Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch3

CHAPITRE III

Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes

Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera pas inutile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels sont nos titres à la possession de ce pays, et comment nous pouvons nous y maintenir contre toute prétention ennemie. Bien que nous ayons déjà répondu suffisamment à ces questions dans le cours de l’analytique, une révision sommaire des solutions qu’elle en a données fortifiera la conviction, en réunissant en un point leurs divers moments.

Nous avons vu, en effet, que tout ce que l’entendement tire de lui-même, sans l’emprunter à l’expérience, ne peut avoir pour lui d’autre usage que celui de l’expérience. Les principes de l’entendement pur, qu’ils soient constitutifs à priori (comme les principes mathématiques) ou simplement régulateurs (comme les principes dynamiques) ne contiennent rien que le pur schème pour l’expérience possible ; car celle-ci ne tire son unité que de l’unité synthétique que l’entendement attribue originairement et de lui-même à la synthèse de l’imagination dans son rapport avec l’aperception, et avec laquelle les phénomènes, comme data pour une connaissance possible, doivent être à priori en rapport et en harmonie. Or, quoique ces règles de l’entendement soient non-seulement vraies à priori, mais la source même de toute vérité, c’est-à-dire de l’accord de notre connaissance avec des objets, par cela même qu’elles contiennent le principe de la possibilité de l’expérience, considérée comme l’ensemble de toute connaissance où des objets peuvent nous être donnés, il nous semble cependant qu’il ne suffit pas d’exposer ce qui est vrai, mais qu’il faut exposer aussi ce que l’on désire savoir. Si donc, par cette recherche critique, nous n’apprenons rien de plus que ce que nous avons pratiqué de nous-mêmes en faisant de l’entendement un usage purement empirique et sans nous engager dans une investigation aussi subtile, l’avantage qui en résulte ne paraît pas mériter les peines qu’elle coûte. On peut répondre, il est vrai, qu’aucune curiosité n’est plus préjudiciable à l’extension de notre connaissance que celle de vouloir toujours connaître l’utilité d’une recherche avant de s’y être engagé, et avant qu’il soit possible de se faire la moindre idée de cette utilité, l’eût-on d’ailleurs devant les yeux. Mais il y a pourtant un avantage que peut apprécier et prendre à cœur dans une investigation transcendentale de ce genre le disciple le plus difficile et le plus morose : c’est que l’entendement qui est exclusivement occupé de son usage empirique et ne réfléchit pas sur les sources de sa propre connaissance, peut très-bien fonctionner, mais est incapable de se déterminer à lui-même les limites de son usage et de savoir ce qui peut se trouver dans le sein ou en dehors de sa sphère ; car il faut pour cela précisément ces profondes recherches que nous avons instituées. Que s’il ne peut distinguer si certaines questions sont ou non dans son horizon, il n’est jamais sûr de ses droits et de sa propriété, et il doit s’attendre à recevoir à chaque instant des leçons humiliantes, en transgressant incessamment (comme il est inévitable) les limites de son domaine et en se jetant dans les erreurs et les chimères.

Si donc on reconnaît, avec une entière certitude, que l’entendement ne peut faire de tous ses principes à priori et même de tous ses concepts qu’un usage empirique, et jamais un usage transcendental, c’est là un principe qui a de graves conséquences. L’usage transcendental d’un concept dans un principe consiste à le rapporter aux choses en général et en soi, tandis que l’usage empirique l’applique simplement aux phénomènes, c’est-à-dire à des objets d’expérience possible. Il est aisé de voir que ce dernier usage peut seul avoir lieu. Tout concept exige d’abord la forme logique d’un concept (d’une pensée) en général, et ensuite la possibilité de lui donner un objet auquel il se rapporte. Sans ce dernier il n’a pas de sens, et il est tout à fait vide de contenu, bien qu’il puisse toujours représenter la fonction logique qui consiste à tirer un concept de certaines données. Or un objet ne peut être donné à un concept autrement que dans l’intuition ; et, si une intuition pure est possible à priori antérieurement à l’objet, cette intuition elle-même ne peut recevoir son objet, et par conséquent une valeur objective, que par l’intuition empirique dont elle est la forme pure. Tous les concepts et avec eux tous les principes, tout à priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c’est-à-dire aux données d’une expérience possible. Sans cela ils n’ont point de valeur objective et ne sont qu’un jeu de l’imagination ou de l’entendement avec leurs propres représentations. Que l’on prenne seulement pour exemple les concepts des mathématiques, en envisageant d’abord celles-ci dans leurs intuitions pures : l’espace a trois dimensions, entre deux points on ne peut tirer qu’une ligne droite, etc. Quoique tous ces principes et la représentation de l’objet dont s’occupe cette science soient produits dans l’esprit tout à fait à priori, ils ne signifieraient pourtant rien, si nous ne pouvions montrer leur signification dans des phénomènes (des objets empiriques). Aussi est-il nécessaire de rendre sensible un concept abstrait, c’est-à-dire de montrer un objet qui lui corresponde dans l’intuition, parce que sans cela le concept n’aurait, comme on dit, aucun sens, c’est-à-dire resterait sans signification. Les mathématiques remplissent cette condition par la construction de la figure, qui est un phénomène présent aux sens (bien que produit à priori). Le concept de la quantité, dans cette même science, cherche son soutien et son sens dans le nombre, celui-ci à son tour dans les doigts ou dans les grains des tablettes à calculer, ou dans les traits ou les points placés sous les yeux. Le concept reste toujours produit à priori, avec les principes ou les formules synthétiques qui en résultent ; mais leur usage et leur application à des objets ne peuvent être cherchés en définitive que dans l’expérience, dont ils contiennent à priori la possibilité (quant à la forme).

Ce qui montre clairement que toutes les catégories et tous les principes qui en sont formés sont dans le même cas, c’est que nous ne pouvons définir une seule de ces catégories, sans en revenir aux conditions de la sensibilité, par conséquent à la forme des phénomènes auxquels elles doivent être restreintes comme à leurs seuls objets. Otez en effet ces conditions, elles n’ont plus de sens, plus de rapport à aucun objet, et il n’y a plus d’exemple qui puisse nous rendre saisissable ce qui est proprement pensé dans ces concepts[ndt 1]. Personne ne peut définir le concept de la quantité en général que, par exemple, de cette manière : la quantité est cette détermination d’une chose qui permet de concevoir combien de fois un est contenu dans cette chose. Mais ce combien de fois se fonde sur la répétition successive, par conséquent sur le temps et sur la synthèse (des éléments homogènes) dans le temps. On ne peut définir la réalité par opposition à la négation qu’en songeant à un temps (conçu comme l’ensemble de toute existence) qui en est rempli ou est vide. Si je fais abstraction de la permanence (laquelle est une existence en tout temps), il ne me reste du concept de la substance que la représentation logique du sujet, représentation que je crois réaliser en me représentant quelque chose qui peut exister simplement comme sujet (sans être un prédicat de quelque autre chose). Mais outre que je ne sache point de conditions qui puissent permettre à cette

prérogative logique de convenir en propre à quelque chose, il n’y a rien autre chose à en faire, et l’on n’en peut tirer aucune conséquence, puisqu’aucun objet auquel s’applique l’usage du concept n’est déterminé par là, et que par conséquent on ne sait pas si en général il signifie quelque chose. Quant au concept de cause (si je faisais abstraction du temps, où une chose succède à une autre suivant une règle), je ne trouverais dans la pure catégorie rien de plus sinon qu’il y a quelque chose d’où l’on peut conclure à l’existence d’une autre chose, et alors non-seulement la cause et l’effet ne pourraient plus être distingués l’un de l’autre, mais encore, comme ce pouvoir de conclure exige bientôt des conditions dont je ne saurais rien, le concept n’aurait pas de détermination qui lui permît de s’adapter à quelque objet. Le prétendu principe : tout ce qui est contingent a une cause, se présente, il est vrai, avec assez de gravité, comme s’il portait en lui-même sa dignité. Mais quand je vous demande ce que vous entendez par contingent et que vous me répondez : c’est ce dont la non-existence est possible, je voudrais bien savoir à quoi vous prétendez reconnaître cette possibilité de la non-existence, si vous ne vous représentez pas une succession dans la série des phénomènes et dans cette succession une existence succédant à la non-existence (ou réciproquement), c’est-à-dire un changement ; car de dire que la non-existence d’une chose n’est pas contradictoire en soi, c’est faire tristement appel à une condition logique qui est sans doute nécessaire au concept, mais qui est tout à fait insuffisante relativement à la possibilité réelle. C’est ainsi que je puis bien supprimer par la pensée toutes les substances existantes, sans avoir le droit d’en conclure la contingence objective de leur existence, c’est-à-dire la possibilité de leur non-existence en soi. Pour ce qui est du concept de la communauté, il est facile de comprendre que, comme les pures catégories de la substance, aussi bien que de la causalité, ne permettent aucune définition qui détermine l’objet, la causalité réciproque dans la relation des substances entre elles (commercium) n’en est pas plus susceptible. Personne n’a encore pu définir la possibilité, l’existence et la nécessité, que par une tautologie manifeste, toutes les fois qu’on a voulu en puiser la définition dans l’entendement pur. Car de substituer la possibilité logique du concept (laquelle résulte de ce qu’il ne se contredit pas lui-même), à la possibilité transcendentale des choses (qui résulte de ce qu’un objet correspond au concept), c’est là une illusion qui ne peut tromper et satisfaire que des esprits sans perspicacité[1]. Il suit de là incontestablement que l’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être transcendental, mais qu’il est toujours empirique, que les principes de l’entendement pur ne peuvent jamais se rapporter aux choses en général (considérés indépendamment de la manière dont nous pouvons les percevoir), mais seulement aux objets des sens et suivant les conditions générales d’une expérience possible.

L’analytique transcendentale a donc cet important

résultat de montrer que l’entendement ne peut faire à priori autre chose que d’anticiper la forme d’une expérience possible en général, et que ce qui n’est pas phénomène ne pouvant être un objet d’expérience, il ne peut jamais dépasser les bornes de la sensibilité, en dehors desquelles il n’y a plus pour nous d’objets donnés. Ses principes sont simplement des principes de l’exposition des phénomènes, et le titre orgueilleux d’ontologie dont se pare la science qui prétend donner, dans une doctrine systématique, des connaissances synthétiques à priori des choses en général (par exemple le principe de la causalité), doit faire place au titre modeste d’analytique de l’entendement pur.

La pensée est l’acte qui consiste à rapporter à un objet une intuition donnée. Si la nature de cette intuition n’est donnée d’aucune manière, l’objet est alors simplement transcendental, et le concept de l’entendement n’a qu’un usage transcendental, c’est-à-dire qu’il n’exprime autre chose que l’unité de la pensée de quelque chose de divers en général. Au moyen d’une catégorie pure, où l’on fait abstraction de toute condition de l’intuition sensible, c’est-à-dire de la seule intuition qui soit possible pour nous, on ne détermine donc aucun objet, mais on exprime, suivant divers modes, la pensée d’un objet en général. Il faut encore, pour faire usage d’un concept, une fonction du jugement : celle par laquelle un objet lui est subsumé, par conséquent la condition au moins formelle sous laquelle quelque chose peut être donné dans l’intuition. Si cette condition du jugement (le schème) manque, toute subsomption est impossible, puisque rien n’est plus donné qui puisse être subsumé sous le concept. L’usage purement transcendental des catégories n’est donc pas dans le fait un usage, et il n’a point d’objet déterminé, ni même d’objet déterminable quant à la forme. Il suit de là que la catégorie pure ne suffit pas non plus à former aucun principe synthétique à priori, que les principes de l’entendement pur n’ont qu’un usage empirique et jamais un usage transcendental, et que, en dehors du champ de l’expérience possible, il ne peut y avoir de principes synthétiques à priori.

Il peut donc être sage de s’exprimer ainsi : les catégories pures, sans les conditions formelles de la sensibilité, ont une signification purement transcendentale, mais elles n’ont pas d’usage transcendental, cet usage étant impossible en soi, puisque toutes les conditions d’un usage quelconque (dans les jugements) leur manquent, à savoir les conditions formelles de la subsomption de quelque objet possible sous ces concepts. Comme (à titre de catégories pures) elles ne doivent pas avoir d’usage empirique, et qu’elles n’en peuvent pas avoir de transcendental, il suit qu’elles n’ont aucun usage quand on les isole de toute sensibilité, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être appliquées à aucun objet possible ; elles sont plutôt la forme pure de l’usage de l’entendement relativement aux objets en général et à la pensée, sans qu’on puisse par leur seul moyen penser ou déterminer quelque objet.

Il y a cependant ici au fond une illusion qu’il est difficile d’éviter[ndt 2]. Les catégories ne tirent pas leur origine de la sensibilité, comme les formes de l’intuition, l’espace et le temps ; elles semblent donc autoriser une application qui s’étende au delà de tous les objets des sens. Mais, d’un autre côté, elles ne sont que des formes de la

pensée, exprimant simplement la faculté logique d’unir à priori dans une conscience les éléments divers donnés dans l’intuition, et c’est pourquoi, si on leur retire la seule intuition qui nous soit possible, elles ont encore

moins de sens que ces formes sensibles pures : par celles-ci du moins un objet est donné, tandis qu’une manière propre à notre entendement de lier le divers ne signifie absolument plus rien si l’on n’y ajoute l’intuition dans laquelle seule ce divers peut être donné. — Pourtant, quand nous désignons certains objets sous le nom de phénomènes, d’êtres sensibles (phænomena), en distinguant la manière dont nous les percevons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à ces phénomènes ou ces mêmes objets envisagés au point de vue de cette nature en soi, bien que nous ne les percevions pas à ce point de vue, ou d’autres choses possibles qui ne sont nullement des objets de nos sens, et, en les

considérant ainsi comme des objets simplement conçus par l’entendement, de les distinguer des premiers par le nom d’êtres intelligibles (noumena). Or on demande si les concepts purs de notre entendement ne pourraient avoir un sens par rapport à ces derniers et en être une sorte de connaissance.

Mais il se présente aussitôt ici une équivoque qui peut occasionner une grave erreur. Quand l’entendement appelle simplement phénomène un objet considéré sous un rapport, et qu’il se fait en même temps, en dehors de ce rapport, une représentation d’un objet en soi, il se persuade qu’il peut aussi se faire des concepts de ce genre d’objets, et que, puisqu’il n’en fournit pas d’autres que les catégories, l’objet, au moins dans ce dernier sens, doit pouvoir être pensé au moyen de ces concepts purs de l’entendement. Il est ainsi conduit à prendre le concept entièrement indéterminé d’un être intelligible conçu comme quelque chose de tout à fait en dehors de notre sensibilité, pour le concept déterminé d’un être que nous pourrions connaître de quelque manière par l’entendement.

Si par noumène nous entendons une chose en tant qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manière de la percevoir, cette chose est alors un noumène dans le sens négatif. Mais si nous entendons par là l’objet d’une intuition non sensible, nous admettons un mode particulier d’intuition, à savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point le nôtre et dont nous ne pouvons pas même apercevoir la possibilité ; ce serait alors le noumène dans le sens positif.

La théorie de la sensibilité est donc en même temps celle des noumènes dans le sens négatif, c’est-à-dire de choses que l’entendement doit concevoir en dehors de ce rapport à notre mode d’intuition, par conséquent comme choses en soi et non plus simplement comme phénomènes, mais en comprenant qu’il ne peut faire aucun usage de ses catégories dans cette manière de les envisager séparément, puisqu’elles n’ont de sens que par rapport à l’unité des intuitions dans l’espace et dans le temps, et qu’elles ne peuvent déterminer à priori cette unité au moyen des concepts généraux de liaison qu’en vertu de l’idéalité de l’espace et du temps. Là où ne peut se trouver cette unité de temps, dans le noumène par conséquent, là cesse absolument tout usage et même toute signification des catégories ; car la possibilité des choses qui doivent répondre aux catégories ne se laisse pas apercevoir. Je ne puis mieux faire à cet égard que de renvoyer à ce que j’ai dit au commencement de la remarque générale sur le précédent chapitre. On ne saurait démontrer la possibilité d’une chose en disant que le concept de cette chose n’implique point contradiction ; il faut pour cela s’appuyer sur une intuition qui lui corresponde. Si donc nous voulions appliquer les catégories à des objets qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il faudrait que nous leur donnassions pour fondement une autre intuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un noumène dans le sens positif. Or comme une telle intuition, je veux dire l’intuition intellectuelle, est tout à fait en dehors de notre faculté de connaître, l’usage des catégories ne peut en aucune façon s’étendre au delà des bornes des objets de l’expérience. Il y a bien sans doute des êtres intelligibles correspondant aux êtres sensibles, il peut même y avoir des êtres intelligibles qui n’aient aucun rapport à notre faculté d’intuition sensible ; mais nos concepts intellectuels, en tant que simples formes de la pensée pour notre intuition sensible, ne s’y appliquent en aucune façon. Ce que nous appelons noumène ne doit donc être entendu que dans le sens négatif.

Si je retranche d’une connaissance empirique toute pensée (formée au moyen des catégories), il ne reste aucune connaissance d’un objet ; car par la simple intuition rien n’est pensé, et de ce que ma sensibilité est ainsi affectée, il ne s’ensuit aucun rapport de cette représentation à quelque objet. Que si au contraire je supprime toute intuition, il reste encore la forme de la pensée, c’est-à-dire la manière d’assigner un objet aux éléments divers d’une intuition possible. Les catégories ont donc beaucoup plus de portée que l’intuition sensible, puisqu’elles pensent des objets en général sans égard à la manière particulière dont ils peuvent être donnés (par la sensibilité). Mais elles ne déterminent pas pour cela une plus grande sphère d’objets, puisqu’on ne saurait admettre que des objets de ce nouveau genre puissent nous être donnés, sans présupposer comme possible une autre espèce d’intuition que l’intuition sensible, ce à quoi nous ne sommes nullement autorisés.

J’appelle problématique un concept qui ne renferme pas de contradiction, mais qui, comme limitation de concepts donnés, se rattache à d’autres connaissances dont la réalité objective ne peut être connue d’aucune façon. Le concept d’un noumène, c’est-à-dire d’une chose qui doit être conçue, non comme objet des sens, mais comme chose en soi (uniquement par l’entendement pur), n’est nullement contradictoire ; car on ne peut affirmer que la sensibilité soit la seule espèce d’intuition possible. En outre, ce concept est nécessaire pour que l’on n’étende pas l’intuition sensible jusqu’aux choses en soi, et que par conséquent l’on restreigne la valeur objective de la connaissance sensible (car le reste où elle n’atteint pas, on l’appelle noumène, précisément pour indiquer par là que cette sorte de connaissances ne peut étendre son domaine sur tout ce que conçoit l’entendement). Mais, en définitive, la possibilité de ces noumènes n’en est pas moins insaisissable, et, en dehors de la sphère des phénomènes, il n’y a plus (pour nous) que le vide. En d’autres termes, nous avons un entendement qui s’étend problématiquement plus loin que cette sphère, mais nous n’avons aucune intuition par laquelle des objets puissent nous être donnés en dehors du champ de la sensibilité, nous n’avons même aucun concept d’une intuition possible de ce genre, et l’entendement ne peut être employé assertoriquement en dehors de ce champ. Le concept d’un noumène n’est donc qu’un concept limitatif [ndt 3], destiné à restreindre les prétentions de la sensibilité, et par conséquent il n’a qu’un usage négatif. Il n’est pas cependant une fiction arbitraire, mais il se rattache à la limitation de la sensibilité, sans toutefois pouvoir rien établir de positif en dehors de son champ.

La division des objets en phénomènes et noumènes et du monde en monde sensible et monde intelligible, ne peut donc être admise dans un sens positif, bien qu’on puisse certainement admettre celle des concepts en sensibles et intellectuels ; car on ne peut assigner à ces derniers aucun objet et par conséquent leur attribuer une valeur objective. Quand on s’éloigne des sens, comment faire comprendre que nos catégories (qui seraient pour les noumènes les seuls concepts restants) signifient encore quelque chose, puisque, pour qu’elles aient un rapport à quelque objet, il faut quelque chose de plus que l’unité de la pensée, à savoir une intuition à laquelle elles puissent être appliquées ? Toutefois, le concept d’un noumène, pris d’une manière simplement problématique, n’en reste pas moins, je ne dis pas seulement admissible, mais inévitable comme concept limitant la sensibilité. Mais alors, loin que le noumène soit un objet intelligible pour notre entendement, l’entendement même auquel il appartiendrait est un problème, c’est-à-dire que nous ne pouvons nous faire la moindre idée de la faculté qu’aurait l’entendement de connaître son objet, non plus discursivement par le moyen des catégories, mais intuitivement, dans une intuition non sensible. Notre entendement ne reçoit donc ainsi qu’une extension négative, c’est-à-dire que, s’il n’est pas limité par la sensibilité, mais s’il la limite au contraire en appelant noumènes les choses en soi (envisagées autrement que comme phénomènes), il se pose aussi à lui-même des limites qui l’empêchent de les connaître par le moyen des catégories, et par conséquent de les concevoir autrement que comme quelque chose d’inconnu.

Je trouve cependant dans les écrits des modernes les expressions de monde sensible et de monde intelligible[2] employées dans un tout autre sens, dans un sens qui s’écarte entièrement de celui des anciens, et qui n’offre sans doute aucune difficulté, mais où l’on ne trouve au fond qu’une vaine logomachie. Il a plu en effet à quelques-uns d’appeler l’ensemble des phénomènes monde sensible, en tant qu’il peut être perçu, et monde intelligible, en tant qu’on en conçoit l’enchaînement suivant les lois universelles de l’entendement. L’astronomie théorétique, qui se borne à observer le ciel étoile, représenterait le premier ; et l’astronomie contemplative (expliquée, par exemple, d’après le système de Copernic ou d’après les lois de la gravitation de Newton), représenterait le second, le monde intelligible. Mais un tel renversement des termes n’est qu’un subterfuge sophistique auquel on a recours pour échapper à une question incommode en détournant à son gré le sens des mots. L’entendement et la raison ont sans doute leur emploi par rapport aux phénomènes ; mais on demande s’ils ont encore un autre usage par rapport à l’objet qui n’est plus phénomène (mais noumène), et l’on entend l’objet dans ce sens en le concevant en soi comme purement intelligible, c’est-à-dire comme donné à l’entendement seul, et nullement aux sens. La question est donc de savoir si, outre cet usage empirique de l’entendement (même dans la représentation newtonienne du système du monde), il peut encore y avoir un usage transcendental, qui s’applique au noumène comme à un objet ; et c’est là une question que nous avons résolue négativement.

Quand donc nous disons que les sens nous représentent les objets tels qu’ils apparaissent, et l’entendement, tels qu’ils sont, cette dernière expression ne doit pas être prise dans un sens transcendental, mais seulement dans un sens empirique, c’est-à-dire qu’elle désigne les objets tels qu’ils doivent être représentés, comme objets de l’expérience, dans l’enchaînement général des phénomènes, et non pas suivant ce qu’ils peuvent être en soi, indépendamment de toute relation à une expérience possible et partant aux sens en général, ou comme objets de l’entendement pur. En effet cela nous demeurera toujours inconnu, et même nous ne savons pas si une telle connaissance transcendentale (extraordinaire) est possible en général, du moins comme connaissance soumise à nos catégories ordinaires. L’entendement et la sensibilité ne peuvent chez nous déterminer d’objets qu’en s’unissant. Si nous les séparons, nous avons alors des intuitions sans concepts ou des concepts sans intuitions, et dans les deux cas des représentations que nous ne pouvons rapporter à aucun objet déterminé.

Si, après tous ces éclaircissements, quelqu’un hésite encore à renoncer à l’usage purement transcendental des catégories, qu’il essaie de s’en servir pour quelque assertion synthétique. Je ne parle pas des assertions analytiques, car elles ne font pas faire un pas de plus à l’entendement, et omme celui-ci n’est occupé que de ce qui est déjà pensé dans le concept, il laisse indécise la question de savoir si ce concept se rapporte en soi à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général (laquelle fait complètement abstraction de la manière dont un objet peut être donné) ; il lui suffit de connaître ce qui est contenu dans son concept, et il lui est indifférent de savoir à quoi ce concept lui-même peut se rapporter. Mais que l’on fasse cet essai sur quelque principe synthétique et soi-disant transcendental, tel que celui-ci : tout ce qui est existe comme substance ou comme détermination inhérente à la substance, ou celui-ci : tout ce qui est contingent existe comme effet d’une autre chose qui en est la cause, etc. Or je demande où l’on prendra ces propositions synthétiques, si la valeur des concepts n’est pas relative à une expérience possible, mais s’étend aux choses en soi (aux noumènes). Où est ici le troisième terme qu’exige toujours une proposition synthétique pour lier l’un à l’autre des concepts qui n’ont entre eux aucune parenté logique (analytique). On ne prouvera jamais une telle proposition, et, qui plus est, on ne pourra jamais justifier la possibilité d’une assertion pure de ce genre, sans avoir égard à l’usage empirique de l’entendement et sans renoncer ainsi au jugement pur et dégagé de tout élément sensible. Le concept d’objets purs simplement intelligibles est donc entièrement vide de tous les principes qui servent à les appliquer, puisqu’on ne peut imaginer comment ils pourraient nous être donnés, et la pensée problématique qui leur laisse cependant un lieu ouvert ne sert que, comme un espace vide, à restreindre les principes empiriques sans renfermer et sans indiquer quelque autre objet de connaissance en dehors de leur sphère.



Notes de Kant modifier

  1. « En un mot, tous ces concepts ne peuvent être justifiés par rien, et leur possibilité réelle ne peut être démontrée, si l’on fait abstraction de toute intuition sensible (la seule espèce d’intuition que nous ayons), et il ne reste plus alors que la possibilité logique, c’est-à-dire que le concept (la pensée) est possible, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : la question est de savoir s’il se rapporte à un objet et si par conséquent il signifie quelque chose. »
    La note qu’on vient de lire a été ajoutée par Kant dans la seconde édition. Dans la première, après l’alinéa auquel elle correspond, se plaçait celui-ci, qui a été supprimé dans la seconde :
    J. B.

    Il y a quelque chose d’étrange, et même de paradoxal, à parler d’un concept qui doit avoir une signification, mais qui ne serait susceptible d’aucune définition. Mais c’est là un caractère commun avec les catégories : les catégories ne peuvent avoir une signification déterminée et un rapport à un objet qu’au moyen de la condition sensible universelle, et cette condition ne peut être fournie par la catégorie pure, puisque celle-ci ne peut contenir que la fonction logique qui consiste à ramener la diversité sous un concept. Or cette fonction, c’est-à-dire la forme du concept toute seule, ne saurait nous faire connaître et distinguer l’objet qui s’y rapporte, puisqu’il y est précisément fait abstraction de la condition sensible sous laquelle en général des objets s’y peuvent rapporter. Aussi les catégories ont-elles besoin, outre le pur concept de l’entendement, de déterminations qui permettent de les appliquer à la sensibilité en général (de schèmes) ; sans quoi elles ne sont pas des concepts par lesquels un objet serait connu et distingué des autres, mais seulement autant de manières de penser un objet pour des intuitions possibles et de lui donner sa signification (sous une condition encore exigée) suivant quelque fonction de l’entendement, c’est-à-dire de le définir : elles-mêmes par conséquent ne peuvent pas être définies. On ne saurait définir, sans tourner dans un cercle, les fonctions logiques des jugements en général : unité et pluralité, affirmation et négation, sujet et prédicat, puisque la définition devrait être elle-même un jugement, et que par conséquent elle devrait déjà renfermer ces fonctions. Mais les catégories pures ne sont rien autre chose que les représentations des choses en général, en tant que ce qu’il y a de divers dans leur intuition doit être pensé au moyen de l’une ou de l’autre de ces fonctions logiques : la grandeur est la détermination qui ne peut être conçue que par un jugement ayant la quantité (judicium commune) ; la réalité, celle qui ne peut être conçue que par un jugement affirmatif ; la substance, ce qui, relativement à l’intuition, doit être le dernier sujet de toutes les autres déterminations. Quant à savoir quelles sont les choses relativement auxquelles on doit se servir de telle fonction plutôt que telle autre, c’est ce qui reste ici tout à fait indéterminé ; par conséquent, sans la condition de l’intuition sensible dont elles contiennent la synthèse, les catégories n’ont aucun rapport à un objet. Elles n’en peuvent donc définir aucun, et elles n’ont donc point par elles-mêmes la valeur de concepts objectifs.

  2. « Il ne faut pas substituer à cette expression celle de monde intellectuel, comme on a coutume de le faire dans les ouvrages allemands ; car il n’y a que les connaissances qui soient intellectuelles ou sensitives. Les objets seuls peuvent être appelés intelligibles (a). »

    (a) Cette note, dont j’abrège la dernière phrase pour n’en conserver que ce qui s’applique à notre langue et peut se traduire en français, est une addition de la seconde édition.

    J. B.


Notes du traducteur modifier

  1. Les lignes suivantes, avec la note qui s’y rattache, s’intercalaient ici dans la première édition : « En traçant plus haut la table des catégories, nous nous sommes dispensé de les définir les unes après les autres, parce que notre but, borné à leur usage synthétique, ne rendait pas ces définitions nécessaires, et que, quand une entreprise est inutile, on ne doit pas assumer une responsabilité dont on peut se dispenser. Ce n’était pas pour nous un faux-fuyant, mais une règle de prudence très-importante, que de ne pas nous hasarder à définir tout d’abord, et de ne pas chercher ou simuler la perfection ou la précision dans la détermination du concept, quand nous pouvions nous contenter de tel ou tel caractère, sans avoir besoin d’une énumération complète de tous ceux qui constituent le concept entier. Mais on voit à présent que la raison de cette prévoyance était encore plus profonde, puisque nous n’aurions pas pu définir les catégories quand nous l’aurions voulu (*). Si l’on écarte toutes les conditions de la sensibilité qui les signalent comme des concepts d’un usage empirique possible, et qu’on les prenne pour des concepts de choses en général (par conséquent d’un usage transcendental), il n’y a plus rien à faire à leur égard que de considérer la fonction logique dans les jugements comme la condition de la possibilité des choses mêmes, mais sans pouvoir montrer en aucune façon où elle peut avoir son application et son objet, et par conséquent comment elle peut avoir quelque signification et quelque valeur objective dans l’entendement pur sans le concours de la sensibilité. »

    (*) J’entends ici la définition réelle, qui ne se borne pas à ajouter au nom d’une chose d’autres mots moins obscurs, mais qui contient une marque claire propre à faire toujours sûrement reconnaître l’objet (definitum) et rend possible l’application du concept défini.

  2. Ce passage jusqu’à l’alinéa qui commence ainsi : Si je retranche toute pensée, etc., a remplacé dans la seconde édition celui que voici :

    « On appelle phénomènes des manifestations que nous concevons comme des objets en vertu de l’unité des catégories. Que si j’admets des choses qui soient simplement des objets de l’entendement, et qui pourtant puissent être données, en cette qualité, à l’intuition, non pas, il est vrai, à l’intuition sensible, mais à une sorte d’intuition intellectuelle (coram intuitu intellectuali), ces choses s’appelleraient des noumènes (intelligibilia).

    On devrait penser que le concept des phénomènes, limité par l’esthétique transcendentale, donne déjà par lui-même la réalité objective des noumènes, et justifie la division des objets en phénomènes et noumènes, par conséquent aussi du monde en monde sensible et monde intelligible (mundus sensibilis et intelligibilis), en ce sens que la différence ne porte pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets peuvent être donnés originairement à notre connaissance et d’après laquelle ils se distinguent eux-mêmes essentiellement les uns des autres. En effet, quand les sens nous représentent simplement quelque chose tel qu’il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit aussi une chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’entendement ; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une connaissance possible où l’on ne trouve plus aucune sensibilité, et qui seule ait une réalité absolument objective, en ce sens que les objets nous seraient représentés par elle tels qu’ils sont, tandis que, au contraire, dans l’usage empirique de notre entendement, les choses ne sont connues que comme elles apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories (lequel est limité aux conditions sensibles) un usage pur et ayant pourtant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’exposition du phénomène, et qui même ne vont pas à priori au delà de la possibilité formelle du phénomène : ici en effet s’ouvrirait devant nous un tout autre champ ; un monde en quelque sorte serait conçu dans l’esprit (peut-être même perçu) qui pourrait occuper notre entendement pur non moins sérieusement que l’autre et même beaucoup plus noblement.

    Toutes nos représentations sont dans le fait rapportées à quelque objet par l’entendement, et comme les phénomènes ne sont rien que des représentations, l’entendement les rapporte à quelque chose, comme à un objet de l’intuition sensible ; mais ce quelque chose n’est sous ce rapport que l’objet transcendental. Or par là il faut entendre quelque chose = x, dont nous ne savons rien du tout et dont en général (d’après la constitution actuelle de notre entendement) nous ne pouvons rien savoir, mais qui ne fait que servir, comme corrélatif de l’unité de l’aperception, à l’unité des éléments divers dans l’intuition sensible, à cette unité au moyen de laquelle l’entendement unit ces éléments en un concept d’objet. Cet objet transcendental ne peut nullement se séparer des données sensibles, puisqu’alors il ne resterait plus rien qui servit à le concevoir. Il n’est donc pas un objet de la connaissance en soi, mais seulement la représentation des phénomènes sous le concept d’un objet en général déterminable par ce qu’il y a en eux de divers.

    C’est précisément pour cette raison que les catégories ne représentent aucun objet particulier, donné à l’entendement seul, mais qu’elles servent uniquement à déterminer l’objet transcendental (le concept de quelque chose en général) par ce qui est donné dans la sensibilité, afin de faire connaître ainsi empiriquement des phénomènes sous des concepts d’objets.

    Pour ce qui est de la raison pour laquelle, n’étant pas encore satisfait du substratum de la sensibilité, on a attribué des noumènes aux phénomènes, voici simplement sur quoi elle repose. La sensibilité ou son champ, le champ des phénomènes, est limité par l’entendement de telle sorte qu’il ne s’étend pas aux choses en soi, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre condition subjective. Tel était le résultat de toute l’esthétique transcendentale, et il suit aussi naturellement du concept d’un phénomène en général que quelque chose lui doit correspondre qui ne soit pas en soi un phénomène, puisque le phénomène n’est rien en soi et qu’il ne peut être en dehors de notre mode de représentation. Par conséquent, si l’on veut éviter un cercle perpétuel, le mot phénomène indique déjà une relation à quelque chose dont, à la vérité, la représentation immédiate est sensible, mais qui doit être quelque chose en soi, même indépendamment de cette constitution de notre sensibilité (sur laquelle se fonde la forme de notre intuition), c’est-à-dire un objet indépendant de notre sensibilité.

    Or de là résulte le concept d’un noumène, c’est-à-dire un concept qui n’est nullement positif et qui n’indique pas une connaissance déterminée de quelque objet, mais seulement la pensée de quelque chose en général, abstraction faite de toute forme de l’intuition sensible. Pour qu’un noumène signifie un objet véritable, distinct de tous les phénomènes, il ne suffit pas que j’affranchisse ma pensée de toutes les conditions de l’intuition sensible ; il faut encore que je sois fondé à admettre une autre espèce d’intuition que cette intuition sensible, sous laquelle un objet de ce genre puisse être donné ; car autrement ma pensée serait vide, encore qu’elle n’impliquât aucune contradiction. Nous n’avons pas pu, il est vrai, démontrer plus haut que l’intuition sensible est la seule intuition possible en général ; nous avons simplement démontré qu’elle est la seule possible pour nous ; mais nous n’avons pas pu démontrer non plus qu’une autre espèce d’intuition encore est possible, et, bien que notre pensée puisse faire abstraction de la sensibilité, il s’agit toujours de savoir si ce ne serait pas là une simple forme d’un concept, ou si après cette séparation il reste encore un objet.

    L’objet auquel je rapporte le phénomène en général est l’objet transcendental, c’est-à-dire la pensée tout à fait indéterminée de quelque chose en général. Cet objet ne peut pas s’appeler noumène, car je ne sais pas ce qu’il est en soi, et je n’en ai aucun concept, sinon celui de l’objet d’une intuition sensible en général, qui par conséquent est le même pour tous les phénomènes. Il n’y a point de catégorie qui me le fasse concevoir, car les catégories ne s’appliquent qu’à l’intuition sensible, qu’elles ramènent à un concept d’objet en général. Un usage pur de la catégorie est, il est vrai, possible, c’est-à-dire sans contradiction ; mais il n’a aucune valeur objective, puisqu’elle ne se rapporte à aucune intuition qui puisse en recevoir l’unité d’objet : car la catégorie est une simple fonction de la pensée par laquelle aucun objet ne m’est donné, mais par laquelle seulement est pensé ce qui peut être donné dans l’intuition. »

  3. Grenzbegriff.