Croc-Blanc/Chapitre 25

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 251-260).


XXV

LE SOMMEIL DU LOUP


Ce fut à l’époque où les journaux étaient pleins de l’audacieuse évasion de la prison de San-Quentin du célèbre convict Jim Hall. Cet homme avait été créé mauvais et la société ne l’avait pas amélioré. La société est dure, et Jim Hall était un frappant exemple de sa dureté. Elle avait fait de lui une bête, bête humaine sans doute, mais aussi féroce que les pires carnassiers.

Les châtiments n’avaient jamais pu le briser. C’était le seul traitement qu’il avait jamais connu, depuis le temps où, bébé, l’asile de San Francisco l’avait recueilli, tendre argile prête à recevoir la forme qu’on lui donnerait. Il avait fait le mal et, trois fois, on l’avait emprisonné. Plus férocement la société le frappait, et plus indomptable il luttait contre elle. Camisole de force, jeûne et coups de gourdin étaient son lot ordinaire.

Au cours de son troisième emprisonnement, il fut livré à un gardien qui était une bête brute, presque aussi sauvage que lui. Le gardien portait un trousseau de clefs et un revolver. Jim Hall n’avait que ses mains nues et ses dents. C’était à peu près la seule différence qu’il y eût entre eux. Le gardien, mieux armé, en profitait pour persécuter l’homme à son gré. Il le maltraitait et mentait, sur lui, à ses chefs. Jim Hall bondit un jour sur son bourreau et, le prenant au gosier, avec ses dents, tenta de l’égorger, comme eût fait un animal de la jungle.

Cet acte valut à Jim Hall d’être enfermé dans la cellule des incorrigibles. Il y vécut désormais, sans la quitter jamais. Le plafond, les murs, le plancher étaient de fer. Jamais il ne voyait le ciel ni le soleil. Le jour n’était qu’un crépuscule, la nuit qu’un noir silence. Il était enseveli vivant, dans une tombe de fer. Pas une face humaine n’apparaissait plus à ses yeux ; il n’entendait plus une parole. Lorsqu’on lui jetait sa nourriture, il grondait comme une bête en cage. Durant des jours et des nuits, il lui arrivait de rugir sa haine à l’univers. Puis, durant des semaines et des mois, il ne faisait plus entendre aucun son, et son âme silencieuse se dévorait elle-même. C’était une sorte d’être monstrueux et terrible, tel qu’en pourrait enfanter le cerveau d’un fou.

Il vécut ainsi durant trois ans. Une nuit enfin, il s’échappa. Le gardien-chef, à cette nouvelle, haussa les épaules et déclara que c’était impossible. Mais la cellule était vide et le corps d’un gardien étranglé gisait en travers de la porte. Deux autres gardiens, qu’il avait pareillement strangulés sans bruit, avec ses mains, marquaient son passage dans les corridors de la prison et son évasion par-dessus le mur d’enceinte.

Nanti des armes enlevées aux trois gardiens, il fuyait, arsenal vivant, à travers monts et vaux, poursuivi par toute la force organisée de la société. Sa tête avait été mise à prix et, dans l’espoir de toucher la prime, des fermiers le traquaient avec des fusils de chasse. Sa mort pourrait payer une gênante hypothèque ou servir à envoyer un fils au collège. Des citadins avaient pris, eux aussi, leur fusil, pour l’amour du bien public. Une meute de chiens féroces suivait sa trace, au sang qui coulait de ses pieds ensanglantés. Et d’autres chiens, chiens policiers qui courent au nom de la loi et sont payés par la société, ne le lâchaient pas non plus, acharnés à sa piste, avec l’aide du téléphone, du télégraphe et de trains spéciaux. Il arrivait parfois que Jim Hall fût rejoint par ses poursuivants. Héroïquement, de part et d’autre, on se faisait face, derrière un fil de fer barbelé. Le lendemain, dans les villes, les gens se délectaient à lire dans leur journal, après déjeuner, les détails de la rencontre. Il y avait eu un mort et tant de blessés. Mais d’autres hommes s’étaient levés, qui avaient repris la poursuite ardente.

Puis, tout à coup, Jim Hall disparut ; vainement les chiens quêtèrent sur sa piste perdue. Jusque dans les vallées les plus lointaines, d’inoffensifs bergers se voyaient mettre la main au collet, par des hommes armés, et étaient contraints de prouver leur identité. Et, simultanément, en une douzaine de flancs de montagnes, les restes du convict étaient soi-disant découverts par des gens avides de toucher la prime du sang.

Les journaux, cependant, étaient lus à Sierra-Vista, avec autant de crainte que d’intérêt. Les femmes n’étaient pas rassurées et vainement le juge Scott affectait de rire de leur terreur, par des « bah ! » répétés. C’était lui qui, dans les derniers jours de son exercice, avait condamné Jim Hall. Du crime qui lui était imputé, pour une fois, Jim Hall était innocent. La police avait, par un procédé dont elle est coutumière, décidé de liquider son compte et machiné sa perte, en produisant de faux témoignages. Le juge Scott, ignorant de la vérité, avait prononcé son arrêt de bonne foi. Mais Jim Hall l’avait cru complice et, lorsqu’il s’entendit condamner à cinquante ans de mort vivante, il se dressa dans la salle d’audience et se mit à hurler sa haine contre celui qui le frappait. Tandis que les policiers le traînaient dehors, il rugit qu’il se vengerait un jour.

Croc-Blanc ne pouvait rien connaître de tout cela. Mais du jour où l’on apprit à Sierra Vista que Jim Hall s’était évadé, il y eut entre le loup-chien et Alice, la femme du maître, un secret. Chaque nuit, après que tout le monde s’en était allé coucher, Alice sortait de sa chambre et faisait entrer Croc-Blanc dans le hall du rez-de-chaussée. Le matin, elle descendait la première et le remettait dehors. Car l’usage n’était point qu’il dormît dans la maison.

Or, une nuit, Croc-Blanc s’éveilla, dans le silence, et, sans bruit, renifla. Le message que l’air lui apporta fut qu’un dieu étranger était présent. Il tendit l’oreille et des bruits étouffés, d’imperceptibles mouvements furent perçus par lui. Il ne gronda pas. Ce n’était pas sa manière. Le dieu étranger apparut, glissant comme une ombre. Plus silencieux encore, Croc-Blanc le suivit. Il avait appris, dans le Wild, quand il chassait de la viande vivante, à ne point se trahir.

Le dieu étranger s’arrêta au pied du grand escalier et écouta. Croc-Blanc, immobile comme s’il était mort, surveillait et attendait. En haut de l’escalier était la chambre du maître et, à côté d’elle, étaient les chambres des autres dieux de la maison, qui formaient le bien le plus cher du maître. Croc-Blanc commença à se hérisser, mais attendit encore. Le pied du dieu étranger s’éleva. Il commençait à monter.

C’est alors que Croc-Blanc frappa. Sans avertissement, selon sa coutume, il lança son corps en avant, comme la pierre d’une fronde, et s’abattit sur le dos du dieu étranger. De ses pattes de devant, il s’accrocha sur ses épaules, tandis qu’il entrait ses crocs dans sa nuque. Le dieu tomba à la renverse et ils s’écrasèrent tous deux sur le plancher.

La maison s’était éveillée, en alarme. Chacun, se penchant sur l’escalier, entendait au bas un bruit pareil à celui que ferait une bataille de démons. Des coups de revolver se mêlaient à des grondements. Une voix d’homme jeta un cri d’horreur et d’angoisse. Puis il y eut un grand fracas de verres brisés et de meubles renversés. Et, rapidement, tout se tut. Seuls, des halètements, semblables à des bulles d’air qui crèvent en sifflant à la surface de l’eau, montaient encore du gouffre obscur. Puis, plus rien.

Weedon Scott tourna un bouton électrique. L’escalier et le hall s’emplirent de lumière. Accompagné du juge Scott, il descendit avec précaution, revolver en main. Mais il n’y avait plus de danger. Parmi le naufrage des meubles renversés et disloqués, étendu sur le côté, cachant du bras son visage, un homme gisait. Weedon Scott se pencha sur lui, déplia son bras et tourna sa face vers la lumière. Par la gorge ouverte la vie s’était enfuie.

— Jim Hall ! dit le juge Scott.

Le père et le fils se regardèrent et se comprirent.

Ils se retournèrent ensuite vers Croc-Blanc. Lui aussi était couché sur le flanc, les yeux clos. Sa paupière se souleva légèrement. Il regarda ceux qui étaient inclinés sur lui et sa queue eut un mouvement, à peine visible, pour saluer son maître. Weedon Scott le caressa et, de son gosier, sortit un ronron reconnaissant. Mais les paupières se refermèrent bientôt et le corps retomba, comme un sac, sur le plancher.

Un chirurgien fut, sur-le-champ, mandé par téléphone. L’aube blanchissait les fenêtres lorsque l’homme de l’art arriva.

— Sincèrement, il a une chance sur mille d’en revenir, prononça-t-il après une heure et demie d’examen. Une patte cassée ; trois côtes brisées, dont une au moins a perforé le poumon ; sans parler de tout son sang qu’il a perdu et de probables lésions internes. Sans doute a-t-il été projeté en l’air. Je passe sur les trois balles qui l’ont traversé de part en part. Une chance sur mille est trop d’optimisme. Il n’en a pas une sur dix mille.

— De cette unique chance rien ne doit être négligé, répliqua le juge Scott. Faites fonctionner, s’il le faut, les rayons X. Tentez n’importe quoi et ne regardez pas à la dépense. Weedon, télégraphiez à San Francisco et mandez le docteur Nichols. Ce n’est pas pour vous offenser, chirurgien… Mais, vous comprenez, tout doit être fait pour lui.

Le chirurgien sourit avec indulgence.

— Je comprends, dit-il. Vous devez le soigner comme un être humain, un enfant malade. Je reviendrai à dix heures. Observez sa température.

Croc-Blanc fut donc admirablement soigné. Quelqu’un ayant proposé d’engager une infirmière professionnelle, les filles de Scott repoussèrent avec indignation cette idée. Si bien que Croc-Blanc gagna la chance sur dix mille, à peine accordée par le chirurgien. Mais celui-ci n’avait jamais soigné que des êtres civilisés, descendant de civilisés, et toute autre était la vitalité de Croc-Blanc, qui venait directement du Wild. Son erreur de jugement ne fut donc pas blâmée.

Ligoté comme un captif, privé de tout mouvement par le plâtre et les pansements, le patient languit cependant, durant des semaines. Il dormait, pendant de longues heures, et toutes sortes de rêves l’agitaient. Les fantômes du passé se levaient devant lui et l’entouraient. Il se revoyait, vivant dans la tanière, avec Kiche, ou rampant, en tremblant, aux pieds de Castor-Gris, pour lui rendre hommage, ou courant, d’une course effrénée, devant Lip-Lip et l’attelage hurlant du traîneau, harcelé par le fouet cinglant de Mit-Sah. Il revivait sa morne existence près de Beauty-Smith et ses anciens combats. On l’entendait gémir et gronder, dans son sommeil, comme s’il luttait encore. Mais le pire de ses cauchemars était de rêver que, couché sous un buisson, il épiait un écureuil, attendant que le petit quadrupède s’aventurât sur le sol. Alors, comme il s’élançait, l’écureuil se transformait soudain en un car électrique qui, menaçant et terrible, énorme comme une montagne, s’avançait sur lui pour l’écraser, hurlant, cliquetant et crachant des étincelles. Ou bien c’était le faucon, planant au ciel, qu’il défiait, et qui se précipitait du haut de l’azur sous la forme encore du car fatal. Retombé dans les mains de Beauty-Smith, les spectateurs, autour de lui, faisaient cercle dans la neige. À l’arrêt, au milieu de la piste, il attendait que la porte de la clôture s’ouvrît et donnât passage à son adversaire. Mais c’était, une fois de plus, le car qui se montrait et qui fonçait droit sur lui.

Quand le dernier pansement eut été enlevé par le chirurgien, en présence de tous les hôtes réunis de Sierra Vista, Croc-Blanc essaya de se lever et de marcher vers Scott, qui l’appelait. Mais il vacilla et tomba de faiblesse, tout honteux de manquer au service qu’il devait au maître.

— Voici le loup béni ! s’écrièrent les femmes.

Le juge Scott les regarda d’un air de triomphe :

— J’avais bien dit que c’était un loup ! L’acte accompli par lui n’est pas d’un simple chien. C’est bien un loup.

— Un loup béni…, appuya la femme du juge.

— C’est fort bien dit, et il n’aura plus ici d’autre nom.

Le chirurgien déclara :

— Il faut maintenant lui réapprendre à marcher. La leçon peut débuter dès aujourd’hui. Conduisez-le dehors.

Croc-Blanc fut remis sur ses pattes, dont les muscles, peu à peu, commencèrent à jouer, et c’était à qui le soutiendrait. Tremblant et se balançant, escorté comme un roi, il parvint à gagner la pelouse. Après qu’il s’y fut reposé, le cortège poursuivit sa route et le conduisit jusqu’à l’écurie.

Là, sur le seuil, était étendue Collie, entourée d’une demi-douzaine de petits chiens qui s’ébattaient au soleil. Croc-Blanc les contempla, avec des yeux étonnés. Collie gronda vers lui et il se tint à distance.

Tandis qu’une des femmes maintenait Collie dans ses bras, le maître, avec son pied, aida l’un des petits chiens à venir vers Croc-Blanc. Il se hérissa soupçonneusement ; mais le maître lui assura que tout allait bien, quoique Collie, par ses grondements, protestât du contraire. Le petit chien se mit à gambader autour de lui. Il coucha ses oreilles et l’observa avec curiosité. Puis leurs nez se touchèrent et il sentit la chaude petite langue sur son museau. Il tira la sienne et, sans savoir exactement pourquoi, il lécha la figure du petit.

Les dieux, à ce spectacle, s’étaient mis à applaudir et poussaient des cris de plaisir. Croc-Blanc en fut tout décontenancé. Ensuite, sa faiblesse l’ayant repris, il se coucha, et les autres petits chiens vinrent à leur tour, au grand mécontentement de Collie, l’entourer en folâtrant.

Par un reste de son ancienne sauvagerie solitaire, son premier mouvement fut de repousser les importuns. Puis, parmi les applaudissements des dieux, il se décida, d’un air grave, à leur permettre de grimper et de jouer sur son dos et sur ses flancs. Et, tandis que les petits chiens continuaient leurs bouffons ébats et leurs luttes joyeuses, patiemment, les yeux mi-clos, il s’endormit au soleil.


Fin