Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Méthodologie transcendentale/Ch2/S1




PREMIÈRE SECTION


Du but final de l’usage pur de notre raison


La raison est poussée par un penchant de sa nature à quitter l’usage empirique pour un usage pur, à se lancer, au moyen de simples idées, jusqu’aux dernières limites de toute connaissance, et à ne trouver de repos que dans l’accomplissement de son cercle, dans un ensemble systématique subsistant par lui-même. Or cette tendance est-elle simplement fondée sur son intérêt spéculatif, ou ne l’est-elle pas plutôt uniquement sur son intérêt pratique ?

Je veux à présent laisser de côté le succès que peut avoir la raison pure au point de vue spéculatif, et je ne m’occupe que des problèmes dont la solution forme son dernier but, qu’elle puisse ou non l’atteindre, ce but par rapport auquel tous les autres n’ont que la valeur de simples moyens. Ces fins dernières, d’après la nature de la raison, doivent avoir à leur tour leur unité, afin qu’il puisse y avoir de l’harmonie dans cet intérêt de l’humanité qui n’est subordonné à aucun autre plus élevé.

Le but final auquel se rapporte la spéculation de la raison dans son usage transcendental, comprend trois objets : la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. A l’égard de ces trois objets l’intérêt purement spéculatif de la raison est très-faible, et en vue de cet intérêt on entreprendrait difficilement un travail aussi fatigant et environné d’autant obstacles que celui de l’investigation transcendentale, puisqu’on ne saurait tirer de toutes les découvertes qui pourraient être faites à ce sujet aucun usage dont on pût montrer l’utilité in concreto, c’est-à-dire dans l’étude de la nature. La volonté a beau être libre, cela ne concerne que la cause intelligible de notre vouloir. En effet pour ce qui est des phénomènes ou des manifestations de la volonté, c’est-à-dire des actes, une maxime inviolable, sans laquelle nous ne pourrions faire de notre raison aucun usage empirique, nous fait une loi de ne les expliquer jamais autrement que tous les autres phénomènes de la nature, c’est-à-dire suivant des lois immuables. Supposons, en second lieu, que la nature spirituelle de l’âme (et avec elle son immortalité) puisse être aperçue, on n’en saurait cependant tenir compte comme d’un principe d’explication, ni par rapport aux phénomènes de cette vie, ni par rapport à la nature particulière de la vie future, puisque notre concept d’une nature incorporelle est purement négatif, qu’il n’étend pas le moins du monde notre connaissance, et qu’il n’y a point de conséquences à en tirer, si ce n’est des fictions que la philosophie ne peut avouer. Quand même, en troisième lieu, l’existence d’une intelligence suprême serait démontrée, nous pourrions bien comprendre par là la finalité dans la disposition et dans l’ordre du monde en général, mais nous ne serions nullement autorisés à en dériver un arrangement ou un ordre particulier, ni, là où nous ne le percevons pas, à l’en conclure hardiment, puisque c’est une règle nécessaire de l’usage spéculatif de la raison de ne pas laisser de côté les causes naturelles et de ne pas abandonner ce dont nous pouvons nous instruire par l’expérience pour dériver quelque chose que nous connaissons de quelque chose qui dépasse absolument toute notre connaissance. En un mot, ces trois propositions demeurent toujours transcendantes pour la raison spéculative, et elles n’ont pas d’usage immanent, c’est-à-dire applicable aux objets de l’expérience, et par conséquent utile pour nous de quelque façon ; mais, considérées en elles-mêmes, elles sont des efforts tout à fait stériles et en outre extrêmement pénibles de notre raison.

Si donc ces trois propositions cardinales ne nous sont nullement nécessaires au point de vue du savoir, et si cependant elles nous sont instamment recommandées par notre raison, leur importance ne devra concerner proprement que l’ordre pratique 1[1].

J’appelle pratique tout ce qui est possible par la liberté. Mais si les conditions de l’exercice de notre libre arbitre sont empiriques, la raison n’y peut avoir qu’un usage régulateur et n’y saurait servir qu’à opérer l’unité des lois empiriques. C’est ainsi, par exemple, que dans la doctrine de la prudence, l’union de toutes les fins qui nous sont données par nos penchants, en une seule : le bonheur, et l’harmonie des moyens propres à y arriver constituent toute l’œuvre de la raison, qui ne peut fournir à cet effet que des lois pragmatiques de notre libre conduite, propres à nous faire atteindre les fins qui nous sont recommandées par les sens, mais non point des lois pures, parfaitement déterminées à priori. Des lois pures pratiques au contraire, dont le but serait donné tout à fait à priori par la raison et qui ne commanderaient pas d’une manière empiriquement conditionnelle, mais absolue, seraient des produits 1[2] de la raison pure. Or telles sont les lois morales, et par conséquent seules elles appartiennent à l’usage pratique de la raison pure et comportent un canon.

Tout l’appareil de la raison, dans le travail qu’on peut appeler philosophie pure, n’a donc en réalité pour but que les trois problèmes en question. Mais ceux-ci ont eux-mêmes à leur tour une fin plus éloignée, savoir ce qu’il faut faire, si la volonté est libre, et s’il y a un Dieu et une vie future. Or, comme il s’agit ici de notre conduite par rapport à la fin suprême, le but final des sages dispositions de la nature dans la constitution de notre raison n’appartient proprement qu’à la morale.

Mais, comme nous avons en vue un objet étranger à la philosophie transcendentale *[3], il faut beaucoup de circonspection soit pour ne pas s’égarer dans des épisodes et rompre l’unité du système, soit aussi pour ne rien ôter à la clarté ou à la conviction, en disant trop peu sur cette nouvelle matière. J’espère éviter ces deux écueils en me tenant aussi près que possible du transcendental et en laissant tout à fait de côté ce qu’il pourrait y avoir ici de psychologique, c’est-à-dire d’empirique.

Et d’abord il est à remarquer que je ne me servirai désormais du concept de la liberté que dans le sens pratique, et que je laisse ici de côté, comme chose réglée, le sens transcendental de ce concept, qui, à ce point de vue, ne peut être supposé empiriquement comme un principe d’explication des phénomènes, mais reste lui-même un problème pour la raison. Une volonté en effet est purement animale (arbitrium brutum), quand elle ne peut être déterminée que par des impulsions sensibles, c’est-à-dire pathologiquement. Mais celle qui peut être déterminée indépendamment des impulsions sensibles, c’est-à-dire par des mobiles qui ne peuvent venir que de la raison, s’appelle le libre arbitre (liberum arbitrium) ; et tout ce qui s’y rattache, soit comme principe, soit comme conséquence, se nomme pratique. La liberté pratique peut être démontrée par l’expérience. En effet ce n’est pas seulement ce qui attire, c’est-à-dire ce qui affecte immédiatement les sens qui détermine la volonté humaine : nous avons aussi le pouvoir de vaincre, au moyen des représentations de ce qui est utile ou nuisible, même d’une manière éloignée, les impressions produites sur notre faculté de désirer ; mais ces réflexions sur ce qui est désirable par rapport à tout notre état, c’est-à-dire sur ce qui est bon ou nuisible, reposent sur la raison. Celle-ci donne donc aussi des lois qui sont impératives, c’est-à-dire qui sont des lois objectives de la liberté, expriment ce qui doit arriver, bien que peut-être cela n’arrive jamais, et se distinguent des lois naturelles, lesquelles ne traitent que de ce qui arrive ; c’est pourquoi elles sont appelées aussi des lois pratiques.

Quant à savoir si la raison même dans ces actes où elle prescrit des lois n’est pas déterminée à son tour par des influences étrangères, et si ce qui s’appelle liberté par rapport aux impulsions sensibles ne pourrait pas être à son tour nature par rapport à des causes efficientes plus élevées et plus éloignées, cela ne nous touche en rien au point de vue pratique, puisque nous ne faisons ici que demander immédiatement à la raison la règle de notre conduite ; mais c’est là une question purement spéculative, que nous pouvons laisser de côté tant qu’il s’agit simplement pour nous de faire ou de ne pas faire. Nous connaissons donc par l’expérience la liberté pratique comme une des causes naturelles, c’est-à-dire comme une causalité de la raison dans la détermination de la volonté, tandis que la liberté transcendentale exige une indépendance de cette raison même (au point de vue de sa causalité à commencer une série de phénomènes) à l’égard de toutes les causes déterminantes du monde sensible, qu’en ce sens elle semble être contraire à la loi de la nature, partant à toute expérience possible, et que par conséquent elle reste à l’état de problème. Mais ce problème ne regarde pas la raison dans son usage pratique ; et par conséquent, dans un canon de la raison pure, nous n’avons à nous occuper que de deux questions qui concernent l’intérêt pratique de la raison pure, et relativement auxquelles un canon de son usage doit être possible, à ·savoir : Y a-t-il un Dieu ? Y a-t-il une vie future ? La question touchant la liberté, transcendentale concerne simplement le savoir spéculatif ; nous pouvons la laisser de côté comme tout à fait indifférente, quand il s’agit de pratique, et nous avons déjà donné à ce sujet des explications suffisantes dans l’antinomie de la raison pure.


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Notes de Kant modifier

  1. 1 Das Practische.
  2. 1 Producte.
  3. * Tous les concepts pratiques se rapportent à des objets de satisfaction ou d’aversion, c’est-à-dire de plaisir ou de peine, et par conséquent, au moins indirectement, à des objets de sentiment. Mais comme le sentiment n’est pas une faculté représentative des choses, mais qu’il réside en dehors de toute la faculté de connaître, les éléments de nos jugements, en tant qu’ils se rapportent au plaisir ou à la peine, appartiennent à la philosophie pratique, et non pas à l’ensemble de la philosophie transcendentale, qui ne s’occupe que des connaissances pures à priori.


Notes du traducteur modifier