Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/DIV. 2 Dialectique/Intro/II./B.

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 363-365).

B

De l’usage logique de la raison

On fait une distinction entre ce qui est immédiatement connu et ce que nous ne faisons que conclure. Que dans une figure limitée par trois lignes droites, il y ait trois angles, c’est là une connaissance immédiate ; mais que ces angles ensemble soient égaux à deux droits, ce n’est qu’une conclusion. Mais, comme nous avons continuellement besoin de conclure, et que cela devient en nous une habitude, nous unissons par ne plus remarquer cette distinction ; et, ainsi qu’il arrive dans ce qu’on appelle les illusions des sens, nous tenons souvent pour quelque chose d’immédiatement perçu ce qui n’est que conclu. Toute conclusion suppose une proposition qui sert de principe, une autre[ndt 1], qui est tirée de la première, et enfin celle[ndt 2] par laquelle la vérité de la dernière est indissolublement liée à la vérité de la première. Si le jugement conclu est déjà renfermé dans le premier, de telle sorte qu’il puisse en être tiré sans l’intermédiaire d’une troisième idée, la conclusion se nomme alors immédiate (consequentia immediata)[ndt 3] ; j’aimerais mieux l’appeler une conclusion de l’entendement[ndt 4]. Mais si, outre la connaissance qui sert de principe, il est encore besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion, alors c’est une conclusion de la raison ou un raisonnement[ndt 5]. Dans cette proposition : tous les hommes sont mortels, est déjà renfermée cette proposition : quelques hommes sont mortels, ou celle-ci : quelques mortels sont hommes, ou celle-ci encore : nul être immortel n’est homme, et toutes ces propositions sont des conséquences immédiates de la première. Au contraire, cette proposition : tous les savants sont mortels, n’est pas renfermée dans le premier jugement (car l’idée de savant n’y est pas comprise), et elle n’en peut être tirée qu’au moyen d’un jugement intermédiaire.

Dans tout raisonnement, je conçois d’abord une règle (major) au moyen de l’entendement. Ensuite, je subsume une connaissance sous la condition de la règle (minor) au moyen de l’imagination. Enfin je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio) et par conséquent à priori au moyen de la raison. Aussi le rapport que représente la majeure, comme règle, entre une connaissance et sa condition, constitue-t-il diverses espèces de raisonnements. Comme on distingue trois sortes de jugements en considérant la manière dont ils expriment le rapport de la connaissance à l’entendement, il y a aussi trois sortes de raisonnements, savoir : les raisonnements catégoriques, les hypothétiques et les disjonctifs.

Si, comme il arrive ordinairement, la conclusion se présente sous la forme d’un jugement, je veux savoir si ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés, par lesquels un tout autre objet est conçu, et pour cela je cherche dans l’entendement l’assertion de cette conclusion, afin de voir si elle ne rentre pas sous certaines conditions et sous une règle générale fixée par lui. Si je trouve la condition que je cherche et que l’objet de la conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée, cette conclusion est alors tirée d’une règle qui s’applique aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit que la raison dans le raisonnement cherche à ramener à un très-petit nombre de principes (de conditions générales) la grande variété des connaissances de l’entendement et à y opérer ainsi la plus haute unité.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. Die Folgerung.
  2. Schlussfolge (Consequenz). La distinction faite par Kant entre cette expression et la précédente est intraduisible en français. On ne saurait la rendre par les mots conclusion et conséquence, qui sont tout à fait synonymes. J. B.
  3. Pour accorder ceci avec ce qui précède, il faut consulter la Logique de Kant (§ 44). Il y remarque que les conclusions immédiates supposent bien elles-mêmes un jugement intermédiaire, mais que ce jugement est une proposition tautologique. J. B.
  4. Verstandesschluss.
  5. Vernunftschluss.