Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S1/LXVII

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (IIp. 42-48).

Chaque science est par elle-même un système, et il ne suffit pas d’y bâtir d’après des principes et par conséquent d’y procéder techniquement, il faut la traiter d’une manière architectonique, c’est-à-dire comme un édifice existant par lui-même, comme quelque chose formant en soi un tout, et non comme une partie d’un autre édifice, quoiqu’on puisse ouvrir ensuite un passage de cette science dans une autre et réciproquement.

Si donc on introduit dans la science de la nature le concept de Dieu, pour s’expliquer la finalité dans la nature, et qu’ensuite on se serve de cette finalité pour prouver qu’il y a un Dieu, chacune de ces deux sciences perd sa consistance, et toutes deux deviennent incertaines, pour avoir confondu leurs limites.

L’expression de fin de la nature prévient déjà suffisamment cette confusion, pour nous empêcher de mêler la science de la nature, et l’occasion que nous donne cette science de juger téléologiquement les objets de la nature, avec la contemplation de Dieu et par conséquent avec une déduction théologique. Et il ne faut pas regarder comme chose insignifiante de substituer à cette expression celle de fin divine ou de but providentiel, comme convenant mieux à une âme pieuse, et par cette raison qu’il faudrait toujours en venir en définitive à dériver d’un sage auteur du monde ces formes finales que nous trouvons dans la nature. Il faut avoir au contraire le soin et la modestie de se borner à l’expression qui ne désigne que ce que nous savons, c’est-à-dire à l’expression de fin de la nature. En effet, avant de nous enquérir de la cause de la nature-même, nous trouvons, dans la nature et dans le cours de son développement, des productions de ce genre qu’elle forme suivant des lois connues de l’expérience et d’après lesquelles la science de la nature doit juger ces sortes de choses, et par conséquent aussi en chercher la causalité dans la nature-même, en la considérant comme soumise à la règle des fins. Elle ne doit donc pas sortir de ses limites pour introduire en elle-même, comme un principe qui lui soit propre, un concept dont on ne peut jamais trouver la confirmation dans l’expérience, et qu’on n’a le droit de hasarder que quand la science de la nature est achevée.

Les qualités de la nature qui se démontrent a priori, et dont, par conséquent, la possibilité peut être déduite de principes a priori, sans le secours de l’expérience, contiennent, il est vrai, une finalité technique, mais, comme elles sont absolument nécessaires, on ne peut les rapporter à la téléologie de la nature, ou à cette méthode qui est particulière à la physique, dans l’étude des questions que suscite la nature. Les rapports arithmétiques ou géométriques, ainsi que les lois générales du mouvement, ne peuvent être ; en physique, de légitimes principes d’explication téléologique, quelque étrange et quelque étonnante que puisse paraître l’union de diverses règles, tout à fait indépendantes en apparence les unes des autres, en un seul principe ; et si, dans la théorie générale de la finalité des choses de la nature, ils méritent d’être pris en considération , c’est là une considération venue d’ailleurs, appartenant à la métaphysique, et ne constituant pas un principe inhérent à la science de la nature. Mais, dès qu’il s’agit des lois empiriques des fins de la nature dans les êtres organisés, il n’est pas seulement permis, il est inévitable de chercher dans un jugement téléologique le principe de la science de la nature considérée dans cette classe particulière d’objets.

Et maintenant, d’après ce que nous avons dit tout-à-l’heure, si la physique veut se renfermer exactement dans ses limites, il faut qu’elle fasse entièrement abstraction de la question de savoir si les fins de la nature sont ou non intentionnelles, car ce serait se mêler d’une question étrangère (c’est-à-dire d’une question métaphysique). Il suffit qu’il y ait des objets qu’on ne puisse expliquer et dont on ne puisse connaître la forme intérieure que par des lois de la nature que nous ne pouvons concevoir qu’en prenant l’idée de fin pour principe. Afin de ne pas encourir le soupçon de prétendre mêler le moins du monde à nos principes de connaissance quelque chose qui n’appartient pas à la physique, à savoir une cause supranaturelle, tout en parlant de la nature, dans la téléologie, comme si la finalité y était intentionnelle, on en parle aussi comme si on attribuait cette intention à la nature, c’est-à-dire à la matière. Or on veut montrer par là (car là-dessus il ne peut y avoir de malentendu, puisqu’il est impossible en soi d’attribuer de l’intention, dans le sens propre du mot, à une matière inanimée) que ce mot n’exprime ici qu’un principe du Jugement réfléchissant, et non du Jugement déterminant, et que, par conséquent, il ne désigne pas un principe particulier de causalité, quoiqu’il ajoute à l’usage de la raison une autre espèce d’investigation, que celle qui se fonde sur des lois mécaniques, afin de suppléer à l’insuffisance de ces lois, dans la recherche empirique de toutes les lois particulières de la nature. On parle donc avec raison, dans la téléologie, en tant qu’elle se rapporte à la physique, de la sagesse, de l’économie, de la prévoyance, de la bienfaisance de la nature, sans en faire pour cela un être intelligent (ce qui serait absurde), mais aussi sans se hasarder à placer au-dessus d’elle, comme l'ouvrier de la nature, un autre être intelligent, car cela serait téméraire[1]. On ne fait que désigner une espèce de causalité de la nature, que nous concevons par analogie avec notre propre causalité dans l’usage technique de la raison, et mettre devant les yeux la règle d’après laquelle nous devons étudier certaines productions de la nature.

Mais pourquoi la téléologie ne constitue-t-elle pas ordinairement une partie spéciale de la science théorique de la nature, et n’est-elle regardée que comme une propédeutique ou un passage à la théologie ? C’est afin de maintenir fermement l’étude de la nature mécanique dans la sphère de notre observation et de nos expériences, de telle sorte que nous puissions produire nous-mêmes d’une manière semblable à la nature, ou à la ressemblance de ses lois. Car on ne voit parfaitement une chose qu’autant qu’on peut la faire soi-même et la réaliser d’après des concepts. Mais l’organisation, comme fin intérieure de la nature, dépasse infiniment toute puissance qui chercherait à produire par l’art une semblable exhibition ; et, quant à ces dispositions extérieures de la nature auxquelles on attribue de la finalité (par exemple les vents, la pluie, etc.), la physique en considère bien le mécanisme, mais elle ne peut montrer leur relation à des fins, et y voir une condition appartenant nécessairement à la cause, car la nécessité de la connexion que nous trouvons ici ne désigne que la liaison de nos concepts et non la nature des choses.


Notes de Kant modifier

  1. Le mot allemand vermessen est un mot excellent et plein de sens. Un jugement, dans lequel on oublie la portée de ses facultés (de l’entendement), peut quelquefois paraître très humble, et cependant élever de grandes prétentions et mériter cette épithète. Tels sont la plupart des jugements par lesquels on prétend relever la sagesse divine, en lui prêtant, dans les œuvres de la création et dans la conservation de ces œuvres, des vues qui ne doivent véritablement faire honneur qu’à la sagesse de celui qui juge ainsi.


Notes du traducteur modifier