Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/DIV. 2 Dialectique/Intro/II./C.

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 365-369).
C

De l’usage pur de la raison

Peut-on isoler la raison ? c’est-à-dire est-elle une source propre de concepts et de jugements qui ne viennent que d’elle, et se rapporte-t-elle ainsi à des objets ; ou bien n’est-elle qu’une faculté subalterne, servant à imprimer à des connaissances données une certaine forme, la forme logique, et se bornant à coordonner entre elles les connaissances de l’entendement ou à ramener des règles inférieures à des règles plus élevées (dont la condition renferme dans sa sphère celle des précédentes), autant qu’on le peut faire en les comparant entre elles ? Telle est la question dont nous avons à nous occuper ici préalablement. Dans le fait, la diversité des règles et l’unité des principes, voilà ce qu’exige la raison pour mettre l’entendement parfaitement d’accord avec lui-même, de même que l’entendement soumet à des concepts la diversité des intuitions et par là les relie entre elles. Mais un tel principe ne prescrit point de loi aux objets et il n’explique nullement comment on peut en général les connaître et les déterminer comme tels ; il n’est qu’une loi subjective de cette économie dans l’usage des richesses de notre entendement, qui consiste à en ramener généralement tous les concepts, par la comparaison, au plus petit nombre possible, sans se croire autorisé pour cela à exiger des objets mêmes une unité si bien faite pour la commodité et l’extension de notre entendement et à attribuer à cette maxime une valeur objective. En un mot, la question est de savoir si la raison en soi, c’est-à-dire la raison pure, contient à priori des principes et des règles synthétiques, et en quoi consistent ces principes.

Le procédé formel et logique de la raison dans le raisonnement nous fournit déjà une indication suffisante pour trouver le fondement sur lequel repose le principe transcendental de cette faculté dans la connaissance synthétique que nous devons à la raison pure.

D’abord le raisonnement ne consiste pas à ramener à certaines règles des intuitions (comme fait l’entendement avec ses catégories), mais des concepts et des jugements. Si donc la raison pure se rapporte aussi à des objets, elle n’a point de rapport immédiat avec eux ou avec l’intuition que nous en avons, mais seulement avec l’entendement et ses jugements, lesquels s’appliquent immédiatement aux sens et à leur intuition pour en déterminer l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas celle d’une expérience possible ; elle est essentiellement distincte de celle-ci, qui est l’unité de l’entendement. Le principe qui veut que tout ce qui arrive ait une cause n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il rend possible l’unité de l’expérience, et il n’emprunte rien à la raison, qui, sans ce rapport à une expérience possible, n’aurait pu avec de simples concepts prescrire une unité synthétique de ce genre.

En second lieu, la raison dans son usage logique cherche la condition générale de son jugement (de la conclusion), et le raisonnement n’est lui-même autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale (la majeure). Or, comme cette règle doit être soumise à son tour à la même tentative de la part de la raison, et qu’il faut aussi chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de la condition, et ainsi de suite aussi loin qu’il est possible de remonter, on voit que le principe propre de la raison en général dans son usage logique est de trouver pour la connaissance conditionnelle de l’entendement l’élément inconditionnel qui doit en accomplir l’unité.

Mais cette maxime logique ne peut être un principe de la raison pure, qu’autant qu’on admet qu’avec le conditionnel est donnée aussi (c’est-à-dire contenue dans l’objet et dans sa liaison) toute la série des conditions subordonnées, laquelle, par conséquent, est elle-même inconditionnelle.

Or un tel principe de la raison pure est évidemment synthétique ; car le conditionnel se rapporte bien analytiquement à une condition, mais non pas à l’inconditionnel. Il en doit dériver aussi diverses propositions synthétiques, dont l’entendement pur ne sait rien, puisqu’il n’a affaire qu’à des objets d’expérience possible, dont la connaissance et la synthèse sont toujours conditionnelles. Mais, dès que nous avons réellement atteint l’inconditionnel, nous pouvons l’examiner en particulier dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionnel, et par conséquent il doit donner matière à plusieurs propositions synthétiques à priori.

Les propositions fondamentales qui dérivent de ce principe suprême de la raison pure sont transcendantes par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il est impossible de tirer jamais de ce principe un usage empirique qui lui soit adéquat. Il est donc bien différent de tous les principes de l’entendement (dont l’usage est parfaitement immanent, puisqu’ils n’ont d’autre thème que la possibilité de l’expérience). Ce principe, que la série des conditions (dans la synthèse des phénomènes ou même de la pensée des choses en général) s’élève jusqu’à l’inconditionnel, a-t-il une valeur objective, et quelles sont les conséquences qui en dérivent relativement à l’usage empirique de l’entendement ? Ou ne serait-il pas plus vrai de dire qu’il n’y a aucun principe rationnel de ce genre ayant une valeur objective, mais simplement une prescription logique qui veut qu’en remontant à des conditions toujours plus élevées, nous nous rapprochions de l’intégrité de ces conditions, et que nous portions ainsi notre connaissance à la plus haute unité possible pour nous ? N’est-ce point par l’effet d’un malentendu que nous prenons ce besoin de la raison pour un principe transcendental de la raison pure, imposant témérairement cette intégrité absolue à la série des conditions dans les objets mêmes ? Et s’il en est ainsi, quelles sont les fausses interprétations et les illusions qui peuvent se glisser dans les raisonnements dont la majeure est tirée de la raison pure (et est peut-être plutôt une pétition qu’un postulat), et qui s’élèvent de l’expérience à ses conditions ? Voilà ce que nous avons à examiner dans la dialectique transcendentale, qu’il s’agit maintenant de dériver de ses sources, lesquelles sont profondément cachées dans la raison humaine. Nous la diviserons en deux parties principales, dont la première traitera des concepts transcendants de la raison pure, et la seconde de ses raisonnements transcendants et dialectiques.



Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier