Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/4./Remarque

Remarque générale sur le système des principes[ndt 1]

C’est une chose très-remarquable que la catégorie seule ne puisse nous faire apercevoir la possibilité d’aucune chose, mais que nous ayons toujours besoin d’une intuition pour y découvrir la réalité objective du concept pur de l’entendement. Que l’on prenne, par exemple, les catégories de la relation. Comment 1o quelque chose peut-il exister uniquement comme sujet, et non pas comme simple détermination d’autre chose, c’est-à-dire comment peut-il être substance ; ou 2o comment, parce que quelque chose est, une autre chose doit-elle être ; par conséquent, comment quelque chose en général peut-il être cause ; ou 3o comment, quand plusieurs choses sont, par cela que l’une d’elles existe, une chose suit-elle dans les autres et réciproquement, et comment un commerce de substances peut-il s’établir ainsi ? c’est ce que de simples concepts ne sauraient nous montrer. Il en est de même des autres catégories, par exemple de la question de savoir comment une chose peut être identique à plusieurs ensemble, c’est-à-dire être une quantité, etc. Tant qu’on manque d’intuition, on ne sait pas si par les catégories on pense un objet, ou si même en général quelque objet peut leur convenir ; par où l’on voit qu’elles ne sont pas du tout des connaissances, mais de simples formes de pensée[ndt 2] servant à transformer en connaissances des intuitions données. — Il en résulte aussi qu’aucune proposition synthétique ne peut être tirée des seules catégories. Quand je dis, par exemple, que dans toute existence il y a une substance, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut exister que comme sujet, et non pas comme simple prédicat, ou qu’une chose est un quantum, il n’y a rien là qui puisse nous servir à sortir d’un concept donné et à le rattacher à un autre. Aussi n’a-t-on jamais réussi à prouver par de simples concepts purs de l’entendement une proposition synthétique, celle-ci par exemple : tout ce qui existe accidentellement a une cause. La seule chose que l’on pourrait faire serait de prouver que, sans cette relation, nous ne saurions comprendre l’existence de l’accidentel, c’est-à-dire connaître à priori par l’entendement l’existence d’une telle chose ; mais il ne s’ensuit pas que cette relation est aussi la condition de la possibilité des choses mêmes. Si l’on veut se rappeler notre preuve du principe de causalité, on remarquera que nous n’avons pu le prouver que par rapport à des objets d’expérience possible : tout ce qui arrive, (tout événement) suppose une cause ; nous n’avons pu ainsi le prouver que comme un principe de la possibilité de l’expérience, par conséquent de la connaissance d’un objet donné dans l’intuition empirique, et non par de simples concepts. On ne peut nier cependant que cette proposition : tout ce qui est accidentel doit avoir une cause, ne soit évidente pour chacun par de simples concepts ; mais alors le concept de l’accidentel est déjà entendu de telle sorte qu’il ne contient pas la catégorie de la modalité (comme quelque chose dont la non-existence se peut concevoir), mais celle de la relation (comme quelque chose qui ne peut exister que comme conséquence de quelque autre) ; et, dans ce cas, la proposition est certainement identique : tout ce qui ne peut exister que comme conséquence a sa cause. Dans le fait, quand nous voulons donner des exemples de l’existence accidentelle, nous en appelons toujours à des changements, et non pas simplement à la possibilité de concevoir le contraire[1]. Or le changement est un événement qui, comme tel, n’est possible que par une cause, et dont par conséquent la non-existence est possible en soi, et l’on reconnaît ainsi la contingence par cela que quelque chose ne peut exister que comme effet d’une cause. Quand donc une chose est admise comme contingente, c’est une proposition analytique de dire qu’elle a une cause.

Mais il est encore plus remarquable que, pour comprendre la possibilité des choses en vertu des catégories, et par conséquent pour démontrer la réalité objective de ces dernières, nous n’avons pas seulement besoin d’intuitions, mais même d'intuitions extérieures. Prenons, par exemple, les concepts purs de la relation, voici ce que nous trouvons : 1o Pour donner dans l’intuition quelque chose de fixe qui corresponde au concept de la substance (et pour démontrer ainsi la réalité objective de ce concept), nous avons besoin d’une intuition dans l’espace (de l’intuition de la matière), parce que seul l’espace comporte une détermination fixe[ndt 3], tandis que le temps, et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur, s’écoule sans cesse. 2o Pour présenter le changement comme intuition correspondante au concept de la causalité, il nous faut prendre pour exemple le mouvement, comme changement dans l’espace, et c’est par là seulement que nous pouvons nous rendre saisissables des changements dont aucun entendement pur ne peut comprendre la possibilité. Le changement est la liaison de déterminations


contradictoirement opposées entre elles dans l’existence d’une seule et même chose. Or comment est-il possible que d’un état donné d’une chose résulte dans la même chose un autre état opposé au premier ? c’est ce que non-seulement aucune raison ne peut comprendre sans exemple, mais ce qu’elle ne peut même se rendre intelligible sans une intuition. Cette intuition est celle du mouvement d’un point dans l’espace, dont l’existence en différents lieux (comme série de déterminations opposées) nous fait seule d’abord percevoir le changement. En effet, pour que nous puissions concevoir même des changements intérieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière figurée le temps, comme forme du sens intime, par une ligne, le changement intérieur par le tracé de cette ligne (par le mouvement), et par conséquent notre existence successive en différents états par une intuition extérieure. La raison en est que tout changement présuppose quelque chose de fixe dans l’intuition, même pour pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune intuition fixe ne se rencontre dans le sens intérieur. — 3o Enfin, la catégorie de la communauté ne peut être comprise, quant à sa possibilité, par la seule raison ; et par conséquent la réalité objective de ce concept ne peut être aperçue sans intuition, et même sans intuition extérieure dans l’espace. En effet, comment veut-on concevoir comme possible que, plusieurs substances existant, de l’existence de l’une quelque chose résulte (comme effet) dans celle de l’autre, et réciproquement, et qu’ainsi, parce qu’il y a dans la première quelque chose qui ne peut être compris que par l’existence de la seconde, il en doive être de même de la seconde à l’égard de la première ? car cela est nécessaire pour qu’il y ait communauté, mais ne peut se comprendre de choses dont chacune subsiste d’une manière complètement isolée. Aussi Leibnitz, tout en attribuant une communauté aux substances du monde, mais aux substances conçues comme elles peuvent l’être par le seul entendement, eut-il besoin de recourir à l’intervention de la divinité ; car ce commerce des substances lui parut justement incompréhensible par leur seule existence. Mais nous pouvons nous rendre saisissable la possibilité de la communauté (des substances comme phénomènes), en nous les représentant dans l’espace, par conséquent dans l’intuition extérieure. Celui-ci en effet contient à priori des rapports extérieurs formels comme conditions de la possibilité des rapports réels en soi (dans l’action et la réaction, par conséquent dans la réciprocité). — Il est tout aussi facile de prouver que la possibilité des choses comme quantités et par conséquent la réalité objective des catégories de la quantité ne peuvent être exposées que dans l’intuition extérieure, et ne peuvent être ensuite appliquées au sens intime qu’au moyen de cette intuition. Mais, pour éviter les longueurs, je dois en laisser les exemples à la réflexion du lecteur.

Toute cette remarque est d’une grande importance, non-seulement pour confirmer notre précédente réfutation de l’idéalisme, mais surtout pour nous montrer, quand il sera question de la connaissance de soi-même par la simple conscience intérieure et de la détermination de notre nature sans le secours d’intuitions empiriques intérieures, les limites de la possibilité d’une telle connaissance.

Voici donc la dernière conséquence de toute cette section : tous les principes de l’entendement pur ne sont que des principes à priori de la possibilité de l’expérience ; c’est uniquement à celle-ci que se rapportent toutes les propositions synthétiques à priori, et leur possibilité même repose absolument sur cette relation.



Notes de Kant modifier

  1. On peut concevoir aisément la non-existence de la matière, mais les anciens n’en concluaient pourtant pas sa contingence. Mais la vicissitude même de l’existence et de la non-existence d’un état donné d’une chose, en quoi consiste tout changement, ne prouve pas du tout la contingence de cet état, en quelque sorte par la réalité de son contraire : par exemple le repos d’un corps, qui suit le mouvement, ne prouve pas la contingence du mouvement de ce corps, par cela que le repos est le contraire du mouvement. Car ce contraire n’est ici opposé à l’autre que logiquement et non réellement. Pour prouver la contingence du mouvement, il faudrait prouver qu’au lieu d’être en mouvement dans le temps précédent, il eût été possible que le corps fût alors en repos ; il ne suffit pas qu’il l’ait été ensuite ; car alors les deux contraires peuvent très-bien coexister.


Notes du traducteur modifier

  1. Cette remarque est une addition de la seconde édition.
  2. Gedankenformen.
  3. Beharrlich bestimmt.