Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 87-94).

VIII

LA LOI DE LA VIANDE


Le développement du louveteau fut rapide. Après deux jours de repos, il s’aventura à nouveau hors de la caverne. Il rencontra, dans cette sortie, la jeune belette dont il avait, avec la louve, mangé la mère. Il la tua et la mangea. Il ne se perdit pas, cette fois, et, lorsqu’il se sentit fatigué, s’en revint à la tanière, par le même chemin, pour y dormir. Chaque jour, désormais, le vit dehors, à rôder et élargissant le cercle de ses courses.

Il commença à mesurer plus exactement le rapport de sa force et de sa faiblesse, et connut quand il convenait d’être hardi, quand il était utile d’être prudent. Il décida que la prudence devait être de règle générale, sauf quand il était sûr du succès. Auquel cas il pouvait s’abandonner à ses impulsions combatives.

Sa fureur s’éveillait et il devenait un vrai démon, dès qu’il avait le malheur de tomber sur un ptarmigan. S’il rencontrait un écureuil jacassant en l’air, sur un sapin, il ne manquait pas de lui répondre par une bordée d’injures, à sa façon. La vue d’un oiseau-des-élans poussait sa colère au paroxysme, car il n’avait jamais oublié le coup de bec qu’il avait reçu sur le nez, d’un de ces oiseaux. Il se souvenait aussi du faucon et, dès qu’une ombre mouvante passait dans le ciel, il courait se blottir sous le plus proche buisson.

Mais une époque arriva où ces divers épouvantails cessèrent de l’effrayer. Ce fut quand il sentit que lui-même était pour eux un danger. Sans plus ramper et se traîner sur le sol, il prenait déjà l’allure oblique et furtive de sa mère, ce glissement rapide et déconcertant, à peine perceptible, presque immatériel.

Les poussins du ptarmigan et la jeune belette avaient été ses premiers meurtres, la première satisfaction de son désir de chair vivante. Ce désir et l’instinct de tuer s’accrurent de jour en jour, et sa colère grandit contre l’écureuil, dont le bavardage volubile prévenait de son approche toutes les autres bêtes. Mais, de même que les oiseaux s’envolent dans l’air, les écureuils grimpent sur les arbres, et le louveteau ne pouvait rien contre eux que de tenter de les surprendre lorsqu’ils sont posés sur le sol.

Le louveteau éprouvait pour sa mère un respect considérable. Elle était savante à capturer la viande et jamais elle ne manquait de lui en apporter sa part. De plus elle n’avait peur de rien. Il ne se rendait pas compte qu’elle avait plus appris et en connaissait plus que lui, d’où sa plus grande bravoure, et ne voyait que la puissance supérieure qui était en elle. Elle le forçait aussi à l’obéissance et, plus il prenait de l’âge, moins elle était patiente envers lui. Aux coups de nez et aux coups de pattes avaient succédé de cuisantes morsures. Et pour cela encore, il la respectait.

Une troisième famine revint, qui fut particulièrement dure, et le louveteau connut à nouveau, cette fois avec une conscience plus nette, l’aiguillon de la faim. La louve chassait sans discontinuer, quêtant partout un gibier qu’elle ne trouvait pas, et souvent ne rentrait même pas dormir dans la caverne.

Le louveteau chassait comme elle, en mortelle angoisse, et lui non plus ne trouvait rien. Mais cette détresse contribuait à développer son esprit et il grandit en science et en sagesse. Il observa de plus près les habitudes de l’écureuil et s’appliqua à courir sur lui, plus prestement, pour s’en saisir. Il étudia les mœurs des souris-des-bois et s’exerça à creuser le sol avec ses griffes, afin de les tirer de leurs trous. L’ombre même du faucon ne le fit plus fuir sous les taillis. Assis sur son derrière, en terrain découvert, il allait même, dans son désespoir, jusqu’à provoquer l’oiseau redoutable qu’il voyait planer dans le ciel. Car il savait que là-haut, dans le bleu, c’était de la viande qui flottait, de cette viande que réclamaient si intensément ses entrailles. Mais le faucon dédaigneux refusait de venir livrer bataille au louveteau, qui s’en allait en gémissant, de désappointement et de faim.

La famine, un jour, se termina. La louve apporta de la chair au logis. Une chair singulière et différente de la chair coutumière. C’était un petit de lynx, de l’âge approximatif du louveteau, mais un peu moins grand. Il était tout entier pour lui. La louve, il l’ignorait, avait déjà satisfait sa faim en dévorant tout le reste de la portée. Il ne savait pas non plus tout ce qu’il y avait, dans cet acte, de désespéré. La seule chose qui l’intéressait était la satisfaction de son estomac, et chaque bouchée du petit lynx, qu’il avalait, augmentait son contentement.

Un estomac plein incite au repos et le louveteau, étendu dans la caverne, s’endormit contre sa mère. Un grondement de la louve, tel qu’il n’en avait encore ouï de semblable, le réveilla en sursaut. Jamais, peut-être, elle n’en avait, dans sa vie, poussé d’aussi terrible. Car, elle, elle savait bien que l’on ne dépouille pas impunément une tanière de lynx. La mère-lynx arrivait. Le louveteau la vit, dans la pleine lumière de l’après-midi, accroupie à l’entrée de la caverne.

Sa fourrure, à cette vue, se souleva, puis retomba le long de son échine. Point n’était ici besoin d’instinct, ni de raisonnement. Le cri de rage de l’intruse, commencé en sourd grognement, puis s’enflant tout à coup en un horrifique hurlement, disait clairement le danger. Le louveteau, pourtant, sentit en lui bouillonner le prodige de la vie. Il se dressa sur son séant et se rangea aux côtés de sa mère, en grondant vaillamment. Mais elle le rejeta loin d’elle, en arrière, avec mépris.

La mère-lynx ne pouvait bondir, le boyau d’entrée de la caverne étant trop bas et trop étroit. Elle s’avança, en rampant, prête à s’élancer dès qu’il lui serait loisible. Mais alors la louve s’abattit sur elle et la terrassa.

Le louveteau ne distinguait pas grand chose de la bataille. Les deux bêtes grondaient, crachaient, hurlaient et s’entredéchiraient. Le lynx combattait des griffes et des dents ; la louve n’usait que de ses dents. Le louveteau, profitant d’un moment propice, s’élança, lui aussi, et enfonça ses crocs dans une des pattes de derrière du lynx. Il s’y suspendit en grognant et, sans qu’il s’en rendît compte, il paralysa par son poids les mouvements de cette patte, apportant ainsi à sa mère une aide appréciable. Un virement du combat, entre les deux adversaires, le refoula et lui fit lâcher prise.

L’instant d’après, mère-louve et mère-lynx étaient séparées. Avant qu’elles ne se ruassent à nouveau l’une contre l’autre, le lynx frappa le louveteau d’un coup de sa large patte de devant, qui lui lacéra l’épaule jusqu’à l’os et l’envoya rouler contre le mur de la caverne. Ses cris aigus et ses hurlements plaintifs s’ajoutèrent au vacarme des rugissements.

Il avait cessé de gémir que la lutte durait encore. Il eut le temps d’être repris d’un second accès de bravoure et la bataille, en se terminant, le retrouva rageusement pendu à la patte de derrière du lynx.

Celui-ci avait succombé. La louve était, pour sa part, fort mal en point. Elle tenta de caresser le louveteau et de lécher son épaule blessée. Mais le sang qu’elle avait perdu avait à ce point épuisé ses forces qu’elle demeura, tout un jour et toute une nuit, étendue sur le corps de son ennemi, sans pouvoir faire un mouvement et respirant à peine. Pendant une semaine entière, elle ne quitta point la tanière, sauf pour aller boire, et sa marche était lente et pénible. Le lynx, au bout de ce temps, était complètement dévoré, et les blessures de la louve assez cicatrisées pour lui permettre de courir à nouveau le gibier.

L’épaule du louveteau demeurait encore raide et endolorie et, durant quelque temps, il boita. Mais le monde, désormais, lui paraissait autre. Depuis la bataille avec le lynx, sa confiance en lui-même s’était accrue. Il avait mordu dans un ennemi, en apparence plus puissant que lui, et avait survécu. Son allure en était devenue plus hardie. Quoique la terreur mystérieuse de l’Inconnu, toujours intangible et menaçante, continuât à peser sur lui, beaucoup de sa timidité avait disparu.

Il commença à accompagner sa mère dans ses chasses et à y jouer sa partie. Il apprit férocement à tuer et à se nourrir de ce qu’il avait tué. Le monde vivant se partageait pour lui en deux catégories. Dans la première, il y avait lui et sa mère. Dans la seconde, tous les autres êtres qui vivaient et se mouvaient. Ceux-ci se classaient, à leur tour, en deux espèces. Ceux qui, comme lui-même et sa mère, tuaient et mangeaient ; ceux qui ne savaient pas tuer ou tuaient faiblement. De là surgissait la loi suprême. La viande vivait sur la viande, la vie sur la vie. Il y avait les mangeurs et les mangés. La loi était Mange ou sois Mangé.

Sans se la formuler, sans la raisonner, ni y penser même, le louveteau vivait cette loi. Il avait mangé les petits du ptarmigan. Le faucon avait mangé la mère-ptarmigan, puis aurait voulu le manger lui aussi. Devenu plus fort, c’est lui qui avait souhaité manger le faucon. Il avait mangé le petit du lynx et la mère-lynx l’aurait mangé, si elle n’avait pas été elle-même tuée et mangée. À cette loi participaient tous les êtres vivants. La viande dont il se nourrissait, et qui lui était nécessaire pour exister, courait devant lui sur le sol, volait dans les airs, grimpait aux arbres ou se cachait dans la terre. Il fallait se battre avec elle pour la conquérir et, s’il tournait le dos, c’était elle qui courait après lui. Chasseurs et chassés, mangeurs et mangés, chaos de gloutonnerie, sans merci et sans fin, ainsi le louveteau n’eût-il pas manqué de définir le monde, s’il eût été tant soit peu philosophe, à la manière des hommes[1].

Mais la vie et son élan avaient aussi leurs charmes. Développer et faire jouer ses muscles constituait pour le louveteau un plaisir sans fin. Courir sus après une proie était une source d’émotions et de frémissements délicieux. Rage et bataille donnaient de la joie. La terreur même et le mystère de l’Inconnu avaient leur attirance.

Puis toute peine portait en elle sa rémunération, dont la première était celle de l’estomac plein et d’un bon sommeil reposant aux chauds rayons du soleil. Aussi le louveteau ne querellait-il pas la vie, qui dans le fait seul qu’elle existe trouve sa raison d’être, ni l’hostilité ambiante du monde qui l’entourait. Il était plein de sève, très heureux et tout fier de lui-même.


  1. Victor Hugo a écrit :
    « La vie est une joie où le meurtre fourmille
    Et la création se dévore en famille…
    L’onagre est au boa qui glisse et l’enveloppe.
    Le lynx tacheté saute et saisit l’antilope…
    La louve est sur l’agneau, comme l’agneau sur l’herbe…
    Le colibri, sitôt qu’il a faim devient tigre…
    De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore.
    L’ours dans la neige horrible et l’oiseau dans l’aurore.
    C’est l’ivresse et la loi. »

    [La Légende des Siècles, nouvelle série, tome II.] (Note des Traducteurs.)