Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S2/C4/Remarque

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (2p. 70-74).


Remarques sur la quatrième antinomie


1° Sur la thèse
2° Sur l’antithèse
Pour prouver l’existence d’un être nécessaire, je ne dois me servir ici que de l’argument cosmologique, qui s’élève du conditionnel dans le phénomène à l’inconditionnel dans le concept, en regardant cet inconditionnel comme la condition nécessaire de la totalité absolue de la série. Il appartient à un autre principe de la raison de chercher une preuve dans la seule idée d’un être suprême entre tous les êtres en général, et cette preuve devra être présentée à part.

Or l’argument cosmologique pur ne peut prouver l’existence d’un être nécessaire qu’en laissant indécise la question de savoir si cet être est le monde lui-même, ou s’il en est différent. En effet, pour répondre à cette question, il faut des principes qui ne sont plus cosmologiques et qui ne se trouvent pas dans la série des phénomènes ; il faut des concepts d’êtres contingents en général (envisagés simplement comme objets de l’entendement), et un principe qui rattache ces êtres

Si, en remontant la série des phénomènes, on pense rencontrer des difficultés contre l’existence d’un être suprême absolument nécessaire, elles ne doivent pas non plus se fonder sur de simples concepts de l’existence nécessaire d’une chose en général, et, par conséquent, elles ne doivent pas être ontologiques ; mais il faut qu’elles résultent de la liaison causale qui nous force à re· monter dans la série des phénomènes jusqu’à une condition qui soit elle-même absolue, et par conséquent qu’elles soient cosmologiques et déduites suivant des lois empiriques. Il s’agit en effet de montrer qu’en remontant la série des causes (dans le monde sensible), on ne peut jamais s’arrêter à une condition empiriquement inconditionnelle, et que l’argument cosmologique que l’on tire de la contingence des états du monde, à cause de ses changements, est contraire à la supposition d’une cause première et commençant absolument la série.
à un être nécessaire au moyen de simples concepts. Or tout cela rentre dans la philosophie transcendante, qui n’a pas encore ici sa place.

Dès que l’on a une fois commencé à suivre la preuve cosmologique, en prenant pour fondement la série des phénomènes et leur régression, au point de vue des lois empiriques de la causalité, ·on ne peut plus ensuite la quitter brusquement pour passer à quelque chose qui ne ferait plus partie de la série comme membre. En effet, une chose, pour servir de condition, devrait être prise justement dans le même sens où serait prise la relation du conditionnel à sa condition dans la série, qui conduirait à cette suprême condition par une progression continue. Or, si cette relation est sensible et appartient à l’usage empirique possible de l’entendement, la condition ou la cause suprême ne peut clore la régression que suivant les lois de la sensibilité, c’est-à-dire comme faisant partie de la série du temps, et l’être nécessaire doit être considéré comme le membre le plus élevé de la série du monde.

On s’est permis pourtant de faire un saut de ce genre (μεταβασιζ έίζ ειλλα γενοζ}. On

Mais il y a dans cette antinomie un étonnant contraste : le même argument qui servait à conclure dans la thèse l’existence d’un être premier, sert à conclure sa non-existence dans l’antithèse, et cela avec la même rigueur. On disait d’abord : il y a un être nécessaire, parce que tout le temps passé renferme la série de toutes les conditions, et par conséquent aussi l’inconditionnel (le nécessaire). On dit maintenant : il n’y a pas d’être nécessaire, précisément parce que tout le temps passé renferme la série de toutes les conditions (qui par conséquent sont toutes à leur tour conditionnelles). Voici la raison de ce contraste. Le premier argument ne regarde que la totalité absolue de la série des conditions, dont l’une détermine l’autre dans le temps, et il acquiert ainsi quelque chose d’inconditionnel et de nécessaire. Le second envisage au contraire la contingence de tout ce qui est déterminé dans la série du temps (puisqu’antérieurement à chaque détermination, il y a un temps où la condition doit être à son tour déterminée elle-même comme conditionnelle) ; ce qui fait entièrement disparaître tout inconditionnel et toute
conclut en effet des changements qui arrivent dans le monde à sa contingence empirique, c’est-à-dire à sa dépendance à l’égard de causes empiriquement déterminantes, et l’on obtint une série ascendante de conditions empiriques, qui était d’ailleurs tout à fait juste. Mais, comme on n’y pouvait trouver de premier commencement ni de membre suprême, on abandonna tout à coup le concept empirique de la contingence, et l’on prit la catégorie pure : celle-ci fournit une série purement intelligible, dont l’intégrité reposait sur l’existence d’une cause absolument nécessaire, qui, n’étant désormais liée à aucune condition sensible, était affranchie aussi de la condition chronologique de commencer elle-même sa causalité. Mais cette manière de procéder est tout à fait illégitime, comme on peut le conclure de ce qui suit.

Le contingent, dans le sens pur de la catégorie, est ce dont l’opposé contradictoire est possible. Or on ne saurait nullement conclure de la contingence empirique à cette contingence intelligible. Le contraire de ce qui change (de son état) est réel en un autre temps, et, par conséquent aussi, possible ; il

nécessité absolue. Cependant la conclusion dans les deux cas est tout à fait conforme à la raison commune : aussi arrive-t-il souvent à celle-ci de se mettre en désaccord avec elle-même, lorsqu’elle envisage son objet de deux points de vue différents. Une difficulté analogue sur le choix du point de vue ayant donné lieu à une dispute entre deux célèbres astronomes, M. de Mairan regarda cette dispute comme un phénomène assez remarquable pour en faire l’objet d’un traité particulier. L’un raisonnait ainsi : la lune tourne autour de son axe, parce qu’elle montre ton· jours le même côté à la terre ; l’autre disait : la lune ne tourne pas autour de son axe, précisément parce qu’elle montre toujours le même côté à la terre. Les deux conclusions étaient justes, suivant que l’on choisissait tel ou tel point de vue pour observer le mouvement de la lune.

n’est donc pas l’opposé contradictoire de l’état précédent : il faudrait pour cela que, dans le même temps où était l’état précédent, le contraire de cet état eût pu être à sa place, ce qui ne peut être conclu du changement. Un corps, qui était en mouvement = A, passe au repos = non A. Or, de ce qu’un état opposé à l’état A le suit, on ne saurait nullement conclure que l’opposé contradictoire de A fût possible et par conséquent contingent ; car il faudrait pour cela que, dans le temps même où le mouvement avait lieu, le repos eût pu exister à sa place. Or tout ce que nous savons, c’est que le repos était réel dans un autre temps et par conséquent aussi possible. Mais le mouvement dans un temps et le repos dans un autre ne sont pas contradictoirement opposés l’un à l’autre. La succession de déterminations opposées, c’est-à-dire le changement, ne prouve donc nullement la contingence suivant les concepts de l’entendement pur, et, par conséquent, il ne saurait conduire, suivant ces concepts, à l’existence d’un être nécessaire. Le changement ne prouve que la contingence empirique, c’est-à-dire que, suivant la loi de la causalité, le nouvel état ne peut avoir

lieu par lui-même sans une cause qui appartienne au temps précédent. Mais, de cette manière, la cause, la regardât-on comme absolument nécessaire, doit se trouver dans le temps et faire partie de la série des phénomènes.




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Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier