Croc-Blanc/Chapitre 11

Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Les éditions G. Crès et Cie (p. 124-129).

XI

LE PARIA


Lip-Lip continuait à assombrir les jours de Croc-Blanc. Celui-ci en devint plus méchant et plus féroce qu’il ne l’eût été de sa nature. Il acquit, parmi les animaux-hommes eux-mêmes, une réputation déplorable. S’il y avait, quelque part dans le camp, du trouble et des rumeurs, des cris et des batailles, ou si une femme se lamentait pour un morceau de viande qu’on lui avait volé, on était sûr de trouver Croc-Blanc mêlé à l’affaire. Les animaux-hommes ne s’inquiétèrent pas de rechercher les causes de sa conduite ; ils ne virent que les effets, et les effets étaient mauvais. Il était pour tous un perfide voleur, un mécréant qui ne songeait qu’à mal faire, un perturbateur endurci. Tandis qu’il les regardait d’un air narquois et toujours prêt à fuir sous une grêle éventuelle de cailloux, les femmes irritées ne cessaient de lui répéter qu’il était un loup, un indigne loup, destiné à faire une mauvaise fin.

Il se trouva de la sorte proscrit parmi la population du camp.

Tous les jeunes chiens suivaient envers lui la conduite de Lip-Lip et joignaient leurs persécutions à celles de son ennemi. Peut-être sentaient-ils obscurément la différence originelle qui le séparait d’eux, sa naissance dans la forêt sauvage, et cédaient-ils à cette inimitié instinctive que le chien domestique éprouve pour le loup. Quoi qu’il en soit, une fois qu’ils se furent déclarés contre Croc-Blanc, ce fut désormais chose réglée et leurs sentiments ne se modifièrent plus.

Les uns après les autres, ils connurent la morsure de ses dents, car il donnait plus qu’il ne recevait. En combat singulier il était toujours vainqueur. Mais ses adversaires lui refusaient le plus qu’ils pouvaient ce genre de rencontre. Dès qu’il entrait en lutte avec l’un d’eux, c’était le signal pour tous les jeunes chiens d’accourir et de se jeter sur lui.

De la nécessité de tenir tête à cette coalition, Croc-Blanc tira des enseignements utiles. Il apprit comment il convenait de se conduire pour résister à une masse d’assaillants, tout en causant à un adversaire séparé le plus de dommage, dans le plus bref délai. Rester debout sur ses pattes, au milieu du flot ennemi, était une question de vie ou de mort, et il se pénétra bien de cette idée. Il se fit souple comme un chat. Même de grands chiens pouvaient le heurter, par derrière ou de côté, de toute la force de leurs corps lourds. Soit qu’il fût projeté en l’air, soit qu’il se laissât glisser sur le sol, il se retrouvait toujours debout, solidement ancré à notre mère la terre. Lorsque les chiens combattent, ils ont coutume, pour annoncer la bataille, de gronder, de hérisser le poil de leur dos et de raidir leurs pattes. Croc-Blanc s’instruisit à supprimer ces préambules. Tout délai dans l’attaque signifiait pour lui l’arrivée de la meute entière. Aussi s’abstint-il de donner aucun avertissement. Il fonçait droit sur l’ennemi, sans lui laisser le temps de se mettre en garde, le mordait, déchirait et lacérait en un clin d’œil. Un chien avait ses épaules déchiquetées et ses oreilles mises en rubans avant de savoir même ce qui lui arrivait.

Ainsi surpris, le chien était en outre aisément renversé, et un chien renversé expose fatalement à son adversaire le dessous délicat de son cou, qui est le point vulnérable où se donne la mort. C’était une opération que des générations de loups chasseurs avaient enseignée à Croc-Blanc. Comme il n’avait pas atteint le terme de sa croissance, ses crocs n’étaient pas encore assez longs ni assez forts pour lui permettre de réussir par ses seuls moyens ce genre d’attaque. Mais beaucoup de jeunes chiens étaient venus au camp avec un cou déjà entamé et à demi ouvert. Si bien qu’un jour, s’attaquant à l’un de ses ennemis, sur la lisière de la forêt, il le renversa, les pattes en l’air, le traîna sur le sol et, lui coupant la grosse veine du cou, lui prit la vie.

Il y eut, ce soir-là, une grande rumeur dans le camp. Croc-Blanc avait été vu et son méfait fut rapporté au maître du chien mort. Les femmes se remémorèrent les diverses circonstances des viandes volées et Castor-Gris fut assiégé par un concert de voix furieuses. Mais il défendit résolument l’entrée de sa tente, où il avait mis Croc-Blanc à l’abri et refusa, envers et contre tous, le châtiment du coupable.

Croc-Blanc fut donc haï des chiens et haï des hommes. Durant tout le temps de sa croissance, il ne connut jamais un instant de sécurité. Menacé par la main des uns et par les crocs des autres, il n’était accueilli que par les grondements de ses congénères, par les malédictions et par les coups de pierre de ses dieux. Le regard scrutant l’horizon tout autour de lui, il était sans cesse aux aguets, alerte à l’attaque ou à la riposte, prêt à bondir en avant, en faisant luire l’éclair de ses dents blanches, ou à sauter en arrière, en grondant.

Et, quand il grondait, nul chien dans le camp ne pouvait, jeune ou vieux, rivaliser avec lui. Dans son grondement il incorporait tout ce qui peut s’exprimer de cruel, de méchant et d’horrible. Avec son nez, serré par des contractions ininterrompues, ses poils qui se hérissaient en vagues successives, sa langue, qu’il sortait et rentrait, et qui était pareille à un rouge serpent ; avec ses oreilles couchées, ses prunelles étincelantes de haine, ses lèvres retournées et les crochets découverts de ses crocs, il apparaissait à ce point diabolique qu’il pouvait compter, pour quelques instants, sur un arrêt net de n’importe lequel de ses assaillants. De cet arrêt il savait, bien entendu, tirer parti. Aussi bien cette hésitation dans l’attaque se transformait-elle souvent, même chez les gros chiens, épouvantés, en une honorable retraite.

Toute la troupe des jeunes chiens était tenue par lui responsable des persécutions isolées dont il était l’objet. Et, puisqu’ils ne l’avaient pas admis à courir en leur compagnie, Croc-Blanc, en retour, ne permettait pas à un seul d’entre eux de s’isoler de ses compagnons. Sauf Lip-Lip, ils étaient tous contraints de demeurer collés les uns aux autres, afin de pouvoir, le cas échéant, se défendre mutuellement contre l’implacable ennemi qu’ils s’étaient fait. Un petit chien rencontré seul hors du camp, par le louveteau, était un petit chien mort. Ou, s’il échappait, c’était à grand peine, poursuivi par Croc-Blanc, jusqu’au milieu des tentes, en hurlant de terreur et en ameutant bêtes et gens.

Le louveteau finit même par attaquer les jeunes chiens, non pas seulement quand il les trouvait isolés, mais quand aussi il les rencontrait en troupe. Alors, dès que le bloc fonçait sur lui, il prenait prestement la fuite et distançait sans peine ses adversaires. Mais, dès que l’un de ceux-ci, emporté par le feu de la chasse, dépassait les autres poursuivants, Croc-Blanc se retournait brusquement et lui réglait son affaire. Puis il détalait à nouveau. Le stratagème ne manquait jamais de réussir, car les jeunes chiens s’oubliaient sans cesse, tandis que le louveteau demeurait toujours maître de lui.

Cette petite guerre n’avait ni fin ni trêve. Elle était devenue, pour les jeunes chiens, une sorte d’amusement, d’amusement mortel. Croc-Blanc, qui connaissait mieux qu’eux le Wild, se plaisait à les entraîner à travers les bois qui avoisinaient le camp. Là, ils ne tardaient pas à s’égarer et se livraient à lui, par leurs cris et leurs appels, tandis qu’il courait, silencieux, à pas de velours, comme une ombre mobile parmi les arbres, à la manière de son père et de sa mère.

Un autre de ses tours favoris consistait à faire perdre sa trace aux petits chiens, en traversant quelque cours d’eau. Parvenu sur l’autre rive, il s’étendait tranquillement sous un buisson et se divertissait en écoutant les cris de déception qui ne manquaient pas de s’élever.

Dans cette situation d’hostilité perpétuelle avec tous les êtres vivants, toujours attaqué ou attaquant, et toujours indomptable, le développement spirituel de Croc-Blanc était rapide et unilatéral. L’état dans lequel il se trouvait n’était pas un sol favorable pour faire fleurir affection et bonté. C’était là sentiments dont le louveteau n’avait pas la moindre lueur. Le seul code qui lui avait été enseigné était d’obéir au fort et d’opprimer le faible. Castor-Gris était un dieu et un fort. Croc-Blanc, par conséquent lui obéissait. Mais les chiens plus jeunes que lui, ou moins vigoureux, étaient des faibles, c’est-à-dire une chose bonne à détruire. Son éducation avait pour directive le culte du pouvoir. Il se fit plus vif dans ses mouvements que les autres chiens du camp, plus rapide à courir, plus alerte, avec des muscles et des nerfs de fer, plus résistant, plus cruel, plus féroce et meurtrier, plus rusé et plus intelligent. Il était nécessaire qu’il devînt tout cela, pour qu’il pût résister et survivre à l’ambiance ennemie qui l’enveloppait.