmes. De la nature égorgée semble monter une clameur farouche : « Vengeance ! Encore et toujours vengeance ! »


NOUS AUTRES

Peu d’armes se peuvent comparer à la nôtre, Aucune, à première vue, n’offre plus de riants attraits. La même vie de grand air et de mouvement nous réunit en groupes de jeunes gens, accourus de leur plein gré, tous fanatiques de leur métier. La plupart dépassent à peine vingt ans, l’âge de l’effort où la vie est sans prix, où la joie d’agir fait oublier au plus grand nombre les affections loin desquelles il leur faut vivre, malgré tout, leurs plus belles années. Devant eux la discipline militaire adoucit ses austères principes, l’autorité du chef est celle d’un père, d’un ami, dont les ordres sont devancés avant même que d’être formulés.

Mais durant ces croisières aériennes où les dixièmes de seconde ont une valeur pour donner et parer les coups, à des vitesses qui peuvent atteindre près de 400 kilomètres, pendant ces centaines et ces centaines d’heures où le pilote s’isole, face à face avec lui-même « seul maître à son bord après Dieu, » la machine humaine s’épuise à son propre détriment. La vie et la mort perdent tout prix : nos yeux de carnassiers étincelants d’une haine atroce à la vue de l’ennemi descendu en flammes, torche vivante sacrifiée à la Patrie et à notre soif de vengeance, conservent une apparente indifférence devant le camarade le plus cher brusquement abattu. La bête primitive et sans cesse excitée triomphe à chaque minute, étouffant la flamme divine. Chasseurs traqués à leur tour cependant, exécuteurs condamnés eux-mêmes selon l’éternelle loi du sang, une implacable Némésis les poursuit. Accident ou combat, les plus valeureux sont immolés peu à peu au mirage du vol, à la poursuite de leur sanglante chimère, et l’épuisement physique a tôt fait d’arrêter ceux qui survivent.

Les transports extrêmes où ils se laissent si facilement entraîner ne sont-ils pas aussi la conséquence des tempéraments spéciaux et vigoureusement affirmés qu’exige leur carrière de chasseurs d’hommes et des dépressions auxquelles fatalement elle les condamne ? Le duel aérien, en vue duquel ils sont sélectionnés, nourris, dirait-on, comme les gladiateurs antiques, les animaux féroces des cirques romains, développe en eux l’individualisme le plus absolu en même temps que les surmène l’altitude. Aux prises avec des difficultés sans nombre, obligés à ne jamais compter que sur eux-mêmes, énervés d’angoisses incessantes, excusez-vous désormais leur nature indomptable et emportée, cette insouciance enfantine, leur trait dominant, ces transes, ces superstitions, ces crises d’abattement succédant aux accès d’une fougue insensée, qui terrassent les plus forts ?

A s’élancer toujours plus haut et tenter l’infini, l’Idéal qui les soutient les emporte avec lui. Que peuvent être les combats, les champs de bataille de la terre, jonchés des réalités brutales du carnage, contre ces plaines irréelles, au travers desquelles ils évoluent, soldats fantômes précipités les uns contre les autres comme les anges et les démons aux premiers temps de la Genèse ? La mort elle-même, quand elle y choisit ses victimes, s’entoure d’une pompe auguste et mystérieuse. Nul ne sait jamais quelles angoisses précédèrent sa venue, le sursaut révolté de leur jeunesse ardente contre son étreinte glacée, le dernier spasme de leur agonie. Nul ami pour soutenir dans ses bras le pilote défaillant, recueillir sa dernière pensée, le dernier nom que peut-être murmuraient ses lèvres. Là-haut, quelque part, au fond de l’horizon bleuté, loin du regard des hommes, le drame s’est étouffé : en plein ciel de lumière, dans le sillon d’azur creusé par l’étrave de sa nef légère un marin de plus est englouti, dont les bas-fonds terrestres ne recueilleront que des débris volatilisés par l’effroyable chute, des cendres consumées par l’incendie. Jalouses de leurs fidèles, les mers aériennes gardent pour elles leurs âmes et leurs dépouilles : les charniers anonymes des soirs de carnage ne sont jamais pour eux...

Les faveurs de la gloire qui paye seule notre courage, sont soumises comme notre existence aux plus hasardeuses fluctuations. Chefs et camarades, différents secteurs d’attaque, moteurs et appareils, autant de facteurs essentiels du succès et tributaires pourtant de l’aveugle Destin. Mais en miroitant à nos yeux, comme un appât toujours offert à nos convoitises, la fortune ajoute un plus grand prix à notre vie par l’incertitude où elle la maintient. Demain verra peut-être l’aurore d’un jour plus héroïque encore. Une espérance, une flamme sans cesse renouvelée, cautérisent aussitôt les plus cruelles déceptions. Les jours s’enfuient dans la préparation fiévreuse, l’attente de l’étincelant mirage, qui laisse à peine le temps d’en goûter le charme.

Elle en devient chaque jour plus ensorcelante, cette carrière qu’on ne saurait imaginer plus belle ni plus féconde, à laquelle nous nous adonnons entièrement, sans souci des nostalgies futures. Ne gardera-t-il pas nos âmes désormais grisées, ce limpide ciel de France, auquel notre magique épopée aura rendu sa primitive pureté un instant ternie par les fumées des batailles, l’éclat des shrapnels, le vol des sinistres oiseaux noirs ?


23 mars.

Chaque heure qui passe apporte depuis trois jours de déconcertantes nouvelles comme jadis, au temps de la Marne tragique.

Nous commencions à douter de leur kolossale offensive lorsque dans la nuit d’avant-hier une canonnade formidable droit au Nord vers Saint-Quentin ébranla les baraques et nous éveilla : l’instant fatal était arrivé. Maintenant le bombardement s’accroît et sur les routes défilent sans arrêt les lourds T. M. transportant divisions sur divisions.

Tout à l’heure au bureau du groupe, avant de partir rendre en hâte les derniers honneurs à un infortuné camarade, je lis par-dessus l’épaule du téléphoniste, le message qu’il transcrit : « Depuis huit heures ce matin, de quinze minutes en quinze minutes, un obus tombe sur Paris... » J’avoue m’être assuré que le malheureux, hébété de fatigue, ne s’était point endormi !

Vers le soir, notre patrouille prend le départ pour reconnaître les abords de la forêt de Saint-Gobain où l’on suppose camouflée la pièce, si pièce il y a, qui tire sur la capitale. Mon moteur refusant de se mettre en route, je m’envole une demi-heure plus tard. Les bords de l’Oise, puis du canal de la Somme, Chauny, Jussy, Ham sont marqués par une succession d’incendies et les villages de cette infortunée contrée que j’ai déjà vus flamber en septembre 1914 brûlent pour la seconde fois. La dernière chaumière de France grillera-t-elle à nos yeux sans que soit vaincue cette race maudite ?

A part une violente canonnade terrestre, rien à signaler, aucune activité aérienne. Déjà, je survole Soissons regagnant notre terrain, lorsqu’un pressentiment soudain me fait virer de bord et pointer à toute vitesse droit vers Guiscard comme si d’instinct j’y flairais quelque gibier. Un camarade me suit, rallié par hasard dans les nues, bientôt époumonné de cette course endiablée et forcé d’abandonner la charge. Déjà, le soir s’étend paisible et rouge ; au sol, la brume scintille de la lueur des canons et des incendies. Une dizaine de kilomètres en avant, non loin de Ham, voici un imperceptible point noir. Il faut notre regard exercé et la certitude qui m’anime pour le découvrir aussitôt et presque avant de l’apercevoir y reconnaître à coup sûr un ennemi.

Personne à 5 000 autour de moi, personne dans les sphères moins élevées, pas un rival à me disputer cette proie magnifique dans la portion d’espace que j’embrasse d’un coup d’œil rapide.

L’appareil avance très bas, inconscient, dirait-on, de s’aventurer seul à découvert en plein territoire de France. Son audace témoigne-t-elle d’une ignorance absolue des nouvelles lignes ou plutôt d’une mission particulièrement urgente à remplir dont il importe doublement alors d’entraver la réussite ? Notre D. C. A. [8] sidérée, croirait-on, n’a pas même tiré un shrapnel d’alarme. Je donnerais des années de vie pour l’intensité des secondes qui passent, dont sous mon bonnet les artères gonflées battent la cadence. Maintenant se précisent et sa forme et ses couleurs. C’est un Albatros, la queue en pelle en fait foi, de dimensions inusitées, les croix noires bordées blanc se détachent d’une peinture marron. On le sent aussi pesant, aussi lent surtout que mon Spad peut être foudroyant dans chacune de ses évolutions... Il passe Guiscard, prend la route de Noyon... Laissons-le s’enhardir ! Quelle fortune inouïe cependant ! 3 000 mètres au-dessus de lui, irisé par le soleil, estompé par la brume, je lui suis totalement invisible... Et toujours personne... Je ne tirerai qu’à quelques mètres. « Tu entends : tu ne tireras qu’à quelques mètres... » Instruit par l’expérience et les conseils des « As, » je sais la manœuvre exacte : le résultat est mathématique...

La plongée... brutalement... tête en bas... Il semble que ce soit lui qui remonte au contraire vers moi comme un énorme têtard venu des profondeurs de l’onde respirer à la surface… je coupe sa ligne de vol loin en arrière... Maintenant il passe au-dessus de ma tête, diminue aussi vite qu’il grossissait la seconde d’avant... Je redresse, puis le moteur plein gaz à fond, ajouté à l’élan formidable de la chute et un bond d’ascenseur express me hisse d’un seul coup sous son ventre livide... Ma vitesse est telle, en un éclair plus rapide qu’aucune pensée qu’il devient à nouveau si énorme, si proche que je crois le couper en deux... « Tu ne tireras qu’à quelques mètres... » Serment terrible ! je me raidis de toute ma volonté pour ne pas succomber à la tentation... Le voilà deux ou trois fois plus gros que mon Spad... sa coque à elle seule remplit le viseur...

Tac !... tac !...

Deux coups !... Arrêt... Le petit levier de la mitrailleuse reste en l’air... De ma main gauche, j’empoigne la direction ; de la droite, passée hors du capot, j’assène de furieux coups de poing sur le levier récalcitrant... je suis à quelques mètres sous le ventre de l’adversaire toujours ignorant de ma présence. Il me faut louvoyer pour ne pas gagner de vitesse, maintenir nos distances sans éveiller l’attention du pilote ni de son mitrailleur ! Deux Allemands détestés sont là dans leur mécanique endiablée à toucher ma tête, qu’il suffirait d’une dizaine de cartouches peut-être, pour envoyer en bas, et ces dix cartouches-là, je ne les aurai pas ! Une fureur sans nom bouillonne dans mes veines, je tire et tape à la fois sur le levier, le secoue en tous sens, soulevé de mon siège par l’effort… Des moments passent longs comme des heures… L’albatros va regagner ses lignes… Le pare-brise éclate sous les coups ; mon gant se déchire ; je tape, je tape, je tape de mon poing nu et sanglant… Rien !…

À l’atterrissage mon mécanicien, le sergent armurier et ses aides convoqués aussitôt dans une tempête d’imprécations travaillèrent vingt minutes à démonter le bloc culasse de mitrailleuse, tant il était coincé ! Une rupture d’étui à la seconde cartouche avait provoqué le plus dur des enrayages !

Au cours de ces récits je me suis plu à insister à dessein sur les émotions des combats interrompus pour de futiles raisons. Ils impriment dans l’âme d’impérissables rancœurs et jetteront plus de lumière sur notre carrière de chasseurs d’hommes dont les fugitifs triomphes sont payés de si amers déboires. La banale rencontre où s’affirme votre supériorité, où l’ennemi s’effondre ou prend la fuite dès les premières cartouches, où votre mitrailleuse défile sans hésiter ses rafales de balles ne laisse que peu d’impressions : n’a-t-on pas coutume de dire que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ! Le délicat mécanisme des mitrailleuses, de leurs appareils de commande et d’alimentation, à l’entretien desquelles nos mécaniciens et nous passions cependant de longues journées, sauvèrent, hélas ! la vie d’un grand nombre d’ennemis.

Dans notre arme, l’adversité essouffle les faibles, mais doit stimuler les forts. Que doivent seulement penser du fond de leur tombe tous ceux que je me suis juré de venger, dont chaque jour s’accroît la liste sans que grossisse le nombre des victimes à leur offrir ?


MON DERNIER VOL.


Hôpital. — Printemps 1918.

Autour de l’hôpital, des collines boisées abaissent vers l’Oise assoupie au fond de sa vallée leurs luxuriantes frondaisons ; là-bas en face, la forêt d’Halatte ferme l’horizon de ses croupes imposantes et sombres ; à l’Est grondent sans répit des rumeurs de bataille. Etendu sur ma chaise longue, dominant le paysage, le bras droit emmaillotté et lié sur la poitrine,


Je me souviens
Des jours anciens...


Ce matin-là, un dimanche d’avril, la brume s’alourdissait trop épaisse encore pour permettre de voler, déclarait mon compagnon de chambre [9], et je m’étais rendormi, lorsqu’un rayon de soleil, filtrant par la croisée ouverte, d’un bond nous dressa hors du lit. Au dehors, de larges éclaircies déchirent le ciel en désordre ; déjà notre chef s’impatiente, tandis qu’aux bords de leurs nids nos oiseaux silencieux attendent l’heure de l’envol. « La mitrailleuse est nettoyée, la bande rechargée, Aubrv ? — Hier elle exécuta un magnifique tir d’essai. — Armez. » Mon mécanicien s’empresse... Pourquoi le levier d’armement ne retomba-t-il pas à fond ?... « Vous conduirez la patrouille, « Frégeo, » interrompt le lieutenant. — « Entendu ! Montdidier, Noyon, voulez-vous ? » Les camarades accourent, la confiance et la joie plein les yeux : « Tu mènes ? — Pas trop vite, mon moteur a perdu cent tours. — Alors, c’est le grand jour ? On bourre ? — En route, bavards ! » Du poste de commandement un téléphoniste fait irruption : « Trois Albatros signalés à 4 000 sur Montdidier... »

Les huit moteurs ronflent, les pilotes enjambent leurs carlingues, les As de l’escadrille roulent vers la ligne de départ ; tous des acrobates, des tireurs de classe, des jeunes qui en « veulent » et qui, au cours d’un combat, n’abandonneront pas le camarade mal engagé. Quelle confiance inspire pareille équipe !...

Vous étiez là, derrière moi, l’un à droite, l’autre à gauche, Marie, le chasseur à pied au regard intrépide, et vous, Stone, compagnon taciturne, mais assoiffé de victoires, accouru de ces lointains rivages qu’éclaire une symbolique statue de la Liberté !...

Au-dessus du terrain, la patrouille se forme en triangle, et, rapaces faméliques de proies humaines, pareils à ces vols de migrateurs au col perpétuellement tendu vers l’horizon, droit vers l’Est, nos ailes se déploient. Une ardeur sacrée hâte l’essor de nos oiseaux, les allonge sur les nues. Les mille mètres s’escaladent après les mille mètres. Jamais formation ne fut plus ordonnée ni plus serrée. Pour ceux de la terre qui d’aventure remarquent ces points brillants de la voûte céleste, nous semblons sans doute quelque nouvelle et fugitive constellation, présage étrange de ces époques troublées.

Montdidier ! Trois Fritz en effet piquent vers Roye à notre approche. J’essaie ma mitrailleuse, elle ne tire que coup par coup. A chaque cartouche il faut rabattre le petit levier. Une fatalité inouïe nie poursuit donc toujours ! Trop tard maintenant pour reculer ! Manquerai-je l’occasion de mener au combat une équipe de tels hommes ? Que penseraient-ils de moi ? Puis le ciel est si limpide désormais ! Quelques balles à tirer et ma mitrailleuse marchera... En avant !

Roye ! les Boches se sont évanouis, nous demeurons maîtres du firmament. Ombre du grand Guynemer, tu veilles toujours en ces parages. Dix-huit mois sont passés depuis ce matin de septembre où le héros légendaire abattait ici à mes yeux deux ennemis en flammes.

Lassigny ! rien encore. D’une aile sur l’autre, tout doucement, chacun de nous se balance interrogeant le zénith, scrutant l’horizon, fouillant les moindres replis du sol. Rien ! pas même un coup de canon qui secoue notre ennui.

Au loin, vers Noyon, une dizaine de points noirs mouchètent le bleu de l’azur : des Spad sans doute ? — Brusquement les virgules blanches des shrapnels français éclatent au milieu d’eux et déjà nous reconnaissons les croix noires et les museaux pointus d’une équipe d’albatros. La voici donc enfin, cette rencontre de patrouilles dont nous rêvons depuis des mois ! Comment espérer plus magnifique concours de circonstances ni plus grande rage de vaincre au-dessus de cette terre de France profanée par la marée ennemie ?

Autour de moi mes équipiers se groupent, leurs cocardes tricolores m’encadrent de toutes parts, ici un tel et là tel autre. Et ma mitrailleuse qui s’entête à ne pas marcher !... Trop tard encore une fois ! Chef d’une heure, je n’abandonnerai pas mon poste devant le danger, au risque de semer le désordre parmi la formation dont je suis responsable et de priver mes camarades d’un centre de ralliement près duquel ils se regrouperont tour à tour. Puis, faute impardonnable, n’avons-nous pas omis de designer celui qui prendrait le commandement au cas où je serais obligé de me retirer. Déjà la fusillade crépite et tout à la joie du combat qui s’annonce, j’en oublie cette arme damnée. Traçantes et incendiaires s’entrecroisent comme des pluies d’étoiles, mêlent leurs sillons fumeux au milieu d’une sarabande effrénée : près de vingt appareils tourbillonnent en rond cherchant à s’atteindre par derrière, à se survoler les uns les autres. En un instant le désordre est indescriptible : à mes côtés passe le gouvernail d’un Spad, sur ma tête glisse le ventre livide d’un Fritz. Voici un camarade serré de près ; son assaillant coupe ma ligne de mire. Hélas ! toujours une seule cartouche. Français, Allemands plongent ou se dressent « en chandelle, » ce ne sont qu’avions virevoltant dans les positions les plus excentriques. Les lourds albatros aux queues en pelle vrillent à la verticale, leurs adversaires légers se retournent sur le côté. Certains simulent être touchés à mort, se dégagent et recommencent le combat.

L’ennemi témoigne d’un allant inaccoutumé et donne l’impression de fauves sournois, mais résolus, qui cherchent à mordre ; les nôtres se multiplient : « Hardi, mes équipiers ! » A chaque seconde des appareils se frôlent ou menacent de se couper en deux. Brusquement un Spad s’engouffre devant moi à une vitesse insensée : les ailes s’arrachent du fuselage et tout vole en éclats ; seul un lambeau de cocarde tricolore s’attarde comme une feuille morte à travers l’espace... Déjà un ami à venger !

Au fond du remous qui s’est naturellement formé nous nous retrouvons trois Boches et moi. L’un d’eux s’acharne et ses camarades le laissent travailler ; il paraît plus puissant, admirablement camouflé mauve et vert, les « culbuteurs » de son Mercedes et ses deux mitrailleuses étincellent au soleil. On dirait le chef de patrouille, lui aussi. A nous deux maintenant ! Une fureur de destruction nous enflamme l’un et l’autre ; lui ou moi, l’un de nous sera forcément abattu tout à l’heure. Les passes se succèdent parallèlement, sans qu’il soit possible de tirer et nous montons sans arriver à nous dominer. J’ai l’impression de jouer ma vie et m’amuse comme sur notre terrain, aussi insouciant que s’il s’agissait de quelque exercice d’entrainement, plus rageur cependant et préoccupé de la précision des mouvements ; la plus légère faute m’exposerait à son feu. Le moteur « gaze » à fond, les manomètres sont bons et mon oiseau est si souple, si nerveux à manœuvrer ! nous nous croisons et recroisons a une largeur d’aile, puis chacun vire et le manège recommence. Un sauvage rictus de haine contracte sa face à lui aussi. Par deux fois un quart de vrille brutal me place juste derrière lui. Le regard rivé au colimateur, je le centre à l’intersection des traits avec une scrupuleuse attention. Chien maudit, si j’avais la chance de te descendre en une seule balle, ou mieux de couper tes gouvernails avec mon hélice !...

Tac...

Quelque chose de brillant a passé avec un bruit mat, de mon poignet des éclairs blanchâtres jaillissent, dirait-on, et voilà ma main droite tendue sur le « manche à balai » qui tombe inerte, demi-séparée du bras. Encore inconscient, d’un geste plus prompt que la pensée, je la saisis de la main gauche et la remonte à son poste. Mais une douleur infernale me fait brusquement tout comprendre et mesurer l’étendue du désastre. Un coup de massue asséné à toute volée serait moins atroce. Sur la chair à vif, de l’essence, venue d’on ne sait où, coule à flots embrasant la déchirure. Je regarde la main, elle ne tient plus que par un trou entouré de deux fils de peau ; du poignet ressort un tendon blanc coupé, le sang gicle au fond de la carlingue jusque sur mes pieds. La souffrance est si horrible que je souhaiterais mourir, tout au moins m’évanouir. Hélas ! le mal suraigu hypertrophie au contraire à leur paroxysme les facultés tant physiques que cérébrales. Ma main droite... coupée... amputée... est-ce possible ?

La réalité brutale se dégage peu à peu sous sa lumière crue et sa fatalité m’accable. Ce Fritz ensorcelé a donc réussi la plus difficile des corrections de tir, celle à angle droit !

L’avion cependant n’obéit plus. Ses commandes sont sans doute coupées à lui aussi ; couché sur le flanc, il descend en glissade sur l’aile. Côté français, côté boche ? Nous étions au moins à trois kilomètres chez eux. Je frissonne d’une nouvelle épouvante à la pensée de retomber une seconde fois prisonnier. Côté français, grâce au ciel ! Voici là-bas Noyon et l’Oise. Dans mes pires séances d’acrobaties, jamais je n’ai gardé le souvenir d’une dégringolade plus excentrique. Tassé contre le bord de la carlingue, je serais infailliblement « vidé, » n’étaient les bretelles qui me retiennent. Je m’efforce d’agir, les pieds arc-boutés sur le gouvernail, le manche à balai coincé contre le coude, — la main gauche, d’instinct, coupe robinets et contacts électriques, — impossible de redresser. En bas, l’écrasement est fatal ! Qu’importe, si c’en est fini de cette abominable torture ?

Et voilà qu’en films électriques repassent à mes yeux, depuis les plus tendres années, ma vie active d’avant, quand je l’avais encore, inconscient de mon bonheur. Toutes ces poignées d’engins sportifs que j’ai tant aimé à manier, tous ces volants de direction, symboles de vitesse et de jeunesse, d’espaces largement ouverts devant soi, il me semble les toucher, les tordre dans mes mains. A chaque bonheur passé, contrastant avec les infortunes à venir, mon imagination surexcitée s’attarde en implacables tableaux… Voici maintenant les visions de l’existence ratatinée d’amputé qui m’attend sans elle : l’infirme, incapable seul d’un effort et si à part parmi les autres, les routes du ciel et de la terre désormais fermées. Et le heurt du crochet d’acier à l’extrémité du bras mutilé, sonne déjà à mes oreilles. Oh ! non ! est-ce possible ? Mieux vaut mille fois y rester ; en finir à jamais ! Ma main droite amputée !... Un monde d’images, une révolte furieuse bouillonnent dans ma cervelle en fusion ! « Ecrase-nous, machine funeste !... » Les événements servent mes vœux, l’avion que rien ne gouverne continue son abattée : un moment et tout sera terminé. Qu’importe ! combien de fois me suis-je juré à moi-même de mourir là-haut plutôt que d’y subir quelque atroce destin. D’autres payèrent d’exemple et devant l’incendie qui menaçait de les dévorer, des camarades ne se sont-ils pas achevés d’une balle de revolver ? De minute en minute, l’infernal supplice s’accroit, la brûlante morsure de l’essence cautérise les nerfs à vif et me tord de douleur dans la carlingue. Je n’aurais même plus la force de piloter ! La terre approche, dont s’affirment les détails ; toujours couché sur le flanc, l’avion glisse éperdu. « Vite ! plus vite ! mon Dieu, dans un instant je vais paraître devant vous. Pitié ! vous qui savez mon martyre !... »

Que se passa-t-il ? L’instinct de la conservation imposa-t-il seul son suprême commandement ? Plus encore, cette agonie en apparence interminable qui laissait à la pensée tout son temps, jointe à la terreur de quelque nouvelle et grave blessure et non d’une fin brutale, ébranlèrent-elles ma volonté d’en finir ? Intervinrent-ils aussi, les invisibles protecteurs vers lesquels, instinctivement, je jetais un appel désespéré, gagné, malgré moi, d’épouvante devant cette ingouvernable machine ?

Dominant souffrances et angoisses par un furieux sursaut de tout mon être, raidi une dernière fois sur les commandes, je me débats pour vivre. Peu à peu le miracle s’accomplit, l’appareil se redresse. Une coulée de champs creusés de tranchées s’offre comme point d’atterrissage. « Retirons nos lunettes ; le capotage est certain. » Un suprême effort, et mon oiseau à plat cherche à se poser ; choc effroyable, projeté en avant, les bretelles me retiennent en arrière prisonnier sous la carlingue renversée. A gauche filtre un rayon de lumière, juste un orifice où se glisser. Impossible de décrocher la courroie, la boucle ne veut pas sauter ; me voici étranglé ; enfin, par l’ouverture minuscule, j’arrive à me faufiler. La main suit, sans qu’il soit nécessaire de prendre appui aux deux os qui pointent en fourchette hors du bras, et sur les chers sillons de France, près de mon oiseau mort, brisé, sanglant, mes rêves et ma carrière anéantis pour toujours cette fois, je me suis étendu...

………………………..

Des artilleurs accoururent tout frémissants de notre bataille aérienne dont anxieusement ils suivaient les péripéties, et, quelques heures plus tard, transporté à l’hôpital, je m’abîmais dans le nirvana du chloroforme.

La patience et le dévouement d’un praticien de talent, le docteur Laurence, dont le souvenir restera attaché à ma vie, sauvèrent ma main de l’amputation, après des semaines d’incertitude. Privée de mouvements, elle dort désormais sur ma poitrine, comme l’aile repliée d’un oiseau blessé.

Une vie nouvelle commença pour moi à laquelle jamais ne s’était arrêtée ma pensée. Je mesurai les interminables nuits sans sommeil, coupées par les râles des mourants, les gémissements et les appels des blessés, où l’on guette impatiemment le jour, et les jours plus pesants parfois où l’on espère à nouveau la nuit. Je connus l’abattement de la fièvre, la désespérance de la guérison, l’attente angoissée de l’infirmière, au matin dans la salle, ange blanc perpétuellement penchée sur nos souffrances, seul rayon de lumière de ces douloureux asiles.

Indéfiniment, je revécus les péripéties de notre dernier combat sur lequel mes camarades m’apportèrent d’autres détails et quelques reliques de l’oiseau défunt. Ni Marie ni Stone ne revinrent jamais ; l’appareil de l’un éclata en l’air, l’autre fut aperçu tombant en flammes ; deux ennemis le suivirent au fond de cette vaste sépulture toujours ouverte sous nos ailes. Jusqu’à Roye l’Allemand fut refoulé, et le reste de la patrouille, — ils n’étaient plus que cinq, — resta maître du champ de bataille. Ils me dirent leur angoisse, quand ils se comptèrent, leur morne retour, l’anxiété des mécaniciens espérant tout le jour les pilotes disparus, les tentes ouvertes et animées le lendemain, à l’heure de la sortie, et celles des trois « manquants » silencieuses et closes comme des tombeaux.

Une seule balle, dont mon mécanicien releva la trace, une malheureuse balle perdue, — française ou boche, — tirée par ceux qui se battaient au-dessus de nos têtes, peut-être même pour me dégager, traversa une aile, broya mon poignet, coupa le gouvernail, creva le réservoir d’essence.

Le Fritz, mon adversaire, n’y fut donc pour rien.

Pour moi, mesurant les conséquences de ma blessure au point de vue des services que j’aurais continué de rendre, un instant j’eus le regret de m’être entêté dans une rencontre à laquelle ma mitrailleuse déréglée interdisait toute participation efficace et faisait illusion à mes camarades sur la valeur de mon appui. Devant la mort de Stone et de Marie, ce doute s’évanouit. Mon sacrifice me parut moins inutile, moins cuisante la douleur de ne plus combattre. Jusqu’au bout, ils auront pu se regrouper autour de leur chef de file, et, avant de s’engloutir, le reconnaître toujours présent parmi eux.

Condamné désormais à une mortelle inaction, seule la lecture des communiqués m’apprend les exploits des hardis compagnons de jadis, tandis que passent sur ma tête leurs légers essaims et que résonne au lointain le canon d’offensives où se jouent les destinées de la France.


Lieutenant R. DE LA FRÉGOLIÈRE.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1917.
  2. S-L ». de Guingand, tué en septénaire 1918.
  3. Mitrailleuse allemande.
  4. Adjudant G. Triboulet.
  5. L’adjudant A. Courtois.
  6. Looping sur le côté.
  7. Artillerie anti-aérienne.
  8. Défense contre aéronefs.
  9. Sous-Lieutenant Decugis, tué trois mois plus tard.