Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L1/IV

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 72-76).


§. IV.
La satisfaction attachée au bon est accompagnée d'intérêt.


Le bon est ce qui plaît au moyen de la raison, par le concept même que nous en avons. Nous appelons une chose bonne relativement (utile), lorsqu'elle ne nous plaît que comme moyen ; bonne en soi, lorsqu'elle nous plaît par elle-même. Mais dans les deux cas il y a toujours le concept d'un but, par conséquent un rapport de la raison à la volonté (au moins possible), et par conséquent encore une satisfaction attachée à l'existence d'un objet ou d'une action, c'est-à-dire un intérêt.

Pour trouver une chose bonne, il faut nécessairement savoir ce que doit être cette chose, c'est-à-dire en avoir un concept. Pour y trouver de la beauté, je n'ai pas besoin de cela. Des fleurs, des dessins tracés avec liberté, des lignes entrelacées sans but, ou des rinceaux, comme on dit en architecture, ce sont là des choses qui ne signifient rien, qui ne dépendent d'aucun concept déterminé et qui plaisent pourtant. La satisfaction attachée au beau doit dépendre de la réflexion faite sur un objet et conduisant à un concept quelconque (qui reste indéterminé), et par là le beau se distingue aussi de l’agréable qui repose tout entier sur la sensation.

L’agréable semble dans beaucoup de cas être la même chose que le bon. Ainsi on dit communément, tout contentement (surtout s’il est durable), est bon en soi ; ce qui signifie à peu près qu’il n’y a pas de différence entre dire d’une chose qu’elle est agréable d’une manière durable et dire qu’elle est bonne. Mais il est facile de voir qu’il y a là tout simplement une vicieuse confusion de termes, puisque les concepts qui sont proprement attachés à ces mots ne peuvent être nullement confondus. L’agréable, comme tel, ne représente l’objet que dans son rapport avec le sens ; pour qu’il puisse être appelé bon, comme objet de la volonté, il faut qu’il soit ramené à des principes de la raison par le concept d’une fin. Ce qui montre bien que quand je regarde aussi comme bonne une chose qui m’est agréable, il y a là une relation toute nouvelle de l’objet à la satisfaction, c’est qu’en matière de bon on a toujours à se demander si la chose est médiatement ou immédiatement bonne (utile ou bonne en soi) ; tandis qu’au contraire, en matière d’agréable, il ne peut pas être question de cela, le mot désignant toujours quelque chose qui plaît immédiatement (il en est de même relativement aux choses que nous appelons belles). Même dans le langage le plus ordinaire on distingue l’agréable du bon. On dit sans hésiter d’un mets, qui excite notre goût par des épices et d’autres ingrédients, qu’il est agréable, et on avoue en même temps qu’il n’est pas bon ; c’est que s’il agrée immédiatement aux sens, médiatement, c’est-à-dire considéré par la raison qui aperçoit les suites, il déplaît. On peut encore remarquer cette distinction dans les jugements que nous portons sur la santé. Elle est (au moins négativement, c’est-à-dire comme l’absence de toute douleur corporelle) immédiatement agréable à celui qui la possède. Mais pour dire qu’elle est bonne, il faut encore la considérer au moyen de la raison relativement à un but, c’est-à-dire comme un état qui nous rend propres à toutes nos occupations. Au point de vue du bonheur, chacun croit pouvoir regarder comme un vrai bien, et même comme le bien suprême, la somme la plus considérable (eu égard à la durée comme à la quantité) des agréments de la vie. Mais en même temps la raison s’élève contre cette opinion. Agrément, c’est jouissance. Or, si on ne propose que la jouissance, il est insensé d’être scrupuleux sur les moyens qui nous la procurent, de s’inquiéter si nous la recevons passivement de la générosité de la nature, ou si nous la produisons par notre propre activité. Mais accorder une valeur réelle à l’existence d’un homme qui ne vit que pour jouir (quelque activité qu’il déploie dans ce but), fût-il même très-utile aux autres dans la poursuite du même but, en travaillant à leurs plaisirs pour en jouir lui-même par sympathie : c’est ce que la raison ne peut permettre. Agir sans égard à la jouissance, dans une pleine liberté et indépendamment de tous les secours qu’on peut recevoir de la nature, voilà ce qui seul peut donner à notre existence, à notre personne, une valeur absolue ; et le bonheur avec tout le cortège des agréments de la vie est loin d’être un bien inconditionnel[1].

Mais, malgré cette distinction qui les sépare, l’agréable et le bon s’accordent en ce que tous deux attachent un intérêt à leur objet, et je ne parle pas seulement de l’agréable, §.3, et de ce qui est médiatement bon (de l’utile), ou de ce qui plaît comme moyen pour obtenir quelque agrément, mais même de ce qui est bon absolument et à tout égard, ou du bien moral, lequel contient un intérêt suprême. C’est qu’en effet le bien est l’objet de la volonté (c’est-à-dire de la faculté de désirer déterminée par la raison). Or vouloir une chose et trouver une satisfaction dans l’existence de cette chose, c’est-à-dire y prendre un intérêt, c’est tout un.


Notes de Kant modifier

  1. L’obligation à la jouissance est une absurdité manifeste. Il en est de même de toute obligation qui prescrirait des actions dont le seul but serait la jouissance, si spirituelle (ou si relevée) qu’on la supposât, et s’agît-il même de ce qu’on appelle une jouissance mystique ou céleste.


Notes du traducteur modifier