Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S1

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 164-167).




CHAPITRE III


Idéal de la raison pure


PREMIÈRE SECTION


De l’idéal en général


Nous avons vu plus haut que les concepts purs de l’entendement, sans les conditions de la sensibilité, ne peuvent nous représenter absolument aucun objet, puisque les conditions de la réalité objective de ces concepts leur manquent alors, et qu’on n’y trouve plus autre chose que la simple forme de la pensée. On peut du moins les exhiber in concreto, en les appliquant à des phénomènes ; car ils y trouvent proprement la matière qui en fait des concepts d’expérience, lesquels ne sont rien que des concepts de l’entendement in concreto. Mais les idées sont encore plus éloignées de la réalité objective que les catégories ; car on ne saurait trouver un phénomène où elles puissent être représentées in concreto. Elles contiennent une certaine perfection à laquelle n’atteint aucune connaissance empirique possible, et la raison n’y voit qu’une unité systématique dont elle cherche à rapprocher l’unité empirique possible, mais sans pouvoir jamais l’atteindre.

Ce que j’appelle idéal paraît être encore plus éloigné de la réalité objective que l’idée, et par là j’entends l’idée non-seulement in concreto, mais in individuo, c’est-à-dire l’idée d’une chose individuelle qu’elle seule peut déterminer ou qu’elle détermine en effet.

L’idée de l’humanité dans toute sa perfection ne contient pas seulement celle de toutes les qualités qui appartiennent essentiellement à notre nature et constituent le concept que nous en avons, poussées au point de concorder parfaitement avec leurs fins, ce qui serait notre idée de l’humanité parfaite ; mais elle implique aussi tout ce qui, outre ce concept, appartient à la détermination complète de l’idée ; car de tous les prédicats opposés il n’y en a qu’un seul qui puisse convenir à l’idée de l’homme parlait. Ce qui pour nous est un idéal était pour Platon une idée de l’entendement divin, un objet individuel dans la pure intuition de cet entendement, la perfection de chaque espèce d’êtres possibles, le prototype de toutes les copies dans le monde des phénomènes.

Sans nous élever si haut, nous devons avouer que la raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais des idéaux, qui n’ont pas, il est vrai, comme ceux de Platon, une vertu créatrice, mais qui ont (comme principes régulateurs) une vertu pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de certains actes. Les concepts moraux ne sont pas tout à fait de purs concepts rationnels, puisqu’ils ont pour fondement quelque chose d’empirique (plaisir ou peine). Mais, en les envisageant du côté du principe par lequel la raison met des bornes à la liberté, qui elle-même est sans lois, (par conséquent en ne considérant que leur forme) on peut très-bien les donner comme exemples de concepts rationnels. La vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des idées. Mais le sage (des stoïciens) est un idéal, c’est-à-dire un homme qui n’existe que dans la pensée, mais qui concorde parfaitement avec l’idée de la sagesse. De même que l’idée donne la règle, l’idéal en pareil cas sert de prototype pour la complète détermination de la copie, et nous n’avons pas d’autre mesure de nos actions que la conduite de cet homme divin que nous trouvons dans notre pensée, avec lequel nous nous comparons ; et d’après lequel nous nous jugeons et nous corrigeons, mais sans jamais pouvoir atteindre sa perfection. Bien qu’on ne puisse attribuer à ces idéaux une réalité objective (une existence), on ne doit pas cependant les regarder comme de pures chimères ; mais ils fournissent à la raison une mesure indispensable : la raison en effet a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce, afin de pouvoir estimer et mesurer en conséquence le degré et le défaut de ce qui est imparfait. Mais vouloir réaliser l’idéal dans un exemple, c’est-à-dire dans le phénomène, comme le sage dans un roman, c’est ce qui est impraticable et paraît en outre peu sensé et peu édifiant, puisque les bornes naturelles, en dérogeant continuellement à la perfection idéale, rendent toute illusion impossible dans une pareille tentative, et par là nous conduisent à regarder comme suspecte et comme imaginaire le bien même qui est dans l’idée.

Voilà ce qui est vrai de l’idéal de la raison, lequel doit toujours reposer sur des concepts déterminés, et servir de règle et de type, soit pour l’action, soit pour le jugement. Il en est tout autrement des créations de l’imagination, dont personne ne peut donner aucune explication ni aucune notion intelligible, et qui sont comme des monogrammes, composés de traits isolés, bien que déterminés d’après une prétendue règle, et formant plutôt en quelque sorte un dessin flottant au milieu d’expériences diverses qu’une image arrêtée. Telles sont celles que les peintres et les physionomistes prétendent avoir dans l’esprit, et qui doivent être comme les ombres de leurs productions ou même de leurs jugements, mais des ombres qu’ils ne sauraient communiquer. On peut les nommer, quoique improprement, des idéaux de la sensibilité, parce qu’ils doivent être le modèle inimitable d’intuitions empiriques possibles, sans fournir cependant aucune règle susceptible de définition et d’examen.

La raison avec son idéal a au contraire pour but une complète détermination fondée sur des règles à priori ; aussi conçoit-elle un objet qui doit être complètement déterminable d’après des principes, bien que l’expérience n’offre pas à cet égard de conditions suffisantes et que par conséquent le concept même soit transcendant.


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Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier