Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Introduction du traducteur

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1-ap. i-cxlvii).




INTRODUCTION DU TRADUCTEUR


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ANALYSE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE


Idée générale de la critique de la raison pure, de son but et de sa méthode.

En jetant un coup d’œil sur la préface de la première édition (1781), et sur celle de la seconde (1787), on peut déjà se faire une idée du but et des caractères de l’œuvre philosophique entreprise par Kant sous le titre de Critique de la raison pure.

On y voit que deux choses frappèrent l’esprit de ce philosophe :

D’une part l’impuissance de l’ancienne métaphysique à se constituer à l’état de science, malgré ses prétentions dogmatiques. Il partage le mépris de son siècle pour ce « vieux dogmatisme vermoulu (p. 7) ; » mais il repousse en même temps comme indigne de l’esprit humain l’indifférence à l’égard des questions agitées par la métaphysique (v. p. 7. et p. 23). Là est une partie de son originalité.

D’autre part, l’insuffisance de cette physiologie de l’entendement humain, à la manière de Locke, qui se fonde sur un empirisme dénué de tout caractère vraiment scientifique, et aboutit, avec Hume, à un scepticisme non moins incapable de satisfaire la raison. Tout en rejetant l’ancienne métaphysique, il ne peut se contenter de cet empirisme et de ce scepticisme où s’arrêtaient alors tant d’esprits. C’est là le second trait de son originalité. C’est ainsi que Kant fut amené à concevoir l’idée de substituer à cette physiologie empirique de l’entendement humain, ainsi qu’à l’ancienne métaphysique, une critique de la raison qui déterminât exactement la nature et la portée de cette faculté, en la considérant dans ses éléments purs ou à priori, et qui, en plaçant enfin la métaphysique, à l’exemple des mathématiques et de la physique, sur la route sûre de la science (v. p. 19 et p. 24), lui donnât le caractère dont elle a toujours été privée.

Il s’agit d’opérer ici un changement de méthode analogue à celui qu’ont accompli les mathématiques dans l’antiquité grecque, lorsqu’à la place des tâtonnements auxquels elles s’étaient livrées jusque-là, quelque grand esprit (Thales ou tout autre) songea à faire sortir la connaissance de l’objet de la construction à priori de son concept, ou à celui qu’a, dans les temps modernes, accompli la physique, lorsqu’au lieu de se laisser conduire par la nature comme à la lisière, elle entreprit de diriger et d’interpréter les expériences d’après les principes mêmes de la raison, et de forcer ainsi la nature de répondre comme à un juge souverain. Les auteurs de ces révolutions avaient compris que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans. C’est cette vue que Kant tente d’introduire dans la métaphysique, afin d’y opérer une révolution semblable à celles qui ont produit de si heureux effets dans les mathématiques et dans la physique.

Il compare encore l’idée d’après laquelle il entreprend cette révolution à celle de Copernic : celui-ci « voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des astres tournait autour du spectateur, chercha s’il ne serait pas mieux de supposer que c’est le spectateur qui tourne et que les astres restent immobiles (p. 24) ; » de même, au lieu de supposer, comme on l’a fait jusqu’ici, que toutes nos connaissances se règlent sur les objets, Kant suppose que ce sont au contraire les objets qui se règlent sur notre connaissance. Il pense pouvoir résoudre ainsi ce problème, qui est la première question et comme une question de vie ou de mort pour la métaphysique : comment une connaissance à priori des choses est-elle possible ? La réponse se résume dans cette pensée, que Kant regarde comme la pierre de touche de la nouvelle méthode : « C’est que nous ne connaissons à priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes (p. 26). » D’où il déduit cette conséquence, contraire en apparence au but que poursuit la métaphysique : « Nous ne pouvons, avec cette faculté, dépasser les bornes de l’expérience possible (p. 26), » puisque la part que nous apportons à priori dans notre connaissance de la nature sert précisément à la rendre possible, et qu’en dehors de cet usage, elle ne saurait avoir de signification. Notre philosophe indique comme contre-épreuve de la vérité de ce résultat une sorte d’expérimentation qui « a, dit-il (note de la page 27), beaucoup d’analogie avec celle que les chimistes nomment souvent essai de réduction. » Elle consiste à éprouver les principes à priori de la raison en les considérant successivement sous deux points de vue différents : d’un côté, comme nous faisant connaître les choses telles qu’elles sont en soi ; de l’autre, comme nous les faisant connaître seulement telles qu’elles nous apparaissent en vert » des lois à priori de notre esprit, ou, d’un seul mot, à titre de phénomènes. S’il arrive que, dans le premier cas, ils donnent lieu à un véritable conflit de la raison avec elle-même, tandis que cette contradiction disparaît dans le second, il sera démontré que notre raison n’atteint que des phénomènes, sans pouvoir s’étendre aux choses en soi, lesquelles, bien que réelles en elles-mêmes, nous restent inconnues (v. p. 27), ce qui confirmera le précédent résultat.

C’est ainsi que Kant conçoit l’œuvre à laquelle il donne le nom de critique de la raison pure (spéculative), parce qu’elle porte sur les éléments à priori de la connaissance, dont elle a pour but de déterminer la valeur et la portée. Cette œuvre peut seule ramener la métaphysique à un état fixe (v. p. 29), en lui donnant une base vraiment scientifique. Qu’on ne lui reproche pas de n’avoir qu’une utilité négative : si elle est négative en ce sens qu’elle sert à nous empêcher de pousser la raison spéculative au delà des limites de l’expérience, elle est positive aussi, en tant qu’elle sauve la raison même, par conséquent la métaphysique, d’une ruine complète, et que, si elle restreint le savoir dans le champ de la spéculation, elle laisse la porte ouverte à la croyance dans celui de la morale (v. p. 30 et suiv.).

Je ne fais qu’indiquer ces divers points, parce que, pour les bien expliquer, il faudrait entrer dans des développements qui seraient ici anticipés ; je me borne donc à ces indications sommaires, et je passe tout de suite des préfaces de l’ouvrage de Kant à l’introduction, qui va commencer à nous initier à la théorie de notre philosophe,

Légitimité de distinction de la connaissance pure (à priori) et de la connaissance empirique (à posteriori).

Nous venons de voir que la critique de la raison pure avait pour but de ramener la connaissance à ses éléments à priori afin d’en déterminer d’une manière vraiment scientifique la valeur et la portée. Mais il faut d’abord justifier la distinction qui est la condition même de cette façon de traiter la critique de l’esprit humain. C’est précisément ce que fait Kant dès le début de l’introduction.

Il admet que toutes nos connaissances ne commencent qu’avec l’expérience : « car, dit-il (p. 45), par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s’exercer, si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens, et qui, d’un côté, produisent d’eux-mêmes des représentations, et, de l’autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s’appelle l’expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l’expérience, et toutes commencent avec elle. »

Mais de ce que toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, s’en suit-il qu’elles dérivent toutes de l’expérience ? N’y a-t-il pas des connaissances à priori, c’est-à-dire que l’expérience ne peut expliquer, et qui par conséquent n’en dérivent pas ? Et parmi celles-ci n’y en a-t-il pas qui ne contiennent aucun mélange empirique, et qui en ce sens soient tout à fait pures. Pour résoudre cette question, ou pour justifier la distinction dont il s’agit, Kant a recours à un double critérium : la nécessité et l’universalité. L’expérience nous montre bien ce qui est ; elle nous enseigne bien qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne puisse être autrement ou qu’elle soit nécessairement. Par la même raison, elle peut bien constater qu’il n’y a jamais eu jusqu’ici d’exception à telle ou telle règle, mais non certifier que cette règle est absolument universelle. Elle ne saurait donner à notre connaissance le caractère de l’universalité absolue. Si donc il y a dans notre connaissance des principes qui soient nécessaires et universels, on peut tenir pour certain qu’ils ne viennent pas de l’expérience (v. p. 47. — Cf. p. 48 la version de la première édition). La question revient donc à celle-ci : Y a-t-il des jugements qui présentent réellement ce double caractère ? Or tels sont précisément toutes les propositions des mathématiques. Tel est, dans l’usage le plus ordinaire de l’entendement, cette proposition, que tout changement doit avoir une cause. C’est en vain que le philosophe Hume cherche à l’expliquer par l’expérience. Bien loin qu’elle puisse dériver de cette source, sans ce principe et en général sans des principes de ce genre, l’expérience elle-même serait impossible (v. p. 49).

Ce ne sont pas seulement certains jugements, ce sont aussi certains concepts qui révèlent une origine à priori, comme celui d’espace ou celui de substance ; mais il faut encore distinguer parmi ces concepts. Les uns, comme ceux mêmes que nous venons de citer, s’appliquent uniquement (ainsi qu’il sera expliqué plus tard) à des objets d’expérience ; d’autres, au contraire, ne trouvent plus dans l’expérience d’objet correspondant, mais dépassent le monde sensible et semblent étendre le cercle de nos connaissances au delà des limites de ce champ, comme par exemple l’idée de Dieu. C’est sur cette dernière classe d’idées que la métaphysique a construit ses systèmes, « sans avoir examiné si une telle entreprise est ou n’est pas au-dessus des forces de la raison (p. 51). » Elle obéissait en cela à une tendance naturelle, le plaisir d’étendre nos connaissances dans le champ de l’infini ; elle s’y voyait d’ailleurs excitée par l’exemple des mathématiques, et par l’absence de toute contradiction provenant, soit de l’expérience, puisqu’elle se plaçait en dehors de ses limites, soit, pour peu qu’elle fût habile, du tissu même des idées. « La colombe légère, dit Kant (p. 52), dans une image devenue célèbre, la colombe légère qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point d’appui où il pût appliquer ses forces. » Mais plus cette tendance est naturelle, plus il importe de s’assurer par de soigneuses investigations de la solidité des spéculations auxquelles on se livre ainsi, et d’en venir enfin à ces questions par lesquelles on aurait dû commencer : « Comment donc l’entendement peut-il arriver à toutes ces connaissances à priori, quelle en est l’étendue, la valeur et le prix (Ibid.) ? » Ce qui est précisément l’objet de la critique de la raison pure.

Conjonction des jugements analytiques et des jugements synthétiques.

Pour résoudre ces questions, il faut d’abord établir une distinction capitale parmi les jugements à priori : il y a des jugements à priori qui sont purement analytiques, et il y en a qui sont synthétiques (v. p. 54). Mais quelle différence y a-t-il en général entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques ? C’est que, dans les premiers (celui-ci, par exemple, tous les corps sont étendus), le prédicat est implicitement contenu dans le sujet, de telle sorte qu’il suffit d’analyser le sujet pour en tirer le prédicat, tandis que les seconds (comme celui-ci : tous les corps sont pesants) ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n’y était pas conçu et qu’aucune analyse n’en pourrait faire sortir. Aussi Kant appelle-t-il encore les premiers explicatifs, et les seconds, extensifs. Appliquons maintenant cette distinction aux jugements à priori. S’il en est d’analytiques, il en est aussi de synthétiques. Tels sont en général tous ceux qui servent de principes aux sciences théorétiques issues de la raison (v. p. 58). Kant pense même, contrairement à la doctrine généralement admise, que les jugements mathématiques, à l’exception de quelques axiomes (comme a a, ou : le tout est plus grand que sa partie), sont synthétiques. Il est curieux de voir comment il prétend le démontrer :

Que les propositions mathématiques sont des jugements synthétiques à priori.

« On est sans doute, dit-il (p. 59), tenté de croire d’abord que cette proposition 7 5 = 12 est une proposition purement analytique, qui résulte, suivant le principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais, quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de 7 et de 5 ne contient rien de plus que la réunion de deux nombres en un seul, et qu’elle ne nous fait nullement connaître quel est ce nombre unique qui contient les deux autres. L’idée de douze n’est point du tout conçue par cela seul que je conçois cette réunion de cinq et de sept, et j’aurais beau analyser mon concept d’une telle somme possible, je n’y trouverais point le nombre douze. Il faut que je sorte de ces concepts en ayant recours à l’intuition qui correspond à l’un des deux, comme par exemple à celle des cinq doigts de la main, ou à celle de cinq points, et que j’ajoute ainsi peu à peu au « concept de sept les cinq unités données dans l’intuition. En effet, je prends d’abord le nombre 7, et en me servant pour le concept de 5 des doigts de ma main comme d’intuition, j’ajoute peu à peu au nombre 7, à l’aide de cette image, les unités que j’avais d’abord réunies pour former le nombre cinq, et j’en vois résulter le nombre 12. Dans le concept d’une somme 7 5, j’ai bien reconnu que 7 devait être ajouté à 5, mais non pas que cette somme était égale à 12. Les propositions arithmétiques sont donc toujours synthétiques ; c’est ce que l’on verra plus clairement encore en prenant des nombres plus grands… Les principes de la géométrie ne sont pas davantage analytiques. C’est une proposition synthétique que celle-ci : entre deux points la ligne droite est la plus courte. En effet, mon concept de droit ne contient rien qui se rapporte à la quantité ; il n’exprime qu’une qualité. Le concept du plus court est donc une véritable addition, et il n’y a pas d’analyse qui puisse le faire sortir du concept de la ligne droite. Il faut donc ici encore recourir à l’intuition ; elle seule rend possible la synthèse. »

Comment les jugements analytiques sont possibles.

Mais reste toujours à expliquer en général l’existence de jugements synthétiques à priori. Il n’y a point de difficulté au sujet des jugements d’expérience. On comprend très-bien comment ils peuvent être synthétiques, puisque c’est l’expérience même qui en forme la synthèse ;

Problème fondamental de la Critique de la raison pure.

mais comment est-il possible qu’il y ait des jugements synthétiques à priori, comme celui-ci : tout ce qui arrive a sa cause ? Là est pourtant le problème capital de la critique de la raison pure (v. p. 68. — Cf. les lignes qui figuraient ici dans la première édition avec la note correspondante).

C’est en effet, suivant lui (p. 63), de la solution de ce problème ou de l’impossibilité démontrée de le résoudre que dépend le salut ou la ruine de la métaphysique. L’échec qu’ont subi toutes les tentatives de la métaphysique, grâce à la voie détestable qu’elles avaient suivie, a fait douter de sa possibilité. Mais comme, d’une part, elle existe toujours, sinon à titre de science, du moins à titre de disposition naturelle, et comme, d’autre part, les questions qu’elle soulève étant inévitables, il faut bien qu’il soit possible de décider ce que la raison peut ici ou ne peut pas, il y a lieu de se demander comment ces questions naissent de la nature de l’intelligence humaine en général, ou comment la métaphysique est possible à titre de disposition naturelle, et à quelle solution certaine la raison pure peut arriver à leur égard, ou comment la métaphysique est possible à titre de science (v. p., 65-66).

Ainsi, tandis que l’usage dogmatique de la raison sans critique ne conduisait qu’à des assertions sans fondement, la critique de la raison conduit à la science, ou plutôt elle est une science, science circonscrite, puisqu’elle ne s’occupe que de la raison même, mais science solide autant qu’indispensable (v. p. 67)

La critique de la raison pure, vestibule de la philosophie transcendentale.

La Critique de la raison pure, en tant que science se bornant à examiner cette faculté, ses sources et ses limites, n’est d’ailleurs que le vestibule, ou ce que Kant appelle d’un terme technique, la propédeutique, d’un organum de la raison pure qui contiendrait le système complet de tous ses principes, et auquel on pourrait donner le nom de philosophie transcendentale. Notre philosophe ne se propose pas ici de tracer ce système, qui embrasserait toute la connaissance à priori, mais de nous fournir une pierre de touche qui nous permette de reconnaître la valeur ou l’illégitimité de toute cette connaissance.

Il faut encore ajouter qu’il ne s’agit à présent que de la raison pure spéculative (1)[1], parce que, si les principes fondamentaux de la morale sont à priori, tout ce qui est pratique s’appuie sur des mobiles ou sur des sentiments dont les sources sont empiriques, et que l’on doit ici faire abstraction de tout élément empirique.

L’idée de la critique de la raison pure étant ainsi déterminée, il est temps d’en aborder l’étude. Une grande division se présente d’abord : 1o Théorie élémentaire ; 2o Méthodologie. Chacune d’elles a ses subdivisions, que j’indiquerai à mesure qu’elles se présenteront. La première est l’Esthétique transcendentale, Je vais en expliquer l’objet aussi clairement que possible. Nous entrons ici dans l’enceinte même de la Critique de la raison pure, au seuil de laquelle nous nous étions arrêtés jusqu’ici.

Esthétique transcendentale.

Si l’on a bien compris la pensée de Kant, on a vu que son but dans ce travail était de dégager les éléments à priori que contient la connaissance humaine afin d’en déterminer exactement la valeur et la portée. Suivant cette idée, il faut considérer successivement les diverses facultés qui servent à constituer la connaissance humaine, afin d’opérer ce dégagement sur chacune d’elles.

Fonction de la sensibilité.


Or la première de ces facultés est la sensibilité, c’est-à-dire la capacité que nous avons de recevoir des objets, par la manière même dont ils nous affectent, des représentations ou des intuitions, qui forment les premiers matériaux de la connaissance et sans lesquelles il n’y aurait pas de pensée possible. Kant n’accepterait pas dans ses termes absolus l’ancien adage scolastique : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu ; mais il admet que l’entendement n’aurait rien à penser si le sens ne lui donnait quelque chose à quoi il pût appliquer son activité. « Toute pensée, dit-il expressément (p. 74), doit aboutir, en dernière analyse, soit directement, soit indirectement, à des intuitions, et par conséquent à la sensibilité, puisqu’aucun objet ne peut nous être donné autrement. »

Distinction de la matière et de la forme des intuitions sensibles.

Mais les intuitions contiennent déjà elles-mêmes autre chose que ce qui vient de la sensation. La matière qui les constitue est bien donnée par la sensation, mais la forme à laquelle se rapporte et où s’ordonne tout ce qu’il y a en elle de divers n’en saurait venir. Tandis que cette matière ne peut nous être donnée qu’à posteriori, cette forme existe antérieurement ou à priori dans l’esprit, toute prête à s’appliquer à la première, comme une sorte de moule. On doit donc pouvoir la considérer indépendamment de toute sensation, et c’est là précisément l’objet de l’esthétique transcendentale. Dans cette première partie de la critique de la raison pure, il s’agit donc d’une part d’isoler la sensibilité de tout ce que l’entendement peut y ajouter, et d’autre part d’en écarter tout ce qui appartient à la sensation pour n’en conserver que la simple forme, la forme pure et les principes à priori qui s’y fondent.

L’espace, intuition à priori, forme du sens extérieur.

Appliquons d’abord cette méthode au sens extérieur. Par le moyen de ce sens, nous nous représentons certaines choses comme étant hors de nous et distribuées dans l’espace. Or ce n’est pas la Sensation qui me donne la représentation de l’espace, puis que, sans cette représentation même, je ne saurais me représenter les choses de cette manière. Il faut donc qu’elle existe déjà en moi (v. p. 77), ou qu’elle soit la forme même de mon sens extérieur ou de toutes les représentations qui en dérivent. Elle est ainsi à priori. Ce qui le prouve encore, c’est qu’elle est nécessaire : « il est impossible de se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien concevoir qu’il n’y ait point d’objets (p. 78). » C’est aussi qu’on ne peut se représenter qu’un seul et même espace, et l’on ne saurait non plus le considérer comme un assemblage de parties, puisqu’au contraire les parties ne peuvent être conçues qu’en lui. C’est enfin que nous nous le représentons comme une grandeur infinie, comme une grandeur dont toutes les parties coexistent à l’infini. À tous ces titres, il faut reconnaître que la représentation de l’espace ne vient pas de l’expérience, mais qu’elle existe en nous à priori, comme la forme de notre intuition extérieure, ce que Kant exprime en disant qu’elle est une intuition à priori.

Il confirme ce mode d’explication par l’existence même de la géométrie, comme science déterminant synthétiquement et pour tant à priori les propriétés de l’espace, celle-ci, par exemple, que l’espace n’a que trois dimensions. Comment cette proposition apodictique (absolument nécessaire) et toutes les autres du même genre seraient-elles possibles, si l’intuition de l’espace n’existait en nous à priori ? Ce n’est pas de l’expérience que ces jugements peuvent dériver, soit directement, soit indirectement. Il faut admettre qu’ils ont leur origine dans une intuition extérieure qui précède la perception des objets et qui ne peut être autre chose que la forme même du sens extérieur en général (v. p. 81).

Il suit de là que l’espace ne peut être considéré comme une propriété inhérente aux choses mêmes ou à leurs rapports ; car il n’y a point de propriété, soit absolue, soit relative, qui puisse être aperçue antérieurement aux choses mêmes auxquelles elle appartient, et par conséquent à priori. Il n’est autre chose que la forme suivant laquelle nous percevons les objets extérieurs, ou la condition subjective de toutes nos intuitions extérieures, et par conséquent il n’a de sens que pour nous. « Nous ne pouvons, dit Kant (p. 82), parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme. Que si nous sortons de la condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d’intuitions extérieures, c’est-à-dire être affectés par les objets, la représentation de l’espace ne signifie plus absolument rien. » Quand donc nous disons que toutes les choses sont juxtaposées dans l’espace, cela ne veut pas dire autre chose sinon que nous îles percevons ou qu’elles nous apparaissent ainsi et ne peuvent nous apparaître autrement en vertu de la constitution subjective de notre sensibilité ; mais cela ne signifie pas que, considérées en soi, indépendamment de notre manière de les percevoir, elles existent réellement ainsi. Est-ce à dire cependant qu’il en soit de l’espace comme de la couleur ou de la saveur, qui dépend aussi uniquement de la constitution subjective de notre sensibilité ? Il y a cette différence que la couleur ou la saveur n’est « qu’un effet de la sensation et qu’elle ne donne lieu à aucune représentation à priori, tandis que l’espace est une condition de la perception des objets, une forme de l’intuition qui, ne contenant aucune sensation ou aucun élément empirique, peut être représentée à priori et donner lieu à des concepts à priori, comme ceux des figures et de leurs rapports (v. p. 84).

La même analyse appliquée au temps, conduit à des résultats semblables.

Le temps, intuition à priori, forme du sens intérieur.

Nous ne nous représentons les choses, soit en nous, soit hors de nous, comme simultanées ou comme successives, que parce que le temps sert de fondement à toutes nos intuitions. La représentation du temps est donc en nous à priori : on ne saurait la dériver des intuitions, auxquelles elle sert de fondement ; elle est nécessaire : on peut bien retrancher du temps par la pensée tel ou tel phénomène, on ne saurait supprimer le temps lui-même. Aussi le temps, comme l’espace, donne-t-il lieu à des principes « apodictiques (comme celui-ci : le temps n’a qu’une dimension), que leur absolue généralité ne permet pas d’expliquer par l’expérience. On ne peut pas dire d’ailleurs que le temps soit un concept général (discursif) : « car nous nous le représentons comme un tout infini dont les différents temps que nous pouvons distinguer ne sont que des parties, et il faut bien par conséquent que cette représentation soit en nous à priori, puisqu’elle ne peut être considérée comme un ensemble de représentation » partielles telles que celles que nous pouvons tirer de l’expérience.

De même que Kant s’est servi de l’exemple de la géométrie pour confirmer son analyse de l’espace, il confirme celle du temps par l’exemple de la théorie générale du mouvement : l’idée même du mouvement (changement de lieu), comme celle de tout changement, n’est possible que par celle du temps ; et celle-ci ne pourrait expliquer la possibilité de toutes les proportions synthétiques qui se rattachent à celle-là, si elle n’était pas elle-même une intuition à priori.

Il résulte de l’analyse qui précède, que le temps n’est pas quelque chose qui existe par soi-même, car il faudrait pour cela qu’il existât réellement en dehors des objets réels, ce qui n’a pas de sens ; — ni une propriété inhérente aux choses mêmes, car dans ce cas il ne pourrait être connu à priori et servir lui-même à percevoir les objets. Qu’est-ce donc que le temps ? Rien autre chose que la forme du sens extérieur, comme l’espace est la forme des sens intérieurs. Il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur, et par là celui des phénomènes extérieurs, de telle sorte qu’il est ainsi la condition immédiate des phénomènes intérieurs et la condition médiate des phénomènes extérieurs (v. p. 89). On peut donc dire du temps, comme de l’espace, qu’il n’est rien en dehors du sujet, puisqu’il n’est autre chose qu’une condition subjective de notre manière de percevoir les choses, en nous et hors de nous. Il a bien une valeur objective en ce sens qu’il s’applique à toutes les choses que peut nous offrir l’expérience ; mais il n’a pas de réalité absolue, en ce sens qu’il n’est pas une chose en soi, ou une propriété inhérente aux choses en soi, abstraction faite de notre manière de percevoir (v. p. 91).

Que si l’on objecte contre cette théorie qu’il y a des changements réels, ne fût-ce que la succession de nos propres représentations, et que, puisque ces changements ne sont possibles que dans le temps, le temps est donc bien aussi quelque chose de réel (v. p. 92) ; Kant répond que nous ne nous représentons comme des changements les déterminations de notre être qu’en vertu de notre constitution sensible, et que, si nous pouvions avoir de nous-mêmes une autre intuition, une intuition indépendante de cette condition, il n’y aurait plus pour nous de changements, et que la représentation du temps s’évanouirait.

Cette doctrine de l’idéalité du temps et de l’espace a, suivant notre philosophe, l’avantage de trancher les difficultés insolubles que soulève celle qui leur attribue une réalité absolue, soit à titre de substances, soit à titre de qualités. Les regarde-t-on comme des substances, on admet comme existants par eux-mêmes deux non-êtres qui n’existent que pour renfermer en eux tout ce qui est réel (v. p. 96. — Cf. p. 107). Les regarde-t-on comme des qualités, ou comme exprimant des rapports (de juxtaposition ou de succession) inhérents aux choses mêmes, d’où l’esprit les dégage par le moyen de l’abstraction, on se met dans l’impossibilité de rendre compte de la certitude apodictique des mathématiques, puisque l’expérience ne peut produire cette certitude.

Conséquences résultant de l’esthétique transcendentale.

La théorie de la sensibilité, ou l’esthétique transcendentale que nous venons d’analyser, nous a déjà fourni l’une des conclusions les plus importantes de la philosophie de Kant : c’est que nous ne connaissons les choses, non-seulement les choses extérieures, mais celles qui ont lieu en nous, que comme elles nous apparaissent en vertu de la constitution subjective de notre sensibilité, ou comme phénomènes, et nullement comme elles sont réellement, indépendamment de cette manière de les percevoir, ou comme choses en soi. Ce qu’elles sont à ce point de vue, nous l’ignorons, puisque nous ne les percevons que suivant un mode qui lui-même dépend de la nature de notre sujet. Mais, tout en déclarant (p. 97) que « les choses que nous percevons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les percevons, et que leurs rapports ne sont pas non plus réellement ce qu’ils nous apparaissent, » — de telle sorte que, « si nous faisions abstraction de la constitution de nos sens, toutes les propriétés, tous les rapports des objets dans l’espace et dans le temps, l’espace et le temps eux-mêmes s’évanouiraient, » Kant n’accorde pas cependant que ces objets soient une pure apparence, ou une simple illusion. Une illusion est une représentation qui n’a point d’objet réel, comme les deux anneaux que l’on attribuait primitivement à Saturne. Or les objets de nos perceptions représentent bien quelque chose qui nous est réellement donné ; seulement ce quelque chose, nous ne le percevons que comme phénomène, non comme chose en soi. L’illusion ici consisterait à convertir le phénomène en chose en soi, à regarder, par exemple, l’étendue en soi comme une substance ou comme une propriété réelle des objets. — On trouvera sans doute bien subtile cette explication de Kant. Dire que les choses ne nous apparaissent comme juxtaposées ou comme successives qu’en vertu de notre manière de les percevoir, mais qu’elles ne sont pas réellement ainsi, qu’elles ne seraient pas ainsi, par exemple, au regard d’un être tel que Dieu, pour qui il n’y aurait, suivant l’idée des théologiens, ni passé, ni futur, mais un éternel présent ; et prétendre en même temps que tout en les percevant ainsi, nous ne sommes pas les jouets d’une illusion, parce que les choses nous sont réellement données, c’est là une pure subtilité. Mais je ne discute pas en ce moment la pensée de Kant, je ne fais que l’exposer ; j’ai voulu seulement indiquer tout de suite une réflexion qui se présente ici d’elle-même à l’esprit. Une autre conclusion importante, à laquelle conduit l’esthétique transcendentale, c’est que, en nous montrant dans ces intuitions pures ou à priori (l’espace et le temps) que nous fournit la sensibilité, une des conditions qui nous expliquent comment sont possibles des propositions synthétiques à priori, c’est-à-dire des propositions que ne pourraient engendrer de simples concepts, cette théorie nous avertit aussi que les jugements que nous formons par ce moyen (en liant synthétiquement nos concepts à ces intuitions) ne sauraient s’appliquer qu’aux objets des sens et n’ont de valeur que relativement aux choses d’expérience possible (v. p. 109). Cette conclusion qui surgit ici n’est encore qu’indiquée ; mais nous la retrouverons en quelque sorte à tous les pas de la critique de la raison pure, dont nous n’avons encore franchi que le premier.

Arrivons maintenant au second.

’Logique transcendentale.

La Sensibilité, dont l’esthétique transcendentale vient de déterminer les formes à priori, ne suffit pas pour constituer la connaissance. Par elle les objets nous sont donnés au moyen des représentations ou des intuitions qu’elle nous fournit ; mais, pour qu’il y ait connaissance, il faut que ces objets soient pensés au moyen de certains concepts qui viennent de l’entendement.

’L’action de l’entendement.


Sans la première de ces facultés, rien ne nous serait donné ; mais sans la seconde, rien ne serait pensé. Sans l’entendement, les intuitions de la sensibilité seraient aveugles, de même que, sans la sensibilité, les concepts de l’entendement seraient vides. Il faut à la connaissance une matière : c’est la sensibilité qui la lui fournit ; mais il faut aussi que cette matière, pour devenir une connaissance digne de ce nom, soit ramenée à certains concepts et par là rendue intelligible, et c’est là l’œuvre de l’entendement. Celui-ci n’est donc pas moins indispensable que celle-là à la connaissance humaine (v. p. 110-112).

Or il s’agit de soumettre l’entendement à une analyse semblable à celle qui vient d’être faite sur la sensibilité, c’est-à-dire d’en dégager tout ce qui est à priori, et de déterminer par là la valeur et la portée des éléments qui lui sont dus. C’est ce travail que Kant désigne sous le nom de Logique transcendentale, comme il a désigné le précédent sous celui d’Esthétique transcendentale.

Distinction de la logique transcendentale et de la logique générale.

La logique transcendentale se distingue de la logique générale, en ce que celle-ci fait abstraction dans la connaissance de son origine et de son contenu, ou de tout rapport aux objets, pour ne considérer que sa forme logique, la forme de la pensée en général (v. p. 115), tandis que la première a uniquement pour but de déterminer l’origine, l’étendue et la valeur objective des concepts à priori, ou des éléments purs de la pensée. Elle se distingue aussi par là de cette partie de la logique générale (la logique appliquée) qui tire de l’expérience psychologique les principes qu’elle donne pour règles à l’entendement (moyens d’éviter l’erreur, de diriger l’attention, etc.) ; la logique transcendentale n’emprunte rien à l’observation : elle doit être construite tout à fait à priori.

Division de la logique transcendentale en analytique et dialectique.

Avant d’en entreprendre l’étude, Kant y trace une division qui a une très-grande importance dans sa philosophie, et que nous indiquerons aussi d’avance avec lui. Cette division correspond à celle que l’on introduit d’ordinaire dans la logique générale, sous les titres d’analytique et de dialectique ; mais tandis que, dans la logique générale, elle est purement sophistique, elle est ici tout à fait fondée.

La logique générale, en exposant, sous le titre d’analytique, les règles universelles et nécessaires de la pensée, considérée dans sa forme ou abstraction faite de tout contenu, fournit dans ces règles mêmes des critériums de la vérité : tout ce qui est contraire à ces règles est faux, puisque l’entendement s’y met en contradiction avec lui-même ; mais précisément parce qu’elle ne s’occupe que de la forme de la pensée, et que la pure forme de la connaissance, si bien d’accord qu’elle puisse être avec les lois logiques, ne suffit nullement pour décider de la vérité objective de la connaissance, on sort de l’usage qui lui convient lorsque, sous le titre de dialectique, on prétend en tirer des assertions objectives et que l’on s’en sert comme d’un instrument pour étendre, en apparence, ces connaissances. Une telle étude, qui n’aboutit qu’à un pur verbiage, est indigne de la philosophie (v. p. 118-121).

Cette division trouve au contraire sa place naturelle dans la logique transcendentale. Celle-ci expose d’abord les éléments de la connaissance pure de l’entendement et les principes sans lesquels, en général, aucun objet ne peut être pensé : c’est l’analytique transcendentale. Mais, comme nous sommes naturellement portés à nous servir de ces principes purs pour dépasser la légitime portée de notre connaissance en les appliquant à d’autres objets qu’à ceux de l’expérience, et que nous créons ainsi une apparence dialectique, il faut que la logique transcendentale fasse la critique de cette apparence. De là une seconde partie que désigne bien le titre de dialectique transcendentale. Cette dialectique n’est pas, comme celle dont nous parlions tout à l’heure, un art de susciter des apparences dogmatiques ; c’est au contraire une critique ayant pour but de découvrir la source des illusions où tombe l’entendement et de le prémunir contre les erreurs qui en résultent (v. p. 121 122).

La première de ces deux divisions, ou l’analytique, a pour but de décomposer toute notre connaissance dans les éléments purs ou à priori qu’y apporte l’entendement.

Conditions que doit remplir l’analytique.

Pour cela, il faut d’abord bien isoler l’entendement de la sensibilité, de manière à ne pas mêler les intuitions, de celle-ci aux concepts de celui-là ; il faut ensuite remonter aux concepts vraiment élémentaires de manière à ne pas mêler des concepts dérivés à des concepts primitifs ; il faut enfin s’assurer que la table de ces concepts purs et élémentaires est bien complète, ou qu’elle embrasse tout le champ de l’entendement pur. Telles sont les conditions que doit remplir l’analytique.

Fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement.

Mais quel est le fil conducteur qui doit ici nous servir à découvrir tous les concepts purs et élémentaires de l’entendement ? Il faut pour cela un certain principe qui nous permette de déterminer la place de chaque concept pur dans l’entendement et l’intégrité de tout le système, deux choses qui ne peuvent être abandonnées au hasard d’une recherche toute mécanique (v. p. 126) ; quel sera ce principe ?

Il nous est fourni par la fonction de l’entendement. Quelle est cette fonction ? C’est de juger, car penser, c’est juger. Et qu’est-ce que juger ? C’est ramener à l’unité les diverses représentations fournies par la sensibilité, de manière à constituer une connaissance déterminée d’un objet donné ou pouvant être donné par ces représentations, comme quand je dis : ce métal est un corps, tout métal est un corps, etc. Le jugement est donc un acte qui consiste à réunir en une seule et même pensée des représentations diverses. Telle est la fonction de l’entendement : c’est une fonction d’unité. Si donc on veut analyser cette fonction dans ses divers éléments, il faut commencer par déterminer toutes les fonctions de l’unité dans les jugements.

Tableau des fonctions de l’entendement ou des fonctions d’unité dans le jugement.

Or la fonction de la pensée dans le jugement peut être ramenée à quatre titres : 1° quantité, 2° qualité, 3° relation, 4° modalité, et dans chacun de ces titres, à trois moments : sous le premier, le jugement peut être général, ou particulier, ou singulier ; sous le second, affirmatif, ou négatif, ou indéfini ; sous le troisième, catégorique, ou hypothétique, ou disjonctif ; sous le quatrième, problématique, ou assertorique, ou apodictique.

Soit, par exemple, ce jugement : tous les hommes sont mortels, il est, sous le premier point de vue, général ; sous le second, affirmatif ; sous le troisième, catégorique ; sous le quatrième, assertorique.

Kant fait au sujet de ce tableau plusieurs remarques qu’il faut noter pour le bien comprendre.

1° Au point de vue de la quantité, les jugements singuliers diffèrent, comme connaissances, des jugements généraux, quoique les logiciens assimilent les premiers aux seconds, parce que, dans les uns comme dans les autres, le prédicat convient à toute l’extension du sujet ; ils méritent donc à ce titre une place particulière dans un tableau complet des moments de la pensée en général.

2° Au point de vue de la qualité, Kant ajoute aux deux espèces de jugements, affirmatifs et négatifs, distingués par la logique générale, une troisième espèce, qu’il désigne sous le nom de jugements indéfinis ou limitatifs : ce sont ceux (par exemple, ce jugement, l’âme n’est pas mortelle) où le sujet est placé dans une catégorie indéterminée, indéfinie (ici, celle des êtres qui ne sont pas mortels).

3* Au point de vue de la relation, tous les rapports de la pensée dans les jugements se ramènent à ceux-ci : a. Rapport du prédicat au sujet, d’où les jugements catégoriques, qui n’ont besoin que de deux concepts (par exemple, l’âme n’est pas mortelle) ; b. Rapport du principe à la conséquence, d’où les jugements hypothétiques, qui impliquent deux propositions (par exemple, s’il y a une justice parfaite, tous les méchants seront punis) ; c. Rapport de la connaissance divisée à tous les membres de la division, d’où les jugements disjonctifs, qui impliquent plusieurs propositions s’excluant l’une l’autre, mais formant ensemble une certaine communauté de connaissance (par exemple, le monde existe, soit par l’effet d’un aveugle hasard, soit en vertu d’une nécessité intérieure, soit par une cause extérieure).

4* « Enfin, au point de vue de la modalité, qui concerne la valeur de la copule, c’est-à-dire de l’affirmation ou de la négation relativement à la pensée, lorsque l’affirmation ou la négation est admise comme purement possible, le jugement est problématique (par exemple, s’il y a une justice parfaite) ; lorsqu’elle est considérée comme réelle, il est assertorique (l’homme est mortel) ; lorsqu’elle est enfin admise comme nécessaire, il est apodictique (par exemple, les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits).

Voyons maintenant comment Kant tire de ce tableau des fonctions de nos jugements celui des concepts primitifs et fondamentaux de l’entendement.

Il n’y a pas de connaissance possible sans une synthèse qui réunisse les unes aux autres nos diverses représentations. Mais, pour que cette synthèse constitue une connaissance dans le sens propre du mot, il faut qu’elle ne soit pas aveugle, comme celle qui résulte simplement de l’imagination, mais qu’elle s’opère suivant des concepts qui en déterminent l’unité. Or telle est précisément la fonction générale du jugement : il consiste à ramener à l’unité nos diverses représentations en vertu des concepts dont l’entendement est la source. Si donc on veut déterminer les concepts purs de l’entendement, il n’y a qu’à considérer les diverses fonctions dans lesquelles se subdivise la fonction générale du jugement : autant il y avait de ces fonctions dans le tableau précédent, autant il faut reconnaître de concepts purs de l’entendement. Kant donne à ces concepts purs, qui forment les conditions à priori de tous nos jugements, un nom qu’il emprunte à Aristote : celui de catégories.

Tableau des concepts purs ou des catégories de l’entendement, qui correspondent aux fonctions logiques du jugement.

En voici la table, qui correspond exactement à celle des jugements.

1o Quantité : unité, pluralité, totalité.

2o Qualité : réalité, négation, limitation.

3o Relation : substance et accident, cause et effet, action réciproque ou communauté.

4* Possibilité ou impossibilité, existence ou non-existence, nécessité ou contingence.

Il est curieux de voir comment l’auteur de cette table des catégories de l’entendement juge l’œuvre de son devancier Aristote.

« C’était, dit-il (p. 139), un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote, que celui de rechercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se présentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories (prédicaments). Dans la suite, il crut en avoir trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa liste n’en resta pas moins défectueuse. En outre, on y trouve quelques modes de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, ainsi que prius, simul) et même un concept empirique {motus), qui ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique de l’entendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés (actio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement. »

Kant, au contraire, s’est appliqué à faire sortir d’un principe commun tout le système des catégories, au lieu de les recueillir au hasard, et il a eu soin d’en écarter, non-seulement les formes pures qui appartiennent à la sensibilité, non-seulement les concepts qui viennent de l’expérience, mais même les concepts purs qui peuvent dériver des catégories, n’admettant sous ce titre que les concepts vraiment primitifs de l’esprit humain. Quant aux concepts purs dont les catégories à leur tour peuvent être la source, et que l’on pourrait appeler les prédicables de l’entendement pur, par opposition aux prédicaments qui sont les catégories, il serait aisé d’en dresser la liste, « en ajoutant, par exemple,

à la catégorie de la causalité les prédicables de la force, de l'action, de la passion ; à la catégorie de la communauté, ceux de la présence, de la résistance ; aux prédicaments de la modalité, les prédicables de la naissance, de la fin, du changement, etc. (p. 140) ; » mais, comme il ne s’agit ici que des principes du système de l’entendement pur et non pas de l’exécution même de ce système, ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre ce travail.

Dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, Kant a ajouté sur la table des catégories quelques observations qui ont, selon lui, une certaine importance relativement à la forme scientifique de toutes les connaissances rationnelles. Notons au moins les principales :

l° Des quatre classes de concepts dont se compose la table des catégories, les deux premières (quantité et qualité) se rapportent aux objets de l’intuition, pure ou empirique, tandis que les deux dernières (relation et modalité) concernent l’existence de ces objets, soit par rapport les uns aux autres, soit par rapport à l’entendement. Kant propose en conséquence d’appeler mathématiques les catégories de ces deux premières classes, et dynamiques celles des deux dernières.

2° Dans chaque classe la troisième catégorie résulte toujours de l’union de la seconde avec la première : « Ainsi la totalité n’est autre chose que la réalité jointe à la négation ; — la communauté, que la causalité d’une substance déterminée par une autre, qu’elle détermine à son tour ; — la nécessité enfin, que l’existence donnée par la possibilité même (p. 142). » Mais il ne s’en suit pas que la troisième catégorie soit un concept dérivé, et non un concept primitif ; car cette union même de la première catégorie avec la seconde qui produit le troisième concept suppose un acte particulier de l’entendement qui n’est pas identique à celui qui a lieu dans le premier et dans le second. Ainsi, pour concevoir qu’une substance puisse être la cause de quelque chose dans une autre et avoir le concept de la réciprocité, il est sans doute nécessaire d’unir le concept de la cause à celui de la substance, mais il faut encore un acte particulier de l’entendement, car il ne suffit pas de les unir pour concevoir leur influence réciproque.

3* La troisième remarque a pour but de justifier l’accord de la catégorie de la communauté avec la forme du jugement disjonctif qui lui correspond dans le tableau des fonctions logiques du jugement. Cette catégorie est, suivant Kant, la seule dont le rapport avec la forme logique correspondante ne soit pas évidente. Je pense qu’il y en a plus d’une dans le même cas, et c’est ici en général que me paraît se révéler le plus clairement le caractère artificiel de la méthode et du système de Kant ; mais je ne suis en ce moment que rapporteur, et je dois me borner à reproduire l’explication de notre philosophe. Le caractère des jugements disjonctifs est de former un tout dont les parties sont conçues, non comme subordonnées, mais comme coordonnées entre elles, de telle sorte qu’elles s’excluent réciproquement l’une l’autre, tout en se reliant en une même sphère ; or ce caractère est précisément celui de la réciprocité d’action conçue dans la catégorie de la communauté. Le procédé que l’entendement suit dans le premier cas est le même qu’il suit dans le second, lorsqu’il se représente les parties de la chose divisible comme ayant chacune, à titre de substance, une existence indépendante des antres et en même temps comme unies en un tout (v. p. 144).

Déduction des concepts purs de l’entendement.

Mais il ne suffit pas d’exposer, comme on vient de le faire, en un tableau systématique les concepts purs de l’entendement, il faut encore expliquer comment ils peuvent se rapporter à priori à des objets (p. 148), et en justifier par là la légitimité, ou en faire ce que Kant appelle la déduction transcendentale, en empruntant ce mot déduction à la langue des jurisconsultes, qui entendent par là la preuve destinée à démontrer la légitimité d’une prétention et à résoudre ainsi la question de droit (quid juris ?). La déduction de ces concepts ne peut pas être empirique, n’est sans doute fort utile de rechercher, comme l’a fait Locke, les premiers efforts par lesquels notre faculté de connaître tend à s’élever des perceptions particulières à des concepts généraux ; mais cette explication ne répond qu’à une question de fait, elle ne résout pas la question de droit : pour justifier l’usage des concepts purs de l’entendement, il faut avoir un autre acte de naissance à produire que celui qui les fait dériver de l’expérience. Il n’y a qu’une déduction transcendentale qui puisse répondre à cette dernière question.

Mais cette déduction présente des difficultés dont il faut bien se rendre compte, afin de ne pas s’égarer ou se laisser décourager par des obstacles imprévus. Les catégories de l’entendement ne représentent pas, comme les formes de la sensibilité, les conditions sous lesquelles les objets nous sont donnés dans l’intuition et qui justifient par là même leur valeur objective ; elles expriment des fonctions à priori de la pensée, et l’on ne voit pas ici, du même coup, comme dans l’autre cas, comment ces conditions subjectives de la pensée doivent avoir nécessairement une valeur objective, ou se rapporter nécessairement à des objets dont l’intuition est indépendante d’eux. « Il se pourrait à la rigueur, dit Kant (p. 152), que les phénomènes fussent de telle nature que l’entendement ne les trouvât point du tout conformes aux conditions de son unité, et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple dans la série des phénomènes, il n’y eût rien qui fournît une règle à la synthèse et correspondît au concept de la cause et de l’effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans signification. Dans ce cas, les phénomènes n’en présenteraient pas moins des objets à notre intuition, puisque l’intuition n’a nullement besoin des fonctions de la pensée. » Dira-t-on que l’expérience nous offre des exemples de régularité dans les phénomènes qui nous fournissent suffisamment l’occasion d’en extraire le concept de cause (c’est l’exemple même cité par Kant), et de vérifier en même temps la valeur objective de ce concept, on ne lève pas ainsi la difficulté : l’expérience ne saurait expliquer l’universalité absolue que nous attribuons ici à la règle. Quel est donc le principe de cette explication ?

Ce n’est pas l’expérience, on vient de le rappeler, qui produit les concepts universels et nécessaires de l’entendement ; mais ne seraient-ce pas au contraire ces concepts qui rendent possible l’expérience ? S’il en est ainsi, nous tenons précisément le principe que nous cherchions : les concepts en question, en servant à rendre possible l’expérience, justifient par cela même leur valeur objective. On comprend dès lors comment toute connaissance empirique des objets doit être nécessairement conforme à ces concepts, puisque sans eux il n’y aurait pas d’objet d’expérience possible (v. p. 155). Or tel est le cas des concepts purs de l’entendement. La connaissance d’un objet ou l’expérience, dans le sens complet de ce mot, suppose en effet deux choses : l’intuition, par laquelle cet objet est donné, et le concept, par lequel il est pensé par l’entendement ; et, de même que la première n’est possible que sous les formes de la sensibilité, l’espace et le temps, qui en sont les conditions à priori, de même le second ne peut se produire qu’en vertu de certaines conditions à priori, qui sont les formes mêmes de la pensée, comme les premières sont celles de l’intuition, et qui, s’appliquant aux objets fournis par celle-ci, tirent leur valeur de cet usage même. C’est l’entendement qui est lui-même, par ses concepts, l’auteur de l’expérience. Voilà le grand principe que Kant oppose à Locke et à Hume, et à l’aide duquel il prétend maintenir la raison entre les deux écueils où l’ont fait échouer ces deux philosophes : le dogmatisme empirique du premier et le scepticisme du second (v. p. 156-157).

Suivons maintenant ce principe dans le développement que lui donne notre auteur.

Nous avons vu que la fonction générale de l’entendement était d’introduire l’unité dans la diversité de nos représentations. Toute liaison entre les intuitions diverses, comme entre les divers concepts, est un acte de l’entendement (v. p. 159). Mais comment cet acte, que Kant désigne sous le nom commun de synthèse, est-il lui-même possible, ou quel en est le principe originaire ? Il y a sans doute la catégorie de l’unité, mais cette catégorie, comme toutes les autres, ne fait que représenter une fonction logique du jugement qui implique déjà la liaison et par conséquent l’unité des concepts. Il faut donc remonter plus haut encore, c’est-à-dire « à ce qui contient le principe de l’unité de différents concepts au sein des jugements et par conséquent de la possibilité de l’entendement lui-même (p. 160). » Ce principe, Kant le trouve dans l’unité de cette conscience de soi-même qui s’exprime par le « je pense, » et qu’il désigne sous le nom d’aperception pure ou originaire. Nous arrivons ici à l’un des points les plus subtils et les plus obscurs de sa critique ; je voudrais en donner une idée aussi claire et aussi exacte que possible (1)[2].

De l’unité du je pense ou de la conscience comme principe de toute synthèse.

Les représentations diverses données dans une intuition, par exemple dans celle d’un palais ou d’un temple, ne sont toutes ensemble mes représentations que parce que toutes ensemble elles appartiennent à une conscience. Cette conscience n’est pas celle que je puis avoir de mes diverses représentations, car celle-ci est en quelque sorte éparpillée dans chacune déciles ; et, s’il n’y en avait pas d’autre, le moi serait aussi divisé et aussi bigarré que les représentations dont j’ai conscience. Il faut donc, pour que je puisse me représenter l’identité de ma conscience à travers la diversité de mes représentations, que je les unisse l’une à l’autre en une seule et même conscience qui en exprime la synthèse. Ce n’est qu’à cette condition que je puis les appeler toutes miennes (v. p. 162) ; et cette condition, qui est le principe de l’identité de l’aperception même, précède à priori toute intuition déterminée. Ce n’est pas en effet des objets mêmes que la liaison de nos représentations peut être tirée par la perception pour être ensuite reçue dans l’entendement : elle est uniquement une opération de l’entendement, qui n’est lui-même autre chose que la faculté de former des liaisons à priori et de ramener la diversité des représentations données à F unité de l’aperception.

Cette unité originaire est essentiellement synthétique. L’identité de la conscience de soi-même exprime bien une vérité analytique ; mais cette unité ne pourrait être conçue sans la diversité des représentations qu’elle sert à relier et qui nous viennent des sens, puisque notre entendement n’est pas intuitif, mais simplement discursifs et que sa fonction, qui est de penser, consiste précisément à ramener cette diversité à l’unité. Quand donc je dis que j’ai conscience d’un moi identique, cela revient à dire que j’ai conscience de la synthèse qui doit nécessairement servir de lien aux diverses représentations, et c’est pourquoi aussi l’on peut dire que l’unité originaire de l’aperception est une unité synthétique.

Là est le principe suprême de tout l’usage de l’entendement » et par conséquent de toute la connaissance humaine. De même qu’au point de vue de la sensibilité toutes nos intuitions sont nécessairement soumises aux conditions formelles de l’espace et du temps, de même, au point de vue de l’entendement, elles sont nécessairement soumises aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire qu’elles doivent pouvoir s’unir en une seule et même conscience. Ce principe est donc pour l’entendement ce que l’autre est pour la sensibilité ; et, puisque l’entendement peut être justement défini la faculté de connaître, on a raison de dire que ce principe est la condition suprême de la connaissance. L’espace ou le temps n’est que la forme de l’intuition sensible : on ne peut pas dire encore que ce soit une connaissance ; mais, pour connaître quelque chose dans le temps et dans l’espace, par exemple une ligne, il faut une certaine liaison des éléments divers donnés dans l’intuition, ici de divers points, et par conséquent une certaine unité de conscience sans laquelle cette liaison ne pourrait avoir lieu, et qui, en la rendant possible, rend possible la connaissance même de l’objet. Autrement nos diverses représentations ne s’uniraient pas en une même conscience, et rien ne pourrait être ni pensé, ni connu (v. p. 165).

En ce sens aussi on peut dire que cette unité de la conscience qui sert à réunir dans le concept d’un objet toute la diversité donnée dans une intuition est une unité objective. Elle se distingue de celle par laquelle se trouvent associées, suivant les circonstances, nos diverses représentations, et qui, n’étant qu’une détermination du sens intérieur, est ainsi toute subjective. Celle-ci est empirique et contingente : ainsi, par exemple, pour tel individu tel mot représentera telle chose, tandis qu’il en représentera une autre pour d’autres. Au contraire l’unité qu’exprime le je pense est une synthèse pure de l’entendement qui sert à priori de principe à toute synthèse empirique, et elle est nécessaire.

C’est ce que confirme l’examen de la vraie nature du jugement. La copule ou le verbe y exprime un rapport qui a une valeur objective et se distingue par là de celui que peuvent déterminer les lois empiriques de l’association, et qui n’a qu’une valeur subjective. Quand je dis, par exemple, que les corps sont pesants, il y a là autre chose qu’un rapport résultant d’une association subjective de perceptions ; il y a une synthèse dont le propre est de ramener des représentations données à une unité objective d’aperception ou de conscience qui leur donne le caractère et la valeur d’une véritable connaissance, et c’est précisément dans cette unité objective que réside le principe de la forme logique de tous les jugements.

Maintenant, comme cette forme générale se subdivise en un certain nombre de formes particulières, qui représentent les diverses fonctions logiques du jugement et auxquelles correspondent autant de catégories dans l’entendement, il suit de là que les intuitions qui nous sont données par nos sens ne peuvent devenir pour nous des connaissances qu’à la condition d’être soumises à ces catégories (v. p. 171). Le rôle des catégories est précisément de donner à la matière de la connaissance, à l’intuition, fournie par les sens, la forme dont elle a besoin pour devenir une connaissance.

Que les catégories n’ont d’autre usage que de s’appliquer aux intuitions sensibles et de leur donner la forme d’une véritable connaissance.

Il faut même ajouter, — et ceci est un des résultats fondamentaux de la critique kantienne, — qu’elles n’ont pas d’autre usage. Otez les intuitions sensibles, elles ne sont plus que des formes vides qui, ne s’appliquant plus à rien, ne sauraient déterminer aucune connaissance. Cela revient à dire qu’elles ne servent qu’à rendre possible la connaissance empirique ou ce qu’on nomme d’un seul mot l’expérience. À la vérité, les intuitions sensibles ont elles-mêmes une forme pure (l’espace et le temps) qui donne lieu à des connaissances à priori, comme les mathématiques ; mais les concepts mathématiques eux-mêmes ne deviennent des connaissances qu’autant qu’on suppose qu’il y a des choses qui ne peuvent être représentées que suivant cette forme, ou qu’autant qu’on les applique à des intuitions empiriques. Il reste donc vrai de dire en général que les catégories n’ont, dans la connaissance des choses, d’autre usage que de s’appliquer à des objets d’expérience, réelle ou possible.

Kant insiste sur l’importance de la proposition précédente : elle détermine les limites et l’usage des concepts purs de l’entendement. On pourrait être tenté de croire que ces concepts, par cela seul qu’ils ont leur source dans l’entendement, doivent s’étendre à toute espèce d’objets en général ; mais ils n’ont de sens et de valeur que par rapport aux objets de notre intuition sensible ; en dehors de cette application, ce ne sont plus que de pures formes de la pensée, dépourvues de toute réalité {v. p. 175), Essayez de concevoir un objet. Dieu par exemple, en dehors des conditions de notre intuition sensible, vous direz qu’il n’est pas étendu ou qu’il n’est pas dans l’espace, que sa durée n’est pas celle du temps, qu’il ne peut être sujet au changement, etc. ; mais pouvez-vous dire que vous ayez ainsi une véritable connaissance de cet objet ? Non, le concept de la substance, comme toute autre catégorie, ne peut donner lieu à une connaissance réelle (on dirait aujourd’hui positive) qu’en s’appliquant à quelque chose qui puisse tomber sous notre intuition. Autrement nous ne pouvons dire même s’il y a quelque objet qui corresponde à cette détermination de notre pensée. Ce point, qui est, je le répète, un des résultats les plus importants de la critique de la raison pure, se représentera plus tard ; nous y reviendrons avec Kant.

Par quel moyen se fait cette application : de la synthèse transcendentale de l’imagination.

Les catégories de l’entendement n’ont d’autre usage que de s’appliquer aux objets de notre intuition sensible ; mais par quel moyen se fait cette application ? C’est là aussi une question sur laquelle Kant reviendra plus tard : c’est à cette question que répondra la théorie du schématisme ; mais il indique dès à présent le point qui doit servir à la résoudre. Notre humaine intuition est une intuition sensible, non une intuition intellectuelle ; mais elle a une certaine forme qui réside à priori dans la nature même de notre capacité représentative. Or c’est précisément par là que l’entendement peut avoir prise sur le sens intérieur pour le déterminer conformément à l’unité synthétique de l’aperception et concevoir ainsi à priori cette unité. Cette unité, ou cette synthèse, que nous concevons comme nécessaire à priori, n’est pas simplement intellectuelle, puisqu’elle est soumise à la forme de notre intuition sensible ; c’est en ce sens une synthèse figurée. Mais cette synthèse n’est pas non plus simplement le produit de l’imagination reproductive, laquelle rentre dans la sensibilité et dont l’action est soumise à des lois empiriques. Il est juste de reconnaître qu’elle est l’œuvre de l’imagination, mais une œuvre spontanée, qui n’est autre chose que l’effet de l’entendement sur la sensibilité, et qui détermine à priori le sens intérieur conformément aux lois nécessaires de cette faculté. Kant la désigne sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination, C’est ainsi qu’il explique comment les catégories, qui ne sont que de simples formes de la pensée, s’appliquent aux objets de notre intuition et en reçoivent une valeur objective. Cette explication le conduit à une autre, à celle de ce paradoxe mis en avant dans l’Esthétique transcendentale, à savoir qu’au moyen du sens intérieur le sujet ne se saisit lui-même qu’autant qu’il est affecté par lui-même, c’est-à-dire tel qu’il s’apparaît et non tel qu’il est en soi. Il semble qu’il y ait une contradiction à admettre que le sujet puisse être affecté par lui-même ; rien n’est pourtant plus réel. Le sens intérieur, qui ne contient que la forme de toute intuition possible, ne renferme aucune intuition déterminée : pour qu’une intuition de ce genre puisse se produire, il faut une certaine liaison entre les éléments divers qu’elle comprend, et cette liaison ne peut résulter que de cet acte de l’entendement que Kant a désigné précédemment sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination ou de synthèse figurée, et par lequel l’entendement détermine le sens intérieur suivant une certaine synthèse qui constitue l’unité de l’aperception. C’est ainsi, par exemple, que je détermine mon sens intérieur en tirant une ligne dans mon imagination toutes les fois que je veux me représenter le temps. Le sujet est bien ici réellement affecté par lui-même. Le même phénomène se reproduit en tout acte d’attention : l’entendement y détermine toujours le sens intérieur conformément à la liaison qu’il a en vue (v. la note de la page 182) ; et cette liaison, il ne la trouve que dans le sens lui-même, mais c’est lui qui, en affectant ce sens, la produit. Il en est de même dans tous les cas où le sens intérieur est déterminé conformément à une certaine unité d’aperception. Cela admis, il n’y a rien d’étonnant que, par le sens intérieur, notre sujet ne se saisisse pas lui-même tel qu’il est en soi. Il est dans le même cas que les sens extérieurs : si l’on accorde que ceux-ci, ne nous faisant percevoir les objets que suivant la manière dont nous sommes affectés, ne nous les font pas connaître en eux-mêmes, mais seulement tels qu’ils nous apparaissent, il faut admettre la même chose à l’égard du sens intérieur, puisque par ce dernier le moi n’a conscience de lui-même qu’autant qu’il est affecté par lui-même d’une certaine manière.

S’en suit-il que ma propre expérience ne soit qu’un phénomène ou une simple apparence ? Non, l’existence est sans doute déjà donnée dans le je pense, puisque celui-ci exprime précisément l’acte par lequel je la détermine ; mais, comme il ne peut la déterminer qu’au moyen des éléments divers qui lui sont fournis par le sens intérieur, et par conséquent selon la forme même de ce sens, il s’en suit que je ne me connais nullement comme je suis, mais comme je m’apparais à moi-même (v. p. 185). J’ai bien la conscience de moi-même comme d’une intelligence capable de ramener la diversité de toute intuition possible à l’unité de l’aperception ; mais cette conscience n’est pas encore la connaissance de moi : même : celle-ci exige en outre une intuition de la diversité qui est en moi et au moyen de laquelle je détermine une pensée qui sans cela serait vide de tout contenu, et cette condition sensible à laquelle elle est assujettie fait que le moi ne se connaît que comme il s’apparaît à lui-même.

Comment nous pouvons connaître à priori, par le moyen des catégories, des objets d’intuition sensible.

Ce point expliqué, une question reste encore pour achever ce que Kant appelle la déduction transcendentale des concepts purs de l’entendement ou des catégories. Il s’agit d’expliquer comment, par le moyen de ces catégories, nous pouvons connaître à priori des objets qui ne peuvent être d’ailleurs pour nous que des objets d’intuition sensible, ou comment nous pouvons prescrire en quelque sorte à la nature sa loi. La clef de cette difficulté se trouve dans cette réflexion que l’espace et le temps ne sont pas seulement représentés à priori comme de simples formes de l’intuition sensible, mais comme des intuitions où est déjà donnée l’unité de la synthèse de la diversité qui y est contenue. C’est ainsi que la géométrie se représente l’espace comme un objet dont les diverses parties forment une unité intuitive. Cette unité nécessaire de l’espace et du temps est le fondement de toute synthèse par laquelle j’unis en une perception les éléments divers de mon intuition empirique. C’est, par exemple, en prenant pour fondement l’unité de l’espace, que de l’appréhension des diverses parties d’une maison je me fais une perception de cette maison, dont je dessine en quelque sorte la forme sur ce fond. C’est ainsi encore qu’en appréhendant successivement deux états divers tels que l’état fluide et l’état solide, j’ai la perception du phénomène de la congélation de l’eau ; cette perception a son fondement dans l’unité du temps où je lie les deux états que je m’y représente. Cette synthèse n’est sans doute possible à son tour qu’au moyen des catégories qui ont leur siège dans l’entendement, comme celle de la quantité, ou celle de la causalité ; mais c’est dans les conditions mêmes de l’espace et du temps qu’elles trouvent à priori le moyen qui nous permet de les appliquer aux objets de l’intuition sensible et de transformer cette intuition en perception. C’est la nature, ou l’ensemble de tous les phénomènes, qui se règle sur les catégories de l’entendement, et non pas ces catégories sur la nature. De même que notre sensibilité imprime ses formes aux objets de notre intuition ou aux phénomènes, de même notre entendement donne ses lois à ces phénomènes. L’accord nécessaire entre les lois des phénomènes de la nature et notre entendement n’est pas plus étrange que celui qui existe entre ces phénomènes eux-mêmes et notre sensibilité. C’est toujours le sujet qui là imprime aux choses ses formes sensibles, et ici leur impose ses lois intellectuelles.

Il n’y a, en général, selon Kant, que deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’expérience avec nos concepts : ou bien c’est l’expérience qui rend possibles ces concepts, ou bien ce sont ces concepts qui rendent l’expérience possible. Il repousse la première explication, par la raison que les catégories étant des concepts à priori, ne peuvent avoir une origine empirique : leur usage est sans doute de s’appliquer aux objets de l’expérience, mais elles-mêmes ne sauraient en dériver. Il ne reste donc plus pour lui que la seconde. A ceux qui proposeraient une sorte de système intermédiaire, suivant lequel les catégories ne seraient ni des principes à priori de la connaissance, ni des concepts tirés de l’expérience, mais certaines dispositions subjectives, nées avec nous, que l’auteur de notre être aurait réglées de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience, il oppose cet argument, que, dans ce système, les catégories n’auraient plus cette nécessité qui leur est inhérente. « Je ne pourrais plus dire alors : l’effet est lié à la cause dans l’objet, c’est-à-dire nécessairement ; mais seulement : je suis fait de telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation autrement que comme liée à une autre ; … et toute notre connaissance fondée sur la prétendue valeur objective de nos jugements ne serait plus qu’une pure apparence. « On est tenté, en lisant ces paroles de Kant (p. 192), de les retourner contre son propre système. La nécessité objective qu’il admet est-elle elle-même au fond autre chose qu’une nécessité subjective, et la connaissance, telle qu’il l’explique, autre chose qu’une apparence ? Mais je ne discute pas ici sa pensée, je me borne à l’exposer. La déduction qui précède a expliqué l’origine et justifié la valeur des catégories de l’entendement en montrant d’une manière générale que leur rôle est de rendre l’expérience possible ; il s’agit maintenant de chercher par quel moyen elles la rendent possible, et quels sont les principes qu’elles fournissent dans leur application aux phénomènes. Tel est le double objet du livre {Livre deuxième) auquel nous sommes arrivés et qui porte le titre d’Analytique des principes.

La première question qu’il contient est celle du moyen ou de la condition qui seule permet d’appliquer à des phénomènes les concepts purs de l’entendement et qui rend par là l’expérience possible. Pour pouvoir dire qu’un objet est renfermé dans un concept, il faut que la représentation de cet objet soit homogène avec ce concept. « Ainsi, suivant l’exemple employé par Kant (p. 198-199), le concept empirique d’une assiette a quelque chose d’homogène avec le concept purement géométrique d’un cercle, puisque la forme qui est pensée dans le premier est perceptible dans le second. » Or les concepts purs de l’entendement ne sont nullement, par leur nature propre, homogènes avec les intuitions sensibles que nous avons à y subsumer dans nos jugements. Comment donc les premiers, par exemple le concept de la causalité, peuvent-ils s’appliquer aux secondes ? Telle est la question que Kant se pose. Le moyen de la résoudre a déjà été indiqué ; il ne s’agit plus que de le développer.

Puisqu’il n’y a aucune homogénéité entre les catégories de l’entendement et les phénomènes auxquels elles s’appliquent, attendu que les premières sont de nature intellectuelle, tandis que les secondes sont de nature sensible, il faut bien, pour que cette application soit possible, qu’entre ces deux termes il y en ait un troisième qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et permette d’appliquer l’une à l’autre. Or ce terme intermédiaire nous est précisément fourni par le temps, lequel est à la fois homogène au phénomène, en tant qu’il est impliqué dans chacune de nos diverses représentations empiriques, et à la catégorie, en tant qu’il leur fournit une règle à priori. C’est le temps qui nous permet de donner aux concepts purs de l’entendement la forme qui les rend applicables aux phénomènes. Soit, par exemple, la catégorie de la quantité ; comment la déterminer dans le nombre et faire qu’elle puisse s’appliquer aux phénomènes, sinon par le moyen du temps ?

Schématisme de l’entendement pur :

Kant désigne cette forme sous le nom de schème, et il appelle schématisme de l’entendement pur le procédé général que suit l’esprit dans cet acte par lequel il donne cette forme à ses concepts purs. Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination : comment, par exemple, former le schème de nombre sans une synthèse de l’imagination ? Mais il faut bien distinguer le schème de l’image : quand, par exemple, je place cinq points les uns à côté des autres, je me forme une image du nombre cinq ; mais quand je pense un nombre en général, ou même quand je pense un nombre déterminé, mais très-élevé, la représentation de ce nombre est un schème, sans être une image : c’est la représentation d’un procédé de l’imagination, qui consiste à déterminer un concept suivant une règle générale et sert lui-même à procurer en conséquence à ce concept son image. Le schème n’est donc pas l’image ; il en est même si différent qu’il n’y a point d’image correspondante qui lui puisse être adéquate. Il n’y a point, par exemple, d’image du triangle qui puisse être jamais adéquate au concept d’un triangle en général (v. p. 202). L’image d’un triangle est toujours en effet celle d’un triangle, soit rectangle, soit acutangle, etc. ; tandis que le schème du triangle comprend toutes ces figures : ce schème ne peut donc exister ailleurs que dans la pensée. L’image est un produit empirique de l’imagination productive ; le schème est un produit de l’imagination pure qui rend lui-même possibles les images.

Table des schèmes transcendentaux.

Si l’on veut maintenant tracer le tableau des schèmes transcendentaux auxquels donnent lieu les concepts purs de l’entendement, il n’y a qu’à reprendre celui des catégories pour voir comment, par le moyen du temps, qui est le schème fondamental, chacune d’elles peut s’appliquer à l’intuition. On aura ainsi, 1° pour la catégorie de la quantité et ses subdivisions, unité, pluralité, totalité, le nombre, qui n’est que l’unité de la synthèse que j’opère entre les diverses parties d’une intuition en général, en introduisant le temps dans l’appréhension de l’intuition ; 2° pour les catégories de la qualité, cette production continue de la réalité dans le temps qui descend d’un certain degré de la sensation à son entier évanouissement et arrive ainsi à la négation, on remonte de cette négation au réel ; 3° dans la catégorie de la relation, a. comme schème de la substance, la permanence du réel dans le temps ; b. comme schème de la causalité, la succession des éléments divers soumise à une règle commune ; c. comme schème de la réciprocité, la simultanéité des déterminations d’une substance avec celles des antres suivant une règle générale ; 4° enfin, dans la catégorie de la modalité, comme schème de la possibilité, la détermination de la représentation d’une chose par rapport à quelque temps (comme, par exemple, que les contraires ne peuvent exister en même temps dans une chose, mais seulement d’une manière successive) ; comme schème de l’existence, la présence d’un objet dans un temps déterminé, et comme schème de la nécessité, l’existence d’un objet en tout temps.

On voit que le temps est comme le fond commun de tous les schèmes que nous venons de passer en revue. Ces schèmes ne sont eux-mêmes autre chose que des déterminations à priori du temps faites suivant certaines règles et concernant soit la série du temps, ou la synthèse du temps dans l’appréhension successive d’un objet (quantité), soit le contenu du temps, ou ce qui le remplit {qualité), soit l’ordre du temps, ou le rapport qui unit les perceptions en tout temps (relation), soit enfin l’ensemble du temps par rapport à tous les objets possibles (modalité}.

On voit aussi que tout ce schématisme de l’entendement ne tend qu’à opérer l’unité de tous les éléments divers dans le sens intérieur et par là l’unité de l’aperception, et qu’en permettant d’appliquer la catégorie à des objets d’expérience possible, il leur donne une signification qu’elles n’auraient pas sans lui. Que signifierait, par exemple, le concept de la substance sans la détermination sensible de la permanence ? Je puis bien la concevoir comme un sujet qui n’est pas le prédicat d’une autre chose, mais quel usage puis-je faire de ce concept auquel ne correspond aucun objet déterminable ? Ce sont les schèmes qui réalisent les concepts purs de l’entendement. « Les catégories, sans schèmes, dit Kant en terminant (p. 208), ne sont que des fonctions de l’entendement relatives aux concepts, mais qui ne représentent aucun objet. Leur signification leur vient de la sensibilité, qui réalise l’entendement, mais qui en même temps le restreint. »

Système des principes de l’entendement pur.

Après avoir indiqué les conditions générales qui permettent à l’entendement d’appliquer ses concepts purs à des jugements synthétiques, il faut rechercher quels sont les jugements qu’il produit à priori suivant ces conditions, ou exposer le système des principes de l’entendement pur. Il ne s’agit ici proprement que de jugements synthétiques ; mais, pour en mieux faire ressortir la nature par l’opposition même qui existe entre ces jugements et les jugements analytiques, Kant commence par mettre en lumière le principe suprême de ces derniers.

Ce principe est celui que l’on désigne sous le nom de principe de contradiction. Le principe de contradiction est le critérium universel de toute vérité, en ce sens que toute proposition qui implique une contradiction est par là même convaincue de fausseté ; mais il n’est aussi, en ce sens, qu’un critérium négatif. Il peut bien suffire pour reconnaître la vérité des jugements purement analytiques ; mais, à l’égard de toute connaissance synthétique, il n’est qu’une connaissance sine qua non de la vérité, il n’en saurait être le principe déterminant. Toute pro position qui implique contradiction est fausse ; mais une proposition n’est pas nécessairement vraie par cela seul qu’elle n’est pas contradictoire. Il faut donc chercher ailleurs le principe de tous les jugements qui ne sont pas purement analytiques.

Ce principe nous est déjà connu. Kant le formule ici (p. 216 217) en disant qu’il consiste en ce que « tout objet (de connaissance) est soumis aux conditions nécessaires de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition au sein d’une expérience possible. » Sans ces conditions en effet, il peut bien y avoir encore une rapsodie de perceptions sans lien entre elles ; il n’y a point pour nous d’expérience possible, partant point de connaissance. C’est donc la possibilité de l’expérience qui est le principe et le critérium de la valeur de tous nos jugements synthétiques. « C’est elle, dit Kant (p. 215), qui donne la réalité objective à toutes nos connaissances à priori. » Mais il ne suffit pas d’énoncer ce principe général, il faut le poursuivre dans ses diverses applications, ou retracer le tableau systématique de tous les principes synthétiques de l’entendement pur, c’est-à-dire de tous les principes qui servent à priori de règles à l’expérience. C’est là le travail nouveau que Kant va entreprendre.

C’est encore la table des catégories qui lui fournit le plan de ces principes, lesquels ne sont autre chose que les règles de l’usage objectif de ces catégories. De là aussi le nom de principes mathématiques qu’il donne à ceux qui correspondent aux deux catégories de la quantité et de la qualité. Il ne faudrait pas croire, d’après ce titre, qu’il s’agit ici des principes des mathématiques : ceux-ci supposent aussi sans doute l’entendement ; mais au lieu de dériver des concepts purs de cette faculté, ils ont leur source dans les intuitions pures de la sensibilité. Cependant, tout en se distinguant de ces derniers, les principes auxquels Kant donne ici le nom de mathématiques, justifient bien ce titre par l’espèce de certitude (intuitive) qui leur est propre et qui les distingue des principes correspondant aux dernières catégories. Je ne fais ici qu’indiquer ce point, qui trouvera plus loin son éclaircissement, et j’arrive tout de suite au premier des principes mathématiques, que Kant désigne sous le titre d’axiomes de l’intuition, et qu’il formule ainsi (p. 221) : toutes les intuitions sont des qualités extensives.

Axiomes de l’intuition.

La représentation d’un objet n’étant possible qu’au moyen de la synthèse des éléments divers de l’intuition réunis par la conscience en un tout homogène, implique l’idée d’une quantité (d’un quantum) ; et, comme toute intuition a nécessairement pour forme l’espace et le temps, et que tout phénomène est la représentation d’un espace ou d’un temps déterminé, on peut dire en ce sens que tout phénomène est une quantité extensive. Ce qui caractérise cette espèce de quantité, c’est que la représentation des parties y rend possible celle du tout et la précède nécessairement. Ainsi je ne puis me représenter une quantité de temps déterminé, par exemple une minute, que par l’addition successive de toutes les parties, ici des secondes, d’où résulte cette quantité. Il en est de même des lignes et des figures que nous nous représentons dans l’espace : « Je ne puis me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition (p. 222) ; » et c’est sur cette synthèse successive de l’imagination productive dans la création des figures que se fonde la science mathématique de l’étendue ou la géométrie. Tel est le fondement de tous les axiomes qui expriment les conditions à priori non-seulement de l’intuition pure, mais aussi de l’intuition empirique, puisque la seconde n’est possible que par la première, et que les vérités de la géométrie sont elles-mêmes des principes de l’expérience. Anticipations de la perception.

Le second des principes désignés par Kant sous le nom de principes mathématiques se rapporte à une seconde espèce de quantité, la quantité intensive, qui, au lieu de résulter, comme la précédente, d’une synthèse successive des parties, est conçue du premier coup comme une unité, dont la pluralité n’est exprimée que par son plus ou moins grand rapprochement de la négation = 0 : c’est ce que l’on nomme en langue ordinaire le degré. Ce second principe, qui est celui de ce que Kant appelle les anticipations de la perception, se formule ainsi : Dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une quantité intensive, c’est-à-dire un degré.

Tout phénomène contient une matière qui est donnée par la sensation, par exemple, la chaleur, la couleur, la pesanteur, et qui en constitue le réel, par opposition à la forme. Or ce réel, considéré soit dans la sensation, soit dans l’objet de la sensation, a une quantité intensive, en ce sens qu’il est susceptible d’un degré plus ou moins élevé, depuis jusqu’à Z, et que ce degré nous est donné au moyen d’une simple sensation, comme une unité, qui peut sans doute croître ou décroître insensiblement, mais qui ne résulte pas de la synthèse successive de plusieurs sensations.

Mais d’où vient que Kant regarde le principe dont nous venons d’expliquer la formule comme un principe d’anticipations de la perception ? Anticiper sur l’expérience, c’est déterminer à priori ce qui appartient à la connaissance empirique : c’est ainsi que les connaissances mathématiques sont des anticipations de phénomènes, parce qu’elles représentent à priori ce qui nous est ensuite donné à posteriori dans l’expérience ; mais ne semble-t-il pas étrange d’anticiper sur l’expérience en cela même qui constitue la matière, c’est-à-dire en ce qui nous est donné par la sensation ? C’est pourtant ce qui arrive, suivant Kant. Selon lui, le principe dont il s’agit ici exerce une grande influence en anticipant sur les perceptions, ou en les suppléant au besoin, de manière à fermer la porte à toutes les fausses conséquences qui pourraient en résulter. Il donne un exemple de l’importance de ce principe.

Pour expliquer comment un même volume peut contenir des quantités diverses de matière, comment, par exemple, une boule d’ivoire pèse moins qu’une boule de plomb d’égale grosseur, les physiciens ont supposé que toute matière contenait du vide en plus ou moins grande proportion ; en quoi, tout en prétendant éviter les hypothèses métaphysiques, ils ne se sont pas aperçus qu’ils faisaient eux-mêmes une hypothèse de ce genre, puisque la supposition du vide n’a aucun fondement dans l’expérience : le vide, c’est-à-dire le néant de toute réalité, ne peut être l’objet d’aucune intuition sensible. Mais cette supposition est-elle nécessaire ? Nullement, d’après le [principe invoqué par Kant. En effet, si toute réalité dans la perception a un degré, et si entre ce degré et la négation il y a une série infinie de degrés possibles, on conçoit que le réel de la perception ou la quantité intensive du phénomène décroisse suivant une infinité de degrés inférieurs sans que la quantité extensive du phénomène (l’espace rempli, le volume) cesse d’être la même, ou que des espaces égaux puissent être parfaitement remplis par des matières différentes. Ainsi la chaleur, ou toute autre dilatation qui remplit l’espace, peut décroître par degrés à l’infini sans laisser jamais vide la plus petite partie de l’espace qu’elle remplit : elle ne le remplira pas moins avec ces degrés plus bas que ne le ferait un autre phénomène avec de plus élevés. On voit par là quelle est la portée du principe : il détruit la prétendue nécessité de l’existence du vide et rend possible un autre mode d’explication en introduisant dans la perception de la matière un autre élément que celui de la quantité extensive.

Mais reste toujours la difficulté : comment l’entendement peut-il anticiper la perception en ce qui est proprement empirique, c’est-à-dire en ce qui concerne la sensation ? Voici la solution que Kant donne à cette question. La qualité de la sensation (couleur, saveur, etc.) est, il est vrai, toujours purement empirique et ne peut être représentée à priori ; mais la propriété qu’elle possède d’avoir un degré peut être connu à priori ; car ce degré, ou le réel, qui correspond aux sensations en général, ne représente que quelque chose dont le concept implique une existence et ne signifie rien qu’une synthèse dont la gradation peut s’élever de 0 à une conscience empirique donnée. Ainsi la même sensation de lumière qu’excitent plusieurs surfaces éclairées peut être excitée par une seule plus éclairée. On peut donc concevoir cette quantité intensive à priori, abstraction faite de la quantité extensive de l’intuition. Les deux principes qui viennent d’être analysés considèrent le phénomène comme quantité, soit, au point de vue de l’intuition, comme quantité extensive, soit, au point de vue du réel de la perception, comme quantité intensive, et permettent ainsi de le déterminer mathématiquement. Ainsi, par exemple, nous pouvons déterminer le degré de la lumière du soleil en le composant d’environ 200, 000 fois celle de la lune (v. p. 239). Aussi Kant a-t-il désigné ces principes sous le nom de mathématiques » Il propose encore de les appeler principes constitutifs pour les distinguer de ceux dont il va être question et qui ne concernant qu’un rapport d’existence entre les phénomènes sont des principes purement régulateurs.

Analogies de l’expérience.

Le premier de cette seconde classe de principes est celui des analogies de l’expérience ; il se formule ainsi : l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions (p. 236).

Les analogies de l’expérience désignent les règles qui lient les perceptions entre elles de manière à rendre possible l’unité de l’expérience. Elles sont en ce sens des principes régulateurs de l’expérience. Et comme c’est dans le temps que se lient nos perceptions ou les phénomènes qu’elles représentent, et que ces phénomènes ont, par rapport au temps, trois modes différents, la permanence, la succession et la simultanéité, il en résulte trois lois servant à régler les rapports chronologiques des phénomènes. Ces lois se distinguent des principes mathématiques par la nature de la certitude qui s’y attache, mais elles n’en sont pas moins à priori, puisque, servant à rendre l’expérience possible, elles lui sont nécessairement antérieures.

Première analogie : principe de la permanence de la substance.

La première analogie est le principe de la permanence de la substance, que Kant formule ainsi dans sa deuxième édition : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature (p. 242).

Nous ne pouvons considérer les phénomènes comme simultanés ou comme successifs qu’à la condition de les rapporter au temps comme à un fond commun et permanent où ils résident. Mais, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ou comme il n’est qu’une forme de l’intuition, il faut bien admettre dans les phénomènes eux-mêmes quelque chose qui en constitue la réalité permanente ou la substance, et dont les changements qui se produisent en eux ne soient que les modifications. Aussi Kant avait-il formulé ainsi ce principe dans sa première édition : Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet objet, c’est-à-dire le mode de son existence. Il faut admettre aussi, comme suite du même principe, que cette substance ne pouvant changer dans son existence, sa quantité dans la nature ne peut ni augmenter, ni diminuer.

Ce principe de la permanence de la substance a été admis de tout temps par les philosophes, ainsi que par le commun des hommes. Seulement les premiers, tout en l’exprimant avec plus de précision que les autres, n’ont jamais essayé d’en donner la preuve. Ils se sont contentés de l’admettre comme une vérité évidente.

« On demandait, dit Kant (p. 245) à un philosophe : combien pèse la fumée ? Il répondit : Retranchez du poids du bois brûlé celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable que même dans le feu la matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement. De même la proposition : rien ne sort de rien (ex nihilo nihil), n’est qu’une autre conséquence du principe de la permanence, ou plutôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre des phénomènes. » Mais quelle est la raison de ce principe ? C’est ce que l’on ne peut reconnaître, suivant Kant, par de simples concepts, mais seulement au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expérience, c’est-à-dire en le considérant comme une règle sans laquelle toute expérience deviendrait impossible. La permanence est une condition nécessaire qui seule permet de déterminer les phénomènes, comme objets, dans une expérience possible. Sans cette condition, il n’y a plus de changement, plus de naissance ou de mort qui puisse être pour nous un objet de perception. « Supposez, par exemple (p. 248), que quelque chose commence d’être absolument, il vous faut admettre un moment où il n’était pas. Or à quoi voulez-vous rattacher ce moment, si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide antérieur n’est point un objet de perception. Mais si vous liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’une modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du permanent. Il en est de même de l’anéantissement d’une chose. » Tel est le fondement de ces deux propositions des anciens : Gigni de nihilo nihil, — in nihilum nil passe reverti ; mais ce fondement, en les justifiant, les restreint, suivant Kant, au champ des phénomènes ou de l’expérience possible pour nous : au fond cette permanence n’est autre chose que la manière dont nous nous représentons l’existence des choses,

Deuxième analogie : principe de la succession des phénomènes.

La deuxième analogie regarde le principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité, et se formule ainsi : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes (p. 249).

On peut dire, d’après le principe précédent, que toute succession des phénomènes n’est que changement ; car, comme il ne peut y avoir en eux de naissance ou de fin absolue, il faut bien que les phénomènes qui se succèdent ne soient que les diverses modifications d’une substance permanente. Mais comment lions-nous entre eux ces changements de telle sorte que cette liaison puisse fournir une expérience déterminée ? Telle est la question qui se présente maintenant.

Soit un changement se manifestant à nous dans l’état d’une chose, si nous ne reconnaissions entre le phénomène actuel B et le phénomène A qui l’a précédé d’autre rapport que celui qu’y perçoit le sens, je ne pourrais dire autre chose sinon que le second m’est apparu après le premier, c’est-à-dire que je n’établirais entre eux qu’un rapport purement subjectif : « la simple perception, dit Kant (p. 250), laisse indéterminé le rapport objectif des phénomènes qui se succèdent. » Je pourrais dans ce cas renverser arbitrairement, au moins par l’imagination, l’ordre des termes, supposer que B a précédé A ; et par conséquent il ne pourrait en résulter aucune connaissance réelle. Pour qu’une connaissance de ce genre soit possible, il faut que je relie les phénomènes l’un à l’autre de telle sorte que je conçoive le premier comme ayant nécessairement déterminé le second, ou le second comme étant la conséquence nécessaire du premier, ou que j’aie recours au concept du rapport de la cause et de l’effet (de la causalité), qui ne peut naître de la perception, mais qui a sa source dans l’entendement. C’est en vertu de ce principe que, quand nous apprenons que quelque chose arrive, nous supposons toujours que quelque chose a précédé qui a déterminé l’événement actuel, et ce n’est que sous cette supposition que cet événement, prenant sa place dans un ordre déterminé de succession, peut être l’objet d’une expérience réelle ou d’une véritable connaissance. Si l’entendement n’établissait pas un tel rapport entre les phénomènes, la succession de nos perceptions ne serait plus qu’un jeu de représentations sans lien et sans objet.

Mais cette règle d’après laquelle certains événements suivent toujours d’autres phénomènes, ou en d’autres termes, la notion du rapport de la causalité, ne résulte-t-elle pas, comme on l’a prétendu, de la perception et de la comparaison de plusieurs événements succédant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs ? Non, suivant Kant, parce que, s’il en était ainsi, cette règle, étant purement empirique, n’aurait plus rien d’universel et de nécessaire. Sans doute la représentation de cette règle ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience (v. p. 257) ; mais elle n’en est pas moins, comme condition de la liaison des phénomènes dans le temps, le fondement de l’expérience même, et à ce titre elle existe bien à priori dans l’entendement, « Toute expérience, dit Kant (p. 259), suppose l’entendement : c’est lui qui en constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait pour cela n’est pas de rendre claire la représentation des objets, mais de rendre possible la représentation d’un objet en général. » Or c’est ce qu’il fait au moyen du principe de la causalité ou de la raison suffisante, qui relie les phénomènes dans le temps par un rapport nécessaire et en forme une chaîne continue.

Mais le principe de la liaison causale ne peut-il s’appliquer qu’à la succession des phénomènes, ou ne s’applique-t-il pas aussi à des phénomènes simultanés : la cause et l’effet n’existent-ils pas souvent en même temps ? Tel est en effet le cas de la plupart des causes efficientes de la nature. Mais ce n’est toujours qu’au moyen d’une succession d’états divers que je puis arriver à reconnaître un rapport de causalité entre les phénomènes. Ainsi, quand j’ai transvasé de l’eau d’un seau dans un verre, je trouve un changement dans la figure de la surface de l’eau : d’horizontale qu’elle était, elle est devenue concave ; je reconnais ainsi le rapport de causalité qui existe entre le verre et l’élévation de l’eau ; mais, une fois que j’ai constaté ce rapport, rien ne m’empêche de juger et je juge en réalité que l’effet : l’élévation de l’eau, est contemporain de sa cause : le verre.

Reste cette question : « Comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans un certain moment puisse succéder, dans un autre moment, un état opposé (p. 266). » Kant admet bien que nous ne pouvons avoir à priori la notion d’un tel changement, mais que nous avons besoin pour cela de la connaissance des forces réelles, des forces motrices de la nature, ou des phénomènes qui nous les révèlent, et que cette connaissance ne peut nous être fournie que par l’expérience. Mais la loi même qui constitue la condition de tout changement et qui en est la forme peut être posée à priori, comme la loi de la causalité, dont elle n’est qu’une détermination. Or la condition de tout changement, c’est l’action continue de la causalité. En effet, tout passage d’un état à un autre a toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments, dont le premier détermine l’état d’où sort lu chose (par exemple l’état liquide), et le second, celui où elle arrive (par exemple l’état solide sous l’action du froid). Mais, comme la « cause qui produit ce changement ne le produit pas tout d’un coup, mais dans un temps que remplit le changement tout entier, il faut que son action s’exerce d’une manière continue en passant par tous les degrés intermédiaires entre le premier et le dernier. Telle est la loi de la continuité de tout changement. Elle repose sur ce principe que le phénomène dans le temps, comme le temps lui-même, ne se compose pas de parties qui soient les plus petites possibles, et que pourtant la chose, dans son changement, n’arrive à son second état qu’en passant par toutes ces parties comme par autant d’éléments (v. p. 267-268).

Ce principe n’est pas d’une médiocre importance pour l’investigation de la nature ; mais comment un principe qui semble étendre si loin notre connaissance de la nature est-il possible à priori ? Kant répond à cette dernière question par cette remarque : tout passage de la perception à quelque chose qui suit étant une détermination du temps opérée par la production de cette perception, et, cette détermination étant toujours et dans toutes ses parties une quantité, ce passage est lui-même la production d’une perception qui passe, comme une quantité, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jus qu’à tel degré déterminé ; c’est ainsi que nous pouvons connaître à priori la loi des changements quant à leur forme. « Nous n’anticipons, ajoute Kant (p. 269), que notre propre appréhension, dont la condition formelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle réside en nous antérieurement à tout phénomène donné. »

Troisième analogie : principe de la simultanéité des substances.

La troisième et dernière analogie concerne la simultanéité des substances, considérées au point de vue de la causalité. Le principe de cette simultanéité est ainsi formulé : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque générale (p. 270). »

Les choses sont simultanées en tant qu’elles existent dans un seul et même temps. Mais, comme nous ne pouvons les percevoir que successivement, comment connaissons-nous qu’elles sont dans un seul et même temps ? C’est lorsque nous pouvons renverser à notre gré l’ordre de nos perceptions, par exemple commencer par la perception de la lune et passer de là à celle de la terre, ou réciproquement commencer par la perception de la terre et passer de là à celle de la lune. Mais cela même serait impossible si nous ne supposions pas une action réciproque entre les choses simultanées. En effet, imaginez les substances absolument isolées les unes des autres, de telle sorte qu’aucune n’agisse sur les autres et n’en subisse réciproquement l’influence, la perception qui irait de l’une à l’autre déterminerait bien l’existence de chacune d’elles, à mesure qu’elle se manifesterait à nous, mais comment pourrions-nous dire qu’elles existent simultanément ? Nous ne percevons pas le temps lui-même de manière à pouvoir par y assigner à priori à chaque chose sa place ; il faut donc, pour que nous puissions concevoir un rapport de simultanéité entre les objets que nous percevons successivement, admettre entre eux un rapport de communauté ou d’action réciproque. Sans ce principe, nous ne saurions concevoir les choses diverses autrement que comme successives, non comme simultanées, et à ce point de vue encore l’expérience serait impossible. Et de fait il est à remarquer dans nos expériences que les influences continuelles dans tous les lieux de l’espace peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre. C’est ainsi que, suivant l’exemple donné par Kant (p. 273), « la lumière qui joue entre notre œil et les corps produit un commerce médiat entre nous et ces corps et en prouve par là la simultanéité. »

Les trois analogies que nous venons d’analyser ne sont autre chose que des principes servant à déterminer l’existence des phénomènes dans le temps suivant les trois modes où ils peuvent être envisagés (durée, succession, simultanéité). Sans eux l’expérience est impossible, et impossible le concept même de la nature. Nous concevons en effet, sous le nom de nature, l’enchaînement des phénomènes liés par des règles nécessaires, c’est à-dire par des lois. Or nous ne pouvons sans doute connaître les lois de la nature que par le moyen de l’expérience ; mais cette expérience elle-même serait impossible sans le concours de certains principes primitifs que nous fournit l’entendement et que nous pouvons déterminer à priori.

Seulement Kant veut que l’on remarque bien, — il insiste en terminant sur ce point, qui forme le caractère original de sa théorie, — que la preuve qu’il prétend donner de ces principes à priori ne se fonde pas sur une simple analyse des concepts des choses. On n’arriverait à rien, suivant lui, par cette voie. C’est ainsi que l’on a toujours cherché en vain une preuve du principe de la raison suffisante ; cette preuve, il faut la chercher uniquement dans la possibilité de l’expérience. Il faut montrer que l’expérience elle-même, ou la connaissance des phénomènes dans le temps, n’est possible qu’au moyen de ces principes, qu’ils en sont par conséquent les conditions nécessaires et universelles, et que c’est seulement en ce sens qu’il est vrai de dire qu’ils sont en nous à priori.

Postulats de la pensée empirique.

Les principes désignés sous le nom de catégories de l’expérience correspondent, dans la table des catégories, à la catégorie de la relation. Reste encore, pour épuiser la liste des principes synthétiques de l’entendement pur, ceux qui correspondent à la catégorie de la modalité. Kant désigne ceux-ci sous le titre de postulats de la pensée empirique en général, et il en distingue trois, qui se rapportent aux trois catégories comprises dans la modalité : le possible, le réel et le nécessaire. Premier postulat : possibilité des choses.

Le premier postulat, celui de la possibilité des choses, exige que le concept de ces choses s’accorde avec les conditions formelles d’une expérience en général. Tout ce qui s’accorde avec ces conditions est possible. Un concept doit être tenu pour vide on sans objet si la synthèse qu’il contient n’appartient pas à l’expérience, réelle ou possible. Si cette synthèse est tirée de l’expérience même, le concept s’appelle un concept empirique ; si elle est simplement une condition à priori de l’expérience en général, le concept est alors un concept pur, mais qui appartient pourtant à l’expérience, puisque son objet ne peut être trouvé « que dans l’expérience. Tout concept qui n’est ni un concept empirique, ni une condition de l’expérience ne saurait justifier la possibilité de son objet. Ce postulat est de la plus grande importance pour empêcher l’esprit de s’égarer en de vaines chimères. Attribue-t-on, par exemple, à l’esprit la faculté de prévoir l’avenir par une sorte d’intuition directe, ou celle d’entrer en commerce avec d’autres esprits sans l’intermédiaire du corps et indépendamment de toute distance, il est aisé de voir que ce sont là de pures fictions, puisque de tels concepts ne se fondent sur aucune expérience, mais qu’ils sont au contraire en désaccord avec toutes les lois de l’expérience. Il y a sans doute des concepts dont nous pouvons reconnaître la possibilité sans recourir à l’expérience réelle : tels sont, par exemple, les concepts dont il a été précédemment question, celui de la permanence, etc. ; mais ces concepts ne s’appliquent pas moins à l’expérience dont ils déterminent les conditions ou à laquelle ils servent de règles, et c’est ainsi que nous sommes fondés à leur attribuer une valeur objective.

Deuxième postulat : réalité des choses.

Le premier postulat était ainsi formulé (p. 278) : Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience (quant à l’intuition et aux concepts) est possible ; la formule du second, relatif à la connaissance de la réalité des choses, est celle-ci (ibid.) : Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel. Ce qui, d’après ce second postulat, détermine le caractère de la réalité, c’est la perception, c’est-à-dire la sensation, accompagnée de conscience, des objets dont l’existence doit être connu. Il y a, il est vrai, des choses dont nous pouvons connaître l’existence sans qu’elles soient pour nous l’objet d’une perception immédiate : « C’est ainsi, par exemple (p. 284), que nous connaissons l’existence d’une manière magnétique pénétrant tous les corps, bien qu’une perception immédiate nous soit impossible à cause de la constitution de nos organes ; « mais cette connaissance n’en résulte pas moins des observations de nos sens (de la perception de la limaille de fer attirée par l’aimant), et nous pouvons dire, d’après les lois de la sensibilité et le contexte de nos perceptions, que nous arriverions à avoir une intuition immédiate de cette matière, si nos sens étaient plus délicats. » La conclusion à laquelle Kant arrive ici, et qui est un des grands résultats de sa critique, c’est que, « si nous ne commençons par l’expérience, ou si nous ne procédons en suivant les lois de l’enchaînement empirique des phénomènes, c’est en vain que nous nous flatterions de deviner ou de pénétrer l’existence de quelque chose. »

Réfutation de l’idéalisme.

Mais on conteste la légitimité de toute démonstration de l’existence des choses extérieures. Il faut donc écarter cette objection en réfutant la doctrine qui l’élève et à laquelle on donne le nom d’idéalisme. Cette réfutation de l’idéalisme a été introduite ici par Kant dans sa seconde édition. Cette addition fut sans doute suggérée à l’auteur par le besoin de défendre sa propre théorie contre l’accusation d’idéalisme qu’elle n’avait pas manqué de soulever[3]. Il n’est pas vrai de dire, comme on l’a fait, qu’elle modifie réellement la doctrine contenue dans la première édition : en effet elle se trouvait déjà dans cette première édition, au chapitre de la psychologie rationnelle, qui a reçu dans la seconde, une rédaction nouvelle ; notre philosophe n’a fait ici que la changer de place et la détacher en quelque sorte pour la mieux mettre en lumière. C’est qu’en effet plus sa doctrine est empreinte d’idéalisme, plus Kant, qui ne s’avouait pas ce caractère, devait tenir à la distinguer du système avec lequel on la confondait. C’est de même qu’il s’applique à bien distinguer son criticisme du scepticisme. Je n’ai pas à rechercher en ce moment s’il ne s’est pas fait ici illusion à lui-même : c’est là une question qui revient à la partie critique de ce travail ; il ne s’agit ici que d’analyser les idées de Kant comme lui-même les expose. L’idéalisme qu’il entreprend ici de réfuter est la théorie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’espace soit douteuse ou indémontrable, soit fausse ou impossible. Il attribue à Descartes la première espèce d’idéalisme, qu’il appelle problématique (il aurait dû ajouter que cet idéalisme n’est pour Descartes que provisoire) ; et à Berkley, la seconde, qui est un idéalisme dogmatique. Cette seconde espèce d’idéalisme est, selon lui, inévitable quand on fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en soi ; car, comme l’espace ainsi conçu est un non-être, tout ce dont il est la condition s’évanouit avec lui. Kant prétend avoir repoussé le principe de cet idéalisme en restituant à l’espace son véritable caractère. Reste donc l’idéalisme problématique, qui, sans rien affirmer à l’égard de l’existence des choses extérieures, allègue notre impuissance à démontrer une existence en dehors de la nôtre. Pour réfuter cette espèce d’idéalisme, il faut montrer que nous n’imaginons pas seulement les choses extérieures, mais que nous en avons aussi l’expérience. Or c’est ce que l’on peut faire en démontrant que notre expérience intérieure, indubitable pour Descartes, n’est elle-même possible que sous la condition de l’expérience extérieure. Telle est la preuve que Kant va développer.

J’ai conscience de mon existence comme étant déterminée dans le temps. Or, comme toute détermination suppose quelque chose de permanent dans la perception, et que ce quelque chose de permanent ne peut être dans mes représentations elles-mêmes, il faut bien admettre quelque chose de distinct de ces représentations, par rapport à quoi leur changement et par conséquent mon existence dans le temps où elles changent puissent être déterminés. La conscience de mon existence est donc nécessairement liée à celle de ce qui en rend la détermination possible, c’est-à-dire à celle de l’existence des choses hors de moi.

Kant a bien vu l’objection qu’on peut lui faire ici : à savoir que nous n’avons immédiatement conscience que de ce qui est en nous, c’est-à-dire de notre représentation des choses extérieures, et que par conséquent il reste toujours incertain s’il y a ou non hors de nous quelque chose qui y corresponde. Il répond que, par l’expérience intérieure, je n’ai pas seulement conscience de ma représentation, mais de mon existence dans le temps, et que, comme cette expérience intérieure n’est elle-même possible que par son rapport à quelque chose en dehors de moi avec quoi je puisse me regarder comme étant en relation, on peut dire justement que j’ai tout aussi sûrement conscience de l’existence des choses extérieures que de ma propre existence.

La preuve opposée par Kant à l’idéalisme le réfute, selon lui, invinciblement. (Partant de ce principe, qu’il n’y a pas d’autre expérience immédiate que l’expérience interne, et que nous ne faisons que conclure de nos représentations à l’existence des choses extérieures, l’idéalisme pouvait bien dire que peut-être cette conclusion est fausse, puisque les causes de nos représentations peuvent bien être en nous-mêmes ; mais Kant prétend renverser ce principe en démontrant que l’expérience extérieure est elle-même immédiate. Il y sans doute des représentations que nous ne faisons qu’imaginer et que nous attribuons faussement à des objets extérieurs, comme il arrive dans le rêve ou dans la folie ; mais cela même serait impossible si nous n’avions pas commencé par avoir conscience de l’existence de tels objets : ces fausses représentations ne sont que la reproduction d’anciennes perceptions vraies. Mais comment savoir si telle ou telle prétendue perception ne serait pas une simple imagination ? Il suffit pour cela de recourir aux critériums de toute expérience réelle (v. p. 291).

La réfutation de l’idéalisme que je viens de résumer est une sorte de digression introduite par Kant à la suite du second des postulats de la pensée empirique ; il en restait encore un à étudier pour en épuiser la liste, celui qui concerne la nécessité.

Troisième postulat : nécessité des choses.

Il n’est pas ici question, puisque c’est de la pensée empirique qu’il s’agit, de la nécessité formelle ou de cette nécessité purement logique qui ne concerne que la liaison des concepts ; mais de la nécessité matérielle, c’est-à-dire de celle qui regarde l’existence même des choses. Or, comme nous ne pouvons connaître l’existence d’aucune chose réelle tout à fait à priori, ou par de simples concepts, mais seulement au moyen de sa liaison avec les objets de notre perception ou sous la condition d’autres phénomènes, et comme la seule existence qui puisse être reconnue pour nécessaire sous cette condition est celle des effets résultant de causes données d’après les lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses à titre de substances, mais seulement de leur état que nous pouvons connaître la nécessité ; d’où il suit que le critérium de la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expérience possible, à savoir que tout ce qui arrive est déterminé à priori dans le phénomène par sa cause. Cette loi, qui n’est autre que le principe de causalité, se traduit à son tour en un certain nombre de principes qu’on peut considérer aussi comme des lois à priori de la nature : in mundo non datur casus, — non datur fatum, — non datur saltus, — non datur hiatus ; et tous ces principes ont pour caractère de servir à rendre l’expérience possible en représentant comme nécessaire l’enchaînement continu de tous les phénomènes. Il est donc vrai de dire que le signe de la nécessité dans l’existence ne s’étend pas au delà du champ de l’expérience possible, et que, dans ce champ, il ne s’applique qu’aux rapports des phénomènes suivant la loi dynamique de la causalité.

Mais la possibilité des choses ne s’étend-elle pas au delà du cercle de l’expérience ? C’est là une question dont la solution n’est plus du ressort de l’entendement, mais revient à cette faculté suprême qui est proprement la raison. Kant ne fait donc que l’indiquer ici pour la renvoyer à la place où elle devra être traitée.

Nous avons parcouru avec lui tout le système des principes de l’entendement pur ; la seconde édition y ajoute une remarque générale, que nous ne devons pas négliger. Cette remarque porte sur ce point, capital aux yeux de Kant (c’est en effet l’un des plus importants de sa critique), que les catégories toutes seules ne sauraient nous faire découvrir la possibilité d’aucune chose, mais que nous avons toujours besoin d’une intuition à laquelle elles s’appliquent et qui leur donne une valeur objective. Prenez telle catégorie que vous voudrez, et vous verrez qu’aucune des questions auxquelles elle donne lieu ne peut se résoudre par de simples concepts. Comment, par exemple, de ce que quelque chose est, s’en suit-il qu’une autre chose doive être ? C’est ce que nous ne saurions découvrir par cette voie. Nous ne savons même pas, sans intuition, si les catégories nous font penser un objet. C’est qu’elles ne sont que de simples formes de la pensée servant à transformer en connaissances des intuitions données, et que, par conséquent, elles ne sont point par elles-mêmes des connaissances. Mais ce n’est pas seulement l’intuition en général, ce sont les intuitions extérieures qui nous sont nécessaires pour donner aux catégories une valeur objective. Comment, par exemple, pourrions-nous démontrer la réalité objective du concept de la substance si nous ne trouvions quelque chose de fixe qui lui correspondît dans l’intuition extérieure, puisque seul l’espace comporte une détermination fixe, tandis que le temps et par conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur s’écoule sans cesse ? Ou comment pourrions-nous appliquer le concept de la causalité au changement des phénomènes et en démontrer ainsi la valeur, si le mouvement ou le changement dans l’espace ne nous en fournissait pas le moyen ? Nous ne pouvons en effet concevoir le changement intérieur sans nous le représenter par le tracé d’une ligne, par laquelle nous figurons le temps, c’est-à-dire par le mouvement ; et par conséquent nous ne saurions concevoir notre existence successive en différents états qu’au moyen d’une intuition extérieure. Cette remarque vient à l’appui de la réfutation de l’idéalisme qui a été donnée précédemment, et elle a aussi une grande importance pour une question qui se présentera plus tard, celle des limites de la connaissance de soi-même.

Explication de la distinction des phénomènes et des noumènes.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les noumènes, et le principe sur lequel il fonde cette distinction. « Jusqu’ici, » dit il (p. 304), dans un langage métaphorique qui ne lui est pas habituel, mais que je veux reproduire, ne fût-ce que pour la rareté du fait et pour nous reposer un instant avec lui de sa terminologie abstraite et technique, « jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables. C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un vaste et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu du brouillard) maint banc de glace, qui disparaîtra bientôt, présente l’image trompeuse d’un pays nouveau, et attire par de vaines apparences le navigateur vagabond qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des expéditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera pas inutile de jeter encore un coup d*œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous ne devrions pas nous contenter de ce qu’il nous offre, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait point au delà de terre où nous puissions nous fixer ; et ensuite quels sont nos titres à la possession de ce pays, et comment nous pouvons nous y maintenir contre toute prétention ennemie. » Les questions que Kant pose en ces termes figurés ont été résolues dans le cours de l’analytique ; il ne s’agit plus que d’en résumer la solution, avant de clore cette partie de la critique de la raison pure.

Le point où ont abouti toutes les investigations précédentes et qu’il faut avoir toujours présent à l’esprit, c’est que, si l’entendement tire de lui-même certains concepts ou certains principes, sans les emprunter à l’expérience, ces concepts ou ces principes, tout à priori qu’ils soient, n’ont cependant d’autre usage pour lui que celui de l’expérience : ils servent à la rendre possible, soit comme principes constitutifs, soit comme principes régulateurs ; et ils n’ont de valeur pour nous qu’à ce titre. Ce point est d’une si grande importance, il a de si graves conséquences que Kant ne croit pas pouvoir trop insister. Un concept ne peut avoir de sens qu’en se rapportant à quelque objet donné, et un objet ne peut nous être donné qu’au moyen de l’intuition empirique, dont l’intuition pure n’est que la forme. « Tous les concepts, dit Kant (p. 307), et avec eux tous les principes, tout à priori qu’ils puissent être, se rapportent donc à des intuitions empiriques, c’est-à-dire aux données de l’expérience. Les concepts mathématiques n’échappent pas eux-mêmes à cette loi. Quoique l’objet dont s’occupe cette science soit une création à priori de notre esprit, ses concepts seraient pour nous sans signification si nous ne pouvions en montrer l’application dans les objets sensibles, ou si nous ne pouvions nous les rendre sensibles, comme nous le faisons, par exemple, en géométrie, par la construction des figures, laquelle est un phénomène présent au sens, bien que produit à priori. Il en est de même pour toutes les catégories et tous les principes purs de l’entendement. Otez les conditions sensibles auxquelles ils s’appliquent, ils sont sans objet, et par cela seul qu’il n’y a plus d’exemple qui puisse nous rendre saisissable ce qui est proprement pensé dans ces concepts, ils n’ont plus de sens et de valeur pour nous (v. p. 308). Soit, par exemple, le concept de la causalité, il serait tout à fait sans valeur s’il ne trouvait dans l’intuition empirique du changement l’objet qui lui donne sa signification. Aussi ceux qui prétendent faire abstraction de ces conditions sensibles pour chercher dans l’entendement pur la définition de ce concept et de tous les autres du même genre, ne sauraient-ils produire qu’une vaine tautologie » L’usage des concepts purs de l’entendement ne peut jamais être qu’empirique, c’est-à-dire qu’il ne s’applique qu’aux objets de l’expérience, que ces concepts rendent possible. Il faut donc bannir de la science ce titre orgueilleux d’ontologie dont se pare cette espèce de métaphysique qui prétend nous donner, en s’appuyant sur les seuls principes de l’entendement, la connaissance des choses en soi, de la substance ou de la cause en soi ; le seul titre qui convienne ici est celui d’analytique de l’entendement pur.

Ceci nous conduit à la distinction établie par Kant entre les phénomènes et les noumènes. Puisque l’entendement n’a d’autre usage que de s’appliquer aux objets des sens pour en rendre possible la connaissance au moyen des conditions qui lui sont inhérentes, et que, d’ailleurs, ces objets ne nous sont pas donnés par nos sens tels qu’ils sont en soi, mais seulement comme ils nous apparaissent en vertu des conditions subjectives de notre sensibilité, il s’ensuit qu’en somme l’entendement ne nous fait connaître que des phénomènes, non des choses en soi. Transformer ses connaissances en connaissances des choses en soi est une vaine illusion. Mais, précisément parce que nous sommes forcés d’admettre que les concepts purs de l’entendement ne sont que des formes de la pensée, comme l’espace et le temps ne sont que les formes de l’intuition, et qu’ainsi les objets auxquels ils s’appliquent ne nous sont connus qu’à titre de phénomènes, nous établissons par là même une distinction entre les objets considérés ainsi et les choses telles qu’elles sont en soi, ou telles que les connaîtrait un entendement purement intuitif ; et nous opposons ainsi au concept des choses sensibles, ou des phénomènes, celui des choses intelligibles, ou des noumènes. Seulement ce dernier concept reste pour nous tout négatif : nous pouvons bien, en faisant abstraction de notre manière de percevoir les objets, les concevoir comme choses en soi ; mais nous ne pouvons savoir ce que sont les choses en soi, parce qu’il faudrait pour cela un mode d’intuition qui n’est nullement le nôtre. Tout négatif qu’il est, ce concept a pourtant une grande utilité : il sert à restreindre les prétentions de la sensibilité. Il est bien vrai que le champ des choses sensibles est le seul que puisse embrasser notre connaissance ; mais ce champ n’est que celui des phénomènes, il n’est pas celui des choses en soi. Par de là le monde sensible, nous concevons un monde intelligible, que nous ne pouvons à la vérité déterminer et connaître, mais qui n’a rien de contradictoire et qui n’est nullement une fiction arbitraire. Cette conception n’étend pas sans doute d’une manière positive les limites de notre entendement : elle lui rappelle au contraire la nécessité de s’y renfermer ; mais elle sert du moins à rabattre les prétentions de la sensibilité, qui voudrait faire passer son monde de phénomènes pour celui des choses en soi.

Nous venons de voir que l’entendement n’a proprement qu’un usage empirique ; mais, comme les catégories, bien que n’ayant de valeur que par rapport à des objets d’expérience, ont leur source en dehors de la sensibilité, et peuvent être conçues en général, abstraction faite de la manière particulière dont les objets nous sont donnés, nous sommes naturellement portés à substituer à l’usage empirique de l’entendement un usage purement transcendental.

De l’amphibolie des concepts de l’entendement pur.


De là résulte une confusion, ou ce que Kant appelle une amphibolie, qui, bien que naturelle, n’en est pas moins fâcheuse, et qu’une réflexion plus profonde doit s’appliquer à dissiper en l’examinant sous ses diverses faces, ou suivant les divers rapports par lesquels nos concepts peuvent se rattacher les uns aux autres. C’est par ce travail critique que notre philosophe termine l’analytique de la raison pure.

1. Unité et diversité. Quelque identiques que puissent être deux gouttes d’eau, elles sont numériquement diverses par cela seul qu’elles occupent dans le même temps des lieux divers ; mais, si je les considère en dehors de cette condition ou comme objets de l’entendement pur, il n’y a plus lieu de les distinguer, et la diversité disparaît ainsi dans l’identité. C’est ainsi que Leibnitz arriva à son principe des indiscernables. Ce principe serait tout à fait inattaquable au point de vue de l’entendement pur ; mais il perd toute valeur pour qui remarque que cet usage de l’entendement est illusoire, et que, dans son véritable usage, la pluralité ou la diversité numérique est déjà donnée par l’espace même, comme condition des phénomènes extérieurs. « En effet, dit Kant (p. 329), une partie de l’espace, quoique parfaitement égale et semblable à une autre, est cependant en dehors d’elle, et elle est précisément par là une partie distincte de cette autre partie qui s’ajoute à elle pour constituer un espace plus grand ; et il en doit être de même de toutes les choses qui sont en même temps en différents lieux de l’espace, quelque semblables et quelque égales qu’elles puissent être d’ailleurs. »

2. De même, par rapport à la convenance ou à la disconvenance, si l’on considère les choses uniquement au point de vue de l’entendement pur ou comme des réalités en soi, ou ne conçoit plus qu’il puisse y avoir entre elles aucune disconvenance, c’est-à-dire qu’unies entre elles dans un même sujet, elles suppriment réciproquement leurs effets. On arrive alors à cette formule toute mathématique ou abstraite : 3 — 3 = 0. Mais, si nous nous replaçons au point de vue des phénomènes, qui doit être celui de l’entendement, nous concevons que deux choses puissent très-bien être opposées entre elles, et, bien qu’unies dans le même sujet, annuler réciproquement les effets l’une de l’autre. Tel est le cas de deux forces motrices agissant en des directions opposées sur un même point ; tel est celui du plaisir et de la douleur se faisant en quelque sorte équilibre.

3. De même encore, à ne considérer les choses que comme objets de l’entendement pur, ou comme des noumènes, on n’y peut plus concevoir de relations externes, mais seulement des déterminations internes. C’est ainsi que Leibnitz fut conduit à la conception de ces substances simples qu’il désigna sous le nom de monades. Et comme nous ne pouvons connaître d’autres déterminations internes que celles que nous saisissons en nous par le sens intime, il fut aussi par là conduit à attribuer à ces substances quelque chose d’analogue à ce qu’est en nous la pensée, ou à les supposer douées d’une sorte de faculté représentative. Mais, au point de vue des phénomènes, bien loin que nous ne concevions dans une substance que des déterminations internes, toutes les déterminations qui se manifestent dans l’espace ne sont que des rapports, et elle-même n’est qu’un ensemble de relations.

4. De même enfin, si l’entendement pur se rapportait immédiatement aux objets et si l’espace et le temps étaient des déterminations de choses en soi, comme l’entendement exige que quelque chose soit donné dans le concept pour pouvoir le déterminer d’une certaine manière, il faudrait admettre que dans ce concept la matière (c’est-à-dire le déterminable en général) précède la forme (c’est-à-dire sa détermination). C’est aussi ce que fit Leibnitz en concevant d’abord ses monades en général comme des substances capables de déterminations, puis en les supposant douées de la faculté représentative, enfin en cherchant dans le rapport de ces substances et dans l’enchaînement de leurs déterminations le fondement de l’espace et du temps. L’espace et le temps sont au contraire des formes originaires que suppose toute la matière de nos connaissances, et qui, à ce titre, lui sont antérieures. La philosophie intellectuelle de Leibnitz a donc ici renversé l’ordre des termes, faute d’avoir bien su reconnaître le vrai rôle de la sensibilité et de l’entendement dans la connaissance humaine.

Leibnitz et Locke.

Kant insiste, dans une remarque, sur la confusion où est tombé à cet égard ce grand esprit. Ne voyant dans la sensibilité qu’un mode confus de la représentation des choses dont l’entendement nous donne la claire connaissance, il pensait que, pour obtenir cette connaissance, il suffit de rapprocher les objets de la perception des concepts formels et abstraits de la pensée, et il construisit un système intellectuel qui avait la prétention de pénétrer la nature intime des choses : il intellectualisait ainsi les phénomènes, tandis que Locke sensualisait les concepts de l’entendement. Ni l’un ni l’autre ne virent que la sensibilité et l’entendement sont deux sources tout à fait distinctes, mais qui ont besoin d’être unies pour former la connaissance ; et chacun d’eux s’attacha exclusivement à celle de ces deux sources qui lui paraissait se rapporter immédiatement aux choses mêmes. On voit par là combien il importe de déterminer, par une sorte de topique transcendentale, la place qui revient à chacun de nos concepts, à quelle faculté il appartient proprement, si c’est à la sensibilité ou à l’entendement, et par suite quel usage il convient d’en faire. Tel est en effet le seul moyen de nous préserver des surprises de l’entendement et des illusions qui en résultent. L’erreur relevée ici par Kant consiste à rendre transcendental l’usage de l’entendement, c’est-à-dire à croire que ses concepts s’appliquent directement aux objets, tandis que nous ne pouvons connaître ceux-ci que par le moyen et sous les conditions de l’intuition sensible, c’est-à-dire comme phénomènes. La cause de cette erreur vient de ce que, comme les conditions de la pensée précèdent tout ordre déterminé des représentations, qui n’est possible que par elles, nous concevons ainsi quelque chose en général, que nous distinguons, en faisant abstraction de toute intuition sensible, comme s’il avait une existence réelle : « il nous reste alors, dit Kant (p. 351), une manière de le déterminer uniquement par la pensée, laquelle n’est, il est vrai, qu’une simple forme logique sans matière, mais semble pourtant être une manière dont l’objet existe en soi (noumenon), indépendamment de l’intuition, qui est bornée à nos sens. »

Pour compléter le système de l’analytique transcendentale. Kant ajoute ici un tableau de concepts du rien. Comme ce tableau n’a pas, ainsi que l’auteur le reconnaît lui-même, une grand importance, je crois pouvoir le négliger dans cette analyse, déjà si longue, et je me borne à renvoyer sur ce point le lecteur à ma traduction (p. 351-353).

Dialectique transcendentale.

Nous arrivons maintenant à la seconde des deux grandes divisions de la Logique transcendentale : la dialectique transcendentale.

Objet de cette dialectique.

Les principes de l’entendement pur exposés par l’analytique transcendentale, n’ont d’autre usage que de s’appliquer à l’expérience ; et, en tant qu’ils se renferment dans ces limites, ils sont immanents. Nous avons vu tout à l’heure comment l’esprit tombe dans l’erreur en transformant cet usage empirique en un usage transcendental ; mais il ne se borne pas là : une fois qu’il a franchi ces limites, il s’arroge un domaine entièrement nouveau où il ne reconnaît plus aucune démarcation. Les principes qui s’attribuent une telle portée sont transcendants. L’apparence ou l’illusion qui se produit ici est naturelle, comme on le verra tout à l’heure ; il ne nous est même pas possible de l’éviter, même quand nous sommes avertis de notre illusion, pas plus que nous ne pouvons faire que la l’une ne nous paraisse pas plus grande à l’horizon qu’au zénith ; mais, si nous ne pouvons dissiper cette illusion, nous pouvons empêcher du moins qu’elle continue de nous tromper, et c’est là précisément ce qu’entreprend la dialectique transcendentale. Cette dialectique n’a donc pas affaire, ainsi que la dialectique logique, à une apparence, comme celle des sophismes, qu’il suffit de signaler pour la dissiper : l’illusion qu’elle a pour but de découvrir renaît toujours, parce que cette illusion sort en quelque sorte de la constitution même de la raison humaine ; mais, si la dialectique transcendentale ne peut la faire cesser, elle peut la découvrir et par là écarter l’erreur qui en résulte. Tel est son but.

De la raison pure comme faculté essentiellement distincte de l’entendement pur.

L’apparence dont il s’agit ici a son siège dans la raison pure. Mais qu’est-ce que cette raison pure ? Est-elle autre chose que l’entendement pur. « Toute notre connaissance, dit Kant (p. 359), commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. » Comment distingue-t-il cette dernière faculté de la précédente ?

Fonction de cette faculté.

Selon lui, la raison a pour fonction de ramener la pensée à sa plus haute unité ; c’est donc la faculté la plus élevée qui soit en nous. Elle se distingue de l’entendement en ce que, tandis que celui-ci peut être défini la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen de certaines règles, la raison est celle de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de certains principes. Elle est en ce sens, la faculté des principes (en entendant par là les derniers concepts auxquels puisse s’élever l’esprit humain), comme l’entendement est la faculté des règles.

Mais, pour justifier cette distinction de l’entendement et de la raison et l’existence de celle-ci à titre de faculté originale, il faut montrer qu’elle est en effet la source de principes ou de concepts qu’elle ne tire ni des sens, ni de l’entendement.

Il y a d’abord un usage de la raison qui est purement formel ou logique : c’est celui qui consiste à dériver en général une conséquence d’un principe, quelles que soient d’ailleurs la nature et l’origine de ce principe. Cet usage est celui que l’on désigne sous le nom de raisonnement. Ce n’est pas de cet usage qu’il s’agit lorsque l’on considère la raison comme la source de concepts qui lui soient propres : on lui attribue dans ce cas un autre usage, un usage, non plus simplement formel, mais réel. Mais, quoique ces deux usages soient essentiellement distincts, comme ce sont en définitive les deux emplois d’une seule et même face ! premier, ou le procédé formel et logique de la raison dans le raisonnement, peut servir à trouver le fondement du second ; et, de même que le tableau des fonctions logiques du jugement a fourni celui des catégories de l’entendement, de même le tableau des fonctions logiques du raisonnement pourra fournir celui des concepts purs de la raison.

Or, en examinant l’usage logique de la raison, on voit que le raisonnement ne consiste pas à ramener à certaines règles des intuitions, comme fait l’entendement avec ses catégories, mais des concepts et des jugements. L’usage réel de la raison ne devra donc pas non plus se rapporter aux objets ou à l’intuition que nous en avons mais seulement aux jugements portés par l’entendement ; et l’unité de la raison ne sera plus simplement, comme celle de l’entendement, l’unité qui rend possible l’expérience.

Un second caractère de la raison dans son usage logique, c’est que, comme la conclusion d’un raisonnement n’est autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale, et que cette règle doit être soumise à son tour à une condition plus élevée, elle est conduite à remonter de condition en condition jusqu’à ce qu’elle arrive à un principe inconditionnel, d’où il suit que son principe est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément inconditionnel qui doit en accomplir l’unité. Or, si l’on sonde ce principe, on verra qu’il n’est pas seulement une maxime logique, mais qu’il est en même temps un véritable principe synthétique de la raison pure, d’où dérivent ensuite d’autres propositions synthétiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a affaire qu’à des objets d’expérience possible et que la connaissance et la synthèse de ces objets sont toujours conditionnelles.

Nous avons donc le droit de dire que la raison est la source de principes qui ne dérivent pas de l’entendement, puisque ceux-ci n’ont d’autre usage que de rendre l’expérience possible, ou qu’ils sont en ce sens immanents, tandis que le principe suprême de la raison est de telle nature qu’aucune expérience ne lui saurait être adéquate, et qu’il est en ce sens transcendant. Reste seulement à savoir si ce principe et les propositions fondamentales qui en dérivent ont ou n’ont pas une valeur objective, si ce n’est pas par l’effet d’un malentendu que nous prenons un besoin de la raison pour nue loi de la nature même des choses, et quelles sont, dans ce cas, les illusions qui peuvent se glisser dans les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison pure ? Ce sont là des questions que la dialectique aura à résoudre ; il s’agissait ici simplement de montrer que la raison est une faculté originale, essentiellement distincte de l’entendement pur. Voyons maintenant quels sont les concepts que produit cette faculté.

Des concepts de la raison pure ou des idées.

Les concepts de la raison pure se distinguent de ceux de l’entendement par ce caractère que, tout en servant à consommer l’unité de l’expérience, ils sortent des limites de l’expérience, et que, par conséquent, aucune expérience ne peut jamais leur être adéquate. Aussi Kant les désigne-t-il sous le nom d’idées, qu’il emprunte à la langue de Platon, comme il a emprunté l’expression de catégories à celle d’Aristote.

« Platon, » en effet, dit-il (p. 372), dans un passage qui mérite d’être cité textuellement, « Platon se servit du mot idée de telle sorte qu’on voit qu’il entendait par là quelque chose qui non-seulement ne dérive pas des sens, mais dépasse même les concepts de l’entendement dont s’est occupé Aristote, puisque l’on ne saurait rien trouver dans l’expérience qui y corresponde. Les idées sont pour lui les types des choses mêmes, et non pas de simples clefs pour des expériences possibles, comme les catégories. Dans son opinion, elles dérivent de la raison suprême, d’où elles ont passé dans la raison humaine ; mais cette dernière se trouve actuellement déchue de son état primitif, et ce n’est qu’avec peine qu’au moyen de la réminiscence (qui s’appelle la philosophie) elle peut rappeler ses anciennes idées, aujourd’hui fort obscurcies… Platon voyait très-bien que notre faculté de connaître sent un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler les phénomènes pour les lier synthétiquement et les lire ainsi dans l’expérience, et que notre raison s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour qu’un objet, donné par l’expérience, puisse jamais y correspondre, mais qui n’en ont pas moins leur réalité et ne sont pas pour cela de pures chimères. »

Kant, pour mieux faire ressortir la pensée de Platon et la sienne propre, cite comme exemple l’idée de la vertu, dont on ne saurait trouver le type dans aucune expérience, mais qui n’est pas pour cela quelque chose de chimérique : « en effet, dit-il (p. 373), tout jugement sur la valeur morale des actions n’est possible qu’au moyen de cette idée ; elle sert de fondement à tout progrès vers la perfection morale.

Il invoque encore la conception d’une république idéale. « Quoique, dit-il (p. 375), une constitution parfaite (où, comme dans la république de Platon, les peines ne seraient plus du tout nécessaires) ne puisse jamais se réaliser, ce n’en est pas moins une idée juste que celle qui pose ce maximum comme le type qu’on doit avoir en vue pour rapprocher toujours davantage la constitution légale des hommes de la plus grande perfection possible. En effet, personne ne peut et ne doit déterminer quel est le plus haut degré où doive s’arrêter l’humanité, et par conséquent combien grande est la distance qui doit nécessairement subsister entre l’idée et sa réalisation ; car la liberté peut toujours dépasser les bornes assignées. »

Les exemples précédents sont empruntés à l’ordre moral, où Platon aimait à chercher les idées. Kant n’oublie pas d’ailleurs que ce philosophe ne voyait pas seulement dans les choses morales, mais dans la nature même, la preuve de cette vérité, que les choses doivent leur origine à des idées. « Une plante, dit-il (ibid.), un animal, l’ordonnance régulière du monde (sans doute aussi l’ordre entier de la nature), montrent clairement que tout cela n’est possible que d’après des idées. A la vérité, aucune créature individuelle, dans les conditions individuelles de son existence, n’est adéquate à l’idée de la plus grande perfection de son espèce (de même que l’homme ne peut reproduire qu’imparfaitement l’idée de l’humanité, qu’il porte dans son âme comme le modèle de ses actions), mais chacune de ces idées n’en est pas moins déterminée immuablement et complètement dans l’intelligence suprême ; elles sont les causes originaires des choses, mais seul l’ensemble des choses qu’elles relient dans le monde leur est parfaitement adéquate. » Ici le père du criticisme déclare bien qu’il ne peut suivre Platon dans cette partie de sa philosophie (v. la note de la page 373) : il lui reproche surtout l’exagération mystique qui transformait les idées en hypostases ; il reconnaît pourtant (p. 376) que « à part l’exagération du langage, c’est une tentative digne de respect et qui mérite d’être imitée, que cet essor de l’esprit du philosophe pour s’élever de la contemplation de la copie que lui offre l’ordre physique du monde à cet ordre architectonique qui se règle sur des fins, c’est à-dire sur des idées. » Mais c’est surtout à l’égard des choses morales qu’il proclame le mérite de cette méthode : « En effet, dit-il (ibid.), si, à l’égard de la nature, c’est l’expérience qui nous donne la règle et qui est la source de la vérité, à l’égard des lois morales, c’est l’expérience (hélas !) qui est la mère de l’apparence, et c’est se tromper grossièrement que de tirer de ce qui se fait les lois de ce qui doit se faire, ou de vouloir les y restreindre. »

Cette digression sur la philosophie platonicienne que j’ai dû rapporter à peu près dans toute son étendue, à cause de son importance, nous révèle déjà la tendance morale de la philosophie critique ; cette tendance s’accuse elle-même dans ces paroles par lesquelles Kant, mettant fin à des considérations qui, « convenablement présentées, font en réalité la vraie gloire du philosophe, » déclare qu’il s’agit à présent d’un travail beaucoup moins brillant, mais qui n’est pourtant pas sans mérite : il s’agit de déblayer et d’affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale (p. 376). »

La digression qui précède avait été amenée par le besoin de justifier le sens que Kant donne au mot idée ; il invoque ici, en finissant, l’appui de tous les vrais philosophes : « Je supplie, s’écrie-t-il (p. 377), ceux qui ont la philosophie à cœur (ce qui dit plus qu’on ne semble le croire ordinairement), je les supplie, s’ils se trouvent convaincus par ce que je viens de dire et par ce qui suit, de prendre sous leur protection l’expression d’idée ramenée à son sens primitif, afin qu’on ne la confonde plus désormais avec les autres expressions dont on a coutume de se servir pour désigner indiscrètement les divers modes de représentation, au grand préjudice de la science. »

Les idées sont donc les concepts rationnels auxquels ne peut correspondre aucun objet donné par les sens. Ces concepts sont transcendants, en ce sens qu’ils dépassent les limites de l’expérience ; et comme on ne saurait leur trouver d’objet qui leur soit adéquat, on dit justement en ce sens que ce ne sont que des idées. Mais ils n’ont cependant rien d’arbitraire ; car ils nous sont donnés par la nature même de la raison ; et, s’ils dépassent l’expérience, ils ne s’en rapportent pas moins à l’expérience, qu’ils servent, non plus simplement à rendre possible, comme les concepts immanents de l’entendement, mais à porter à sa plus haute unité.

Cette unité rationnelle est celle qui résulte de l’idée de l’inconditionnel ou de l’absolu, qui est, comme nous l’avons déjà vu, au fond de tout raisonnement. Le mot absolu employé ici par Kant est un de ceux dont la philosophie a le plus abusé ; il ne signifie pour notre philosophe rien de plus que la totalité des conditions que la raison pure conçoit nécessairement toutes les fois que quelque chose de conditionnel nous est donné et que nous voulons le ramener à sa condition, ce qui est précisément le propre du raisonnement.

Soit, par exemple, ce raisonnement : Tout homme est mortel, or Caïus est homme, donc Caïus est mortel ; pour arriver à ce dernier jugement, ou à la conclusion (Caïus est mortel), je passe par d’autres jugements qui expriment, soit la règle générale renfermant la condition (homme) de ce jugement conditionnel (Caïus est mortel), prise dans toute son extension (tout homme est mortel), soit la subsomption du cas donné sous cette règle (Caïus est homme) ; et mon raisonnement constitue ainsi une série de jugements exprimant un ensemble de conditions auxquelles est soumise la connaissance qu’il s’agissait de déterminer (celle de Caïus en tant que mortel).

Mais, de même que la raison enchaîne ainsi nos jugements, elle enchaîne aussi nos raisonnements, en remontant de condition en condition par une série de prosyllogismes. Or elle ne peut procéder de la sorte qu’en s’appuyant sur l’idée de la totalité dans la série des prémisses ou des conditions qu’elles expriment. Elle peut aussi, suivant une marche descendante, faire au moyen d’une série d’épisyllogismes, d’un conditionnel donné la condition d’un autre, de celui-ci celle d’un autre encore ; mais ici elle peut demeurer tout à fait indifférente sur la question de savoir jusqu’où s’étend cette progression a parte posteriori, ou même si en général la totalité de cette série est possible, car elle n’en a pas besoin pour la conclusion qui se présente à elle, cette conclusion étant déjà suffisamment déterminée a parte priori. De ce côté au contraire, il faut qu’elle suppose la totalité des conditions, soit que celle-ci ait un point de départ ou n’en ait pas ; car sans cette totalité, le conditionnel, qui en est regardé comme une conséquence, perdrait son caractère rationnel. « Or, comme seul l’inconditionnel rend possible la totalité des conditions, et que, réciproquement, la totalité des conditions est elle-même toujours inconditionnelle, on peut définir le concept rationnel un concept de l’inconditionnel en tant qu’il sert de principe à la synthèse du conditionnel (p. 379-380). » Reste à tracer le système de ces concepts, ou des idées transcendentales.

Système des idées transcendentales.

J’ai déjà indiqué la méthode à laquelle Kant a ici recours : de même que la table des fonctions logiques du jugement lui a fourni celle des catégories de l’entendement, de même il calque sur le tableau des diverses espèces de raisonnements celui des idées transcendentales de la raison.

Il y a trois espèces de raisonnements : le catégorique, l’hypothétique, le disjonctif, dont chacune tend, par une série de prosyllogismes, à l’inconditionnel : la première, à un sujet qui ne soit plus lui-même prédicat ; la seconde, à une supposition qui ne suppose rien de plus ; la troisième, à un agrégat des membres de la division d’un concept (p. 380). Il doit donc y avoir trois espèces d’idées transcendentales, correspondant à ces divers rapports de l’esprit avec l’inconditionnel. Ces idées sont  : 1° celle de l’unité absolue ou inconditionnelle du sujet pensant, ou l’idée de l’âme ; 2° celle de l’unité absolue de la série des conditions des phénomènes, ou l’idée du monde ; 3° celle de l’unité absolue de la condition de tous les objets de la pensée en général, ou l’idée de l’être des êtres, de Dieu. Kant convient (p. 391} que le lien qu’il établit ici entre ces idées et les raisonnements auxquels il les fait correspondre paraît au premier abord extrêmement paradoxal ; je me permettrai de dire qu’il est plus que paradoxal, qu’il est tout à fait forcé : c’est ici en effet l’un des points où son système montre le plus manifestement tout ce qu’il a souvent d’artificiel, en dépit des efforts accomplis par l’auteur pour le rendre aussi rigoureusement scientifique que possible. Mais, sans nous arrêter sur cette observation, qui se représentera plus tard, notons avec lui que, comme le sujet pensant, ou l’âme, est l’objet même de la psychologie, l’ensemble de tous les phénomènes, ou le monde, celui de la cosmologie, et la condition suprême de la possibilité de tout ce qui peut être connu, l’être des êtres, l’objet de la théologie, la raison pure nous donne l’idée d’une psychologie transcendentale, d’une cosmologie transcendentale, et enfin d’une théologie transcendentale. Ainsi est tracé et circonscrit le champ particulier de la raison pure. Reste à savoir quels fruits nous sommes en droit d’y recueillir. C’est ce que va nous apprendre le deuxième livre de la dialectique.

Des raisonnements dialectiques de la raison pure.

Il y a certaines espèces de raisonnements au moyen desquelles nous concluons de quelque chose que nous connaissons à quelque autre chose dont nous ne saurions avoir aucune connaissance et à quoi nous attribuons pourtant de la réalité objective par l’effet d’une inévitable apparence (t. II, p. 1-2). Kant les appelle pour cette raison des raisonnements dialectiques, et il désigne sous le nom de sophismes de la raison pure les conclusions qui en résultent. Ce n’est pas que ces raisonnements aient rien de factice ou d’accidentel : ils dérivent au contraire de la nature même de la raison humaine, et le plus sage de tous les hommes ne saurait s’en affranchir ; mais l’illusion qu’ils produisent n’en est pas moins une sorte de jeu sophistique de la raison.

Première classe : paralogismes de la raison pure.

La première classe des raisonnements dialectiques (il y en a autant que d’idées transcendentales), est celle qui du concept transcendental du sujet, concept qui ne renferme point de diversité, conclut à l’absolue unité de ce sujet lui-même. Kant donne à cette sorte de conclusion dialectique le nom de paralogisme transcendental. J’indiquerai plus tard, à mesure qu’elles se présenteront à nous, les noms par lesquels il désigne les deux autres classes. Occupons-nous tout de suite de celle que l’analyse nous offre en premier lieu.

Critique de la psychologie rationnelle.

Nous nous trouvons ici en face des prétentions d’une psychologie purement rationnelle, qui, sans rien emprunter à l’expérience, veut tirer de cet unique texte : je pense, considéré comme la condition générale de tout concept empirique ou transcendental, la science entière de l’être pensant qu’on appelle le moi ou l’âme.

Cette science, qui ne doit contenir que des prédicats transcendent aux (puisque le moindre prédicat empirique en altérerait la pureté rationnelle) est renfermée dans les quatre propositions suivantes, qui toutes se déduisent de la proposition fondamentale je pense, et correspondent aux quatre catégories de la modalité, de la qualité, de la quantité et de la relation : 1° l’âme est une substance ; 2° elle est simple ; 3° elle est numériquement identique, c’est-à-dire qu’elle est toujours une seule et même âme dans les différents temps où elle existe ; 4° elle est en relation avec des objets possibles dans l’espace. Le premier de ces prédicats transcendentaux dorme le concept de son immatérialité ; le second, celui de son incorruptibilité ; le troisième, celui de sa personnalité ; et ces trois concepts réunis forment celui de sa spiritualité, par-suite de son immortalité. Quant au quatrième attribut, il nous représente la substance pensante comme le principe de la vie dans la matière, ou ce qu’on appelle l’âme dans le sens du mot grec ψυχη ou du mot latin anima, ce que nous nommons le principe vital.

Mais, suivant Kant, les raisonnements qui conduisent à ces trois propositions ne sont que des paralogismes : nous ne faisons ici que tourner dans un cercle en nous servant, pour porter certains jugements sur le moi, d’une idée qui elle-même est vide de tout contenu ; et c’est faussement que nous prenons cette psychologie transcendentale pour une science rationnelle nous faisant connaître la nature de notre être pensant.

Voyons comment Kant explique ce résultat de sa critique. Dans la première édition, il l’avait très-longuement justifié en présentant sous une forme syllogistique chacun des paralogismes d’où résultent les quatre propositions indiquées plus haut, et en les soumettant successivement à un examen fort détaillé. La seconde édition simplifie beaucoup ce travail, sans en rien retrancher d’essentiel. C’est ici que se plaçait cette réfutation de l’idéalisme que Kant a reportée plus haut. Nous suivrons la nouvelle rédaction, et nous nous y bornerons, parce qu’il serait beaucoup trop long d’y joindre encore l’analyse de la première. J’engage cependant ceux qui veulent étudier à fond la Critique de la raison pure à ne pas négliger cette première rédaction : ils y trouveront une foule d’observations pénétrantes qui ne sont point à dédaigner, mais que je ne puis noter ici.

Une remarque générale domine toute cette partie de la critique kantienne. Pour connaître un objet, la pensée en général ne suffit pas ; il faut une intuition déterminée à laquelle elle s’applique. Cela est également vrai du moi : je ne me connais pas moi-même par cela seul que je puis dire : je pense, car ce n’est là qu’une condition générale accompagnant tous mes concepts ; il faut que j’aie aussi conscience d’une intuition intérieure comme d’un acte déterminé relativement à la fonction de la pensée (p. 9). Cette simple représentation, je pense, ne me fait donc pas connaître à moi-même comme objet, mais seulement comme sujet, capable de déterminer la pensée au moyen de l’intuition, ou, suivant l’expression par laquelle Kant traduit ici cette idée, comme moi déterminant ; le moi déterminable, ou qui ne peut être déterminé qu’au moyen de l’intuition, ne m’est pas donné par là.

Cette remarque générale sert à découvrir le paralogisme de tous les raisonnements de la psychologie rationnelle.

Quand je dis : je pense, je me considère sans doute comme un sujet, c’est là une proposition identique ; mais cela ne veut pas dire que je sois, comme objet, une substance (un être existant par moi-même). Cette seconde proposition exigerait, pour être prouvée, des données que ne peut fournir l’analyse des conditions générales de la pensée.

Il en est de même quant à la simplicité de l’âme. Le je pense implique sans doute un sujet simple, non multiple, c’est encore là une proposition analytique ; mais de ce que le sujet de la pensée est simple, il ne s’en suit pas que je sois moi-même une substance simple. Pour établir cette dernière proposition, qui ne serait plus analytique, mais synthétique, il faudrait, ici encore, des données dont nous sommes tout à fait dépourvus, ne possédant, d’une part, que des intuitions sensibles, et, d’autre part, que des concepts qui n’ont par eux-mêmes aucune valeur objective. « Aussi bien, ajoute Kant (p. 11), serait-il étrange que ce qui exige ailleurs tant de précautions, pour discerner ce qui est proprement substance dans ce que présente l’intuition, et à plus forte raison pour reconnaître si cette substance peut être simple (comme quand il s’agit des parties de la matière), me fût donné ici par une sorte de révélation, et cela justement dans la plus pauvre de toutes les représentations. »

De même encore quant à ma propre identité. L’identité du sujet est également contenue dans le concept même de la pensée ; mais cette identité du sujet ne signifie pas l’identité de la personne, en tant que substance. Pour prouver celle-ci, il ne suffit plus d’analyser la proposition : je pense ; il faudrait une intuition où le sujet serait donné comme objet, mais cette sorte d’intuition n’est pas la nôtre. De même enfin quant à la distinction que je conçois entre ma propre existence, comme être pensant, et les autres choses, y compris mon corps. Cette distinction résulte de l’analyse même de ma pensée ; mais puis-je exister à titre d’être pensant, indépendamment des choses que je distingue de moi ? C’est ce que je ne sais point du tout par là.

« Ainsi, conclut Kant (p. 12), l’analyse de la conscience de moi-même dans la pensée en général ne me fait pas faire le moindre pas dans la connaissance de moi-même comme objet. C’est à tort que l’on prend un développement logique de la pensée en général pour une détermination métaphysique de l’objet. »

Kant regarde ce point comme un des plus importants de sa critique : «  ce serait, dit-il (ibid.), une grande pierre d’achoppement contre toute notre critique et même la seule qu’elle eût à redouter, si l’on pouvait prouver à priori que tous les êtres pensants sont en soi des substances simples, qu’à ce titre par conséquent (ce qui est une suite du même argument) ils emportent inséparablement la personnalité et qu’ils ont conscience de leur existence séparée de toute matière. » Alors en effet nous aurions mis le pied dans le champ des noumènes, et toutes les barrières que la critique oppose aux spéculations transcendantes de l’esprit humain seraient renversées. Mais, suivant Kant, pour peu qu’on regarde les choses de près, on trouve que la critique ne court ici aucun réel danger.

Pour mieux mettre ce point en lumière, il ramène au syllogisme suivant le paralogisme qui domine tous les procédés de la psychologie rationnelle (p. 13) :

« Ce qui ne peut être conçu autrement que comme sujet n’existe aussi que comme sujet et par conséquent est une substance ;

Or un être pensant, considéré simplement comme tel, ne peut être conçu que comme sujet ;

Donc il n’existe aussi que comme sujet, c’est-à-dire comme substance. »

C’est là un raisonnement captieux dont le vice consiste à prendre l’idée du sujet dans les deux prémisses en des sens entièrement différents : dans la majeure, d’une manière tout à fait générale, et dans la mineure, par rapport à la pensée et à l’unité de conscience qui en est la condition, de telle sorte que la conclusion est nécessairement sophistique (per sophisma figuræ dictionis). Il est bien vrai que par cela seul que je dis je pense, je ne puis me concevoir autrement que comme sujet, mais cette proposition identique ne me révèle absolument rien sur le mode de mon existence ; et je ne puis la subsumer sous la majeure, puisque l’idée de sujet n’y a pas le même sens.

La psychologie rationnelle, qui entreprend de prouver par de simples concepts la substantialité et par suite la permanence de l’âme après cette vie, ne repose donc que sur une confusion (v. p. 17. — Cf. p. 435). Elle transforme à tort en connaissance de l’objet ce qui n’est qu’une condition logique de la pensée du sujet (l’unité du je pense) ; ses conclusions sont donc illusoires. Celle de la critique est au contraire que « nous ne pouvons connaître, de quelque manière que ce soit, la nature de notre âme, en ce qui concerne la possibilité de son existence séparée en général. » Que l’on ne se récrie pas contre la rigueur de cette conclusion, et qu’on ne s’en alarme pas outre mesure. Si le spiritualisme est ainsi convaincu d’impuissance à démontrer sa thèse, le matérialisme ne l’est pas moins (Cf. p. 400), et la porte reste ouverte pour de meilleurs arguments. « D’ailleurs, la preuve purement spéculative n’a jamais pu avoir la moindre influence sur la raison commune de l’humanité. Cette preuve ne repose que sur une pointe de cheveu, si bien que l’école elle-même n’a pu la maintenir qu’en la faisant tourner sans fin sur elle-même comme une toupie, et qu’elle ne saurait y voir une base solide sur laquelle on puisse élever quelque chose. »

Deuxième classe de raisonnements dialectiques : antinomies de la raison pure — Critique de la cosmologie rationnelle.

Passons maintenant de la psychologie rationnelle à la cosmologie rationnelle. Ici se manifeste un nouveau phénomène de la raison humaine (p. 31). Dans la psychologie rationnelle, l’apparence est toute d’un côté, du côté du spiritualisme (que Kant appelle aussi le pneumatisme) ; la thèse contraire, celle du matérialisme, n’en reçoit pas la moindre des concepts rationnels. Mais à l’égard des problèmes que la cosmologie rationnelle tente de résoudre, ces concepts produisent une double apparence, d’où résulte une lutte de la raison avec elle-même. Celle-ci se trouve placée entre une thèse et une antithèse, appuyées sur des arguments d’égale puissance qui leur donnent une égale apparence, et ce conflit d’arguments contraires, mais également rationnels, auquel Kant donne le nom d’antinomie de la raison pure, produit une scène de déchirement et de discorde à laquelle la critique peut seule mettre fin en dissipant la double illusion qui donne lien à cette antinomie, et avec elle cette antinomie elle-même. Tout ceci va se trouver expliqué par ce qui suit.

Système des idées cosmologiques, qui donnent lieu à ces antinomies.

Mais d’abord quelles sont les idées cosmologiques ? Il est nécessaire d’en tracer le système avant d’exposer le conflit qu’elles engendrent. Or pour cela il faut encore en revenir aux catégories ; car, comme la raison ne produit pas proprement de concept par elle-même, mais qu’elle ne fait qu’étendre ceux de l’entendement au delà des bornes des choses empiriques, les idées transcendentales auxquelles elle ramène l’ensemble des phénomènes (le monde), ou les Idées cosmologiques, ne sont autre chose que des catégories élevées jusqu’à l’absolu (p. 33) ; on doit donc pouvoir en tracer le tableau en suivant celui des catégories mêmes. Seulement il ne faut pas prendre ici toutes les catégories, mais uniquement celles où la synthèse constitue une série, et encore une série de conditions subordonnées entre elles suivant une ligne ascendante. Il s’agit en effet de faire de l’ensemble des phénomènes ou des conditionnels un tout inconditionnel ou absolu, et la raison, comme on l’a vu plus haut, ne peut exiger cette absolue totalité qu’autant qu’elle porte sur la série ascendante des conditions d’un conditionnel donné : elle n’a à s’inquiéter que des antécédents, non des conséquents, puisque ce ne sont pas ces derniers, mais seulement les premiers, qui rendent possibles les conditions données, ou que, en d’autres termes, pour comprendre parfaitement ce qui est donné dans le phénomène, nous n’avons pas besoin des conséquences, mais des principes (p. 35). Si donc on s’en tient aux catégories qui, sous chaque titre (quantité, qualité, etc.), impliquent nécessairement une série dans la synthèse du divers, on obtient quatre idées cosmologiques, qui expriment l’intégrité absolue, 1° de l’assemblage de tous les phénomènes donnés, considérés au point de vue, soit du temps, soit de l’espace ; 2° de la division d’un tout donné dans le phénomène (ou de la réalité dans l’espace, c’est à-dire de la matière) ; 3° de l’origine d’un phénomène en général (relation des effets et des causes) ; 4° de la dépendance de l’existence de ce qu’il y a de changeant dans le phénomène. Cette intégrité absolue ou cet inconditionnel peut être conçu de deux façons : ou bien il réside simplement dans la série totale, dont, par conséquent, tous les membres sans exception sont conditionnels et dont l’ensemble seul est absolument inconditionnel ; ou bien il est une partie de la série, à laquelle sont subordonnés tous les autres membres de cette série, mais qui elle-même n’est soumise à aucune autre condition. Dans ce second cas, le premier terme de la série s’appelle, pour la première idée, soit le commencement, soit les limites du monde ; pour la seconde, le simple ; pour la troisième, la spontanéité absolue ou la liberté ; pour la dernière, la nécessité naturelle absolue (p. 41).

L’alternative qui vient d’être indiquée est précisément celle où la raison se trouve placée dans le conflit qui s’élève en elle sur les problèmes cosmologiques. Kant désigne sous le nom d’antithétique de la raison pure l’exposition de cette antinomie, ainsi que la recherche de ses causes et de ses résultats. Elle doit répondre aux questions suivantes (p. 44) : 1 » Quelles sont proprement les propositions où la raison pure est inévitablement soumise à une antinomie ; 2° quelles sont les causes de cette antinomie ; 3° la raison peut-elle trouver, au milieu de ce conflit, un chemin qui la conduise à la certitude, et de quelle manière ?

Mais, avant d’entreprendre de résoudre ces questions, Kant s’applique à bien caractériser cette espèce de dialectique dont il s’agit ici. Il ne veut pas qu’on la confonde avec la sophistique. Ce n’est point ici un jeu artificiel consistant à mettre aux prises des arguments arbitraires sur des questions oiseuses ; mais c’est, sur des problèmes que toute raison humaine rencontre nécessairement dans sa marche, un conflit qu’il est impossible d’éviter, de quelque manière qu’on s’y prenne, parce qu’il a son principe dans la nature même de la raison. On peut bien montrer que ce principe n’est autre chose qu’une illusion dogmatique, mais cette illusion elle-même est inévitable, et si l’on peut s’en rendre compte et la rendre ainsi inoffensive, on ne saurait la détruire.

Il résulte aussi de là que, dans l’escrime dialectique à laquelle donne lieu ce débat, la victoire appartient toujours au parti auquel il est permis de prendre l’offensive, et que celui qui est forcé de se défendre doit nécessairement succomber. « Aussi, ajoute Kant (p. 45), des champions alertes, qu’ils combattent pour la bonne ou pour la mauvaise cause, sont-ils sûrs de remporter la couronne triomphale, s’ils ont soin de se ménager l’avantage de la dernière attaque et s’ils ne sont pas obligés de soutenir un nouvel assaut de l’adversaire. »

Mais, remarque encore notre philosophe, bien que, dans cette arène, un grand nombre de victoires aient été alternativement remportées de part et d’autre, « on a toujours pris soin de réserver la dernière, celle qui devait décider l’affaire, au chevalier de la bonne cause, en interdisant à son adversaire de prendre de nouveau les armes et en laissant ainsi le premier seul maître du champ de bataille. »

Quelle doit donc être dans cette occurrence le rôle de la critique ?

Rôle de la critique en présence du conflit soulevé par les idées cosmologiques.

« Juges impartiaux du combat, répond Kant, nous n’avons pas à chercher si c’est pour la bonne ou pour la mauvaise cause que luttent les combattants, et nous devons les laisser d’abord terminer entre eux leur affaire. Peut-être qu’après avoir épuisé leurs forces les uns contre les autres, sans s’être fait aucune blessure, ils reconnaîtront la vanité de leur querelle et se sépareront bons amis. »

Méthode sceptique, distincte du scepticisme.

Cette manière de procéder, qui consiste à assister à un débat contradictoire ou même à le provoquer, non pas pour se prononcer à la fin en faveur de l’un ou de l’autre parti, mais pour rechercher si l’objet n’en serait pas par hasard une pure illusion, peut être désignée sous le nom de méthode sceptique. Kant ne repousse pas l’expression, mais il veut que l’on distingue bien cette méthode sceptique de la doctrine qu’on appelle le scepticisme. Il y a entre les deux cette différence caractéristique que, tandis que le scepticisme s’applique à ruiner les fondements de toute connaissance pour ne laisser nulle part, s’il est possible, aucune certitude, la méthode sceptique au contraire tend à la certitude, en cherchant à découvrir, dans un combat loyal et intelligent, le point de dissentiment qui sépare les parties, agissant en cela, « comme ces sages législateurs qui s’instruisent eux-mêmes, par l’embarras des juges dans les procès, de ce qu’il y a de défectueux ou de ce qui n’est pas suffisamment déterminé dans leurs lois (p. 46). » Tel est l’esprit que Kant veut que l’on apporte au spectacle du conflit qu’il va représenter. Ce conflit portant sur les quatre idées transcendentales que nous avons indiquées plus haut, il en résulte quatre antinomies, que notre philosophe expose successivement, suivant l’ordre de ces idées, en mettant en regard la thèse et l’antithèse, et les preuves de l’une et de l’autre. Nous allons le suivre dans ce travail, en le résumant aussi brièvement que possible.

Première antinomie.

Première antinomie. Thèse : le monde a un commencement dans le temps et dans l’espace.

Preuve de la thèse.

À l’appui de la thèse, Kant invoque la preuve suivante : si l’on admet que le monde n’ait pas de commencement dans le temps, il faut admettre qu’à chaque moment donné, il y a une éternité écoulée, et par conséquent une série infinie d’états successifs des choses du monde, c’est-à-dire une chose impossible, puisque l’infinité d’une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. — De même, si l’on admet que le monde n’ait pas de limites dans l’espace, il faut admettre que le monde est un tout infini donné de choses existantes ensemble, c’est-à-dire encore une chose impossible, puisque nous ne pouvons concevoir la grandeur d’un tout, qui ne peut être un objet d’intuition, qu’au moyen de la synthèse successive de ses parties, et que, pour regarder ici cette synthèse comme complète, il faudrait qu’un temps infini fût considéré comme écoulé dans l’énumération de toutes les choses coexistantes, chose qui elle-même est impossible. Donc il faut admettre que le monde a un commencement dans le temps et des limites dans l’espace.

Preuve de l’antithèse.

L’antithèse, à son tour, repose sur la preuve suivante : si l’on admet que le monde ait un commencement, comme tout commencement est une existence précédée d’un temps où la chose n’était pas, il doit y avoir en un temps antérieur où le monde n’était pas, c’est-à-dire un temps vide ; mais, dans un temps vide, rien ne peut naître, puisqu’aucune partie de ce temps, aucun moment ne saurait contenir une raison qui détermine l’existence : pourquoi le monde aurait-il commencé à tel moment plutôt qu’à tel autre ? Il n’y aurait à cela aucune raison, soit qu’il eût son principe en lui-même ou dans une autre cause. — De même, si l’on admet que le monde est limité dans l’espace, il faut admettre un espace vide qui lui servirait de limites, c’est à-dire qu’il serait limité par rien, car le rapport du monde à un espace où il n’existerait plus aucun objet n’est rien. Donc le monde n’a ni commencement dans le temps, ni limites dans l’espace ; mais il est infini en durée et en étendue.

Laissant de côté les remarques qui accompagnent les preuves de la première antinomie, mais qui n’ajoutent rien d’important à ces démonstrations, passons à la seconde.

Deuxième antinomie.

La thèse est celle-ci : Toute substance composée dans le monde l’est de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple ou le composé du simple. — Antithèse : Aucune chose composée dans le monde ne l’est de parties simples, et il n’y existe absolument rien de simple.

Preuves de la thèse.

La thèse est démontrée par la preuve suivante : supposez que les substances composées ne le soient pas de parties simples, et supprimez ensuite par la pensée toute composition, il ne resterait plus rien après cette suppression, puisque vous supprimez le composé et que, dans votre supposition, le simple n’existe pas, c’est-à-dire que cette supposition serait impossible. Mais on ne saurait admettre une telle impossibilité, puisque la composition n’étant qu’une relation accidentelle de substances, on doit toujours pouvoir la supprimer par la pensée. Force est donc bien d’admettre qu’après cette suppression il reste quelque chose qui subsiste indépendamment de toute composition, c’est-à-dire le simple.

Preuve de l’antithèse.

Voici maintenant la preuve de l’antithèse : Supposez qu’une Preuve de chose composée le soit de parties simples, il faut admettre que chacune de ces parties occupe un espace, puisque toute composition n’est possible que dans l’espace, et qu’autant il y a de parties dans le composé, autant il doit y en avoir aussi dans l’espace qu’il occupe. Mais il est contradictoire que le simple occupe un espace, car dire que quelque chose occupe un espace, c’est dire qu’il est formé de parties placées les unes en dehors des autres et que par conséquent il est composé. Admettre, avec les partisans de la monadologie, outre le point mathématique, qui est simple sans doute, mais qui n’est que la limite d’un espace, non une partie, des points physiques qui, bien que simples, ont la propriété de remplir l’espace par leur seule agrégation, c’est là une absurdité qui n’a plus besoin d’être réfutée. La supposition en question est donc impossible, et par conséquent on a raison de dire qu’aucune chose composée dans le monde ne l’est de parties simples. — Quant à cette affirmation qui forme la seconde partie de l’antithèse, à savoir qu’il n’existe dans le monde absolument rien de simple, Kant nous avertit (p. 56) qu’il faut l’entendre en ce sens que, comme rien ne peut être donné dans aucune expérience possible comme un objet absolument simple, et que le monde sensible doit être regardé comme l’ensemble de toutes les expériences possibles, il n’y a rien de simple qui soit donné en lui.

Troisième antinomie.

La troisième antinomie porte sur les idées de liberté et de nécessité. Thèse : la causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puissent être dérivés tous les phénomènes du monde, mais il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une cause libre. Antithèse : il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.

Preuve de la thèse.

La thèse, comme toutes les précédentes, se démontre par l’impossibilité de soutenir la supposition du contraire. Supposez que tout dans le monde arrive suivant des lois nécessaires, il faut admettre que la série des causes dérivant l’une de l’autre n’est jamais complète, puisqu’il n’y a jamais de véritable commencement, mais une chaîne de causes dont aucune n’est la première. Or la loi de la nature veut aussi que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée à priori. Donc la proposition qui soumet toute causalité à la nécessité des lois naturelles est contradictoire, et il faut admettre une causalité capable de produire des événements qui ne sont pas nécessairement déterminés par une autre cause antérieure, et par conséquent de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroulent ensuite suivant des lois naturelles, ou une causalité douée d’une spontanéité absolue, en un mot une causalité libre.

Preuve de l’antithèse.

A son tour l’antithèse se démontre par la réfutation de la précédente thèse. Supposez qu’il y ait une espèce de causalité capable de commencer par elle-même une action et par là une série d’événements qui en dérivent, vous admettez une action qui détermine une série d’événements sans être elle-même déterminée par aucune cause antérieure. Or cela est contraire à la loi même de la causalité, qui exige que tous les événements du monde soient enchaînés les uns aux autres, et sans laquelle l’unité de l’expérience deviendrait impossible. Il faut donc en revenir à la nécessité de la nature, qui seule peut expliquer l’enchaînement des événements du monde, et renoncer à la liberté, comme à une illusion qui offre sans doute à la raison un point d’arrêt dans la recherche des causes, mais qui, en revanche, rompt le fil de toutes les règles et livre le monde à l’empire du hasard.

Quatrième antinomie.

Reste la quatrième antinomie. Thèse : Il y a dans le monde quelque chose qui, soit comme en faisant partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire. — Antithèse : Il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause.

Preuve de la thèse.

Voici la preuve de la thèse. Supposez qu’il n’y ait dans le monde rien qui soit absolument nécessaire, les changements mêmes qui s’y produisent ne s’expliqueraient plus : ils sont en effet soumis à des conditions dont ils sont les effets nécessaires, et l’existence de tout conditionnel donné suppose une série complète de conditions jusqu’à l’inconditionnel absolu, qui seul est absolument nécessaire. Il faut donc qu’il existe quelque chose d’absolument nécessaire pour qu’un changement existe comme sa conséquence. Mais ce nécessaire est-il dans le monde, ou en dehors du monde ? Il faut qu’il soit dans le monde ; car ce n’est qu’à cette condition qu’il peut être la cause des changements qui s’y produisent, puisque tout changement arrive dans le temps et que par conséquent la cause qui le produit doit être aussi dans le temps. Il doit donc y avoir dans le monde quelque chose d’absolument nécessaire, que ce soit la série entière du monde, ou une partie de cette série.

Preuve de l’antithèse.

Pour avoir la preuve de l’antithèse, il suffit de renverser la preuve de proposition précédente. Supposez qu’il y ait dans le monde un être nécessaire, ou qu’il soit lui-même cet être nécessaire, ou bien il y aurait dans la série de ses changements un commencement qui serait absolument nécessaire, c’est-à-dire sans cause, ce qui est contraire à la loi même de la causalité ; ou bien la série elle-même serait sans aucun commencement, et, bien que contingente et conditionnelle dans toutes ses parties, elle serait absolument nécessaire et inconditionnelle, ce qui est contradictoire. Que si, au lieu de placer cette existence nécessaire dans le monde, on la suppose en dehors du monde, on n’est pas plus avancé ; car, pour que cette cause du monde pût agir en lui, il faudrait que sa causalité s’exerçât dans le temps et qu’elle rentrât ainsi elle-même dans l’ensemble des phénomènes, ce qui est contraire à l’hypothèse. Il n’y a donc ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause, en être absolument nécessaire.

Dans les Remarques qui accompagnent cette quatrième et dernière antinomie, Kant fait observer qu’il n’a dû employer ici que des arguments cosmologiques, c’est-à-dire empruntés à l’ordre des considérations qui s’appuient sur la conception du monde, telle qu’elle résulte des lois de l’entendement, et qu’il a laissé à dessein de côté celles qui se fondent sur la seule idée d’un être suprême entre tous les êtres en général, ou ce qu’il nomme les arguments ontologiques. Comme ce genre de preuves appartient à un autre principe de la raison, il se représentera plus tard, en son lieu. Notre philosophe explique aussi par là comment il a dû, dans la preuve de la thèse, laisser indécise la question de savoir si l’être nécessaire dont il s’agit de démontrer l’existence est le monde lui-même, ou s’il en est différent : « pour répondre à cette question, dit-il (p. 70), il faut des principes qui ne sont plus cosmologiques qui et ne se trouvent pas dans la série des phénomènes. »

De l’intérêt de la raison dans ce conflit avec elle-même.

Telles sont les antinomies de la raison pure. En exposant, comme on vient de le voir, ce qu’il appelle « le jeu dialectique des idées cosmologiques (p. 75), » Kant a dû, pour en représenter les motifs dans toute leur pureté rationnelle, se borner à « de sèches formules ; » mais, après avoir débattu ces questions, sous cette forme tout abstraite, il éprouve maintenant en quelque sorte le besoin d’en parler dans un langage qui en relève la grandeur et l’intérêt. « La philosophie, s’écrie-t-il (p. 76) dans un élan qu’il faut citer, la philosophie, en partant du champ de l’expérience et en s’élevant insensiblement jusqu’à ces idées sublimes, montre une telle dignité que, si elle pouvait soutenir ses prétentions, elle laisserait bien loin derrière elle toutes les autres sciences humaines, puisqu’elle promet d’assurer les fondements sur lesquels reposent nos plus hautes espérances, et de nous donner des lumières sur les fins dernières vers lesquelles doivent converger en définitive tous les efforts de la raison. Le monde a-t-il un commencement, et y a-t-il quelque limite à son étendue dans l’espace ? Y a-t-il quelque part, peut-être dans le moi pensant, une unité indivisible et impérissable, ou n’y a-t-il rien que de divisible et de passager ? Suis-je libre dans mes actions, ou, comme les autres êtres, suis-je conduit par le fil de la nature et du destin ? Y a-t-il enfin une cause suprême du monde, ou les choses de la nature et leur ordre forment-ils le dernier objet où nous devions nous arrêter dans toutes nos recherches ? Ce sont là des questions pour la solution desquelles le mathématicien donnerait volontiers toute sa science ; car celle-ci ne saurait satisfaire en lui le besoin le plus important, celui de connaître la fin suprême de l’humanité. »

Mais quel parti prendre au milieu de ces arguments pour et contre, entre lesquels la raison se voit partagée ? Bien que Kant se soit servi plus haut du mot « jeu » pour désigner cette dialectique, il n’admet pas qu’on la regarde comme une vaine fantaisie et qu’on se montre indifférent au résultat du procès. D’un autre côté, on ne saurait reculer devant la lutte que soulèvent les problèmes qu’il s’agit de résoudre. Qu’y a-t-il donc à faire ? « Il ne reste, suivant notre philosophe (p. 77) qu’à réfléchir sur l’origine de cette lutte pour voir si par hasard un simple malentendu n’en serait pas la cause, et si, ce malentendu une fois dissipé, les prétentions orgueilleuses de part et d’autre ne feraient pas place au règne tranquille et durable de la raison sur l’entendement et les sens. »

Mais, avant d’entreprendre cette explication fondamentale, Kant juge à propos de se placer d’abord au point de vue de l’intérêt que nous pouvons avoir à suivre telle ou telle solution, et de rechercher de quel côté se trouve pour nous le plus grand intérêt. « Si cette recherche, dit-il (ibid.), ne décide rien par rapport au droit litigieux des deux parties (car ce n’est pas ici la pierre de touche logique de la vérité que nous consultons, mais simplement notre intérêt), elle aura du moins l’avantage de faire comprendre pourquoi ceux qui prennent part à cette lutte se tournent plutôt d’un côté que de l’autre sans y être déterminés par aucune connaissance supérieure de l’objet. » — « Elle expliquera aussi, ajoute-t-il, le zèle ardent de l’une des parties et la froide affirmation de l’autre, et pourquoi l’on applaudit avec joie à la première, tandis que l’on se montre irrévocablement prévenu contre la seconde. »

Or, si l’on désigne sous le nom de dogmatisme les thèses des quatre antinomies, et sous celui d’empirisme leurs antithèses, parce que celles-ci suivent un principe uniforme qui résout les idées transcendentales touchant l’univers dans le même mode d’explication empirique qui s’applique aux phénomènes, tandis que les premières rompent le fil de l’expérience pour recourir à certains principes intellectuels, voici ce que l’on trouve du côté du dogmatisme :

1* Un certain intérêt pratique, auquel prend part de bon cœur tout homme sensé : « Que le monde, dit Kant (p. 78), ait un commencement, que mon moi pensant soit d’une nature simple et partant incorruptible, qu’il soit en même temps libre dans ses actions volontaires et qu’il échappe à la contrainte de la nature, qu’enfin l’ordre entier des choses qui constituant le monde dérive d’un être premier, duquel tout emprunte son unité et son harmonie ; ce sont là autant de pierres fondamentales de la morale et de la religion. L’antithèse nous enlève ou semble du moins nous enlever tous ces appuis.

2° Un certain intérêt spéculatif. Chaque thèse a l’avantage de nous offrir un point d’arrêt où nous pouvons rattacher la chaîne des phénomènes et de leurs conditions de manière à l’embrasser dans sa totalité, tandis que, dans l’antithèse, la question pour chacun d’eux est toujours à recommencer et qu’elle reste en ce sens sans solution. Il y a donc à ce point de vue, en faveur du dogmatisme, une sorte d’intérêt architectonique,

3° Un intérêt de popularité, qui n’est pas certainement pour le dogmatisme le moindre titre de recommandation, et qui s’explique lui-même par l’avantage précédent : le commun des intelligences trouve plus commode de s’arrêter à un point fixe que de remonter toujours du conditionnel à la condition sans pouvoir jamais trouver de repos. Kant ajoute plus loin à cette cause celle qui résulte de l’intérêt pratique.

Voyons maintenant quels sont les avantages par lesquels l’empirisme peut disputer la palme au dogmatisme. Il faut reconnaître que, au point de vue de l’intérêt pratique, il a une réelle infériorité : « S’il n’y a pas, dit Kant (p. 80), un être premier distinct du monde, si le monde est sans commencement et par conséquent aussi sans auteur, si la volonté n’est pas libre et si l’âme est indivisible et corruptible comme la matière, les idées morales mêmes et leurs principes perdent toute valeur, et s’évanouissent avec les idées transcendentales, qui forment leurs appuis théorétiques. » Mais, en revanche, au point de vue de l’intérêt spéculatif, l’empirisme reprend la supériorité. N’est-ce pas en effet un avantage fort attrayant et fort important pour l’entendement que de rester toujours sur son propre terrain, c’est à-dire dans le domaine des expériences possibles ; et, au lieu d’abandonner la chaîne de l’ordre naturel pour s’attacher à des idées dont il ne connaît pas les objets et se perdre dans les régions de la raison idéalisante, d’étendre sans cesse, dans le champ de la nature, ses claires et sûres connaissances ? Pour mieux faire ressortir cet avantage, Kant énumère les services que rend à l’esprit humain cette espèce de philosophie dans une page (81) qui mérite d’être citée textuellement à cause de son importance : « Celui qui suit cette philosophie ne permettra jamais de regarder aucune époque de la nature comme la première absolument, ni aucune limite imposée à sa vue dans l’étendue de la nature comme la dernière. Il ne permettra pas non plus de passer des objets de la nature, que l’on peut analyser par l’observation et les mathématiques et déterminer synthétiquement dans l’intuition (des objets étendus), à ceux que ni les sens ni l’imagination ne sauraient jamais exhiber (in concreto). Il ne permettra pas davantage de prendre pour fondement, même dans la nature, une puissance capable d’agir indépendamment des lois de la nature (la liberté), et d’abréger ainsi la tâche de l’entendement, qui est de remonter à l’origine des phénomènes suivant le fil de lois nécessaires. Il ne permettra pas enfin de chercher en dehors de la nature la cause première de quoi que ce soit (un être premier), puisque nous ne connaissons rien autre chose qu’elle, et qu’elle est la seule chose qui nous fournisse des objets et nous instruise de ses lois. » L’empirisme a ainsi, aux yeux de Kant, le double mérite de nous empêcher de nous égarer en de vaines fictions, et de nous inviter à étendre de plus en plus nos connaissances « à l’aide du seul maître que nous ayons proprement, l’expérience. »

Mais, pour que son principe puisse être tout à fait accepté par la philosophie critique, il faut qu’il se borne à le présenter comme une maxime qui nous recommanderait la modération dans les prétentions et nous indiquerait la vraie marche à suivre dans notre investigation de la nature. Que si, comme il lui arrive ordinairement, il devient lui-même dogmatique ; si, au lieu de se contenter de rabattre la présomption de la raison, qui, méconnaissant sa véritable destination, s’enorgueillit de sa pénétration et de son savoir là où il n’y a plus proprement ni pénétration ni savoir, il s’arroge le droit de nier ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances et prétend nous interdire d’admettre, au point de vue pratique, certaines croyances qui nous sont nécessaires, il tombe alors à son tour dans une intempérance d’esprit d’autant plus blâmable que l’intérêt pratique de la raison en reçoit un irréparable dommage.

Kant rapportant à l’épicurisme et au platonisme, comme à leurs types historiques, les deux systèmes, l’empirisme et le dogmatisme, qu’il vient de comparer au point de vue de l’intérêt spéculatif et de l’intérêt pratique, résume ainsi, à ce point de vue, leur mérite et leur défaut : « le premier, dit-il (p. 83), encourage et aide le savoir, mais au préjudice de l’intérêt pratique ; le second fournit des principes excellents au point de vue de cet intérêt ; mais par là même, en matière de savoir purement spéculatif, il nous autorise à nous rattacher à des explications idéalistes des phénomènes naturels et à négliger à leur endroit l’investigation physique. Chacun d’eux dit plus qu’il ne sait. »

La question que Kant pose ici dans une note correspondante, de savoir si Epicure a jamais présenté ses principes comme des assertions objectives, ne peut guère faire de doute pour l’histoire de la philosophie : Epicure n’est pas moins dogmatique que Platon, il l’est peut-être même encore davantage ; mais Kant a raison d’ajouter que « si par hasard ces principes n’avaient été pour lui que des maximes de l’usage spéculatif de la raison, il aurait montré en cela un esprit plus véritablement philosophique qu’aucun des philosophes de l’antiquité, » et l’explication qu’il donne de cette pensée mérite d’être remarquée ; mais je ne la relève pas en ce moment parce que j’aurai occasion de le faire plus tard, dans la partie critique de ce travail.

Pour ce qui est de l’avantage de la popularité, qui, comme on l’a dit plus haut, s’attache exclusivement au dogmatisme, tandis que l’empirisme l’exclut, il semble que ce devrait être le contraire. On serait tenté de croire que le commun des esprits devrait accepter avec empressement cette méthode qui lui promet de le satisfaire en lui offrant exclusivement des connaissances expérimentales et en les enchaînant conformément à la raison, tandis que le dogmatisme transcendental le contraint à s’élever à des concepts qui dépassent de beaucoup les vues et la puissance rationnelle des esprits les plus exercés à la pensée. Mais c’est justement là ce qui détermine les intelligences dont nous parlons. En effet elles se trouvent alors dans un état où les plus savants mêmes n’ont aucun avantage sur elles. Si elles n’y entendent rien ou peu de chose, personne du moins ne saurait se vanter d’y entendre davantage ; et, bien qu’elles ne puissent en discourir aussi méthodiquement que d’autres, elles peuvent en raisonner infiniment plus. C’est qu’elles errent là dans la région des pures idées, où l’on n’est si disert que parce que l’on n’en sait rien, tandis que, en matière de recherches physiques, il leur faudrait se taire tout à fait ou avouer leur ignorance. Commodes et flatteurs pour la vanité, voilà donc déjà une puissante recommandation en faveur des principes du dogmatisme. En outre, s’il est très-difficile à un philosophe d’admettre en principe quelque chose dont il soit incapable de se rendre compte, ou même de présenter des concepts dont la réalité ne puisse être aperçue, rien n’est plus habituel aux intelligences vulgaires. Elles veulent avoir un point d’où elles puissent partir en toute sûreté. La difficulté de comprendre une pareille supposition ne les arrête pas, parce que (comme elles ne savent pas ce que c’est que comprendre) cette difficulté ne leur vient jamais à la pensée et qu’elles tiennent pour connu ce qu’un usage fréquent leur a rendu familier. » À ces causes il faut joindre celle qui résulte de l’intérêt pratique : devant cet intérêt tout intérêt spéculatif s’évanouit pour ces intelligences, et elles s’imaginent apercevoir et savoir ce que leurs craintes ou leurs espérances les poussent à croire. Aussi Kant pense-t-il que, quelque nuisible que puisse être l’empirisme aux principes de la morale, « il n’y a pas à craindre qu’il sorte jamais de l’enceinte des écoles et qu’il obtienne dans le monde quelque autorité et se concilie la faveur de la multitude. »

Mais notre philosophe sait bien que, si les considérations qu’il vient de présenter, peuvent faire pencher la balance de tel ou tel côté, elles ne nous donnent pas la solution que cherche un esprit vraiment philosophique. Sans doute, dès que nous en venons à l’action, tout le jeu dialectique de la raison spéculative s’évanouit comme un songe ; l’intérêt pratique ne nous laisse pas maîtres de choisir tel ou tel parti, ou de n’en choisir aucun et de rester à cet égard dans un état d’oscillation perpétuelle ; mais, si la question est tranchée par là, elle n’est pas résolue : il reste toujours à savoir quelle est au fond, abstraction faite de tout intérêt, la valeur de ces thèses et de ces antithèses qui se contredisent, et si un examen impartial de notre propre raison ne nous fournit pas la clef de ces antinomies. C’est ce que Kant va chercher maintenant.

Recherche de la solution des antinomies.

Il faut bien s’entendre d’abord sur la nature de la solution qui convient aux questions dont il s’agit ici et à l’antinomie qu’elles soulèvent. Il ne suffirait pas de prétexter notre ignorance sur l’objet même de ces questions, et de les déclarer par là insolubles ; car elles ne portent pas sur un objet considéré en soi, chose qui en effet nous serait inaccessible, mais sur certaines applications des idées de notre raison dont nous devons pouvoir déterminer sûrement la valeur. Par cela même que les éléments du problème nous sont donnés par notre propre raison, l’analyse de ces éléments doit nous conduire à une entière certitude sur ce que nous devons penser à ce sujet, et nous ne saurions par conséquent décliner ici toute réponse en prétextant notre ignorance. Le problème à résoudre dans le cas présent est donc susceptible d’une solution certaine, comme tous ceux des mathématiques pures ou de la morale pure. Seulement cette solution, qu’on ne l’oublie pas, ne saurait être que purement critique, c’est-à-dire que, suivant les termes mêmes par lesquels Kant la caractérise (p. 93-94), « elle n’envisage pas du tout la question objectivement, mais seulement par rapport au fondement de la connaissance sur lequel elle repose. » C’est par cette raison même qu’elle peut être parfaitement certaine.

Reste à savoir quelle doit être cette solution. Or il y a un procédé particulier qui peut nous aider à la découvrir : c’est, en laissant provisoirement de côté les raisons qui, dans chacune des questions cosmologiques, militent en faveur de la thèse ou de l’antithèse, de se demander si par hasard, dans l’un et l’autre cas, nous n’aboutirions pas à un pur non-sens. C’est ce que Kant appelle la manière sceptique d’envisager les questions cosmologiques de la philosophie transcendentale. Or, en les examinant à ce point de vue, on arrive précisément à ce résultat que, de quelque côté qu’on se retourne en poursuivant l’inconditionnel, dans la synthèse régressive des phénomènes, cette synthèse se trouve ou trop grande ou trop petite pour chaque concept de l’entendement, si bien que L’objet ne s’adaptant pas à l’idée, de quelque manière qu’on essaie de l’y appliquer, il est naturel d’en conclure qu’elle est entièrement vide, et l’on est conduit à rechercher si telle ne serait pas en effet la solution demandée. Kant expose ce résultat pour chacun des quatre problèmes cosmologiques. Je ne le suivrai pas dans tout ce détail, mais j’en donnerai une couple d’exemples.

Soit d’abord ce problème : le monde a-t-il, ou n’a-t-il pas de commencement ? Supposez qu’il n’en ait pas, il est alors trop grand pour votre concept ; car ce concept, consistant dans une régression successive, ne saurait jamais atteindre toute l’éternité écoulée. Supposez au contraire qu’il en ait un, il est alors trop petit pour votre concept ; car le commencement présupposant toujours un temps antérieur et n’étant pas lui-même inconditionnel, la loi de l’entendement nous force à remonter encore à ans condition plus élevée, et par conséquent le monde tel qu’on le suppose ici est trop petit pour cette loi. — De même de la double réponse faite à la question qui concerne la grandeur du monde quant à l’espace. Est-il infini, il est alors trop grand pour tout concept empirique possible ; est-il fini, qu’est-ce qui détermine cette limite ? Un monde limité est trop petit pour votre concept.

Soit encore ce problème : Tout est-il enchaîné dans le monde suivant des lois nécessaires, ou bien y a-t-il place quelque part pour la liberté ? Dans le premier cas, la série des conditions ou des causes étant infinie à parte priori, le monde ainsi conçu est trop grand pour notre concept de la synthèse des événements ; dans le second au contraire, il est trop petit, car le pourquoi de la causalité libre que vous admettez vous force à remonter au delà de ce point où vous voudriez vainement vous arrêter.

On voit par ces exemples comment les idées cosmologiques se trouvent ou trop grandes ou trop petites par rapport aux concepts de l’entendement ; et, comme ces concepts sont la seule mesure d’après laquelle nous pouvons apprécier la valeur objective des idées, nous sommes conduits à soupçonner que celles-ci ne sont peut-être que des êtres de raison, ce qui nous met déjà dans la bonne voie pour arriver à découvrir l’illusion qui nous a si longtemps trompés (v. p. 98). Mais il reste toujours à démontrer cette illusion, c’est-à-dire à donner la solution de la dialectique cosmologique. Pour cela Kant nous renvoie à l’idéalisme transcendental, qui seul, selon lui, peut nous la fournir.

On se le rappelle, l’idéalisme transcendental, que Kant nomme aussi (p. 99) l’idéalisme formel (pour le distinguer de l’idéalisme naturel, ou de cet idéalisme ordinaire qui révoque en doute ou nie l’existence des choses extérieures mêmes), l’idéalisme transcendental, dis-je, tout en admettant la réalité des choses que nous nous représentons dans l’espace et dans le temps, soutient que ces choses ne nous sont pourtant pas connues telles qu’elles sont en soi, mais seulement telles qu’elles nous apparaissent, ou comme phénomènes, et qu’en ce sens ceux-ci n’étant rien que des représentations n’ont aucune existence en dehors de notre esprit (1)[4]. Cette vérité s’applique à cet objet même que nous nommons l’esprit ou le moi : nous ne le connaissons pas tel qu’il existe en soi, mais seulement comme la manifestation sensible d’un être dont la nature en soi nous demeure inconnue, et c’est à ce titre seul qu’il est réel pour nous. Les phénomènes, internes ou externes, que nous percevons ainsi, ou que nous pouvons concevoir comme objets d’une expérience possible, ou suivant les lois mêmes de cette expérience, nous pouvons bien les rapporter à quelque chose de purement intelligible que Kant propose d’appeler un objet transcendental ; mais cet objet nous est entièrement inconnu par cela même qu’il est placé en dehors des conditions de notre faculté d’intuition sensible (l’espace et le temps) ; et, en raison même de ces conditions, les phénomènes ne sont pour nous que de simples représentations. Or là est précisément le moyen qui doit servir à résoudre le conflit cosmologique de la raison avec elle-même. Ce conflit naît de l’illusion qui consiste à prendre des phénomènes pour des choses en soi : il est produit par une apparence résultant de ce que l’on applique à des phénomènes une idée (celle de l’absolue totalité) qui ne pourrait avoir de valeur que par rapport aux choses en soi ; pour le faire cesser, il suffit donc de découvrir cette apparence ou cette illusion. « Alors, dit Kant (p. 108) les deux parties seront convaincues que, si elles peuvent si bien se réfuter l’une l’autre, c’est qu’elles se disputent pour rien et qu’une certaine apparence transcendentale leur a représenté une réalité là où il n’y en a aucune. » Tel est le moyen par lequel notre philosophe prétend mettre fin au procès une bonne fois et à la satisfaction des deux parties ; il est impossible, selon lui, de décider autrement le conflit

La cause générale de ce conflit est dans une vaine apparence qui vient elle-même de l’ignorance où nous restons naturellement, tant que nous n’avons pas été éclairés par la critique, sur le sens ou le véritable usage du principe de la raison pure à l’endroit des problèmes cosmologiques. Il importe donc avant tout de ramener ce principe à sa véritable signification. Or voici à cet égard ce que nous révèle la critique. L’idée rationnelle de la totalité absolue des conditions du monde n’est autre chose qu’une règle qui nous sert à étendre l’expérience aussi loin que possible, en nous prescrivant de remonter toujours plus haut dans la série des conditions de tout phénomène donné. Tel est l’unique usage de cette idée : c’est simplement un principe régulateur ; en dehors de cet usage, il n’a plus aucune valeur. En faire un axiome qui nous donnerait comme existant en soi l’absolue totalité de la série des conditions ; supposer qu’au lieu d’être simplement une règle relative à la régression dans la série des conditions des phénomènes donnés, il nous apprend quelque chose sur ce qu’est l’objet en soi, et convertir ainsi un principe simplement régulateur en un principe constitutif ou doctrinal, c’est là une confusion naturelle sans doute, mais qui n’en est pas moins fausse. Nous considérons ainsi la totalité absolue des conditions du monde comme si elle pouvait nous être connue en soi ; et comme à ce point de vue, sur chacun des problèmes cosmologiques, nous trouvons en faveur des deux thèses opposées des preuves également fortes, nous tombons dans ce conflit que Kant a désigné sous le nom d’antinomies de la raison pure. Pour le faire cesser, il faut dissiper l’apparence d’où il résulte, et rétablir à sa place le sens où la raison s’accorde avec elle-même et dont l’ignorance était la seule cause de ce conflit. C’est ce que Kant va faire maintenant pour chacune des antinomies auxquelles donnent lieu les idées cosmologiques mal interprétées.

Solution de la première antinomie.

La première antinomie est celle que soulève cette question : le monde a-t-il ou n’a-t-il pas un commencement dans le temps et des limites dans l’espace ? Pour résoudre cette antinomie, il faut partir de la distinction qu’il est nécessaire d’admettre entre la régression à l’infini (regressus in infinitum) et la régression à l’indéfini (regressus in indefinitum), et voir laquelle des deux convient au problème cosmologique dont il s’agit ici. La seconde espèce de régression se borne à remonter d’une condition à une autre plus élevée, et ainsi de suite indéfiniment, sans déterminer aucune grandeur dans l’objet même, et c’est par là précisément qu’elle se distingue de la première, laquelle prétend embrasser l’infini. Or, comme le monde ne m’est donné dans sa totalité par aucune intuition, qu’il ne peut être pour moi que l’objet d’un concept et que ce concept ne peut me le faire connaître tel qu’il est en soi, il ne peut être ici question que de cette espèce de régression. Tout ce que je puis dire ici, c’est que, quelque loin que nous soyons arrivés dans la série des conditions empiriques, il faut encore et toujours remonter plus haut ; mais je ne puis pas dire pour cela que le monde soit infini dans le temps et dans l’espace, puisque cela supposera une connaissance de sa grandeur absolue qui ne m’est point donnée par là ; et je ne puis pas dire non plus qu’il soit fini, puisqu’une limite absolue ne saurait être davantage l’objet d’aucune expérience possible. Il suit de là que, dans la première antinomie, la thèse et l’antithèse sont également fausses en tant qu’elles prétendent déterminer la grandeur absolue du monde, puisque nous ne pouvons l’admettre ni comme finie, ni comme infinie, mais seulement nous élever indéfiniment, suivant la règle de la progression, dans la série des phénomènes. L’erreur vient ici de ce que, au lieu de se contenter d’obéir à cette règle, on s’imagine atteindre par la pensée pure la grandeur absolue, finie ou infinie, du monde.

Solution de la seconde Antinomie.

La seconde antinomie, celle qui roule sur la question de savoir si tout dans le monde est composé ou si les éléments du monde sont simples, se résout de la même manière. Il y a, il est vrai, entre l’idée cosmologique qui est ici en jeu et la précédente cette différence que, comme le tout dont il est ici question est donné dans l’intuition, tandis que l’univers ne l’est pas, et comme, par conséquent, dans le cas présent, toutes les parties du conditionnel sont données avec lui, tandis que, dans le cas précédent, je devais aller du conditionnel à des conditions qui étaient en dehors de lui, la régression peut aller à l’infini, au lieu d’être simplement indéfinie : c’est ainsi qu’on peut concevoir que le corps soit, comme l’espace, divisible à l’infini. Mais il n’est pas pour cela permis de dire d’un tout divisible à l’infini qu’il se compose d’un nombre infini de parties ; car, bien que toutes les parties soient en effet renfermées dans l’intuition du tout (d’un corps donné), nous n’en connaissons pourtant pas toute la division, et celle-ci ne peut nous être donnée que par une décomposition continue. Nous rentrons donc par là dans le cas du précédent problème, et nous arrivons ainsi à une solution du même genre. Nous ne pouvons dire que tout dans le monde soit composé, ni que les éléments en soient simples, partant indivisibles ; seulement un principe de la raison nous défend de tenir jamais pour complète la régression empirique dans la division de tout ce qui est étendu, c’est-à-dire qui remplit un espace. Ici donc encore la thèse et l’antithèse sont également fausses, et le principe de leur erreur, en même temps que de leur conflit, consiste dans cette illusion qui nous fait considérer comme une chose en soi ce qui n’est qu’un pur phénomène.

Les solutions des deux premières antinomies ont ce caractère commun qu’elles donnent, dans chacune d’elles, les deux assertions opposées pour également fausses. Elles se distinguent par là de celles des deux dernières, qui consistent au contraire à montrer qu’ici la thèse et l’antithèse sont également vraies. Cette différence vient de ce que, dans les deux premiers cas, où il ne s’agit que de ce Kant appelle une synthèse mathématique, les conditions, de quelque manière d’ailleurs qu’on en conçoive la totalité, sont toujours et nécessairement homogènes avec le conditionnel, tandis que, dans les dernières, où il s’agit d’une synthèse dynamique, les conditions des phénomènes peuvent être considérées comme appartenant à un autre ordre de choses que ces phénomènes eux-mêmes. Dans les deux premières antinomies, la thèse et l’antithèse ont dû être déclarées également fausses, parce que, cherchant de part et d’autre la totalité absolue dans de simples phénomènes, elles tombent ensemble avec l’illusion qui les engendre, tandis que, dans les deux dernières, les conditions cherchées ne faisant pas nécessairement partie de la même série, les deux assertions opposées peuvent être vraies ton tes deux suivant le point de vue où l’on se place. Expliquons les solutions de celles-ci, comme nous avons fait pour les précédentes.

Solution de la troisième antinomie.

La troisième antinomie est celle que soulève la question tant controversée de savoir si tout ce qui arrive dans le monde, les actions humaines comme tout le reste, est fatal, ou s’il y a place quelque part pour la liberté. On ne peut concevoir en effet que ces deux espèces de causalité : la causalité naturelle, suivant laquelle tous les événements sont fatalement déterminés par ceux qui précèdent, et la causalité libre, dont l’idée est celle d’une spontanéité capable de commencer d’elle-même à agir, sans avoir besoin pour cela d’une cause antérieure qui détermine son action suivant la loi de la liaison causale ; et ces deux manières de concevoir la production des événements du monde donnent lieu à deux assertions opposées qui se soutiennent également, mais s’excluent ou paraissent du moins s’exclure absolument. Si tout ce qui arrive dans le monde est nécessairement déterminé par ce qui précède suivant la loi naturelle de la liaison des causes et des effets, où est la place de la liberté et que devient dès lors l’ordre moral ? Ou s’il y a quelque part une cause libre, l’enchaînement des causes et des effets est rompu, et dès lors que devient l’ordre naturel ? Il ne semble pas qu’on puisse sortir de là. Il n’y a, suivant Kant, qu’un moyen d’en sortir, c’est de chercher si, malgré le principe qui veut que tous les événements du monde sensible soient enchaînés sans solution de continuité suivant des lois naturelles immuables, et sans abandonner ce principe, qui ne souffre aucune exception, la liberté ne serait pas possible, en même temps, par rapport aux mêmes effets, mais considérés d’un autre point de vue. Or tel est précisément le résultat où l’on arrive en distinguant, comme il convient, l’ordre intelligible de l’ordre sensible. Supprimez cette distinction, ou, en d’autres termes, supposez que les choses sensibles, les phénomènes sont réellement des choses en soi, il vous faudra renoncer absolument à la liberté ; mais, si la distinction est fondée, il est possible de concilier la thèse de la liberté avec celle de la nécessité naturelle : toutes deux alors peuvent être vraies, mais à des points de vue différents. Kant convient (p. 138) que cette distinction, présentée d’une manière générale et tout à fait abstraite, doit paraître extrêmement subtile et obscure ; mais il ajoute qu’elle s’éclaircira dans l’application. Pourtant, avant de la suivre dans cette application, il faut bien voir en quoi elle consiste en général.

On sait que, selon lui, nous ne connaissons pas les choses, internes ou externes, telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement comme elles nous apparaissent en vertu des formes ou des lois de notre sensibilité et de notre entendement. Il faut donc distinguer, dans tout objet de perception, la chose en soi du phénomène, ou, en d’autres termes, l’intelligible du sensible. Le premier, à la vérité, ne peut être pour nous un objet de connaissance ; mais, si nous ne pouvons le déterminer, nous pouvons du moins le concevoir comme distinct du second. Or, en nous plaçant à ce double point de vue, nous pouvons très bien concevoir que la même action qui, en tant qu’effet dans le monde sensible, doit être considérée comme soumise à la loi de la nature ou comme nécessairement déterminée par ce qui précède, soit, comme action d’une chose en soi, indépendante de cette loi. Puisqu’en effet le phénomène n’est pas la chose en soi, mais qu’il doit avoir pour fondement une chose en soi, « rien ne nous empêche, dit Kant (p. 140) d’attribuer à cet objet transcendental, outre la propriété qui en fait un phénomène, une causalité qui ne soit pas un phénomène, bien que son effet se rencontre dans le phénomène. » Comme phénomène, il resterait soumis à la loi qui veut que tout ce qui arrive dans la nature soit déterminé par ce qui précède suivant un enchaînement nécessaire ; mais, comme objet intelligible, échappant ainsi à la condition du temps, qui est celle des phénomènes, il échapperait aussi à cette loi, et l’on pourrait, à ce point de vue, le concevoir comme une cause véritablement spontanée, commençant d’elle-même l’action, bien que ses effets dans le monde sensible doivent être rattachés aux effets précédents suivant la loi de la nature. « Ainsi, conclut Kant (p. 142), la liberté et la nature, chacune dans son sens parfait, se rencontreraient ensemble et sans aucune contradiction dans les mêmes actions, suivant qu’on les rapprocherait de leurs causes intelligibles ou de leurs causes sensibles. » Appliquons ceci à l’homme et à ses actions. L’homme est un des phénomènes du monde sensible, et, à ce titre, il est aussi une des causes naturelles dont les actes doivent être soumis à la loi même de la nature. Mais, s’il rentre ainsi, par un côté, sous la loi du monde sensible, il en sort par un autre, c’est-à-dire par certaines facultés qui sont en lui, particulièrement par la raison, qui l’élève aux idées pures et lui dicte des règles dont l’autorité impérative, qu’exprime le mot devoir (ce qui doit être) est entièrement indépendante de tout mobile et de toute condition sensible et n’aurait aucune espèce de sens pour qui n’admettrait que le cours de la nature. Sous le premier point de vue, il ne peut être considéré comme un être libre : chacun de ses actes se lie nécessairement, suivant la loi de la causalité naturelle, à la chaîne de ceux qui l’ont précédé ; mais, sous le second, son action pourra être appelée libre, en tant qu’elle sera déterminée, non par des causes empiriques, mais par des principes de la raison pure. À ce dernier point de vue, il n’est plus nécessaire de rattacher chacun de nos actes à des conditions antérieures, puisque la raison pure, que l’on suppose capable de les déterminer, comme faculté purement intelligible, échappe à la forme du temps et par conséquent aux conditions de la succession ; on peut donc la concevoir comme une causalité par laquelle commence véritablement une nouvelle série d’effets. Les actes qu’elle produit tombent sans doute, en tant qu’effets se manifestant dans le monde sensible, sous la loi même de ce monde ; mais ces mêmes actes échappent à cette loi par leur principe intelligible. Nous pouvons donc regarder les mêmes actes comme nécessaires ou comme libres, suivant que nous les envisageons de tel ou tel point de vue, ou suivant que nous considérons dans l’homme son caractère sensible ou son caractère intelligible. Le premier résulte de toutes les conditions empiriques où l’homme se trouve placé : aussi, si nous voulons nous expliquer, à ce point de vue, une de ses actions, en cherchons-nous la cause dans les circonstances précédentes ou concomitantes qui ont pu la déterminer ; et, si nous pouvions pénétrer jusqu’au fond de tous les phénomènes de sa volonté, n’y aurait-il pas une seule action que nous ne pussions prédire avec certitude, et dont nous ne pussions reconnaître la nécessité par ses conditions antérieures. Le second, au contraire, qui relève de la raison, en tant qu’elle est capable de déterminer des actes, ne dépend plus de la loi et n’appartient plus à l’ordre de la nature ; et les mêmes actions qui, au point de vue de cet ordre, nous apparaissaient comme nécessaires, nous pouvons, à ce nouveau point de vue, les concevoir comme libres. C’est ainsi que Kant prétend concilier la nécessité avec la liberté.

Eclaircissons sa pensée par un exemple particulier, que lui-même nous fournit. Supposez qu’un homme introduise un certain désordre dans la société par un mensonge. Pour vous expliquer cet acte, vous cherchez à vous rendre compte du caractère de cet homme, et vous remontez soit à la mauvaise éducation qu’il a reçue, soit à la détestable société où il a vécu, soit à la méchanceté d’un naturel insensible à la honte, soit simplement à la légèreté et à l’irréflexion de son esprit ; et, en tenant compte de toutes ces causes générales, vous ne perdrez pas de vue les circonstances occasionnelles qui ont pu agir à leur tour. En tout cela, vous procédez comme on le fait en général dans la recherche de la série des causes d’un effet physique donné. Mais, tout en poursuivant cette explication, vous n’en blâmez pas moins l’auteur du mensonge ; vous avez beau expliquer ce mensonge par toutes les circonstances qui l’ont précédé ou accompagné, vous n’en déclarez pas moins coupable celui qui l’a commis. C’est que vous pensez que, malgré toutes les circonstances empiriques qui peuvent expliquer cette action, l’auteur aurait dû trouver dans sa raison un motif suffisant pour ne pas la commettre, et qu’ainsi elle lui doit être imputée comme une faute qui n’était nullement inévitable. Sans doute (v. la note de la page 150), personne ne peut découvrir quelle part il faut faire au juste à la liberté, et quelle part à la nature, c’est-à-dire aux défauts ou aux bonnes qualités du tempérament, de telle sorte que nous ne saurions juger nos semblables, ni nous-mêmes, avec une parfaite justice ; mais le blâme que nous infligeons aux autres ou que nous nous adressons à nous-mêmes n’en est pas moins fondé sur une loi de la raison, qui se distingue profondément de celle de la nature et nous élève au-dessus de son empire.

Ainsi, selon Kant, la nécessité naturelle et la liberté peuvent très-bien se concilier dans un seul et même acte, et c’est de cette manière qu’il résout l’antinomie soulevée par l’apparente contradiction de ces deux termes. Ils n’ont rien de contradictoire, et par conséquent la liberté est possible, voilà ce qui lui paraît établi, et tout ce qu’il a voulu montrer pour le moment ; il reviendra plus tard sur la thèse de la liberté pour en prouver la vérité,

Solution de la quatrième antinomie.

La quatrième et dernière antinomie, qui roule sur la question de savoir si tout est contingent ou s’il n’y a pas un être nécessaire, se résout de la même manière que la précédente : la solution consiste à montrer, en s’appuyant sur la distinction du sensible et de l’intelligible, que les deux thèses peuvent être vraies en même temps, l’une dans un sens, l’autre dans un autre. Il est vrai que, par rapport au monde sensible, tout a une existence dépendante d’une condition empirique, et qu’à ce point de vue nous devons toujours remonter de condition en condition sans nous arrêter jamais à une condition qui, à titre de substance existant par elle-même ou absolument indépendante, formerait le dernier terme de la série, ou serait placée en dehors de cette série ; mais il est vrai aussi qu’à un autre point de vue, au point de vue intelligible, toute la série peut bien avoir son fondement dans quelque existence indépendante de toute condition empirique et contenant le principe de tous les phénomènes. Si le monde était en soi tel qu’il se manifeste à nous dans l’ordre des phénomènes, il n’y aurait en effet de place nulle part pour une substance de ce genre, non plus que pour la liberté ; mais, si les phénomènes ne sont que de simples représentations et non des choses en soi, l’existence d’un être absolument nécessaire cesse d’être inadmissible, et elle peut très-bien se concilier avec la contingence universelle, comme, dans le problème précédent, la liberté peut se concilier avec la nécessité naturelle. La solution de la quatrième antinomie a donc ceci de commun avec celle de la précédente, qu’elle réduit à une pure apparence la contradiction des deux termes en montrant qu’ils peuvent être vrais tous deux ; il y a seulement entre elles cette différence que, dans le précédent problème, relatif à la liberté, la chose même (l’être humain, par exemple) pouvait être considérée comme faisant partie de la série des conditions du monde sensible, et que sa causalité seule était conçue comme intelligible, tandis qu’ici l’être nécessaire est conçu comme existant tout à fait en dehors de la série du monde sensible. Mais, précisément parce que nous sortons ici de la série des conditions du monde sensible, il est nécessaire de bien assurer nos pas dans cette nouvelle voie, ou de chercher en quel sens et jusqu’où nous pouvons nous y avancer. La raison n’a pas le droit de tenir pour impossible l’existence d’un être nécessaire, mais quel usage doit-elle faire de l’idée d’un tel être ? C’est ce qu’il faut maintenant rechercher, et ce que Kant examine dans un nouveau chapitre intitulé Idéal de la raison pure.

De l’idéal transcendental de la raison pure.

Les idées de la raison expriment en général une certaine perfection qu’aucune expérience ne saurait représenter et où la raison ne voit qu’une unité systématique dont elle cherche à rapprocher l’unité empirique possible, sans pouvoir jamais l’atteindre. Concevez maintenant cette perfection dans un être individuel (in individuo), l’homme, par exemple, et l’idée devient, alors l’idéal. Les idées ainsi conçues étaient pour Platon des objets de l’entendement divin, où elles résidaient comme les types de tout objet individuel dans le monde sensible ; Kant ne prétend pas s’élever si haut : il se borne à reconnaître dans la raison humaine la puissance de concevoir certaines idées sous la forme d’un idéal qui doit servir de règle à nos jugements ou de type à nos actions. Tel est l’idéal du sage, comme le concevaient, par exemple, les Stoïciens. Une telle idée ne peut sans doute jamais être réalisée : il est même peu sensé de vouloir la représenter dans une peinture romanesque ; mais cet idéal n’est pas pour cela une pure chimère : il nous fournit au contraire une mesure indispensable pour nous juger et nous corriger nous-mêmes, de manière à nous rapprocher toujours davantage de la perfection, mais sans pouvoir jamais l’atteindre. Il faut aussi se bien garder de confondre l’idéal de la raison pure, qui doit toujours reposer sur des concepts déterminés et servir de règle ou de type à nos jugements ou à nos actions, avec celui que les peintres, par exemple, croient avoir à priori dans l’esprit, mais qui n’est qu’une image flottante au milieu d’expériences diverses, et mériterait plutôt d’être appelé un idéal de la sensibilité et de l’imagination, bien que cette expression même d’idéal ne lui convienne guère, car il ne fournit aucune règle susceptible d’une définition.

Pour mieux faire comprendre ce qu’il entend en général par l’idéal, Kant a pris un exemple emprunté à l’ordre moral ou à la raison pratique ; mais c’est de l’idéal de la raison spéculative ou de ce qu’il appelle l’idéal transcendental qu’il doit être ici question, puisque c’est la raison spéculative qui est l’objet de son examen. Voyons donc en quoi consiste précisément cet idéal.

Pour connaître parfaitement une chose, il faudrait connaître tout le possible : ce n’est que par là que nous pourrions la déterminer complètement, soit affirmativement, soit négativement. Mais, comme cette connaissance de tout le possible, qui est la condition de la détermination complète de chaque chose, ne nous est pas donnée, cette détermination ne peut être pour nous qu’un concept se fondant sur une idée de la raison et prescrivant à l’entendement la règle de son parfait usage (p. 169). Or il ne suffit pas de concevoir cette idée comme celle de l’ensemble de toute possibilité, mais la raison en fait un concept complètement déterminé, en nous la présentant comme celle d’un être possédant la plénitude de la réalité (ens realissimum) et renfermant ainsi toute la substance d’où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, et c’est cette idée ainsi déterminée à priori qui forme l’idéal transcendental de la raison pure. Toute possibilité des choses est en effet considérée comme dérivée ; seule, celle de ce qui renferme en soi toute réalité est considérée comme originaire (p. 173). Nous ne pouvons donc songer à la possibilité d’aucune chose sans nous élever à l’idée d’un être originaire, que nous appelons soit l’être suprême, en tant que nous n’en concevons point au-dessus de lui, soit l’être des êtres, en tant que nous concevons tous les autres comme lui étant subordonnés. Cela ne veut pas dire que nous devions nécessairement admettre l’existence d’un tel être ; nous restons à cet égard dans une complète ignorance (p. 174) ; mais nous ne pouvons nous dispenser d’en supposer l’idée pour y ramener toute pensée des choses en général, considérées au point de vue de leur possibilité. C’est un idéal que nous trace la raison pure (spéculative), et dont elle fait la règle suprême de notre jugement, mais sans nous donner le droit d’en affirmer la réalité objective.

Ce dernier point, c’est-à-dire l’impuissance de la raison spéculative à démontrer l’existence d’un être suprême, ou de Dieu, mérite une discussion approfondie. Cette discussion forme une des parties les plus importantes de la Critique de la raison pure ; suivons y Kant pas à pas.

Des preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un être suprême.

Il ramène à trois toutes les preuves par lesquelles la raison spéculative peut tenter de démontrer l’existence de Dieu. Ou bien elle s’appuie sur l’observation du monde sensible pour démontrer par là, suivant la loi de la causalité, l’existence d’une cause suprême existant hors du monde : c’est la preuve physico-théologique ; ou bien, prenant simplement son point de départ dans une existence contingente quelconque, elle conclut de cette contingence des choses du monde en général à la nécessité d’un être suprême : c’est la preuve cosmologique ; ou bien enfin, faisant abstraction de toute expérience, déterminée, comme dans le premier cas, ou indéterminée, comme dans le second, elle conclut tout à fait à priori de simples concepts à l’existence de la cause suprême : c’est la preuve ontologique ou transcendentale. Telles sont, suivant Kant, les seules voies que puisse suivre la raison spéculative pour s’élever à l’existence de Dieu : « il n’y en a pas, dit-il (p. 184), et il ne peut pas y en avoir davantage. » Or il se fait fort de démontrer que la raison n’arrive à rien par aucune de ces voies, et qu’elle déploie vainement ses ailes pour s’élever au-dessus du monde sensible par la seule force de la spéculation. Renversant l’ordre dans lequel il vient d’énumérer les preuves de l’existence de Dieu, parce que, si cet ordre reproduit celui que suit la raison en se développant peu à peu, et si c’est en effet l’expérience qui nous fournit ici l’occasion, c’est toujours le concept transcendental qui guide la raison dans ses efforts, il commence par l’examen de la preuve transcendentale ou ontologique.

On connaît cet argument, inventé ou plutôt renouvelé de la scolastique par Descartes et adopté par Leibnitz. Il prétend démontrer l’existence d’un être parfait ou souverainement réel en déduisant son existence de la perfection ou de la souveraine réalité que nous concevons en lui. L’existence, dit-on, est renfermée dans la perfection ou dans la réalité souveraine de la même manière que cette propriété du triangle, à savoir que ses trois angles sont égaux à deux droits, est renfermée dans le triangle ; l’être parfait existe donc, puisqu’il y aurait contradiction à dire qu’il n’existe pas. Kant s’applique à montrer la vanité de cet argument en en découvrant l’artifice. Cet artifice consiste à donner une contradiction purement logique pour une contradiction réelle, en faisant de l’existence de l’objet en question un prédicat de cet objet. Sans doute, étant donné un triangle, il est nécessaire que ses trois angles soient égaux à deux droits, et il serait contradictoire de dire qu’ils ne le sont pas ; mais il n’y a nulle contradiction à supprimer cette propriété en supprimant le triangle lui-même. Il en est de même du concept d’un être souverainement parfait ou réel : en supprimant son existence, vous supprimez la chose même avec tous ses prédicats, et dès lors d’où peut venir la contradiction ? Mais dit-on, tel est précisément le caractère du concept de l’être absolument réel qu’il est contradictoire d’en supprimer l’objet : dès que l’on conçoit un tel être comme possible, il faut admettre son existence, puisque son existence est comprise dans son concept. Kant répond en montrant que l’on ne peut passer de la pure possibilité d’un objet conçu par la pensée à l’existence réelle de cet objet par une simple analyse de son concept, attendu que l’affirmation de cette existence marque une détermination de la pensée par rapport à l’objet qui n’est nullement comprise dans son concept, quelque complètement déterminé qu’il soit d’ailleurs. Si donc je conçois un être comme la suprême réalité ou la suprême perfection, il reste toujours à savoir si cet être existe ou non. S’il s’agissait d’un objet d’expérience, on ne manquerait pas de bien distinguer sa réalité de sa possibilité : je sais bien que je serais plus riche avec cent thalers réels que si je n’en avais que l’idée, c’est-à-dire s’ils étaient simplement possibles, bien que le concept de cent thalers possibles soit aussi complètement déterminé que celui de cent thalers réels ; mais ici, le critérium de l’expérience nous manquant, nous sommes naturellement portés à confondre la possibilité avec la réalité. Là est le vice fondamental de l’argument ontologique. « Cette preuve si vantée, conclut Kant (p. 194) perd toute sa peine : on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse. »

Impuissance de la preuve cosmologique.

La preuve cosmologique est-elle plus démonstrative ? Kant la formule ainsi (p. 195) : « Si quelque chose existe, il doit exister aussi un être absolument nécessaire. Or, j’existe au moins moi-même ; donc un être absolument nécessaire existe. Et, ajoute-t-il pour compléter l’argument, cet être nécessaire ne peut être que l’être souverainement réel (ens realissimum), puisque le concept de celui-ci est le seul qui convienne à celui-là.

Cette preuve, au lieu d’être déduite absolument à priori d’un concept de la raison pure, se distingue de la précédente en ce qu’elle prend son point de départ dans le monde, dans une existence donnée par l’expérience, soit seulement ma propre existance, soit celle du monde en général : aussi s’appelle-t-elle la preuve cosmologique, ou la preuve a contingentia mundi ; mais cette distinction est, suivant Kant, plus apparente que réelle, et la preuve cosmologique, après avoir commencé par s’appuyer sur l’expérience, finit par l’abandonner pour retourner à la preuve ontologique, qu’elle avait voulu éviter. Tel est, en effet, l’artifice de cette seconde preuve : « elle donne pour nouveau, dit Kant (p. 197), un vieil argument rhabillé, et elle en appelle à l’accord de deux témoignages, celui de la raison pure et celui de l’expérience, quand c’est seulement le premier qui change de figure et de voix, afin de se faire passer pour le second. » C’est que l’expérience, sur laquelle elle s’appuie d’abord, ne pouvant rien nous apprendre des attributs de cet être nécessaire dont elle a conclu l’existence de celle du monde en général, force est bien de chercher dans de purs concepts quels attributs doit avoir un être absolument nécessaire, c’est-à-dire d’en revenir à l’argument ontologique pour démontrer que cet être nécessaire ne peut être que l’être souverainement réel, attendu que le concept de celui-ci est le seul qui implique l’absolue nécessité dans l’existence. « Ainsi, dit Kant (p. 199), la seconde voie que suit la raison spéculative pour démontrer l’existence de l’être suprême n’est pas seulement aussi fausse que la première, mais elle a de plus ce défaut de tomber dans le sophisme appelé ignoratio elenchi, en nous promettant de nous ouvrir un nouveau sentier, et en nous ramenant, après un léger détour, à celui que nous avions quitté pour elle. »

Mais Kant ne se contente pas de dévoiler cet artifice. Prenant la preuve pour ce qu’elle se donne, il en fait ressortir l’impuissance en montrant combien il est vain de prétendre conclure du contingent dans le monde à une cause suprême hors du monde. Le concept de la causalité n’a de valeur et d’usage que dans le monde sensible. Dira-t-on qu’il est impossible d’ad mettre dans le monde sensible une série infinie de causes subordonnées les unes aux autres, et qu’il faut nécessairement s’arrêter à une cause première ; Kant n’admet pas que les principes de la raison nous autorisent à rompre la chaîne des êtres sensibles pour la rattacher à un être supra-sensible ; et il tient pour un faux contentement celui qu’on éprouve en croyant achever cette série par cela seul qu’on en écarte à la fin toute condition : « comme alors, dit-il (p. 200), on ne peut plus rien comprendre, on prend cette impuissance pour l’achèvement de son concept. » Et il termine par ces paroles, qui méritent d’être citées textuellement : « La nécessité absolue dont nous avons si indispensablement besoin, comme du dernier soutien de toutes choses, est le véritable abîme de la raison humaine. L’éternité même, sous quelque sublime et effrayante image que l’ait dépeinte Haller, ne frappe pas à beaucoup près l’esprit de tant de vertige ; car elle ne fait que mesurer la durée des choses, elle ne les soutient pas. On ne peut ni éloigner de soi ni supporter cette pensée qu’un être, que nous nous représentons comme le plus élevé entre tous les êtres possibles, se dise en quelque sorte à lui-même : je suis de toute éternité ; en dehors de moi, rien n’existe que par ma volonté ; mais d’où suis-je donc ? Ici tout s’écroule au-dessous de nous, et la plus grande perfection, comme la plus petite, flotte suspendue sans soutien devant la raison spéculative, à laquelle il ne coûte rien de faire disparaître l’une et l’autre sans le moindre empêchement. »

Ainsi les deux preuves que Kant vient d’examiner sont impuissantes à démontrer l’existence d’un être nécessaire ; mais d’où vient l’apparence dialectique qui nous trompe ici et qui, pour être sophistique, n’en est pas moins naturelle ? C’est ce que Kant veut montrer avant de passer à la preuve physico-théologique ; et, bien que cette explication ne fasse que reproduire celle qui lui a déjà servi à résoudre la quatrième antinomie, je la résumerai brièvement. La raison se trouve ici en présence de deux principes, dont l’un la pousse à chercher pour tout ce qui est donné comme existant quelque chose qui soit absolument nécessaire, c’est-à-dire à ne s’arrêter nulle part ailleurs que dans une explication achevée à priori, et dont l’autre lui défend d’opérer jamais cet achèvement et de désespérer ainsi de toute explication ultérieure. Elle ne peut pas plus rejeter l’un de ces principes que l’autre ; car ce n’est que grâce au premier qu’elle peut donner à l’ensemble de notre connaissance une complète unité, et le second lui permet de tenir toujours la porte ouverte à toute explication ultérieure. Ces deux principes ont donc déjà également leur rôle dans la marche de la connaissance humaine ; mais, si l’on doit les admettre ensemble, ce ne peut être qu’à titre de principes régulateurs ; car autrement ils ne pourraient subsister l’un à côté de l’autre, et il faudrait nécessairement sacrifier l’un à l’autre. Or tel est précisément le caractère de l’idéal de l’être suprême : ce n’est autre chose qu’un principe régulateur de la raison (p. 208). Mais aussi, par cela même que nous ne pouvons concevoir l’unité de la nature sans prendre pour fondement l’idée d’un être souverainement réel, il nous arrive tout naturellement d’attribuer à cette idée une réalité objective et de convertir ainsi un principe purement régulateur en un principe constitutif. L’apparence qui nous trompe ici vient donc d’une sorte de subreption transcendentale, qui est naturelle et inévitable, mais que découvre aux yeux de la critique la contradiction où elle nous jette.

Impuissance de la preuve physico-théologique.

Reste la preuve physico-théologique. Celle-ci, au lieu de partir simplement, comme la précédente, de mon existence ou de celle du monde, considérées en général comme des existences contingentes, se fonde sur la connaissance déterminée que l’expérience peut nous donner de l’ordonnance du monde, de l’ordre et de l’harmonie qui y règnent, et elle en conclut l’existence d’une cause suprême. De là le titre que Kant lui donne. C’est ce que l’on appelle vulgairement l’argument des causes finales. Si cet argument est aussi impuissant que les deux autres, il faudra renoncer à demander à la raison spéculative une preuve de l’existence de Dieu, car il n’y a pas pour elle de voie ouverte en dehors de ces trois-là.

Kant ne refuse pas toute valeur à l’argument des causes finales ; on peut même dire que nul philosophe ne lui a rendu un plus éclatant hommage.

« Cet argument, dit-il (p. 211), mérite d’être toujours rappelé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair et le mieux approprié à la raison commune. Il vivifie l’étude de la nature, en même temps qu’il en tire sa propre existence et qu’il y puise toujours de nouvelles forces. Il conduit à des fins et à des desseins que notre observation n’aurait pas découverts d’elle-même, et il étend notre connaissance de la nature en nous donnant pour fil conducteur une unité particulière dont le principe est en dehors de la nature même. Cette connaissance réagit à son tour sur sa cause, c’est-à-dire sur l’idée qui l’a suggérée, et elle élève notre croyance en un suprême auteur du monde jusqu’à la plus irrésistible conviction. Ce serait donc vouloir non-seulement nous retirer une consolation, mais même tenter l’impossible que de prétendre enlever quelque chose à l’autorité de cette preuve. La raison, incessamment élevée par des arguments si puissants et qui s’accroissent sans cesse sous sa main, quoiqu’ils soient purement empiriques, ne peut être tellement rabaissée peu les incertitudes d’une spéculation subtile et abstraite, qu’elle ne doive être arrachée à toute irrésolution sophistique comme à un songe, à la vue des merveilles de la nature et de la structure majestueuse du monde, pour parvenir de grandeur en grandeur jusqu’à la grandeur la plus haute, et de condition en condition jusqu’à l’auteur suprême et absolu des choses. »

Mais, malgré cet hommage, Kant ne pense pas que la preuve physico-théologique soit de nature à résister à l’examen de la critique. Il avait invoqué, dès le début (p. 209), avant les lignes que je viens de citer, cette objection fondamentale qu’aucune expérience ne saurait jamais être adéquate à une idée telle que celle de Dieu, puisque c’est précisément le propre de cette idée de dépasser toute expérience possible ; et la critique détaillée à laquelle il soumet ensuite l’argument en question ne manque pas de la reproduire comme la plus décisive. Si loin que nous puissions pousser notre connaissance de l’ordre et de la finalité de la nature, nous ne pouvons jamais nous flatter de connaître le monde dans toute son étendue ; et par conséquent nous ne saurions nous faire par ce moyen un concept déterminé de la puissance de la cause suprême du monde, comme celui que nous concevons sous le nom de Dieu. Nous pourrions bien attribuer à cette cause une très-grande puissance, une très-grande sagesse, etc., mais non pas une puissance et une sagesse infinies ; car du relatif on ne saurait tirer l’absolu. Ajoutez à cela que la preuve en question ne pourrait tout au plus démontrer qu’un architecte du monde, mais non un créateur du monde, puisque la finalité et l’harmonie des dispositions de la nature sur lesquelles on s’appuie ne concernent que sa forme, non sa matière ou sa substance, et que l’analogie avec l’art humain, qui sert ici de guide, ne peut nous fournir une autre conclusion, si tant est même que cette manière de raisonner soit réellement concluante. La théologie physique est donc par elle-même impuissante à démontrer l’existence et les attributs de Dieu d’une manière qui réponde à l’idée qu’en conçoit la raison. Mais, au lieu de reconnaître cette impuissance, elle franchit l’abîme qu’elle ne peut combler en passant tout à coup à la preuve cosmologique et avec celle-ci à la preuve ontologique, c’est-à-dire en se jetant dans la voie transcendentale qu’elle avait voulu éviter. « Ainsi, conclut Kant (p. 217), les partisans de la théologie physique ont tort de traiter si dédaigneusement la preuve transcendentale, et de la regarder, avec la présomption de naturalistes clairvoyants, comme une toile d’araignée ourdie par des esprits obscurs et subtils. Il faut toujours en revenir, malgré qu’on en ait, à la preuve ontologique, c’est-à-dire à une preuve fondée sur des concepts purement rationnels ; et, comme celle-ci est elle-même impuissante à démontrer son objet, il suit qu’il n’y a pas pour la raison spéculative de véritable démonstration de l’existence de Dieu.

Conclusion générale sur la théologie spéculative.

Telle est en effet la conclusion à laquelle aboutit la critique de la théologie spéculative. Que celle-ci suive la méthode transcendentale ou la méthode naturelle, c’est-à-dire qu’elle tente de démontrer l’existence de Dieu par de simples concepts de la raison pure ou par l’observation de la nature, et qu’elle s’arrête ainsi au déisme ou au théisme (1)[5], dans l’un et l’autre cas ses essais sont absolument infructueux : « Ils sont en eux-mêmes, dit-il (p. 223), nuls et de nulle valeur. Kant met ceux qui repoussent cette conclusion au défi de justifier les moyens et les lumières auxquels ils ont recours pour dépasser toute expérience possible par la seule puissance des idées ; car telle est la condition de toute théologie spéculative, de la théologie physique comme de la théologie transcendentale, puisqu’en définitive la première se voit forcée de recourir à la seconde pour compléter son concept.

Que reste-t-il donc ici dans le creuset de la critique ? Il reste un idéal de la raison pure, c’est-à-dire un concept de l’être suprême qui termine et couronne toute la connaissance humaine (v. p. 227). La raison spéculative est sans doute impuissante à démontrer la réalité objective de ce concept, mais elle ne l’en pose pas moins au sommet de la connaissance, comme celui d’un être absolument parfait, infini, etc. ; et, en nous offrant ainsi un concept épuré de tout élément sensible, exempt de toute limitation empirique, tel en un mot que doit être celui d’un être premier, elle prépare le terrain à une autre espèce de théologie, la théologie morale, qui sera peut-être plus heureuse que la précédente. Si en effet la morale, ou ce que Kant appelle la raison pratique, par opposition à la raison spéculative ou théorétique (laquelle se borne à l’ordre de la connaissance), nous fournit un motif suffisant d’admettre l’existence de Dieu, non-seulement nous sommes assurés que nous pouvons le faire sans contradiction, mais nous sommes en possession du seul concept qui convienne ici. Telle est l’utilité, négative sans doute, mais très importante, que nous offre, malgré son insuffisance, la théologie transcendentale : elle nous fournit le seul concept que la raison paisse admettre sous le nom de Dieu ; et, si elle n’en démontre pas la réalité objective, elle laisse la porte ouverte à un autre genre de démonstration. L’idéal est nettement conçu ; reste seulement à démontrer qu’il existe réellement. Or ce que la théologie transcendentale ou la raison spéculative n’a pu faire, la théologie morale ou la raison pratique le fera peut-être. Nous savons du moins que l’être dont il s’agit de démontrer la réalité est possible.

Du rôle de l’idée d’un être suprême et en général de toutes les idées de la raison pure.

Quel que soit d’ailleurs le résultat auquel arrive ici la raison pratique, il reste toujours que l’idée d’un être suprême est pour la raison spéculative un principe régulateur indispensable. Tel est d’ailleurs en général le caractère de toutes les idées de la raison pure (spéculative). Kant insiste sur ce point (Appendice à la dialectique transcendentale, p. 228). — Les concepts de l’entendement ne suffisent pas à l’achèvement de la connaissance humaine : ils servent bien à relier les éléments divers que perçoivent nos sens, et à constituer, par l’enchaînement qu’ils y opèrent, des séries de conditions (p. 229) ; mais, pour donner à la connaissance la plus haute unité à laquelle elle puisse atteindre, il faut s’élever à l’idée de la totalité de ces séries. Or c’est à quoi servent précisément les idées de la raison pure : « Elles dirigent l’entendement, dit Kant (p. 230), vers un certain but où convergent les lignes que suivent toutes ses règles, et qui, bien qu’il ne soit qu’une idée (focus imaginarius), c’est-à-dire un point d’où les concepts de l’entendement ne partent pas réellement, puisqu’il est placé tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible, sert cependant à leur donner la plus grande unité avec la plus grande extension. » Tel est le véritable usage des idées de la raison pure. Si nous ne leur demandions autre chose qu’un principe d’unité, et par là une règle propre à nous diriger au milieu de la multiplicité des phénomènes, nous nous conformerions à leur destination et nous ne courrions pas risque de nous égarer. Tout ce qui est fondé sur la nature de nos facultés doit avoir une fin et un légitime usage ; il ne s’agit que d’en trouver la vraie destination (v. p. 228-229). Les idées transcendentales doivent donc avoir aussi leur bon usage, et cet usage consiste à donner pour but aux actes de l’entendement une certaine unité à laquelle celui-ci n’atteint pas par lui-même. Malheureusement, cet usage régulateur, nous le transformons en un usage constitutif, c’est à-dire que nous prenons les idées transcendentales pour des concepts de choses réelles, et alors nous nous égarons dans un monde imaginaire. C’est là sans doute une illusion naturelle et inévitable : ces lignes qui convergent vers un point commun semblent en effet partir d’un objet réel placé en dehors des bornes de toute expérience possible, de même que les objets paraissent être derrière le miroir où ils se reflètent ; mais, si nous ne pouvons échapper à l’illusion, nous pouvons faire du moins qu’elle cesse de nous tromper, et c’est là précisément le service que nous rend la critique. Ce service d’ailleurs n’est pas le seul : tout en découvrant l’apparence qui nous abuse ici, elle nous révèle aussi le véritable et légitime usage des idées qui la produisent. C’est là un point sur lequel Kant insiste comme sur l’un des principaux résultats de la dialectique transcendentale.

Les idées de la raison pure servent à donner à notre connaissance une unité sans laquelle celle-ci ne formerait pas un système, mais un simple agrégat ; le rôle de la raison dans la connaissance est en effet simplement de lui imprimer un caractère systématique (p. 231). Cette unité systématique n’est qu’une idée : nous ne la tirons pas de la nature, nous interrogeons au contraire la nature d’après elle ; mais cette idée nous est indispensable pour ramener à l’unité d’un seul et même principe la diversité des connaissances fournies par l’entendement, et pour diriger en conséquence celui-ci dans la voie même de l’expérience, en le conduisant, par le fil d’une règle universelle, vers les cas qui ne sont pas donnés. C’est ainsi, par exemple, que, malgré l’hétérogénéité que nous montrent au premier aspect les divers phénomènes d’une même substance, et qui nous y font supposer d’abord presque autant de forces qu’il s’y manifeste d’effets, nous sommes conduits à chercher, derrière cette diversité apparente, l’identité cachée, et à réduire de plus un plus le nombre des forces ou (s’il s’agit de l’âme humaine) des facultés que nous avons d’abord distinguées, en nous efforçant de les ramener les unes aux autres et toutes ensemble à une force ou à une faculté fondamentale. L’idée de cette unité vers laquelle nous tendons est donc un principe destiné à donner à notre connaissance le caractère systématique qu’exige la raison. Ce n’est pas un principe constitutif, comme les concepts de l’entendement, sans lesquels la connaissance n’existerait même pas ; c’est un principe régulateur, qui sert à la porter à la plus haute unité, à une unité à laquelle les principes de l’expérience ne sauraient atteindre par eux-mêmes. Aussi cette unité est-elle pour nous problématique : nous ne pouvons affirmer, par exemple, que la force fondamentale que nous cherchons existe en effet, mais nous n’en devons pas moins la chercher dans l’intérêt même de la raison. Est-ce à dire qu’elle n’ait qu’une valeur subjective ? Kant, au risque de se contredire (ce que nous examinerons en son lieu), n’accorde pas cette conséquence extrême. Voici en quels termes il répond à la question (p. 235) : « En faisant attention à l’usage transcendental de l’entendement, on aperçoit que cette idée d’une force fondamentale en général n’est pas seulement déterminée comme un problème pour l’usage hypothétique, mais qu’elle offre une réalité objective par laquelle l’unité systématique des diverses forces d’une substance est postulée et un principe apodictique est constitué. En effet, sans avoir encore cherché l’accord des diverses forces, et même après avoir échoué dans toutes les tentatives faites pour le découvrir, nous présupposons cependant qu’il doit y avoir un accord de ce genre. Et ce n’est pas seulement, comme dans le cas cité, à cause de l’unité de la substance ; mais, là même où il y a plusieurs substances, bien que jusqu’à un certain point analogues, comme dans la matière en général, la raison présuppose l’unité systématique de diverses forces, puisque les lois particulières de la nature rentrent sous des lois plus générales, et que l’économie des principes n’est pas seulement un principe économique de la raison, mais une loi interne de la nature. Dans le fait, on ne voit pas comment un principe logique de l’unité rationnelle des règles pourrait avoir lieu, si l’on ne présupposait un principe transcendantal au moyen duquel cette unité systématique est admise à priori comme nécessairement inhérente aux objets mêmes. En effet, de quel droit la raison pourrait-elle vouloir, dans son usage logique, traiter comme une unité cachée la diversité des forces que la nature nous fait connaître, et les dériver, autant qu’il est en elle, de quelque force fondamentale, s’il lui était loisible d’accorder qu’il est également possible que toutes les forces soient hétérogènes, et que l’unité systématique ne soit pas conforme à la nature ? car alors elle agirait contrairement à sa destination en se proposant pour but une idée tout à fait opposée à la constitution de la nature. On ne peut pas dire non plus qu’elle ait tiré d’abord de la constitution contingente de la nature cette unité conforme à ses principes. En effet, la loi de la raison qui veut qu’on la cherche est nécessaire, puisque sans cette loi il n’y aurait plus de raison, sans raison plus d’usage régulier de l’entendement, sans cet usage plus de marque suffisante de la vérité empirique, et que par conséquent nous devons, en vue de celle-ci, présupposer l’unité systématique de la nature comme ayant une valeur objective et comme étant nécessaire. »

A l’appui de cette conclusion, Kant cite certains principes que les philosophes ont coutume d’invoquer, bien qu’ils ne se rendent pas toujours parfaitement compte de leur origine et de leur valeur, par exemple cette règle scolastique si connue : Entia non sunt multiplicanda prœter necessitatem ; et il montre par les applications mêmes qu’on en fait le sens qu’il convient de leur donner. Ici encore il est bon de rapporter ses propres expressions (p. 237.)

« On veut dire par là que la nature même des choses offre une matière à l’unité rationnelle, et que la diversité infinie en apparence ne doit pas nous empêcher de soupçonner derrière elle l’unité des propriétés fondamentales d’où dérive la variété au moyen de diverses déterminations. Bien que cette unité ne soit qu’une idée, elle a été de tout temps recherchée avec tant d’ardeur qu’il a paru plus urgent de modérer que d’encourager le désir de l’atteindre. C’était déjà beaucoup pour les chimistes d’avoir pu ramener tous les sels à deux espèces principales, les acides et les alcalins ; ils cherchent aussi à ne voir dans cette différence qu’une variété ou les diverses manifestations d’une seule et même matière première. On a cherché à ramener peu à peu à trois, puis enfin à deux, les diverses espèces de terres (qui forment la matière des pierres et même des métaux) ; mais non content de cela, on ne peut se défaire de la pensée de soupçonner derrière ces variétés une espèce unique, et même un principe commun aux terres et aux sels. On serait peut-être tenté de croire que c’est là un procédé purement économique de la raison, pour s’épargner de la peine autant que possible, et un essai hypothétique, qui, quand il réussit, donne de la vraisemblance par cette unité même au principe d’explication supposé. Mais il est très-facile de distinguer un dessein aussi intéressé de l’idée d’après laquelle chacun suppose que cette unité rationnelle est conforme à la nature même, et que la raison ici ne prie pas, mais commande, bien qu’elle ne puisse déterminer les limites de cette unité. »

C’est sur l’idée de cette unité que repose le principe des genres, qui postule l’identité où l’homogénéité, et sans lequel l’entendement se perdrait dans l’infinie diversité des phénomènes. À ce principe est opposé celui des espèces, qui prescrit à l’entendement de ne pas faire moins attention à la variété qu’à l’homogénéité, à la diversité qu’à l’identité, et sans lequel l’entendement s’arrêterait en quelque sorte à des cadres qu’il ne remplirait pas. Ce dernier principe le pousse dans un sens différent de celui du précédent ; mais il s’accorde avec celui-ci pour porter notre connaissance de la nature à sa plus grande perfection en la ramenant à une unité véritablement systématique.

Pour compléter cette unité, la raison joint encore aux deux principes précédents un troisième principe, qui résulte de leur union, et qui prescrit à l’entendement de passer continuellement de chaque espèce à chaque autre au moyen de l’accroissement graduel de la diversité.

Ces trois principes, que Kant propose de désigner sous les noms de principes de l’homogénéité, de la spécification et de la continuité des formes dirigent ensemble l’entendement vers l’unité systématique de la connaissance. Il suit de cet usage même qu’ils ne peuvent se fonder sur l’expérience, puisqu’ils servent à la diriger et à lui donner le caractère d’un système rationnel. D’un autre côté, on ne peut les considérer comme de simples procédés de la méthode ; car alors nous ne les jugerions pas comme des lois rationnelles et conformes à la nature des choses. Sans doute cette homogénéité, cette diversité harmonieuse, cette continuité, en un mot cette unité systématique de la nature, n’est pour nous qu’une idée à laquelle nous ne saurions trouver dans l’expérience un objet correspondant, mais dont l’application à la nature reste toujours pour nous indéterminée et par conséquent purement approximative, ou, comme dit Kant (p. 246), asymtoptique ; mais cette idée n’a pourtant rien d’arbitraire ; et, puisqu’elle sert de règle à l’expérience, elle n’en a pas moins une valeur objective, bien qu’indéterminée, Mais aussi, par cela même que son application à l’expérience demeure indéterminée (je présente ici la pensée de Kant de la manière la plus propre à en concilier autant que possible les diverses expressions, qui, d’une page à l’autre, semblent se contredire, mais qui au fond s’accordent parfaitement), les principes qui en découlent ne doivent être considérés que comme des maximes de la raison, destinées à servir ses intérêts par rapport à une certaine perfection possible de la connaissance. Au point de vue objectif, il peut y avoir entr’elles une contradiction réelle ; mais, si on les considère simplement comme des maximes, la contradiction s’évanouit : il n’y a plus en présence que « des intérêts divers de la raison donnant lieu à des divergences dans la manière de voir. Dans le fait, la raison n’a qu’un unique intérêt, et le conflit de ses maximes n’est qu’une différence et une limitation réciproque des méthodes ayant pour but de donner satisfaction à cet intérêt (p. 249). »

Kant explique sa pensée dans les lignes suivantes, qui me paraissent avoir trop d’importance pour ne pas être textuellement reproduites :

« De cette manière l’intérêt de la diversité (suivant le principe de la spécification) peut l’emporter chez tel raisonneur, et l’intérêt de l’unité (suivant le principe de l’agrégation) chez tel autre. Chacun d’eux croit tirer son jugement de la vue de l’objet et le fonde uniquement sur un plus ou moins grand attachement à l’un des deux principes, dont aucun ne repose sur des fondements objectifs, mais seulement sur l’intérêt de la raison, et qui par conséquent mériteraient plutôt le nom de maximes que celui de principes. Quand je vois des savants disputer entre eux sur la caractéristique des hommes, des animaux ou des plantes, et même des corps du règne minéral, les uns admettant, par exemple, des caractères nationaux particuliers et fondés sur l’origine, ou encore des différences décisives et héréditaires de famille, de race, etc., tandis que d’autres se préoccupent de cette idée que la nature en agissant ainsi a suivi un plan identique, et que toute différence ne repose que sur des accidents extérieurs, je n’ai alors qu’à prendre en considération la nature de l’objet, et je comprends aussitôt qu’elle est beaucoup trop profondément cachée aux uns et aux autres pour qu’ils puissent en parler d’après une véritable connaissance. Il n’y a autre chose ici que le double intérêt de la raison, dont chaque partie prend à cœur ou affecte de prendre à cœur un côté, et par conséquent que la différence des maximes touchant la diversité ou l’unité de la nature. Ces maximes peuvent bien s’unir ; mais, tant qu’on les tient pour des vues objectives, elles occasionnent non-seulement un conflit, mais des obstacles qui retardent longtemps la vérité, jusqu’à ce que l’on trouve un moyen de concilier les intérêts en litige et de tranquilliser la raison sur ce point. — Il en est de même de cette fameuse loi de l’échelle continue des créatures, que Leibnitz a mise en circulation et que Bonnet a excellemment appuyée, mais que d’autres ont attaquée : elle n’est qu’une application du principe de l’affinité, qui repose sur l’intérêt de la raison ; car on ne saurait la tirer, à titre d’affirmation objective, de l’observation et de la vue des dispositions de la nature. Les degrés de cette échelle, autant que l’expérience nous les peut montrer, sont beaucoup trop éloignés les uns des autres, et nos prétendues petites différences sont ordinairement dans la nature même de tels abîmes qu’il est impossible de demander à des observations de ce genre les desseins mêmes de la nature (d’autant plus que dans une grande variété il doit être très-aisé de trouver des analogies et des rapprochements). Au contraire, la méthode qui consiste à chercher l’ordre dans la nature suivant un tel principe, et la maxime qui veut que l’on regarde cet ordre comme fondé dans une nature en général, sans pourtant déterminer où et jusqu’où il règne, cette méthode est certainement un excellent et légitime principe régulateur de la raison, qui, comme tel, va sans doute beaucoup trop loin pour que l’expérience ou l’observation puisse lui être adéquate, mais qui, sans rien déterminer, les met cependant sur la voie de l’unité systématique. »

Du but final des idées de la raison pure.

Avant de quitter la dialectique naturelle de la raison humaine, qu’il vient d’exposer et d’expliquer dans toutes ses parties, Kant raison pure s’applique à en faire ressortir par une vue d’ensemble le but final (p. 251), ce qui le conduit à reprendre, pour les mettre de nouveau en lumière, les principaux résultats auxquels l’a conduit le long examen qu’il en a fait précédemment. Notre philosophe est de ceux qui ne lâchent jamais un sujet avant d’en avoir épuisé l’analyse, et qui tournent et retournent si bien leur pensée qu’ils reviennent souvent sur leurs pas au lieu d’avancer. Il en résulte, il faut bien le dire, une certaine fatigue pour le lecteur qui s’impatiente de tant de lenteur et voudrait marcher plus vite ; mais, quand on a affaire à un philosophe tel que Kant, ces retours mêmes sont accompagnés de développements si riches et d’idées si lumineuses qu’on ne saurait les négliger. Mais de là aussi une nouvelle difficulté pour l’analyse, déjà si difficile, d’un ouvrage comme celui de la Critique de la raison pure.

Un premier point dont la solution est contenue dans les résultats précédemment exposés, mais que l’auteur veut faire ressortir ici pour compléter son œuvre critique, c’est ce qu’il nomme la déduction transcendentale des idées de la raison pure (p. 235). Si ces idées ne sont pas de vaines fictions, mais qu’elles aient quelque valeur réelle, il doit y en avoir une déduction possible, c’est-à-dire qu’on doit pouvoir déduire cette valeur de leur nature même. Cette déduction pourra bien différer de celle des catégories de l’entendement, mais elle doit être aussi sûre et aussi solide. Elle consiste à montrer, comme on l’a fait précédemment, que toutes les idées de la raison pure sont elles-mêmes des principes dont la nature ou la fonction est de servir de règles à l’expérience en ordonnant les objets suivant une unité systématique nécessaire à sa perfection. L’erreur est de les prendre pour des principes constitutifs servant à étendre notre connaissance à plus d’objets que l’expérience n’en peut donner : elles ne nous font connaître aucun objet réel en dehors de l’expérience, et sous ce rapport nous ne saurions justifier leur valeur objective ; mais, considérées comme principes régulateurs de l’expérience, elles ont une valeur incontestable. Or là est précisément la solution du problème posé par Kant, ou de la question de leur déduction transcendentale. C’est pourquoi notre philosophe Insiste sur ce point.

Soit, par exemple, l’idée psychologique. Cette idée nous permet de rattacher à une unité qui forme le fil conducteur de l’expérience interne tous les phénomènes, tous les actes de notre esprit, comme si cet esprit était une substance simple et identique à elle-même au milieu du changement continuel de ses états. De même l’idée cosmologique nous enjoint de poursuivre, sans jamais nous arrêter, la recherche des conditions des phénomènes naturels, comme si la série en était sans terme. De même enfin, l’idée théologique, en nous faisant envisager les choses du monde comme si elles tenaient leur existence d’une intelligence suprême, nous fournit la règle d’après laquelle la raison doit procéder pour sa plus grande satisfaction dans la liaison des causes et des effets dans le monde. Tel est le rôle des idées de la raison pure : elles sont, par leur nature même, des principes régulateurs, ou, comme dit encore Kant (p. 252), euristiques, non des principes constitutifs, ou ostensifs ; et telle est aussi la seule valeur objective que nous soyons fondés à leur attribuer. Rien sans doute, — si toutefois l’on accepte l’idée cosmologique, où, comme on l’a vu, la raison se heurte à une antinomie » quand elle veut la réaliser, — rien dis-je, ne nous empêche de supposer qu’elles aient une réalité objective : il n’y a aucune contradiction à le faire ; mais, comme il ne suffit pas pour admettre une chose de n’y trouver aucun empêchement positif » et comme les objets que nous admettons ainsi sont placés tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance, puisque, s’ils ne contredisent aucun de nos concepts, ils les surpassent tous, nous devons nous borner à nous en servir comme de principes régulateurs, sans prétendre rien connaître par là en dehors du champ des objets de l’expérience possible.

Une remarque confirme cette conclusion. Il est si vrai que la nature de cet être divin dont nous imposons l’idée comme une règle à l’expérience pour en relier les parties et en achever l’édifice, échappe aux prises de notre connaissance, que nous ne pouvons l’admettre que relativement à autre chose, au monde sensible, et non d’une manière absolue et en soi. « Je n’ai point, dit Kant (p. 259), de concepts pour cela : les concepts de réalité, de substance, de causalité, ceux aussi de nécessité dans l’existence perdent toute signification et ne sont plus que de vains titres de concepts sans aucun contenu, quand je me hasarde à sortir avec eux du champ des choses sensibles. »

Ce que Kant vient de rappeler le conduit à la question même qu’il s’était proposé de résoudre et qui résume toute la dialectique transcendentale : quel est le but final des idées de la raison pure ? « La raison pure, dit-il (p. 260), n’est dans le fait occupée que d’elle-même, et elle ne peut avoir d’autre fonction, puisque ce ne sont pas les objets qui lui sont donnés pour en recevoir l’unité du concept de l’expérience, mais les connaissances de l’entendement pour acquérir l’unité du concept de la raison, c’est-à-dire de l’enchaînement en un seul principe. L’unité rationnelle est l’unité du système, et cette unité systématique n’a pas pour la raison l’utilité objective d’un principe qui l’étendrait sur les objets, mais l’utilité subjective d’une maxime qui l’applique à toute connaissance empirique possible des objets. » Kant ajoute cependant, comme il l’a déjà fait plus haut, que le principe de cette unité systématique est aussi en un sens objectif, quoique d’une manière indéterminée, « non pas comme principe constitutif servant à déterminer quelque chose relativement à son objet direct, mais comme principe régulateur et comme maxime servant à favoriser et à affermir à l’infini (d’une manière indéterminée) l’usage empirique de la raison, en loi ouvrant de nouvelles voies que l’entendement ne connaît pas, sans jamais être en rien contraire aux lois de cet usage. » Mais, si les idées de la raison pure ne peuvent remplir leur destination qu’à la condition d’être en quelque sorte objectives : la raison ne peut en effet concevoir cette unité systématique sans donner à son idée un objet ; ce serait méconnaître le sens de cette idée que de la tenir pour l’affirmation ou même pour la supposition d’une chose réelle, à laquelle on voudrait attribuer le principe de la constitution systématique du monde. « On doit, au contraire, dit Kant (p. 261), laisser tout à fait indécise la question de savoir quelle est en soi la nature de ce principe qui se soustrait à nos concepts, et ne faire de l’idée que le point de vue duquel seul on peut étendre cette unité si essentielle à la raison et si salutaire à l’entendement. En un mot, cette chose transcendentale n’est que le schème de ce principe régulateur par lequel la raison, autant qu’il est en elle, étend à toute expérience l’unité systématique. »

Reprenant encore une fois les trois grandes idées de la raison pure, Kant montre les avantages que l’on peut tirer de chacune d’elles quand on se renferme dans les limites de son usage, et les illusions où l’on tombe quand on en sort. Ainsi l’idée psychologique, qui sert à ramener à l’unité d’un seul et même principe les divers phénomènes du sens intime, cette idée ne peut offrir que des avantages, si l’on se garde bien de la prendre pour quelque chose de plus qu’une simple idée. « Alors en effet, dit Kant (p. 263), on ne mêle plus en rien les lois empiriques des phénomènes corporels, lesquelles sont d’une tout autre espèce, aux explications de ce qui appartient simplement au sens intime ; on ne se permet plus aucune de ces vaines hypothèses de génération, de destruction et de palingénésie des âmes, etc. ; la considération de cet objet du sens intime est ainsi tout à fait pure et sans mélange de propriétés hétérogènes. » Mais si, au lieu de considérer cette idée simplement comme le schème d’un concept régulateur, je prétends connaître ainsi la nature de l’âme et résoudre la question de sa spiritualité, j’oublie que cette question même n’a pas de sens, puisque, « par un concept de ce genre, je n’écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c’est-à-dire les prédicats de quelque expérience possible, par conséquent toutes les conditions qui pourraient servir à concevoir un objet à un tel concept, en un mot tout ce qui seul permet de dire que ce concept a un sens. » — Quant à la seconde idée de la raison pure, ou au concept du monde en général, l’antinomie même à laquelle elle donne lieu sert à prouver qu’elle ne doit pas être considérée comme un principe constitutif, mais simplement comme un principe régulateur.

Enfin la dernière et la plus haute des idées de la raison spéculative, l’idée de Dieu, est en quelque sorte le principe régulateur par excellence, en nous permettant de lier les choses du monde suivant des lois téléologiques et d’arriver par là à la plus grande unité systématique possible pour nous : elle peut toujours être utile à la raison en lui ouvrant des vues nouvelles dans le champ des expériences, et elle ne saurait jamais lui nuire, mais à la condition que nous ne nous en servions que comme d’un principe régulateur. Que si nous négligeons de la restreindre à cet usage, et que nous lui attribuions une réalité objective en croyant pénétrer avec elle dans un domaine transcendant, il en résulte de graves inconvénients. Le premier, auquel Kant applique le titre du sophisme que les anciens dialecticiens appelaient la raison paresseuse (ignava ratio), c’est d’engager la raison à se livrer au repos, comme si elle avait accompli entièrement son œuvre, au lieu de pousser toujours plus loin son investigation de la nature. Nous nous abstenons ainsi de chercher les causes des phénomènes dans les lois générales du mécanisme de la nature, pour en appeler directement aux insondables décrets de la sagesse suprême. Un autre inconvénient signalé par Kant sous le nom de raison renversée (perversa ratio), consiste en ce qu’au lieu de chercher à déterminer comme il convient les fins de la nature par la voie de l’investigation physique, nous les lui imposons violemment en nous appuyant sur la réalité d’une intelligence suprême qui nous est cependant inaccessible. On ne saurait éviter ces deux inconvénients qu’en considérant simplement l’idée de la cause suprême comme un principe régulateur, sans prétendre pénétrer par là dans un ordre de choses qui nous est absolument fermé. Restreinte à cette application, cette idée est utile autant qu’exacte ; en dehors de cet usage, nous nous jetons dans l’incompréhensible et nous nous condamnons nécessairement au vertige.

Telle est la conclusion à laquelle aboutit la dialectique de la raison pure. Cette conclusion confirme, suivant Kant, une assertion qui pouvait paraître hardie au premier aspect, mais qui se trouve maintenant, suivant lui, pleinement justifiée : c’est que, comme dans les questions élevées par la raison pure, il ne s’agit pas de la nature des choses, mais de celle de la raison même, ou de sa constitution interne, toutes ces questions doivent pouvoir être résolues, et que l’excuse qui se tire des bornes de notre connaissance ne saurait être ici de mise. Kant explique cette assertion en prenant pour exemple la question théologique.

« Demande-t-on d’abord, dit-il (p. 273), s’il y a quelque chose de distinct du monde qui contienne le principe de l’ordre du monde et de son enchaînement suivant des lois générales, la réponse est celle-ci : Oui sans doute. En effet, le monde est une somme de phénomènes ; il doit donc y avoir pour ces phénomènes un principe transcendental, c’est-à-dire un principe que l’entendement pur puisse seul concevoir. Demande-t-on ensuite si cet être est une substance, si cette substance a la plus grande réalité, si elle est nécessaire, etc. ; je réponds que cette question n’a pas de sens. En effet, toutes les catégories au moyen des quelles je cherche à me faire un concept d’un objet de ce genre n’ont d’autre usage que l’usage empirique, et elles n’ont plus aucun sens quand on ne les applique pas à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire au monde sensible. En dehors de ce champ, elles ne sont que des titres de concepts que l’on peut bien accorder, mais par lesquels on ne saurait rien comprenais. Demande-t-on enfin, si nous ne pouvons pas du moins concevoir cet être distinct par analogie avec les objets de l’expérience, je réponds : sans doute, mais seulement comme objet en idée, et non en réalité, c’est-à-dire uniquement en tant qu’il est pour nous un substratum inconnu de cette unité systématique, de cet ordre et de cette finalité de la constitution du monde dont la raison doit se faire un principe régulateur dans son investigation de la nature. Bien plus, nous pouvons dans cette idée accorder hardiment et sans crainte de blâme un certain anthropomorphisme, qui est nécessaire au principe régulateur dont il s’agit ici. En effet, ce n’est toujours qu’une idée, qui n’est pas directement rapportée à un être distinct du monde, mais au principe régulateur de l’unité systématique du monde, ce qui ne peut avoir lien qu’au moyen d’un schême de cette unité, c’est-à-dire d’une intelligence suprême qui en soit la cause suivant de sages desseins. On ne saurait concevoir par là ce qu’est en soi le principe de l’unité du monde, mais comment nous devons l’employer, ou plutôt employer son idée relativement à l’usage systématique de la raison par rapport aux choses du monde. »

Il suit de là, que, quand nous parlons de ces dispositions de la nature que nous regardons comme une finalité, afin de nous diriger d’après cette idée dans notre investigation de la nature et d’en porter la connaissance à sa plus haute unité, il nous doit être parfaitement indifférent de dire : « Dieu l’a ainsi voulu dans sa sagesse », ou « la nature l’a ainsi sagement ordonné » ; car le principe de cette finalité nous demeure inconnu. Kant explique par l’effet d’une certaine conscience, confuse, il est vrai, de l’usage de ce concept, la réserve qu’ont observée de tout temps les philosophes en parlant de la sagesse et de la prévoyance de la nature, ou de la sagesse divine, comme si c’étaient des expressions synonymes, et en préférant même la première expression, tant qu’il ne s’agit que de la raison spéculative, « parce qu’elle modère notre prétention d’affirmer plus que nous n’avons le droit de le faire, et qu’en même temps elle ramène la raison à son propre champ, la nature. »

La conclusion à laquelle il faut toujours en revenir, c’est que « la raison pure, qui d’abord semblait ne nous promettre rien de moins que d’étendre nos connaissances au delà de toutes les limites de l’expérience, ne contient, si nous la comprenons bien, que des principes régulateurs, qui, à la vérité, prescrivent une unité plus grande que celle que peut atteindre l’usage empirique de l’entendement, mais qui, par cela même qu’ils reculent si loin le but dont il cherche à se rapprocher, portent au plus haut degré l’accord de cet usage avec lui-même au moyen de l’unité systématique. Que si, au contraire, on entend mal ces principes et qu’on les prenne pour des principes constitutifs de connaissances transcendantes, une apparence brillante mais trompeuse produit alors une persuasion et un savoir imaginaires, qui enfantent à leur tour des contradictions et des disputes éternelles. »

Il fallait découvrir la cause de cette apparence par laquelle le plus raisonnable même peut être trompé, et pour cela il fallait résoudre dans ses éléments toute notre connaissance transcendentale, en partant des intuitions, par laquelle commence toute connaissance humaine, pour passer de là, suivant la marche naturelle, aux concepts et finir par les idées. Le procès est maintenant instruit : les actes en ont été explicitement rédigés, ils sont déposés dans les archives de la raison humaine ; il est désormais facile d’éviter les erreurs qui ont si longtemps égaré l’esprit humain.

Méthodologie.

La partie de la Critique de la raison pure que nous avons analysée jusqu’ici forme ce que Kant appelle la théorie élémentaire transcendentale : elle a étudié les éléments purs de la connaissance en en recherchant successivement l’origine et la valeur ; ainsi ont été déterminés et évalués, suivant le langage de Kant (pag. 281), les matériaux de l’édifice de la raison pure. Il s’agit maintenant de tracer le plan de l’édifice qui doit être construit avec ces matériaux, ou, en termes plus philosophiques, de déterminer les conditions formelles d’un système complet de la raison pure. Cette seconde et dernière partie est ce que Kant désigne sous le nom de méthodologie transcendentale.

Discipline de la raison pure.

Le premier chapitre de cette méthodologie est consacré à la discipline de la raison pure.

La discipline est en général la contrainte qui réprime et finit par détruire le penchant qui nous pousse constamment à nous écarter de certaines règles. La discipline se distingue de la culture, qui a pour but de nous procurer ou de développer en nous certaines aptitudes ; elle ne nous fournit ainsi qu’un secours négatif tandis que la culture indique une instruction positive » Mais n’est-il pas étrange de vouloir soumettre à une discipline la raison, dont le propre est précisément de prescrire une discipline à toutes les autres tendances de notre nature ? Dans le fait elle a toujours échappé jusqu’ici à une pareille humiliation. En voyant son air imposant et solennel, personne ne pouvait la soupçonner de substituer dans un jeu frivole les images aux concepts et les mots aux choses. Et pourtant elle a tellement besoin d’une discipline qui réprime son penchant à s’étendre au delà des étroites limites de toute expérience possible et la préserve ainsi des plus fâcheux écarts, que toute la philosophie de la raison pure n’a d’autre but que cette utilité négative. Lorsque la raison est appliquée à l’usage de l’expérience, ses principes se trouvent alors continuellement soumis à une épreuve qui leur sert de pierre de touche ; et, dans ce cas, elle n’a pas besoin de discipline : elle la trouve dans l’usage même auquel elle s’applique. Mais, comme elle est naturellement poussée à quitter le sûr chemin de l’expérience pour se lancer avec de simples concepts dans un monde d’illusions et de prestiges, il suit qu’une discipline est nécessaire pour réprimer en elle ce penchant et les erreurs qui en résultent. Quelle sera donc cette discipline de la raison pure ? Il ne s’agit plus ici que de la méthode qui lui doit être prescrite à ce point de vue ; car, quant au contenu même de ses connaissances, l’examen en a été fait suffisamment dans la théorie élémentaire.

Il faut convenir qu’en cherchant, comme elle le fait, à s’étendre au moyen de simples concepts, la raison se trouve encouragée dans cette tentative par l’exemple des mathématiques ; celles-ci donnent en effet le plus éclatant exemple d’une extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l’expérience. Elle se flatte naturellement d’avoir toujours le même bonheur qu’elle a eu dans ce cas particulier. Il importe donc beaucoup de savoir si la même méthode qui, dans les mathématiques, conduit à une certitude apodictique, peut y conduire aussi dans la philosophie, ou si la méthode dogmatique peut être assimilée à la méthode mathématique. C’est la première question que Kant entreprend ici de résoudre.

Différence de la connaissance mathématique et de la connaissance philosophique.

Il faut d’abord reconnaître la distinction qui existe entre la connaissance mathématique et la connaissance philosophique.

La connaissance mathématique est une connaissance rationnelle qui s’opère par le moyen de la construction des concepts. Qu’est-ce que construire un concept ? « C’est, répond Kant (pag. 287), représenter à priori l’intuition qui lui correspond… Ainsi je construis le concept du triangle en représentant l’objet correspondant à ce concept, soit par la simple imagination, dans l’intuition pure, soit même, d’après celle-ci, sur le papier, dans l’intuition empirique, mais dans les deux cas tout à fait à priori, sans en avoir tiré le modèle de quelque expérience. » La construction d’un concept exige donc une intuition originairement pure, qui, comme intuition, soit celle d’un objet particulier (par exemple d’un certain triangle), mais qui, comme construction d’un concept, c’est-à-dire d’une représentation générale (du concept du triangle en général), exprime quelque chose d’universel, qui s’applique à toutes les intuitions possibles appartenant à un même concept (à toutes les espèces possibles de triangle).

La connaissance philosophique procède tout autrement : au lieu de considérer, comme la connaissance mathématique, le général dans le particulier, elle considère le particulier uniquement dans le général. C’est ce que Kant exprime, en disant qu’elle est une connaissance rationnelle par concepts, tandis que la connaissance mathématique est une connaissance rationnelle par construction des concepts.

Telle est, selon lui, la différence essentielle de ces deux espèces de connaissances rationnelles. Elle ne repose pas, comme on le pense d’ordinaire, sur celle de leur matière ou de leurs objets, mais elle a son principe dans leur forme. « Ceux-là, dit Kant (pag. 288), ont pris l’effet pour la cause, qui ont cru distinguer la philosophie des mathématiques en disant qu’elle a simplement pour objet la qualité, tandis que celui des mathématiques est la quantité. C’est la forme de la connaissance mathématique qui fait que cette connaissance se rapporte uniquement à la quantité. Il n’y a en effet que le concept de la quantité qui se laisse construire, c’est-à-dire représenter à priori dans l’intuition ; les qualités ne se laissent représenter dans aucune autre intuition que dans l’intuition empirique… Ainsi on peut faire de la forme conique un objet d’intuition sans le secours d’aucune expérience et d’après le seul concept, tandis que la couleur d’un cône devra être donnée d’avance dans telle ou telle expérience. » Kant fait remarquer, d’ailleurs, que la philosophie traite de la quantité aussi bien que les mathématiques exemple de la totalité, de l’infinité, etc. ; et que, de leur côté, les mathématiques s’occupent aussi, à leur point de vue, de la qualité, par exemple de la différence des lignes et des surfaces, comme d’espaces de diverses qualités, de la continuité de l’étendue, comme de l’une de ses qualités, etc.

Pour mieux faire ressortir la différence du procédé philosophique, qui ne sort pas des concepts généraux, et du procédé mathématique, qui a recours à priori à l’intuition pour y considérer le concept in concreto, Kant prend l’exemple suivant (pag. 289) : « Que l’on donne à un philosophe le concept d’un triangle, et qu’on le laisse chercher à sa manière le rapport de la somme des angles de ce triangle à l’angle droit. Il n’a rien que le concept d’une figure renfermée entre trois lignes droites, et dans cette figure celui d’un nombre égal d’angles. Or il aura beau réfléchir sur ce concept, il n’en tirera rien de nouveau. Il peut analyser et éclaircir le concept de la ligne droite, ou celui d’un angle, ou celui du nombre trois, mais non pas arriver à d’autres propriétés qui ne sont pas contenues dans ces concepts. Mais que l’on soumette cette question au géomètre. Il commence par construire un triangle. Comme il sait que deux angles droits pris ensemble valent autant que tous les angles contigus qui peuvent être tracés d’un point sur une ligne droite, il prolonge un côté de son triangle, et obtient ainsi deux angles contigus qui sont égaux à deux droits. Il partage ensuite l’angle externe, en tirant une ligne parallèle au côté opposé du triangle, et voit qu’il en résulte un angle externe contigu qui est égal à un angle interne, etc. Il arrive ainsi par une chaîne de raisonnements, toujours guidé par l’intuition, à une solution parfaitement claire et en même temps générale de la question. »

Ainsi le procédé philosophique est un procédé discursif, tandis que le procédé mathématique est un procédé intuitif. Mais quelle est la cause qui rend nécessaire ce double usage de la raison, et à quelles conditions peut-on reconnaître si c’est le premier ou le second qui a lieu ? Telle est la question que Kant se pose maintenant ; voyons comment il la résout.

En définitive (c’est toujours là qu’il faut en revenir), toute notre connaissance se rapporte à des intuitions possibles, car ce n’est que par l’intuition qu’un objet est donné. Or il n’y a qu’une espèce d’intuitions qui soit donnée à priori : c’est la forme même des phénomènes, ou l’espace et le temps. Les concepts qui se rapportent à l’espace et au temps, considérés comme de pures formes des phénomènes, par exemple le concept de la figure géométrique, ou celui du nombre, peuvent donc être représentés à priori dans l’intuition, ou, comme dit Kant, être construits, et, pan le moyen de cette construction, donner lieu à un ensemble de connaissances rationnelles qu’on nomme les mathématiques. Les autres concepts purs ou à priori, au contraire, comme celui de la substance, de la cause, etc., ne contiennent rien que la synthèse d’intuitions possibles qui ne sont pas données à priori et, pour déterminer les connaissances particulières auxquelles ils peuvent donner lieu, il faut recourir à l’expérience. C’est que, si la forme des phénomènes, l’espace et le temps, nous est donnée à priori, il n’en peut être de même de la matière de ces phénomènes, ou de ce qui peut être connu dans l’espace et dans le temps : il n’y a que l’expérience qui puisse déterminer cette matière. À la vérité, cette expérience même serait impossible si certains concepts à priori, qui servent à la constituer ou à régler ; mais ces concepts ne fournissent rien de plus que la synthèse de ce que la perception peut donner à priori : ils ne contiennent en eux-mêmes aucune intuition à priori. Aussi les connaissances rationnelles ou philosophiques qu’on y peut fonder, sont-elles simplement des connaissances par concepts.

Par là aussi s’expliquent les avantages de la méthode des mathématiques sur celle de la philosophie pure. Tandis que celle-ci avec ses concepts discursifs à priori divague sur la substance ou la cause absolue sans pouvoir faire de leur réalité un objet d’intuition à priori et leur donner par là du crédit on voit les mathématiques ramener tous leurs concepts à des intuitions qu’elles peuvent fournir à priori et se rendre par ce moyen maîtresses de la nature. Aussi le grand succès que la raison y obtient a-t-il souvent inspiré aux philosophes le désir d’imiter leur méthode. La distinction que Kant vient d’établir avait précisément pour but de montrer l’erreur de cette application de la méthode mathématique à une espèce de connaissance qui ne la comporte pas. Pour mieux faire ressortir cette erreur, Kant va montrer maintenant qu’aucun des éléments sur lesquels repose la solidité des mathématiques, à savoir les définitions, les axiomes et les démonstrations, ne peut être ni fourni ni imité par le philosophe dans le sens où l’entend le mathématicien, et que, comme la géométrie en transportant sa méthode dans la philosophie ne construit que des châteaux de cartes, ainsi la philosophie, en appliquant la sienne aux mathématiques, ne peut faire que du verbiage.

Définitions.

Définitions, Suivant Kant il n’y a que les mathématiques qui puissent présenter des définitions dans le sens rigoureux de ce mot. En effet, comme la définition consiste à déterminer les caractères qui conviennent essentiellement à un concept d’une chose et la distingue de toute autre, il ne peut y avoir, à proprement parler, de définition d’un concept empirique, puisque, quand il s’agit des objets de l’expérience, nous ne pouvons jamais être assurés d’en connaître les caractères essentiels et distinctifs. La définition ici ne peut être qu’une explication, que l’expérience peut toujours modifier ou compléter. D’un autre côté, il ne peut y avoir non plus, à proprement parler, de définition d’aucun concept à priori, comme, par exemple, de celui de la substance, ou de celui de la cause, ou de ceux du droit, de l’équité, etc., puisque nous ne saurions nous flatter d’en embrasser toute la sphère de manière à en rendre la représentation parfaitement adéquate à son objet. Aussi Kant propose-t-il de substituer au mot définition celui d’exposition, qui est plus modeste et laisse la porte toujours ouverte à de nouveaux caractères. Les concepts mathématiques au contraire, ne dérivant ni de l’expérience, ni de l’entendement pur, mais étant des créations de notre esprit et ne contenant que ce que nous y mettons nous-mêmes dans la construction que nous en faisons, peuvent être exactement définis : ici l’objet de la définition ne peut contenir ni plus ni moins que le concept, puisque le concept de l’objet a été donné originairement dans la définition. Il suit de là que, pour les mathématiques, les définitions sont le point de départ de la science, tandis qu’il n’en est pas de même dans la philosophie ; et il s’en suit aussi que les définitions mathématiques ne peuvent jamais être fausses : le concept étant donné d’abord par la définition ne contient exactement que ce que la définition veut que l’on pense par ce concept, tandis que les définitions philosophiques peuvent être fausses de plusieurs manières, soit en introduisant dans le concept des caractères qui ne sont pas contenus dans l’objet, soit en omettant ceux qui lui sont essentiels. Il faut donc conclure que, sur ce point, la méthode mathématique n’est pas applicable à la philosophie.

Axiomes.

Axiomes. Il n’y a aussi, selon Kant, que les mathématiques qui puissent avoir des axiomes ; la philosophie ne peut citer une seule proposition qui mérite véritablement ce nom. Les axiomes, en effet, sont des propositions synthétiques à priori, qui sont immédiatement certaines. Or, comme la philosophie n’est qu’une connaissance rationnelle fondée sur des concepts, et qu’un concept ne peut être uni à un autre d’une manière à la fois synthétique et immédiate, mais que, pour opérer cette liaison, une troisième connaissance est nécessaire, il suit, qu’à proprement parler, il n’y a point d’axiomes. On y donne cependant d’ordinaire certains principes pour des axiomes, celui-ci, par exemple : tout ce qui arrive a sa cause ; mais ce principe n’est point un axiome, car je ne saurais en reconnaître directement la vérité par de simples concepts : il faut que je me reporte à une troisième chose, c’est-à-dire à la condition de la détermination du temps dans une expérience. « Les mathématiques au contraire sont susceptibles d’axiomes, parce qu’en construisant les concepts dans l’intuition de l’objet, elles peuvent unir à priori et immédiatement les prédicats de cet objet, par exemple qu’il y a toujours trois points dans un plan. » Aussi leurs propositions fondamentales, étant ainsi intuitives, sont-elles évidentes par elles-mêmes, tandis que celles de la philosophie, étant discursives, ne sauraient avoir ce caractère. Il a bien été question plus haut d’axiomes, dans la table des principes de l’entendement ; mais les propositions qui y ont été inscrites sous le titre d’axiomes de l’intuition, n’étaient pas elles-mêmes des axiomes : elles ne servaient qu’à fournir le principe de la possibilité des axiomes, possibilité qui doit être elle-même expliquée par la philosophie transcendentale.

Démonstrations.

3* Démonstrations. Les preuves apodictiques, en tant qu’elles sont intuitives, peuvent seules s’appeler démonstratives ; l’expression même indique que démontrer (demonstrare), c’est pénétrer dans l’intuition même de l’objet. Or, en ce sens, les mathématiques seules contiennent des démonstrations, puisque seules elles peuvent fournir des preuves à la fois apodictiques et intuitives. Les arguments empiriques reposent bien aussi sur l’intuition, mais ils ne sont point apodictiques : l’expérience ne nous apprend pas que ce qui est ne paisse être autrement. Quant aux preuves à priori, auxquelles donne lieu la connaissance philosophique, comme elles ne peuvent se faire qu’au moyen des concepts, en considérant le général in abstracto, et non, comme les mathématiques, in concreto, elles ne sont pas des démonstrations dans le sens véritable de ce mot. Kant propose de les appeler plutôt des preuves acroamatiques,

La conclusion qui ressort de cette comparaison de la méthode mathématique et de la méthode philosophique, c’est que la philosophie, tout en ayant raison de chercher à former une alliance fraternelle avec les mathématiques, ne doit pas se parer des titres et des insignes de cette science et affecter, sous cet affablement, des airs dogmatiques qui ne lui conviennent pas. « Ce sont là, dit Kant (p. 306), de vaines prétentions qui ne sauraient aboutir, mais qui doivent bientôt engager la philosophie à retourner en arrière afin de découvrir les illusions d’une raison qui méconnaît ses bornes, et de ramener, au moyen d’une explication suffisante de nos concepts, les prétentions de la spéculation à une modeste, mais solide connaissance de soi-même. » En général, la méthode qui sied à la philosophie, dont le but propre est de mettre en pleine lumière tous les pas de la raison, ne saurait être la méthode dogmatique. Cela ne veut pas dire qu’elle ne doive pas être systématique : toute science doit revêtir ce caractère, et notre raison est elle-même un système ; mais ce n’est point un système de dogmes transcendants, c’est un système de recherches suivant des principes d’unité dont l’expérience seule peut fournir la matière.

De l’usage polémique de la raison.

Après avoir tracé à la raison pure sa discipline par rapport à son usage dogmatique, il faut la lui indiquer aussi par rapport à son usage polémique, c’est-à-dire au point de vue de la défense de ses propositions contre les négations dogmatiques. « Il ne s’agit pas, dit Kant (p. 310), de savoir si par hasard ces assertions ne seraient pas fausses, mais de constater que personne ne peut affirmer le contraire avec une certitude apodictique, ni même avec une plus grande apparence. Car alors ce n’est point tout à fait par grâce que nous restons dans notre possession, bien que nous ne puissions invoquer en sa faveur un titre suffisant ; mais il est parfaitement certain que personne ne pourra jamais prouver l’illégitimité de cette possession. » Dira-t-on que la raison, ce tribunal suprême qui doit résoudre toutes les difficultés, est condamnée à tomber en contradiction avec elle-même ? Kant rappelle que la contradiction qu’il a lui-même exposée sous le titre d’antithétique de la raison pure n’est qu’apparente, que les antinomies cosmologiques reposent sur un malentendu qu’a dissipé la critique, et que les autres, particulièrement celle qui concerne l’existence d’un être suprême, n’offrent pas non plus une contradiction réelle, puisque la négation n’y saurait prendre le caractère d’une affirmation catégorique, et que l’affirmation contraire reste au moins possible pour un autre, ordre de considérations.

Ce n’est pas que Kant partage cette espérance souvent exprimée que, si les preuves qu’on a données jusqu’ici de ces deux propositions cardinales : il y a un Dieu, il y a une vie future, sont insuffisantes, on arrivera un jour à en trouver des démonstrations évidentes. « Je suis certain au contraire, déclare-t-il (p. 312) que cela n’arrivera jamais. En effet, où la raison prendrait-elle le principe de ces affirmations synthétiques qui ne se rapportent pas à des objets d’expérience ? » Mais il regarde aussi comme parfaitement certain que jamais homme ne pourra affirmer le contraire, non seulement d’une manière dogmatique, mais même avec la moindre apparence ; et il pense que, dans cet état de choses, on peut toujours, sans avoir besoin de recourir à des arguments d’école, admettre ces deux propositions, qui, dans l’usage empirique, s’accordent parfaitement avec l’intérêt spéculatif de notre raison, et qui sont en outre les seuls moyens de le concilier avec l’intérêt pratique.

Revendication de la liberté absolue d’investigation.

Il réclame en tout cas pour la raison la plus entière liberté d’investigation et de critique ; il la réclame au nom même de la raison, qui souffre toujours quand des mains étrangères viennent la détourner de sa marche naturelle. « Laissez donc, s’écrie-t-il (p. 314), parler votre adversaire, pourvu qu’il ne le fasse qu’au nom de la raison, et ne le combattez qu’avec les armes de la raison. » — « Laissez faire, dit-il plus loin (p. 316), en développant la même idée, laissez faire ces gens-là : s’ils montrent du talent, une investigation neuve et profonde, en un, mot, de la raison, la raison y gagnera toujours. Si vous employez d’autres moyens que ceux d’une raison libre, si vous criez à la trahison, si, comme pour éteindre un incendie, vous appelez au secours le public qui n’entend rien à de si subtils travaux, vous vous rendez ridicules. Car il n’est nullement question de savoir ce qui est ici avantageux ou nuisible au bien commun, mais seulement jusqu'où la raison peut s’avancer dans la spéculation, indépendamment de tout intérêt, et si l’on peut en général compter sur elle ou s’il faut la quitter dans l’ordre pratique. Ne vous jettez donc pas dans la mêlée l’épée à la main ; mais, placé sur le terrain assuré de la critique, contentez-vous de regarder tranquillement ce combat qui peut être pénible pour les champions, mais qui doit être amusant pour vous, et dont l’issue ne sera certainement pas sanglante, mais fort utile à vos connaissances. Il est tout à fait absurde de demander à la raison des lumières, et de lui prescrire d’avance le parti qu’elle doit prendre. D’ailleurs la raison est assez bien réprimée et retenue dans ses limites par la raison ; vous n’avez pas besoin d’appeler la garde pour opposer la force publique au parti dont la prédominance vous semble dangereuse. Dans cette dialectique il n’y a pas de victoire dont vous ayez sujet de vous alarmer. » Il faut le reconnaître, nul philosophe au dix-huitième siècle n’a parlé avec plus de force et d’élévation en faveur de la liberté de penser. Il la revendique comme un droit, « comme le droit primitif de la raison humaine, laquelle ne connaît d’autre tribunal que la raison commune, où chacun a sa voix ; » et, ajoute-t-il justement (p. 321), « comme c’est de cette raison commune que doivent venir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et doit être respecté. »

Beaucoup de philosophes du même temps voulaient que l’on cherchât le repos de l’esprit et la paix philosophique dans le scepticisme, c’est-à-dire dans un doute indifférent ou moqueur à l’endroit de toutes les questions que soulève la raison pure. Telle n’est pas la pensée de Kant. Les armes du scepticisme peuvent être bonnes à opposer à la vaine jactance du dogmatisme, elles peuvent aussi avoir cette utilité de tirer la raison de son doux rêve dogmatique et de la pousser parla à examiner sérieusement son état ; mais ce serait un dessein tout à fait vain que de chercher dans le scepticisme le moyen de procurer le repos à la raison et de vouloir s’en faire, comme le disait Montaigne, un commode oreiller. Ce point paraît à Kant d’une si haute importance qu’il en fait l’objet d’un examen détaillé sous ce titre : De l’impossibilité où est la raison en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme (p. 325).

Insuffisance du scepticisme.

L’esprit humain, dans les choses de la raison pure, débute par le dogmatisme. Ce premier pas est celui de l’enfance. Plus tard, averti par l’expérience, il devient plus circonspect, censure les jugements qu’il avait portés jusque-là sans examen et arrive ainsi inévitablement au doute par rapport à tout usage transcendant des principes. Ce second pas est ce qu’on nomme le scepticisme. Mais l’esprit humain ne peut s’arrêter dans cet état. Il ne lui suffit pas de conjecturer, d’après l’examen de certains faits de la raison, que celle-ci a des bornes et qu’elle est ignorante sur tel ou tel point ; mais il veut pouvoir fixer ces bornes suivant des principes déterminés et avoir en quelque sorte la science de son ignorance. Or pour cela il faut qu’il soumette à son examen, non plus seulement les faits de la raison, mais la raison elle-même considérée dans toute son étendue. Ce troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr et viril, est celui de la critique. C’est là seulement que notre esprit peut trouver enfin le repos, parce que c’est là seulement qu’il peut trouver la certitude. Le scepticisme ne saurait être pour lui qu’un lieu de passage, où il songe au voyage dogmatique qu’il vient de faire et se prépare à choisir une route plus sûre ; mais ce n’est pas un lieu où il puisse fixer sa résidence. Ce lien ne peut se trouver que dans la critique, qui lui montre les limites précises où il doit se renfermer, et lui donne ce que je viens d’appeler, d’après Kant (p. 326), la science de son ignorance.

Il y a en effet deux espèces de connaissance de notre ignorance : l’une qui résulte d’une expérience sans principe et sans méthode, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’une perception ; l’autre, qui est le fruit d’un examen approfondi des sources mêmes de toute connaissance et qui mérite vraiment le nom de science. La première ne nous montre l’ignorance que comme un fait sans nous en découvrir la nécessité, et par conséquent elle ne décide rien touchant les droits de la raison ; la seconde nous révèle cette nécessité et nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard. Le scepticisme se borne à la première ; la critique seule donne la seconde. Kant compare (p. 329) la raison à une sphère dont le diamètre, comme celui de la terre, peut être trouvé par la courbe de l’arc de sa surface, mais qui, comme le globe terrestre, fait l’effet d’une surface plane s’étendant à l’infini ; le sceptique, à un homme à qui l’expérience, corrigeant l’apparence sensible, aurait appris que la terre doit avoir des bornes, mais qui, ignorant sa forme, serait incapable de déterminer sa circonscription ; le philosophe critique, à celui qui est parvenu à en mesurer la circonférence. Le degré qui sert à mesurer la sphère de la raison, ce sont les propositions synthétiques à priori, et la circonscription de cette sphère est celle même de l’expérience, en dehors de laquelle il n’y a plus pour la raison d’objet réel de connaissance.

Kant, rendant ici un nouvel hommage à David Hume, reconnaît en lui (p. 330) le plus ingénieux des sceptiques et celui qui a le mieux montré l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison ; mais il lui reproche de s’être arrêté à ce second pas : ce philosophe a été l’un des géographes de la raison humaine, mais il n’a pas su en déterminer exactement la circonscription et les limites. Il a donc laissé un troisième pas à faire, qui est celui de la critique. Une fois parvenu à ce dernier point, l’esprit humain connaît ses légitimes possessions et n’a plus à craindre aucune querelle. Il a trouvé le port.

La critique nous révèle le secret de notre ignorance à l’endroit des objets de la raison pure ; mais ne laisse-t-elle pas au moins le champ ouvert aux hypothèses ? Cette nouvelle question conduit Kant à rechercher les règles de la discipline à laquelle doit être soumise la raison pure par rapport aux hypothèses. C’est l’objet de la troisième partie de la méthodologie.

Du légitime emploi de l’hypothèse.

Un champ illimité est ouvert aux rêves de l’imagination : nous pouvons feindre tout ce que bon nous semble ; mais nous ne saurions tenir les rêves de notre imagination pour de légitimes hypothèses. Pour qu’une hypothèse puisse être légitimement admise comme principe d’explication, ou avoir une valeur scientifique, deux conditions sont nécessaires :

Première condition.

La première, c’est qu’elle s’appuie sur quelque chose qui ne soit pas à son tour imaginaire, mais qui soit parfaitement certain, c’est-à-dire qui soit réellement donné ou qui rentre dans les conditions de l’expérience possible. Autrement, ne reposant sur rien, elle n’explique rien. Ainsi, par exemple (v. p. 336), il n’est point permis de supposer un entendement capable de percevoir son objet sans le secours des sens, ou une force exerçant son attraction sans contact, ou une espèce de substance présente dans l’espace sans impénétrabilité, ou un commerce de substances agissant les unes sur les autres en dehors des conditions de l’espace, etc. Toutes ces suppositions sont sans valeur, parce qu’elles sont en dehors des conditions de l’expérience possible. « En un mot, dit Kant (ibid.), notre raison ne peut que se servir des conditions de l’expérience possible, comme de conditions de la possibilité des choses ; mais elle ne peut nullement se créer en quelque sorte des choses tout à fait indépendamment de ces conditions ; car des concepts de ce genre, sans impliquer de contradiction, seraient cependant sans objet. »

Il suit de là que la raison, dans son usage spéculatif, n’a point le droit de suppléer au manque de principes physiques d’explication par des principes hyperphysiques, ou de recourir à des hypothèses transcendantes. Elle peut bien employer certaines idées, celle par exemple de la simplicité de l’âme, ou celle d’un auteur divin des choses, comme des principes régulateurs propres à la guider dans le champ même de l’expérience, et à imprimer à ses connaissances, dans ce champ, l’unité nécessaire ; mais elle ne saurait les donner pour fondement par hypothèse à l’explication des phénomènes réels, car ce serait vouloir expliquer quelque chose dont on ne comprend rien du tout, par quelque chose que l’on ne comprend pas suffisamment. Ce serait le fait d’une raison paresseuse de laisser tout d’un coup de côté toutes les causes que le progrès de l’expérience peut encore nous révéler, pour se reposer dans une simple idée, très-commode sans doute, mais dont la réalité objective n’est nullement démontrable.

Deuxième condition.

La seconde condition requise pour qu’une hypothèse soit valable, c’est qu’elle suffise pour déterminer à priori tous les effets donnés, et que par conséquent elle dispense de recourir à des hypothèses subsidiaires. Or cette seconde condition n’exclut pas moins que la précédente l’emploi des hypothèses transcendantes. Si, par exemple, on suppose une cause absolument parfaite pour expliquer l’ordre et l’harmonie qui existent dans le monde, on a besoin de recourir à de nouvelles hypothèses pour expliquer le désordre et le mal qui s’y rencontrent aussi. Si l’on admet la spiritualité de l’âme pour expliquer l’unité de ses phénomènes, il faut invoquer d’autres hypothèses pour expliquer comment les mêmes phénomènes, ceux par exemple de l’intelligence, peuvent croître ou décroître avec le corps.

Usage pratique.

Kant n’admet donc pas que, dans les questions purement spéculatives de la raison pure, il y ait lieu de faire des hypothèses pour s’en servir comme de principes d’explication ; mais, s’il exclut les hypothèses de l’usage dogmatique, il les croit parfaitement admissibles dans l’usage pratique, c’est-à-dire quand il ne s’agit que de se défendre contre les négations du dogmatisme matérialiste. On peut alors les employer utilement comme des armes de guerre, armes de plomb, il est vrai, car elles ne sont point trempées par l’expérience, mais armes toujours aussi bonnes que celles dont peut se servir l’adversaire Kant s’applique ici (p. 343) à montrer par des exemples tout le parti qu’on en peut tirer en ce sens ; mais il a bien soin de rappeler qu’en mettant en avant des hypothèses de ce genre, il ne s’agit que de rabattre la présomption dogmatique d’un adversaire audacieusement négatif, et nullement de démontrer quoi que ce soit dans un ordre de choses absolument inaccessible à la raison spéculative. Il s’agit seulement de montrer à l’adversaire qu’il n’a pas le droit d’étendre les principes de l’expérience possible à la possibilité des choses en général, et que sa prétention n’est pas moins transcendante que celle du dogmatisme contraire. À ce point de vue, les hypothèses transcendantes peuvent être utiles ; mais elles ne sauraient avoir, dans l’ordre spéculatif, d’autre mérite, et ce serait vouloir étouffer la raison sous des chimères que de leur attribuer une autre valeur.

Règles de la démonstration.

Telle est la discipline de la raison pure par rapport aux hypothèses ; il reste maintenant à voir quelle est celle qu’elle doit suivre par rapport aux démonstrations.

Il y a ici trois règles à suivre.

Première règle.

La première est de ne tenter aucune preuve transcendentale sans s’être demandé à quelle source on en puisera les principes et de quel droit on en peut attendre un bon résultat (p. 349). S’agit-il des principes de l’entendement, par exemple du principe de causalité, il faut alors bien savoir que ces principes n’ont de valeur que pour l’expérience possible, et qu’il est inutile de chercher à s’élever par leur moyen aux choses de la raison pure. S’adressera-t-on directement aux principes de la raison pure elle-même, il ne faut pas oublier que ces principes n’ont de valeur que comme principes régulateurs d’un usage systématique de l’expérience, et que, comme principes objectifs, ils sont tous dialectiques. Grâce à cette règle, on ne laissera passer aucune de ces prétendues preuves qui, par l’effet d’un manque de réflexion, obtiennent si aisément une fausse conviction, mais qui ne soutiennent pas l’examen d’un jugement réfléchi.

Deuxième règle.

La seconde règle est que, pour chaque proposition transcendentale, on ne doit chercher qu’une seule preuve. C’est qu’en effet toute proposition transcendentale partant d’un concept hors duquel il n’y a plus rien par quoi l’objet puisse être déterminé, et la preuve ne pouvant contenir rien de plus que la détermination d’un objet en général d’après ce concept, cette preuve doit être unique comme ce concept lui-même. Ainsi cette proposition : tout ce qui arrive a une cause, ne comporte qu’une seule preuve, celle qui se tire de la seule condition qui constitue la possibilité objective d’un concept de ce qui arrive en général. Celle que l’on a prétendu tirer de la contingence revient en définitive à celle-là. Il en est de même des propositions transcendentales qui concernent la simplicité de l’âme ou l’existence de Dieu ; il ne peut y en avoir qu’une seule preuve, si tant est qu’il y en ait une possible, au point de vue spéculatif. « Aussi, dit Kant (p. 352), lorsqu’on voit le dogmatique mettre dix preuves en avant, peut-on être sûr qu’il n’en a pas une. Car, s’il en avait une qui démontrât apodictiquement (comme cela doit être dans les choses de la raison pure), aurait-il besoin des autres ? Son but est seulement d’avoir, comme cet avocat au parlement, un argument pour celui-ci, un autre pour celui-là, c’est-à-dire de tourner à son profit la faiblesse de ses juges, qui, sans beaucoup approfondir la cause et pour se débarrasser de leur besogne, saisissent la première raison qui leur paraît bonne et décident en conséquence. »

Troisième règle.

La troisième règle prescrit de n’employer que des preuves directes ou ostensives, et non des preuves indirectes ou apagogiques. Le propre de ces dernières est de conclure, soit suivant le modus ponens, la vérité d’une connaissance de celle de ses conséquences, soit suivant le modus tollens, la fausseté d’un principe de celle de telle ou telle de ses conséquences. Or le premier mode peut bien être employé dans certaines sciences où l’hypothèse est de mise : on admet alors, par analogie, que, si toutes les conséquences que l’on a cherchées s’accordent bien avec un principe admis, toutes les autres conséquences doivent aussi s’accorder avec ce principe ; on admet d’ailleurs cette hypothèse sans pouvoir la convertir en vérité démontrée, parce qu’il faudrait pour cela pouvoir apercevoir toutes les conséquences possibles d’un principe admis, ce qui est au-dessus de nos forces. Mais cette méthode ne jurait convenir aux preuves transcendentales, où l’hypothèse ne peut être admise, et qui, sous peine de n’être rien, doivent être absolument démonstratives. Le second mode est à la vérité tout à fait concluant : il suffit en effet qu’une seule fausse conséquence puisse être tirée d’un principe pour que ce principe soit faux ; mais il ne peut être à sa place que dans les sciences, comme les mathématiques, où il est impossible de substituer le subjectif de nos représentations à l’objectif, c’est à-dire à la connaissance de ce qui est dans l’objet. Dans le cas opposé, qui est précisément celui des propositions transcendentales de la raison pure, il ne peut être permis de justifier ses assertions par la réfutation du contraire ; car il peut alors arriver « ou bien que le contraire d’une certaine proposition répugne aux conditions subjectives de la pensée, sans répugner à l’objet, ou bien que deux propositions ne se contredisent l’une l’autre que sous une condition subjective, qui est faussement regardée comme objective, et que, comme la condition est fausse, toutes deux puissent être fausses, sans que de la fausseté de l’une on puisse conclure à la vérité de l’autre (p. 354). » Il faut donc ici que chacun établisse sa thèse directement, et non en réfutant celle de l’adversaire, afin qu’on voie ce que chacune des deux parties peut alléguer en faveur de ses prétentions rationnelles. Ainsi l’œuvre de la critique devient possible et même facile.

À ce point de vue, il est vrai, la philosophie de la raison pure n’a qu’une utilité négative : elle n’est point un organe qui serve à étendre nos connaissances, elle est une discipline qui en détermine les limites ; et, au lieu de découvrir la vérité, elle se borne à prévenir l’erreur. Mais il faut bien admettre pourtant qu’il doit y avoir quelque part une source de connaissances positives appartenant au domaine de la raison pare et donnant un but à son ardeur. D’où lui viendrait autrement ce désir indomptable de poser quelque part un pied ferme au delà des limites de l’expérience ? « Elle soupçonne, dit Kant (p. 358), des objets qui ont pour elle un grand intérêt. Elle entre dans le chemin de la pure spéculation pour s’en rapprocher ; mais ils fuient devant elle. Il est à présumer qu’il y a lieu d’espérer pour elle un plus heureux succès sur la seule route qui lui reste encore, celle de l’usage pratique. » C’est cet usage que Kant va maintenant examiner. Il intitule ce nouveau chapitre de la méthodologie Canon de la raison pure, parce que l’usage pratique qu’il y considère nous fournit un organe, un instrument positif de connaissances qu’on ne pouvait demander à l’usage spéculatif.

Que l’ordre moral fournit à la raison pure un organe (un canon) que ne peut lui donner l’ordre spéculatif.

Mais qu’est-ce que cet ordre pratique auquel Kant s’adresse maintenant ? J’appelle pratique, dit-il (p. 361), tout ce qui est possible par la liberté. » L’ordre pratique est donc celui que fonde ou que détermine la liberté. C’est, en d’autres termes, l’ordre moral. Car la liberté n’est autre chose que la faculté qu’a l’homme de se soustraire à l’empire de la nature, c’est-à-dire des impulsions sensibles, pour obéir à des lois purement rationnelles et absolument impératives, en un mot aux lois morales. Ces lois, qui n’expriment plus simplement, comme les lois naturelles, ce qui est, mais ce qui doit être, ce que nous devons faire, sont les lois mêmes de la liberté ; seules elles appartiennent à l’usage pratique de la raison pure. Celles qui se fondent sur la considération de notre bonheur ou qui se rapportent uniquement à ce qu’on nomme la prudence, celles-là ne sont pas des produits de la raison pure ; elles ne sont donc pas des lois objectives de la liberté, ou des lois pratiques, dans le sens absolu de ce mot. Seules les lois morales ont ce caractère ; seules elles nous élèvent au-dessus du règne de la nature.

Voilà le point fixe et inébranlable, le quid inconcussum sur lequel Kant s’appuie pour résoudre les questions que la raison spéculative avait laissées pour lui sans réponse, et qui forment le but final où elle tend, c’est-à-dire, outre la liberté de la volonté, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Au point de vue de l’intérêt purement spéculatif de la raison, ces trois objets n’avaient pas une grande importance, car ils n’ont pas pour la raison spéculative d’usage immanent, c’est-à-dire applicable aux objets de l’expérience et par conséquent utile pour nous de quelque façon ; mais il n’en est plus de même au point de vue de l’intérêt pratique : ils ont ici une importance telle que, sans eux, l’ordre moral ne saurait subsister. C’est ce que Kant entreprend de montrer (en attendant la Critique de la raison pratique) dans le chapitre que nous analysons en ce moment, particulièrement dans la seconde section, qui a pour titre : De l’idéal du souverain bien comme principe servant à déterminer le but final de la raison pure.

Tout l’intérêt, soit spéculatif, soit pratique, de la raison porte sur les trois points suivants : 1° Que puis-je savoir ? 2° Que dois-je faire ? 3° Qu’ai-je à espérer ? Or, en ce qui concerne la première question, la critique de la raison pure nous a laissés tout aussi éloignés des deux grandes fins auxquelles tendent proprement tous les efforts de la raison pure, Dieu et l’immortalité de l’âme, que si l’on avait dès le début renoncé à ce travail par paresse : « Si donc, conclut Kant (p. 366), c’est du savoir qu’il s’agit, il est du moins sûr et décidé que, sur ces deux problèmes, nous ne l’aurons jamais en partage. » Mais la seconde question, qui est purement pratique, et qui, bien que relevant de la raison pure, n’est plus transcendentale, mais morale, nous conduit à une solution de la troisième, qui met fin à cette incertitude théorique et nous ramène aux objets sur lesquels nous n’avions pu énoncer aucune affirmation.

Conséquences résultant des lois morales relativement à l’existence de Dieu et de la vie future.

Les lois morales, en effet, qui commandent ce que je dois faire ou ne pas faire indépendamment de tout mobile empirique, et par conséquent de toute considération de bonheur, ces lois, dont le jugement moral de tout homme suffit à prouver l’existence, nous transportent dans un monde intelligible auquel elles donnent une valeur objective qu’il ne pouvait avoir aux yeux de la raison spéculative, et nous permettent ainsi d’affirmer ce que celle-ci avait laissé douteux : Dieu et la vie future.

En effet, elles nous ordonnent de faire ce qui seul peut nous rendre dignes d’être heureux ; et, comme elles sont nécessaires aux yeux de la raison pratique, il est nécessaire aussi d’admettre, dans l’ordre spéculatif, que chacun a sujet d’espérer le bonheur dans la mesure où il s’en est rendu digne par sa conduite, et que, par conséquent, le système du bonheur est inséparablement lié à celui de la moralité. Or cette harmonie nécessaire de la moralité et du bonheur, qui constitue le souverain bien, ne peut être un effet naturel de nos actions ; car, pour que les êtres raisonnables fussent eux-mêmes les auteurs de leur bonheur et de celui des autres, et que la moralité se récompensât ainsi elle-même, il faudrait au moins que chacun fit son devoir. Si donc elle ne peut résulter du cours même de la nature des choses, il faut bien admettre une raison suprême capable de la produire, et qui, réalisant en lui-même l’idéal du souverain bien, réalise aussi dans le monde celui que nous concevons comme le but suprême de notre activité morale : l’harmonie de la moralité et du bonheur. Par la même raison nous devons admettre une vie future où s’accomplisse cette harmonie que ne comporte pas le monde actuel. « Dieu et une vie future, conclut Kant (p. 371), sont donc, suivant les principes de la raison, deux suppositions inséparables de l’obligation que cette même raison nous impose. » Sans elles les lois morales elles-mêmes s’évanouiraient comme des chimères, puisque la conséquence nécessaire que la raison y attache deviendrait dans ce cas impossible. » Kant développe la même idée un peu plus loin : « Il est nécessaire, dit-il (p. 372), que toute notre manière de vivre soit subordonnée à des lois morales ; mais il est en même temps impossible que cela ait lieu, si la raison ne joint pas à la loi morale, qui n’est qu’une idée, une cause efficiente qui détermine, d’après notre conduite par rapport à cette loi, un dénouement correspondant exactement, soit dans cette vie, soit dans une autre, à nos fins les plus hautes. Sans un Dieu et sans un monde qui n’est pas maintenant visible pour nous, mais que nous espérons, les magnifiques idées de la moralité peuvent bien être des objets d’approbation et d’admiration mais ce ne sont pas des mobiles d’intention et d’exécution, parce qu’elles n’atteignent pas tout ce but, naturel à tout être raisonnable, qui est déterminé à priori par cette même raison pure et qui est nécessaire. » Kant n’en maintient pas moins le caractère essentiellement désintéressé de la moralité : l’intention ne serait plus morale et par conséquent elle ne serait plus digne de bonheur, si elle était déterminée par la perspective du bonheur ; mais, comme ces deux éléments, la moralité et le bonheur, doivent être, aux yeux de la raison, nécessairement liés, s’il fallait regarder l’idée de cette harmonie comme chimérique, l’idée même de la loi morale, à laquelle elle est indissolublement unie, s’évanouirait à son tour comme une idée fantastique.

C’est ainsi que Kant comble, au moyen de la théologie morale, les lacunes de la théologie spéculative, transcendentale ou naturelle : celle-ci ne pouvait déterminer l’idée de l’être suprême et en certifier la vérité ; celle-là nous conduit infailliblement à le concevoir comme une volonté unique et souveraine, dont elle assure la réalité objective en la rattachant indissolublement à la loi morale. Cette volonté doit être une, car comment trouver en diverses volontés cette parfaite unité de fins qu’exige le souverain bien, et, ajoute Kant (p. 374), « elle doit être toute puissante, afin que toute la nature et son rapport à la moralité dans le monde lui soient soumis ; omnisciente, afin de connaître le fond des intentions et leur valeur morale ; présente partout, afin de pouvoir prêter immédiatement l’assistance que réclame le souverain bien du monde ; éternelle, afin que cette harmonie de la nature et de la liberté ne fasse défaut en aucun temps, etc. » La théologie morale ainsi fondée fonde à son tour la théologie physique et la théologie transcendentale. L’investigation de la nature reçoit par là, en effet, une direction qu’elle ne pouvait prendre d’elle-même : elle suit la forme d’un système de fins que lui fournit l’usage moral, et d’après laquelle nous nous représentons le monde comme résultant d’une idée, et elle devient ainsi une véritable théologie physique. Et comme la finalité de la nature se trouve ramenée de la sorte à des principes qui doivent être inséparablement liés à priori à la possibilité interne des choses, nous revenons ainsi à la théologie transcendentale, qui fait de l’idéal de la souveraine perfection ontologique le principe de l’unité des lois du monde.

Cette marche de la raison est confirmée, suivant Kant, par l’histoire de l’esprit humain. « Avant, dit-il (p. 376), que les concepts moraux eussent été suffisamment épurés et déterminés et que l’unité systématique des fins eût été envisagée suivant ces concepts et d’après des principes nécessaires, la connaissance de la nature et même la culture de la raison, poussée à un remarquable degré dans beaucoup d’autres sciences, ou ne purent produire que des concepts grossiers et vagues de la divinité, ou laissèrent les hommes dans une étonnante indifférence sur cette question en général. Une plus grande élaboration des idées morales, nécessairement amenée par la loi morale infiniment pure de notre religion, rendit la raison plus pénétrante à l’endroit de cet objet par l’intérêt qu’elle l’obligea à y prendre ; et, sans que ni des connaissances naturelles plus étendues, ni des vues transcendentales exactes et positives (de pareilles vues ont manqué en tout temps) y aient contribué, ces idées produisirent un concept de la nature divine, que nous tenons maintenant pour le vrai, non parce que la raison spéculative nous en convainc, mais parce qu’il s’accorde parfaitement avec les principes moraux de la raison. »

Ainsi Kant revient par la morale à la théologie ou à la religion, et trouve dans la première le fondement de la seconde. Il ne pense pas que celle-ci puisse être séparée de celle-là ; mais qu’on y prenne bien garde : tout en rattachant la loi morale à une volonté suprême, il prétend bien n’en pas faire un acte arbitraire de cette volonté ; car nous n’allons pas de l’idée de cette volonté, qui nous est d’ailleurs absolument inaccessible, à celle de cette loi, mais au contraire de l’idée de cette loi à celle de cette volonté. En d’autres termes, suivant les expressions mêmes de Kant (p. 278), que je cite textuellement, parce qu’elles caractérisent bien le lien qu’il établit entre la morale et la religion : « Nous ne tenons pas nos actions pour obligatoires, parce qu’elles sont des commandements de Dieu, mais nous les regardons comme des commandements divins, parce que nous y sommes intérieurement obligés. » Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons faire un usage convenable de la théologie morale : nous nous en servons ainsi pour remplir notre destination dans le monde en prenant notre place dans le système des fins ; autrement nous nous jetons dans un mysticisme où le fil de la raison nous échappe et où nous nous égarons en de vaines et dangereuses spéculations.

Pour bien marquer la nature de l’état intellectuel où nous devons nous placer ici, Kant analyse les divers états de l’esprit par rapport à la vérité ou à ce que nous tenons pour la vérité, l’opinion, le savoir et la foi. C’est l’objet de la troisième section du chapitre que nous analysons en ce moment.

Ces trois états de l’esprit marquent les trois degrés suivant lesquels nous pouvons tenir quelque chose pour vrai. Lorsqu’un jugement, loin de se fonder sur des principes objectifs suffisants, s’est pas même déterminé par des causes subjectives qui nous paraissent suffisantes, il n’est alors qu’une simple opinion. Lorsque le jugement nous paraît subjectivement suffisant, mais que nous le tenons en même temps pour objectivement insuffisant, c’est-à-dire quand nous croyons avoir des motifs suffisants pour l’admettre, mais sans pouvoir le démontrer par des raisons objectives, il porte alors le nom de croyance ou de foi. Enfin quand il est suffisant à tous les points de vue, subjectivement et objectivement, il s’appelle savoir. Le savoir équivaut à la certitude.

De l’opinion.

L’opinion, sous peine de n’être qu’un vain jeu de l’imagination, une fiction arbitraire, doit toujours s’appuyer sur le savoir ; mais elle n’est jamais permise dans les jugements qui viennent de la raison pure ou dans les sciences qui, reposant uniquement sur des jugements universels et nécessaires, et par conséquent à priori, impliquent une entière certitude. « Aussi est-il absurde, dit Kant (p. 381), de parler d’opinion dans les mathématiques pures : là il faut ou savoir, ou s’abstenir de tout jugement. Il en est de même dans les principes de la moralité : on ne doit pas risquer une action sur la simple opinion que quelque chose est permis, mais il faut le savoir. »

De la foi ou croyance.

Quant à la foi ou à la croyance, c’est-à-dire à ces jugements que nous croyons devoir admettre, bien que nous les sentions objectivement insuffisants, elle n’est en général de mise qu’au point de vue pratique, c’est-à-dire au point de vue de l’action, laquelle peut se rapporter soit à l’utilité, soit à la moralité.

Foi pragmatique.

Dans le second cas, on a la foi morale, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure ; dans le premier, ce que Kant appelle une foi pragmatique, c’est-à-dire une foi que l’on admet accidentellement comme servant de fondement aux moyens à employer en vue d’une certaine fin particulière. Ainsi, pour nous servir de l’exemple employé ici par Kant, il faut qu’un médecin fasse quelque chose pour un malade qui est en danger, mais dont il ne connaît pas la maladie : après avoir examiné les phénomènes, il juge, mais sans en être parfaitement sûr, que cette maladie est une phthisie, et il agit en conséquence. Sa croyance, même pour son propre jugement, est purement accidentelle. Souvent, il est vrai, en pareil cas, on s’exprime avec autant d’assurance que si l’on était fermement convaincu ; mais il y a une excellente pierre de touche pour éprouver ce genre de foi et en reconnaître le degré : c’est le pari. Tel, en effet, risquera bien un ducat ; mais, s’il s’agit de dix, il commencera à s’apercevoir qu’il, pourrait bien s’être trompé.

Foi doctrinale.

Mais, s’il est vrai qu’en général la foi se rapporte à la pratique, il faut aussi reconnaître, même dans l’ordre théorétique ou spéculatif, quelque chose d’analogue à quoi convient aussi le nom de foi ou de croyance, et que Kant désigne sous le nom de foi doctrinale. Ainsi ce n’est pas une simple opinion qui me fait dire qu’il y a aussi des habitants dans les autres mondes, mais j’ai à cet égard une très-ferme croyance, et, s’il était possible de décider la chose par quelque expérience, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins des planètes que nous voyons est habitée. Kant rattache à cette espèce de foi la croyance à l’existence de Dieu et même à la vie future. Il n’admet pourtant pas, comme on l’a vu plus haut et comme il le rappelle ici même, qu’il y ait sur ces deux points matière à de légitimes hypothèses : cette expression donnerait à entendre que nous avons de la nature d’une cause du monde et d’une autre vie un concept que nous pouvons réellement montrer ; mais, comme l’idée d’une intelligence suprême qui a tout ordonné suivant les fins les plus sages a l’avantage de nous fournir un fil conducteur dans l’investigation de la nature, qu’ainsi il n’est pas sans utilité d’admettre une telle cause du monde, et qu’on ne saurait d’ailleurs rien alléguer de décisif contre cette supposition, celle-ci est plus qu’une simple opinion : elle mérite le nom de croyance ou de foi. Seulement cette foi purement doctrinale a toujours quelque chose de vacillant : « On en est souvent éloigné par les difficultés qui se présentent dans la spéculation, bien que l’on y revienne toujours infailliblement (pag. 385). »

Foi morale.

Il n’en est plus de même de la foi morale, à laquelle nous voici ramenés. « C’est, dit Kant (ibid.), qu’il est en ce cas absolument nécessaire que quelque chose soit fait, c’est-à-dire que j’obéisse de tous points à la loi morale. Le but est ici indispensablement fixé, et il n’y a, suivant toutes mes lumières, qu’une seule condition qui permette à ce but de s’accorder avec toutes les fins réunies, et lui donne ainsi une valeur pratique : c’est qu’il y ait un Dieu et une vie future ; je suis très-sûr aussi que personne ne connaît d’autres conditions conduisant à la même unité de fins sans la loi morale. Si donc le précepte moral est en même temps ma maxime (comme ma raison ordonne qu’il le soit), je croirai inévitablement à l’existence de Dieu et à une vie future, et je suis certain que rien ne peut faire chanceler cette croyance, puisque cela renverserait mes principes moraux mêmes, auxquels je ne saurais renoncer sans me rendre méprisable à mes propres yeux. » Ce n’est là toujours qu’une croyance, non un savoir : « personne, dit Kant (p. 386), ne peut se vanter de savoir qu’il y a un Dieu et une vie future, car, s’il le sait, il est précisément l’homme que je cherche depuis longtemps » ; mais c’est une croyance aussi indéracinable que le sentiment moral auquel elle est indissolublement unie : « je ne cours pas plus risque de perdre cette foi que je ne crains de me voir jamais dépouillé de ce sentiment. » Dira-t-on qu’elle se fonde sur la supposition de sentiments moraux qui peuvent ne pas exister au même degré chez tous les hommes ; Kant répond que tout être raisonnable prend nécessairement un certain intérêt à la moralité, bien que cet intérêt ne soit pas toujours sans partage et qu’il n’ait pas toujours la prédominance dans la pratique, et que la question est d’affermir et de développer en nous ce sentiment par le moyen de l’éducation. « Si, dit-il admirablement (p. 387), vous ne prenez pas soin dès le début, ou au moins à moitié chemin, de rendre les hommes bons, vous n’en ferez jamais des hommes sincèrement croyants. »

Architectonique de la raison pure.

Pour achever l’œuvre de la critique de la raison pure, il ne reste plus qu’à esquisser l’architectonique de tout l’ensemble de la connaissance provenant de cette faculté, c’est-à-dire à donner à cet ensemble la forme d’un système où l’unité du tout et le rapport des parties entre elles et avec le tout soient si exactement déterminés qu’aucune de ces parties ne puisse échapper et aucune autre y être ajoutée arbitrairement, c’est-à-dire en un mot une forme vraiment scientifique. C’est là, en effet, en général le caractère de toute connaissance scientifique ; « Sous le gouvernement de la raison (p. 389), nos connaissances ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. » Il faut bien distinguer d’abord la connaissance vraiment rationnelle ou celle qui se fait par principes (cognitio ex principiis) de la connaissance historique, ou de celle qui résulte de simples données acquises par voie de transmission (cognitio ex datis). Une connaissance, quelle qu’en puisse être l’origine, est historique chez celui qui la possède, quand il ne sait rien de plus que ce qui lui a été transmis du dehors. Ainsi » celui qui a appris un système de philosophie, par exemple celui de Wolf, eût-il dans la tête tous les principes, toutes les définitions et toutes les démonstrations, ainsi que la division de toute la doctrine, et fût-il en état d’en compter toutes les parties sur ses doigts, celui-là n’en a encore qu’une connaissance historique : il ne sait et ne juge que d’après ce qui lui a été donné. Contestez-lui une définition, il ne saura plus où en prendre une autre. Il s’est formé sur une raison étrangère, mais la faculté d’imitation n’est pas la faculté d’invention ; c’est-à-dire que la connaissance n’est pas résultée chez lui de la raison, et que, bien qu’elle soit sans doute, objectivement, une connaissance rationnelle, elle n’est toujours, subjectivement, qu’une connaissance historique. Il l’a bien reçue et bien retenue, c’est-à-dire bien apprise, et il n’est que la statue de plâtre d’un homme vivant (p. 393). » Pour qu’une connaissance objectivement rationnelle le devienne aussi subjectivement, il faut que nous la puisions directement aux sources générales de la raison, en un mot qui nous la tirions des principes mêmes.

Or la connaissance rationnelle, ainsi considérée, est double suivant qu’elle a lieu par concepts ou par construction des concepts ; on a, dans le premier cas, la connaissance philosophique, et, dans le second, la connaissance mathématique. Cette distinction a été trop longuement exposée plus haut pour qu’il y ait besoin d’y insister ici. Kant fait seulement remarquer que, comme la connaissance mathématique ne peut être puisée qu’aux sources mêmes de la raison, et qu’elle exclut par sa nature toute illusion et toute erreur, cette connaissance peut être apprise sans perdre son caractère, tandis qu’il n’en est pas de même de la connaissance philosophique : « en ce qui concerne celle-ci, dit-il (p. 394), on ne peut apprendre tout au plus qu’à philosopher. » Objet de la philosophie.

La philosophie, de laquelle seule il s’agit ici, doit être envisagée sous deux points de vue : au point de vue de la perfection logique de la connaissance dont elle représente le système, et au point de vue du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine. C’est ce dernier point de vue qu’indique le sens antique du mot philosophie et qui fait du philosophe une sorte de type, de modèle qui n’existe qu’en idée et que par conséquent nul ne peut se flatter de réaliser. Nous concevons, en effet, au-dessus de tous ces artistes de la raison qui s’appellent le mathématicien, le physicien, le logicien, etc., un maître en idéal, qui n’est plus seulement un artiste de la raison humaine, mais qui en est le législateur, et qui, à ce titre, se sert des premiers comme d’instruments pour aider aux fins essentielles de cette raison. Seulement ce maître n’est lui-même qu’un idéal, qu’aucun philosophe, si grand qu’il soit, ne peut se vanter d’atteindre. Ce serait peine perdue que de le chercher quelque part ; mais, s’il n’existe nulle part, l’idée de cette législation de la raison humaine dont il est comme la personnification idéale se trouve partout, et c’est cette idée qu’il s’agit de déterminer.

Division de la philosophie en deux grandes branches.

La législation de la raison humaine, ou la philosophie, qui en est la science, a deux objets : la nature et la liberté. De là deux branches dans la philosophie, dont la première, la philosophie de la nature, s’étend à tout ce qui est, et la seconde, la philosophie morale, à tout ce qui doit être. Et comme cette dernière branche est celle qui doit donner à la vie humaine sa direction, et qu’elle l’emporte par là sur toute autre acquisition de la raison, on s’explique comment, sous le nom de philosophe, les anciens entendaient en même temps et surtout le moraliste, et comment aujourd’hui même la seule apparence de la domination de soi-même par la raison suffit pour faire nommer philosophe une personne d’un savoir d’ailleurs borné.

Division de chacune de ces deux branches en philosophie empirique et philosophie pure.

Dans chacun de ces deux systèmes qu’embrasse la philosophie, celle-ci peut, ou bien s’occuper exclusivement de la connaissance qui dérive de la raison pure, abstraction faite de toute donnée empirique, ou bien étudier la connaissance telle qu’elle résulte des données de l’expérience sous la direction des principes de la raison. Dans ce cas, on a la philosophie empirique ; dans le premier, la philosophie pure. Division de la philosophie pure en critique et science ou métaphysiques.

Celle-ci a deux parties : la première, qui est préparatoire, ou comme dit Kant, une propédeutique (un exercice préliminaire), étudie la faculté même de la raison par rapport à toute la connaissance pure à priori, c’est la critique (c’est à cette partie qu’est consacré l’ouvrage que nous analysons en ce moment) ; la seconde, qui est la science dont la première n’a été que l’exercice préparatoire, est le système de la raison pure, embrassant tout son ensemble. C’est cette dernière qu’on désigne ordinairement sous le nom de métaphysique, Kant ajoute qu’on peut entendre ce mot d’une manière plus générale en l’appliquant à toute la philosophie pure, à la critique aussi bien qu’au système de la raison pure, et en opposant en ce sens la métaphysique aux mathématiques d’une part et à la philosophie empirique de l’autre ; mais il le prend ici dans le sens plus restreint qu’il vient d’indiquer.

Nature et division de la métaphysique.

La métaphysique à son tour, suivant la distinction déjà indiquée entre la nature et la liberté, se divise en deux branches, la métaphysique de la nature, qui correspond à la raison spéculative, et la métaphysique des mœurs, qui correspond à la raison pratique, mais fait abstraction de toute condition empirique, ou de tout élément anthropologique, et est ainsi la morale pure. Kant reconnaît que le mot métaphysique est ordinairement réservé à la première de ces deux sciences, mais il pense qu’il convient aussi de l’appliquer à la seconde, qui est également une science pure. Mais, comme c’est de la raison spéculative qu’il s’agit ici, il laisse de côté cette dernière branche de la métaphysique pour ne considérer que la première.

Suivant lui, l’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison humaine ; mais, ajoute-t-il (p. 398), « il faut avouer que la distinction des deux éléments de notre connaissance, dont l’un est en notre pouvoir tout à fait à priori, tandis que l’autre ne peut être tiré qu’à posteriori de l’expérience, est toujours demeurée très-obscure, même chez les penseurs de profession, et qu’ainsi on n’a jamais bien pu déterminer la limite d’une espèce particulière de connaissances, et par conséquent la véritable idée d’une science qui a si longtemps et si fort occupé la raison humaine. » Tout le développement de cette pensée mérite d’être cité textuellement : « Quand on disait : la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine, on ne désignait point une espèce particulière de principes, mais seulement un degré plus élevé de généralité, et l’on ne pouvait les distinguer nettement par là des principes empiriques ; car, même parmi ceux-ci, il y en a quelques-uns qui sont plus généraux et par conséquent plus élevés que d’autres, et dans la série d’une telle hiérarchie (où l’on ne distingue pas ce qui est tout à fait à priori de ce qui ne peut être connu qu’à posteriori), où tracer la ligne qui sépare la première partie de la dernière, et les membres supérieurs des inférieurs ? Que dirait-on si la chronologie ne pouvait désigner les époques du monde qu’en les partageant en premiers siècles et en siècles suivants ? On pourrait demander si le cinquième, si le dixième siècle, etc., font aussi partie des premiers. Je demande de même : l’idée de l’étendue appartient-elle à la métaphysique ? Oui, répondez-vous ! Eh bien, et celle du corps aussi ? Oui. Et celle du corps fluide ? Vous êtes étonnés, car si cela continue ainsi, tout appartiendra à la métaphysique. On voit par là que le seul degré de subordination (le particulier sous le général) ne peut déterminer les limites d’une science, mais qu’il nous faut ici une distinction radicale, une distinction d’origine. Mais ce qui obscurcissait encore d’un autre côté l’idée fondamentale de la métaphysique, c’était la ressemblance qu’elle a, comme connaissance à priori, avec les mathématiques. Cette ressemblance indique bien une certaine parenté entre les deux sciences, en tant qu’elles ont toutes deux une origine à priori ; mais, pour ce qui est du mode de connaissance qui, dans l’une, a lieu par concepts, tandis que, dans l’autre, il se fait simplement par la construction des concepts, il établit entre elles une différence si absolue qu’on l’a toujours sentie en quelque sorte, bien qu’on n’ait pu la ramener à des critériums évidents. De là il est arrivé que les philosophes mêmes, ayant échoué dans la définition de leur science, ne purent donner à leurs travaux un but déterminé et une direction sûre, et qu’avec un plan si arbitrairement tracé, ignorant le chemin qu’ils avaient à prendre, et toujours en désaccord sur les découvertes que chacun d’eux pensait avoir faites, ils rendirent leur science méprisable aux autres et finirent par la mépriser eux-mêmes. » La critique indique le remède à ce double inconvénient et par suite au discrédit qui en est résulté, en distinguant nettement, d’une part, les éléments à priori de la connaissance de ses éléments à posteriori ; et d’autre part, la connaissance philosophique de la connaissance mathématique. La sphère de la métaphysique est maintenant parfaitement déterminée.

Il y a d’abord une première division à y établir, suivant qu’elle est simplement le système des concepts et des principes se rapportant à des objets en général, ou qu’elle se rapporte à l’ensemble des objets donnés, en un mot à la nature. Dans le premier cas, elle s’appelle ontologie. Dans le second, elle peut être désignée sous le nom de physiologie rationnelle, et elle se subdivise alors en physique rationnelle et psychologie rationnelle, suivant qu’elle se rapporte à la nature corporelle, objet des sens externes, ou à la nature pensante, objet du sens intime.

Ce n’est pas tout encore : comme à son tour la nature ou l’ensemble des objets de l’expérience peut être considéré suivant une liaison de ces objets qui dépasse toute expérience possible, et que cette liaison peut être tirée de la conception même de l’univers, ou être rattachée à celle d’un être élevé au-dessus de l’univers, ou aura ainsi d’une part la cosmologie rationnelle, et de l’autre, la théologie rationnelle.

Ainsi 1° ontologie, 2° physiologie rationnelle (comprenant la physique rationnelle et la psychologie rationnelle), 3° cosmologie rationnelle, 4° théologie rationnelle ; telles sont les quatre parties principales dont se compose tout le système de la métaphysique.

Mais, peut-on demander, comment est-il possible de connaître la nature des choses par des principes à priori, et d’arriver ainsi à une physiologie rationnelle ? La réponse à cette question est contenue dans toute la critique de la raison pure. Kant se borne ici à faire remarquer que, dans cette science métaphysique, on ne doit prendre de l’expérience que tout juste ce qui est nécessaire pour avoir un objet, et, cet objet une fois donné, faire abstraction de tout principe empirique qui pourrait servir k porter un jugement sur sa nature.

Une autre question se présente : « où se placera désormais, demande Kant (p. 403), la psychologie empirique, qui a toujours eu jusqu’ici sa place dans la métaphysique, et dont, de notre

temps, on a attendu de si grandes choses pour l’éclaircissement de cette science, après avoir perdu l’espoir de rien faire de bon à priori ? » Il répond qu’elle doit être entièrement bannie de la métaphysique, ou tout au plus n’y être admise que comme étrangère et temporairement, jusqu’à ce qu’elle ait pu établir son domicile propre dans une vaste anthropologie formant le pendant de la physique empirique, avec laquelle elle constitue la philosophie appliquée. Celle-ci est sans doute liée à la philosophie pure qui en contient les principes à priori, mais elle ne doit pas être confondue avec elle.

Telle est l’idée générale que Kant se fait de la métaphysique. Il espère, en lui donnant pour base la critique de la raison pure et en la faisant rentrer dans ses limites, la relever du discrédit où « elle est tombée, parce qu’après lui avoir demandé plus qu’il n’était juste de le faire, et s’être longtemps bercé des plus belles espérances, on s’est vu trompé dans son attente. On a pu la mépriser en la jugeant d’après des effets accidentels, au lieu de la juger d’après sa nature ; mais « on y reviendra toujours, dit Kant (p. 304), comme à une amie avec laquelle on s’était brouillé, parce que, comme il s’agit de fins essentielles, la raison doit travailler infatigablement soit à l’acquisition de vues solides, soit au renversement de celles qu’on s’est faites antérieurement. D’ailleurs, même en laissant de côté son influence, comme science, sur certaines fins déterminées, elle est le complément nécessaire de toute culture de la raison humaine. Sans doute, comme simple spéculation, elle sert plutôt à prévenir les erreurs qu’à étendre nos connaissances, mais cela ne lui ôte rien de sa valeur et lui donne plutôt de la dignité et de la considération au moyen de la censure qui maintient l’ordre, la concorde générale, et même le bon état de toute la république scientifique, et qui empêche des travaux hardis et féconds de se détourner de la fin capitale, le bonheur universel (p. 405). »

Histoire de la raison pure.

Resterait, pour compléter la méthodologie, à esquisser l’histoire de la raison pure ; mais le chapitre auquel Kant donne ce titre et qui est le dernier de son ouvrage, est plutôt destiné à marquer une lacune dans le système qu’à la remplir. Notre philosophe se borne, à jeter un coup d’œil sur l’ensemble des travaux qu’a accomplis jusqu’ici la raison pure, et qui, dit-il (p. 406), représentent sans doute un édifice, mais un édifice en ruines.

Il constate d’abord comme un fait assez remarquable que, dans l’enfance de la philosophie, les hommes ont commencé par où nous finirions plutôt maintenant, c’est-à-dire par l’étude de la connaissance de Dieu et de la nature d’un autre monde. « Quelque grossières, dit-il (p. 406), que fussent les idées religieuses introduites par les anciens usages que les peuples avaient conservés de leur état de barbarie, cela n’empêcha pas la partie la plus éclairée de se livrer à de libres recherches sur ce sujet, et l’on comprit aisément qu’il ne peut y avoir de manière plus solide et plus certaine de plaire à la puissance invisible qui gouverne le monde et d’être ainsi heureux, au moins dans une autre vie, que la bonne conduite. La théologie et la morale furent donc les deux mobiles ou plutôt les deux points d’aboutissement pour toutes les recherches auxquelles on ne cessa de se livrer par la suite. Toutefois la première fut proprement ce qui engagea peu à peu la raison purement spéculative dans une œuvre qui devint plus tard si célèbre sous le nom de métaphysique. »

Sans vouloir suivre l’histoire de la métaphysique dans ses révolutions successives, Kant signale le triple but en vue duquel elles eurent lieu.

C’est d’abord le point de vue de l’objet. À ce point de vue, les uns furent sensualistes, comme Épicure ; les autres, intellectualistes, comme Platon. « Les premiers, dit Kant (p. 407), affirmaient qu’il n’y a de réalité que dans les objets des sens, que tout le reste est imagination ; les seconds au contraire disaient qu’il n’y a dans les sens rien qu’apparence, que l’entendement seul connaît le vrai. Les premiers ne refusaient pas pour cela de la réalité aux concepts de l’entendement, mais cette réalité n’était pour eux que logique, tandis qu’elle était mystique pour les autres. Ceux-là accordaient des concepts intellectuels, mais ils n’admettaient que des objets sensibles. Ceux-ci voulaient que les vrais objets fussent purement intelligibles, et admettaient une intuition de l’entendement pur se produisant sans le secours d’aucun sens, mais seulement, suivant eux, d’une manière confuse. »

C’est ensuite le point de vue de l’origine des connaissances rationnelles. Deux écoles sont encore ici en présence : celle des empiristes, qui prétendent que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience, et celle des noologistes, qui pensent que certaines dérivent d’une source supérieure à l’expérience, Aristote peut être considéré comme le chef des premiers, et Platon, celui des seconds. Dans les temps modernes, Leibnitz a suivi ce dernier, et Locke, le premier ; mais ni l’un ni l’autre n’ont pu arriver à rien décider dans ce débat, et Locke s’est montré peu conséquent : car « après avoir dérivé de l’expérience tous les concepts et tous les principes, il en poussa l’usage jusqu’au point d’affirmer que l’on peut démontrer l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme aussi évidemment qu’aucun théorème mathématique (bien que ces deux objets soient placés tout à fait en dehors des limites de l’expérience possible). »

Enfin, reste le point de vue de la méthode. À ce point de vue, il y a d’abord ceux qui veulent suivre la méthode naturelle, ou, comme Kant les appelle, les naturalistes de la raison, qui pensent que par la raison commune sans science ou par le sens commun tout seul on réussit beaucoup mieux que par la spéculation scientifique dans ces hautes questions de la métaphysique ; mais ceux qui suivent systématiquement cette méthode font preuve d’une grande absurdité, car ils abandonnent précisément tout ce qui est nécessaire pour arriver à une véritable connaissance. Quant à ceux qui reconnaissant la nécessité d’une méthode scientifique, ils se sont divisés jusqu’ici en deux écoles, dont la première a suivi la méthode dogmatique, et la seconde, la méthode sceptique. Wolf, dans les temps modernes, peut être considéré comme le représentant de la première, et David Hume, comme celui de la seconde. Mais il restait une voie intermédiaire : la méthode critique. « Le lecteur, dit Kant (c’est par ces lignes qu’il termine son ouvrage), le lecteur qui a eu la complaisance et la patience de la suivre avec moi, peut juger maintenant si, dans le cas où il lui plairait de concourir à faire de ce sentier une route royale, ce que tant de siècles n’ont pu exécuter, ne pourrait pas être accompli avant la fin de celui-ci, c’est-à-dire si l’on ne pourrait pas satisfaire entièrement la raison humaine dans une matière qui a toujours, mais inutilement jusqu’ici, occupé sa curiosité. »


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Notes de Kant modifier

  1. (1) Je dois rectifier ici ce que j’ai dit dans une note de mon Examen des fondements de la métaphysique des mœurs et de la critique de la raison pratique (p. 2). Ce n’est pas la raison tout entière, la raison pratique comme la raison spéculative, mais seulement cette dernière, que Kant comprend sous le titre de Critique de la raison pure. Il ouvrira bien, chemin faisant, des perspectives sur le domaine de la raison pratique, et (ce qui m’avait trompé) il ne terminera pas son travail sans avoir montré dans cette raison pratique le complément nécessaire de la raison spéculative, comme s’il avait à cœur de réparer tout de suite les lacunes de celle-ci ; mais l’objet propre de la Critique de la raison pure est uniquement, comme Kant le déclare ici expressément, la raison pure spéculative ou théorétique.
  2. (1) Je sais ici le travail substitué par Kant, dans sa seconde édition, à celui que renfermait la première sur le même sujet, et je laisse de côté cette première rédaction de sa pensée. Il serait sans doute intéressant de comparer les deux rédactions et de marquer les différences ; mais cette comparaison prendrait trop de place, et elle n’est pas essentielle : elle ne relèverait pas en effet un changement réel dans le fond même des idées, mais un nouveau développement des mêmes idées. Je me contente donc de renvoyer le lecteur à la traduction que j’ai donnée du premier travail de Kant dans l’appendice placé à la fin du second volume (p. 411-485), lui laissant le soin de le rapprocher du dernier, s’il le juge à propos.
  3. V. la note de la Critique de la raison pratique, p. 145 de ma traduction.
  4. (1) J’ai rédigé ce résumé de manière à en effacer la contradiction manifeste qui se trouve ici dans les termes employés par Kant (v. p. 100 de ma traduction). J’examinerai plus tard si la contradiction n’est pas dans le fond même de la doctrine, ce qui expliquerait comment elle se traduit ainsi jusque dans la forme ; mais il convient ici de présenter la pensée de Kant dans les termes les plus propres à la faire, je ne dis pas accepter, mais comprendre.
  5. (1) Voici la différence que Kant établit entre ces deux doctrines. « Celui, dit-il (p. 219), qui n’admet qu’une théologie transcendentale s’appelle un déiste, et celui qui admet aussi une théologie naturelle, un théiste. Le premier accorde que nous pouvons en tous cas connaître par la raison seule l’existence d’un être premier, mais il croit que le concept que nous en avons est purement transcendental, c’est-à-dire que nous le ne concevons que comme un être ayant toute réalité, mais sans pouvoir le déterminer avec plus de précision. Le second soutient que la raison est en état de déterminer l’objet d’une manière plus précise par analogie avec la nature, c’est-à-dire comme un être contenant par son entendement et sa volonté le principe de toutes les autres choses. Sous le nom de Dieu, celui-là se représente simplement une cause du monde (en laissant indécise la question de savoir s’il en est la cause par la nécessité de sa nature ou par sa liberté) ; celui-ci se représente un auteur du monde. » — Kant ajoute plus loin (p. 220) : « Comme on est accoutumé d’entendre, sous le concept de Dieu, non pas simplement une créature éternelle agissant aveuglément, mais un être suprême qui doit être l’auteur des choses par son intelligence et sa liberté, et que ce dernier concept est d’ailleurs le seul qui nous intéresse, on pourrait, à la rigueur, refuser au déiste toute croyance en Dieu et ne lui laisser que l’affirmation d’un être premier ou d’une cause suprême. Cependant, comme personne ne doit être accusé de vouloir nier une chose, parce qu’il n’ose l’affirmer, il est plus équitable et plus juste de dire que le déiste croit en un Dieu, mais que le théiste croit en un Dieu vivant (summa intelligentia). »


Notes du traducteur modifier