Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L1/V

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 76-78).


§. V.


Comparaison des trois espèces de satisfaction.


L’agréable et le bon se rapportent tous deux à la faculté de désirer et entraînent, celui-là (par ses excitations, per stimulos) une satisfaction pathologique, celui-ci une satisfaction pratique pure, qui n’est pas simplement déterminée par la représentation de l’objet, mais aussi par celle du lien qui attache le sujet à l’existence même de cet objet. Ce n’est pas seulement l’objet qui plaît, mais aussi son existence. Le jugement de goût, au contraire, est simplement contemplatif : c’est un jugement qui, indifférent à l’égard de l’existence de tout objet, ne se rapporte qu’au sentiment du plaisir ou de la peine. Mais cette contemplation même n’a pas pour but des concepts, car le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (soit théorique, soit pratique), et par conséquent il n’est point fondé sur des concepts et ne s'en propose aucun.

L’agréable, le beau, le bon désignent donc trois espèces de relation des représentations au sentiment du plaisir ou de la peine, d’après lesquelles nous distinguons entre eux les objets ou les modes de représentation. Aussi y a-t-il diverses expressions pour désigner les diverses manières dont ces choses nous conviennent. l’agréable signifie pour tout homme ce qui lui fait plaisir ; le beau, ce qui lui plaît simplement ; le bon, ce qu’il estime et approuve, c’est-à-dire ce à quoi il accorde une valeur objective. Il y a aussi de l’agréable pour des êtres dépourvus de raison, comme les animaux ; il n’y a de beau que pour des hommes, c’est-à-dire pour des êtres sensibles, mais en même temps raisonnables ; le bon existe pour tout être raisonnable en général. Ce point d’ailleurs ne pourra être complètement établi et expliqué que dans la suite. On peut dire que de ces trois espèces de satisfaction, celle que le goût attache au beau est la seule désintéressée et libre ; car nul intérêt, ni des sens ni de la raison, ne force ici notre assentiment. On peut dire aussi que, suivant les cas que nous venons de distinguer, la satisfaction se rapporte ou à l’inclination, ou à la faveur[1] ou à l’estime. La faveur est la seule satisfaction libre. L’objet d’une inclination ou celui qu’une loi de la raison propose à notre faculté de désirer ne nous laisse pas la liberté de nous en faire nous-mêmes un objet de plaisir. Tout intérêt suppose un besoin ou en produit un, et, comme motif de notre assentiment, ne laisse plus libre notre jugement sur l’objet. On dit, au sujet de l’intérêt que l’agréable excite dans l’inclination, que la faim est le meilleur des cuisiniers, et que tout ce qui peut être mangé satisfait les gens de bon appétit : une semblable satisfaction n’annonce aucun choix de la part du goût. Ce n’est que quand le besoin est satisfait qu’on peut discerner entre plusieurs qui a du goût ou n’en a pas. De même, il y a des mœurs (de la conduite) sans vertu, de la politesse sans bienveillance, de la décence sans honnêteté, etc. Car là où parle la loi morale il n’y a plus objectivement de liberté de choix relativement à ce qu’il y a à faire ; et montrer du goût dans sa conduite (ou dans l’appréciation de celle d’autrui) est tout autre chose que montrer de la moralité dans sa manière de penser. La moralité suppose un ordre et produit un besoin, tandis qu’au contraire le goût moral ne fait que jouer avec les objets de notre satisfaction, sans s’attacher à aucun.


Notes de Kant modifier

  1. Gunst.


Notes du traducteur modifier