Critique de la raison pratique (trad. Barni)/Préface








PRÉFACE.


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Pourquoi cette critique n’est-elle pas intitulée critique de la raison pure pratique, mais simplement critique de la raison pratique en général, quoique le parallélisme de la raison pratique avec la spéculative semble exiger le premier titre, c’est une question à laquelle cet ouvrage répond suffisamment. Son objet est seulement de montrer qu’il y a une raison pure pratique, et c’est dans ce but qu’il critique toute la puissance pratique de la raison. S’il réussit, il n’a pas besoin de critiquer la puissance pure elle-même, pour voir si, en s’attribuant une telle puissance, la raison ne transgresse pas ses limites par une vaine présomption (comme il arrive à la raison spéculative). Car, si elle est réellement pratique, en tant que raison pure, elle prouve, par le fait même, sa réalité et celle de ses concepts, et il n’y a pas de sophisme qui puisse rendre douteuse la possibilité de son existence.

Avec cette faculté se trouve aussi désormais assurée la liberté transcendentale, et cela dans le sens absolu que lui donnait la raison spéculative, pour échapper à l’antinomie où elle tombe inévitablement, dans l’usage qu’elle fait du concept de la causalité, lorsque, dans la série de la liaison causale, elle veut concevoir l’inconditionnel, mais qu’elle ne pouvait établir que d’une manière problématique, comme quelque chose qu’il n’est pas impossible de concevoir, mais dont elle ne croyait pas pouvoir garantir la réalité objective, trop heureuse de se sauver elle-même et d’échapper à l’abîme du scepticisme, en montrant qu’il est au moins possible de concevoir ce dont on voudrait tourner contre elle la prétendue impossibilité.

Or le concept de la liberté, en tant que la réalité en est établie par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l’édifice du système de la raison pure, y compris même la spéculative, et tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l’immortalité), qui, en tant que pures idées, sont sans appui dans celle-ci, se lient à ce concept, et reçoivent avec lui et par lui la consistance et la réalité objective qui leur manquaient, c’est-à-dire, que leur possibilité est prouvée par cela même que la liberté est réelle, et que cette idée est manifestée par la loi morale.

Mais aussi de toutes les idées de la raison spéculative, la liberté est la seule dont nous puissions connaître a priori la possibilité, sans toutefois l’apercevoir, car elle est la condition *[1] de la loi morale, que nous connaissons. Les idées de Dieu et de l’immortalité ne sont pas les conditions de la loi morale, mais seulement de l’objet nécessaire d’une volonté déterminée par cette loi, c’est-à-dire de l’usage pratique de notre raison pure ; aussi ne pouvons-nous nous flatter de connaître et d’apercevoir, je ne dis pas la réalité, mais même la possibilité de ces idées. Toutefois ce sont les conditions de l’application de la volonté morale à l’objet qui lui est donné a priori (au souverain bien). C’est pourquoi on peut et on doit admettre leur possibilité à ce point de vue pratique, encore qu’on ne puisse la connaître et l’apercevoir théoriquement. Il suffit, pour le besoin de la raison pratique, qu’elles ne renferment aucune impossibilité intérieure (aucune contradiction). Notre adhésion est ici déterminée par un principe purement subjectif au regard de la raison spéculative, mais qui a une valeur objective pour la raison pure pratique, c’est-à-dire par un principe qui donne aux idées de Dieu et de l'immortalité, au moyen du concept de la liberté, de la réalité objective, en nous accordant le droit, et même en nous imposant la nécessité subjective (en faisant à la raison pure un besoin) de les admettre, mais sans étendre le moins du monde la connaissance théorique de la raison. Seulement la possibilité, qui était auparavant un problème, devient maintenant une assertion, et c’est ainsi que l’usage pratique de la raison se lie aux éléments de son usage théorique. Et ce besoin n’est pas un besoin hypothétique, résultant d’un dessein arbitraire de la spéculation, comme la nécessité où l’on est d’admettre quelque chose, lorsqu’on veut pousser jusqu’au bout l’usage de la raison dans la spéculation ; mais c’est un besoin légitime d’admettre quelque chose sans quoi ne peut avoir lieu ce que nous devons indispensablement nous proposer pour but de nos actions.

Il serait sans doute beaucoup plus agréable pour notre raison spéculative de pouvoir résoudre ces problèmes par elle-même et sans ce détour, et de pouvoir d’avance tenir cette solution toute prête pour l’usage pratique, mais notre faculté de spéculation n’a pas été si favorablement traitée. Ceux qui se vantent de posséder des connaissances si élevées devraient bien ne pas les garder pour eux-mêmes, et ne pas craindre de les soumettre à l’examen public. Veulent-ils les démontrer ; eh bien, qu’ils les démontrent donc, et la critique, les proclamant vainqueurs, déposera toutes ses armes à leurs pieds.

Quid statis ? nolint. Atqui licet esse beatis. Puisqu’en effet ils ne le veulent pas, apparemment parce qu’ils ne le peuvent pas, il faut bien que nous nous mettions à l’œuvre à notre tour pour chercher dans l’usage moral de la raison et fonder sur cet usage les concepts de Bien, de la liberté et de l’immortalité, dont la spéculation ne peut pas garantir suffisamment la possibilité.

Ici s’explique enfin cette énigme de la critique, qui est de savoir comment on peut refuser toute réalité objective à l’usage supra-sensible des catégories dans la spéculation, et leur accorder cette réalité relativement aux objets de la raison pure pratique, car cela doit nécessairement paraître inconséquent, tant que l’on ne connaît cet usage pratique que de nom. Si en effet une analyse approfondie de la raison pratique nous fait voir qu’en attribuant ici la réalité objective aux catégories, on ne va pas jusqu’à les déterminer théoriquement, et jusqu’à étendre la connaissance au supra-sensible, mais qu’on indique seulement par là qu’il faut leur supposer un objet au point de vue pratique, soit parce qu’elles sont contenues a priori dans la détermination nécessaire de la volonté, soit parce qu’elles sont inséparablement liées à l’objet de cette volonté, alors il n’y a plus rien là d’inconséquent, puisqu’on fait de ces concepts un autre usage que la raison spéculative.

Et loin de trouver ici quelque chose d’inconséquent, nous avons au contraire, ce que nous pouvions à peine espérer jusque-là et ce qui doit beaucoup nous réjouir, une confirmation de la façon de penser conséquente[2] que montrait la critique spéculative en nous enjoignant de ne considérer les objets d’expérience, comme tels, et parmi eux notre propre sujet, que comme des phénomènes, et de leur donner pour fondement des choses en soi, et, par conséquent, de ne pas prendre tout objet supra-sensible pour une fiction, et le concept même du supra-sensible pour un concept vide. Voici en effet la raison pratique qui, par elle-même et sans avoir fait aucune convention avec la spéculative, attribue de la réalité à un objet supra-sensible de la catégorie de la causalité, c’est-à-dire à la liberté (mais seulement, il est vrai, au point de vue pratique), et de cette manière confirme par un fait ce qui jusque-là ne pouvait être que conçu. Or en même temps la critique de la raison pratique confirme entièrement cette assertion singulière, mais incontestable, de la critique spéculative, que le sujet pensant même n’est pour lui-même, dans l’intuition interne, qu’un phénomène, si bien qu’elle y conduirait nécessairement, quand même la première ne l’aurait pas déjà établie[3].

Je comprends aussi par là pourquoi les plus graves objections contre la critique, qui me soient parvenues jusqu’ici, roulent sur ces deux points : 1o la réalité objective des catégories, appliquées aux noumènes, niée dans la connaissance théorique, et affirmée dans la connaissance pratique ; 2o ce paradoxe, qu’on doit se considérer comme noumène, en tant que sujet de la liberté, mais qu’en même temps, relativement à la nature, dans la conscience empirique qu’on a de soi-même, on doit se considérer comme phénomène. En effet, tant qu’on n’avait pas de concepts déterminés de la moralité et de la liberté, on ne pouvait deviner, d’une part, quel est le noumène qu’on veut donner pour fondement aux prétendus phénomènes, et, d’autre part, s’il est possible même de s’en faire un concept, puisque jusque-là, dans l’usage théorique qu’on avait fait des concepts de l’entendement pur, on les avait appliqués exclusivement aux phénomènes. Or une critique complète de la raison pratique peut lever toutes ces difficultés, et mettre pleinement en lumière cette façon de penser conséquente, qui fait justement son principal avantage.

Cela explique assez pourquoi, dans cet ouvrage, nous avons soumis à un nouvel examen les concepts et les principes de la raison pure spéculative, qui avaient déjà subi leur critique particulière, et comment ce qui ne convient nullement ailleurs à la marche systématique d’une science qu’on veut constituer (les choses jugées pouvant bien être rappelées, mais ne devant pas être remises en question) était ici permis et même nécessaire. La raison en effet est considérée comme faisant ici de ces concepts un tout autre usage que . Or ce passage à un nouvel usage nous impose la nécessité de comparer l’ancien au nouveau, afin de bien distinguer la nouvelle sphère de l’ancienne, et d’en faire remarquer aussi l’enchaînement. Il ne faut donc pas regarder les considérations de ce genre, et, entre autres, celles qui se rapportent au concept de la liberté, au point de vue pratique de la raison pure, comme des épisodes destinés seulement à combler les lacunes du système critique de la raison spéculative (car ce système est complet à son point de vue), ou comme faisant l’office de ces étais et de ces arcs-boutants qu’on ajoute à un édifice trop précipitamment construit, mais comme de véritables membres, qui font voir la liaison des parties du système et montrent dans leur exhibition réelle *[4] des concepts qu’on n’avait pu présenter auparavant que d’une manière problématique. Cette observation s’applique surtout au concept de la liberté. N’est-il pas étonnant de voir tant d’hommes se vanter de connaître à fond **[5] ce concept et de pouvoir en expliquer la possibilité, sans sortir du point de vue psychologique ? S’ils l’avaient d’abord examiné soigneusement au point de vue transcendental, ils auraient reconnu que ce concept, indispensable, comme concept problématique, à l’usage accompli de la raison spéculative, est aussi entièrement incompréhensible, et, en passant ensuite à l’usage pratique de ce concept, ils seraient arrivés d’eux-mêmes à le déterminer relativement à ses principes, comme nous le faisons ici à leur grand déplaisir. Le concept de la liberté est une pierre d’achoppement pour tous les empiriques, mais c’est aussi la clef des principes pratiques les plus sublimes pour les moralistes critiques, qui voient par là combien il est nécessaire de procéder rationnellement. C’est pour quoi je prie le lecteur de ne pas passer légèrement sur ce qui est dit de ce concept à la fin de l’analytique.

Un système comme celui que développe ici sur la raison pure pratique la critique de cette raison a-t-il eu peu ou beaucoup de peine à rencontrer le véritable point de vue, d’où l’on en peut embrasser exactement l’ensemble ; c’est une question que je dois abandonner à ceux qui sont en état d’apprécier ce genre de travail. Il suppose, il est vrai, les fondements de la métaphysique des mœurs, mais en tant seulement que ceux-ci nous font faire provisoirement connaissance avec le principe du devoir et nous en donnent, en la justifiant, une formule déterminée *[6] ; du reste il ne repose que sur lui-même. Que si on demande pour quoi la division de toutes les sciences pratiques n’a pas été ajoutée comme complément, suivant l’exemple donné par la critique de la raison spéculative, on en trouvera le motif dans la nature même de la raison pratique. En effet on ne peut déterminer d’une manière spéciale et classer les devoirs, comme devoirs des hommes, que quand on connaît le sujet même de ces devoirs (l’homme) tel qu’il existe réellement, dans la mesure du moins où cette connaissance est nécessaire relativement au devoir. Or cette étude n’est pas du ressort de la critique de la raison pratique en général, qui doit se borner à déterminer complètement les principes de la possibilité de cette faculté, de sa capacité et de ses limites, indépendamment de toute relation particulière à la nature humaine. La division dont il s’agit ici appartient donc au système de la science, et non au système de la critique.

J’ai répondu, je l’espère, d’une manière satisfaisante, dans le second chapitre de l’analytique, à un critique, ami de la vérité, sagace, digne de toute estime, qui me reprochait de n’avoir pas, dans les fondements de la métaphysique des mœurs, établi le concept du bien avant le principe moral (comme cela était nécessaire,[7]. J’ai eu égard aussi à plusieurs autres objections, que m’ont adressées des hommes prouvant qu’ils ont à cœur de découvrir la vérité (car ceux qui n’ont devant les yeux que leur ancien système, et qui ont arrêté d’avance ce qu’ils doivent approuver ou désapprouver, ne désirent pas une explication qui pourrait être contraire à leur opinion personnelle) ; et c’est ainsi que je continuerai d’agir.

Quand il s’agit d’étudier une faculté particulière de l’âme humaine pour en déterminer les sources, le Contenu et les limites, il est sans doute impossible, à cause de la nature même de la connaissance humaine, de ne pas commencer par les parties de cette faculté, et par une exposition de ces parties, exacte et (autant que cela est possible dans l’état actuel des éléments que l’on possède déjà) complète. Mais il y a encore une autre chose à faire, qui est plus philosophique et architectonique, c’est d’embrasser exactement l’idée du tout, et par là de considérer toutes ces parties dans les rapports qu’elles ont entre elles et avec la faculté rationnelle qui les comprend, en les dérivant de cette idée du tout. Or cette épreuve et cette garantie ne sont possibles que pour ceux qui possèdent la connaissance la plus intime du système ; ceux qui ont négligé la première recherche, et qui n’ont pas cru devoir se donner la peine d’acquérir cette connaissance, ne s’élèvent pas jusqu’à ce second degré, c’est-à-dire jusqu’à cette vue d’ensemble, qui est un retour synthétique sur ce qui a été donné d’abord analytiquement. Il n’est donc pas étonnant qu’ils trouvent partout des inconséquences, et les lacunes qu’ils signalent n’existent pas dans le système même, mais seulement dans leur méthode incohérente.

Je ne crains pas pour ce traité le reproche qu’on m’a fait de vouloir introduire une langue nouvelle, car la connaissance dont il s’agit ici a par elle-même un caractère plus populaire. Ce reproche ne pouvait même être adressé à la première critique par aucune personne, ayant approfondi cet ouvrage et ne s’étant pas borné à le feuilleter. Forger de nouveaux mots, là où la langue ne manque pas d’expressions pour rendre des idées données, c’est prendre une peine puérile pour se distinguer, à défaut de pensées neuves et vraies, en cousant une nouvelle pièce à un vieil habit. Si donc les lecteurs de cet écrit savent et peuvent indiquer des expressions plus populaires, qui soient aussi bien appropriées à la pensée que celles que j’emploie me paraissent l’être, ou si même ils croient pouvoir prouver la futilité *[8] de cette pensée, et, par conséquent aussi, de l’expression qui la désigne, qu’ils ne craignent pas de le faire : dans le premier cas, ils me rendront un grand service, car je n’ai rien plus à cœur que d’être compris ; et, dans le second, ils mériteront bien de la philosophie. Mais tant que ces pensées subsisteront, je doute fort qu’on puisse trouver pour les rendre des expressions aussi justes et en même temps plus répandues 1[9].

Ainsi donc nous aurions maintenant trouvé les principes a priori de deux facultés de l’âme, de la faculté de connaître et de la faculté de désirer, et déterminé les conditions, l’étendue et les limites de leur usage, et nous aurions assuré par là les fondements d’une philosophie systématique ou d’une science à la fois théorique et pratique. Ce qu’il pourrait arriver de plus fâcheux à ces sortes de recherches, ce serait que quelqu’un découvrît inopinément qu’il n’y a ni ne peut y avoir de connaissance a priori. Mais il n’y a pas ici le moindre danger. C’est comme si quelqu’un voulait démontrer par la raison qu’il n’y a pas de raison. En effet nous disons que nous connaissons une chose par la raison, lorsque nous avons la conscience que nous aurions pu la connaître, quand même elle ne nous aurait pas été donnée dans l’expérience ; par conséquent, connaissance rationnelle et connaissance a priori sont choses identiques. D’un principe de l’expérience vouloir tirer la nécessité (ex punice aquam), et vouloir par là donner à un jugement la véritable universalité (sans laquelle il n’y a pas de raisonnement, pas même de raisonnement par analogie, car l’analogie suppose une universalité du moins présumée et une nécessité objective), c’est une contradiction manifeste. Substituer la nécessité subjective, c’est-à-dire l’habitude à la nécessité objective, qui ne peut se trouve ? que dans des jugements a priori, c’est refuser à la raison la faculté de juger de l’objet, c’est-à-dire de le connaître lui et ce qui s’y rapporte, et prétendre, par exemple, que, quand une chose suit souvent ou toujours une autre chose, nous ne pouvons conclure de celle-ci à celle-là (car ce raisonnement annoncerait une nécessité objective et le concept d’une liaison a priori), mais que nous pouvons seulement attendre des cas semblables (de la même manière que les animaux), ce qui est détruire le concept de cause, comme un concept faux et comme une pure illusion de l’esprit. Essaiera-t-on de remédier à ce défaut de valeur objective, et, par conséquent, d’universalité, en disant qu’on ne voit pas pourquoi on attribuerait à d’autres êtres raisonnables un autre mode de connaissance ; si cette manière de raisonner avait quelque valeur, notre ignorance nous serait plus utile, pour étendre notre connaissance, que toutes les réflexions possibles. En effet, par cela seul que nous ne connaissons pas d’autres êtres raisonnables que l’homme, nous aurions le droit de les admettre tels que nous nous connaissons nous-mêmes, c’est-à-dire que nous les connaîtrions réellement. Je ne rappellerai même pas ici que le consentement universel ne prouve pas la valeur objective d’un jugement (c’est-à-dire sa valeur comme connaissance), et que, quand bien même cette universalité se rencontrerait accidentellement, elle ne serait pas une preuve de l’accord du jugement avec l’objet, mais que c’est au contraire dans la valeur objective du jugement que réside le principe d’un consentement nécessaire et universel.

Hume s’accommoderait fort bien de ce système d’empirisme universel dans les principes, car il ne demandait rien autre chose, comme on sait, sinon qu’au lieu de donner un sens objectif à la nécessité du concept de cause, on l’admit dans un sens subjectif, c’est-à-dire comme une habitude, afin de refuser à la raison tout jugement sur Dieu, la liberté et l’immortalité ; et il faut convenir qu’il s’est montré si habile logicien que, si une fois on lui accorde les principes, il faut lui accorder aussi les conséquences qu’il en tire. Mais Hume lui-même n’a pas étendu l’empirisme au point d’y comprendre aussi les mathématiques. Il rendait les propositions mathématiques comme purement analytiques, et, si cela était exact, elles seraient sans doute encore apodictiques, mais on n’en pourrait rien conclure relativement à la faculté qu’aurait la raison de porter aussi des jugements apodictiques en philosophie, c’est-à-dire des jugements apodictiques qui seraient synthétiques (comme le principe delà causalité). Que si on admet un empirisme universel, ou qui embrasse tous les principes, il y faut comprendre aussi les mathématiques.

Or, si les mathématiques sont en contradiction avec la raison qui n’admet que des principes empiriques, comme cela est inévitable dans l’antinomie où les mathématiques prouvent incontestablement la divisibilité infinie de l’espace, que l’empirisme ne peut accorder, la démonstration la plus évidente possible est en contradiction manifeste avec les prétendues conclusions des principes de l’expérience, et je puis demander comme l’aveugle de Cheselden : Qu’est-ce qui me trompe, la vue ou le tact ? (Car l’empirisme se fonde sur une nécessité sentie, et le rationalisme au contraire sur une nécessité aperçue.) Par où l’on voit que l’empirisme universel est un véritable scepticisme. Mais c’est à tort qu’on a attribué à Hume un scepticisme aussi général 1[10] car il trouvait du moins dans les mathématiques une pierre de touche infaillible pour l’expérience, tandis que ce scepticisme n’en admet absolument aucune (une pierre de touche ne pouvant se rencontrer que dans des principes a priori), bien que l’expérience ne se compose pas simplement de sentiments, mais aussi de jugements.

Cependant, comme, dans ce siècle philosophique et critique, il est difficile de prendre cet empirisme au sérieux, et qu’il n’a probablement d’autre but que d’exercer le Jugement et de mieux mettre en lumière par le contraste la nécessité des principes rationnels à priori, on peut avoir quelque obligation à ceux qui s’appliquent à ce genre de travail, d’ailleurs fort peu instructif.




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Notes de Kant modifier

  1. * Pour qu’on ne puisse pas m’accuser de n’être pas conséquent avec moi-même, en présentant ici la liberté comme la condition de la loi morale et en avançant plus tard dans l’ouvrage que la loi morale est la condition de la conscience de la liberté, je me bornerai à faire remarquer que la liberté est sans doute la ratio essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté. En effet, si notre raison ne nous faisait d’abord concevoir clairement la loi morale, nous ne nous croirions jamais autorisés à admettre quelque chose comme la liberté (quoique cette idée n’implique pas contradiction). Et, d’un autre côté, s’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne se trouverait pas en nous.
  2. der consequenten Denkungsart.
  3. L’union de la causalité de la liberté avec celle du mécanisme de la nature, causalités dont la première est établie par la loi morale, la seconde par la loi de la nature, mais l’une et l’autre dans un seul et même sujet, dans l’homme, cette union est impossible, si on ne se le représente, relativement à la première, comme un être en soi, et, relativement à la seconde, comme un phénomène, d’un côté par la conscience pure, et de l’autre par la conscience empirique. Autrement la raison tomberait inévitablement en contradiction avec elle-même.
  4. * In ihrer realen Darstellung.
  5. ** ihn gan : wohl einzuschen.
  6. 1 Un critique, désireux de trouver quelque chose à dire contre cet écrit, a rencontré mieux qu’il n’a pensé lui-même, en remarquant qu’on n’établissait aucun principe nouveau, mais seulement une nouvelle formule de la moralité. Car qui prétendrait apporter un nouveau principe de moralité et l’avoir le premier découvert ? Comme si le monde était resté avant lui dans l’ignorance ou dans l’erreur sur-le devoir ! Mais celui qui sait ce que signifie pour le mathématicien une formule, qui détermine d’une manière exacte et certaine ce qu’il faut faire pour traiter un problème, celui-là ne regardera pas comme quelque chose d’insignifiant et d’inutile une formule qui ferait la même chose pour tout devoir en général.
  7. On pourrait aussi me reprocher de n’avoir pas commencé par définir le concept de la faculté de désirer, ou celui du sentiment du plaisir, quoique ce reproche fût injuste, car on devrait, pour être juste, supposer cette définition donnée dans la psychologie. Mais il est vrai qu’on y pourrait définir les choses de telle façon qu’on donnerait le sentiment du plaisir pour principe à la détermination de la faculté de désirer (comme on a, en effet, coutume de le faire), et que, par conséquent, le principe suprême de la philosophie pratique devrait être nécessairement empirique, ce qui est précisément en question et ce qui est entièrement contredit dans cette critique. C’est pourquoi je veux présenter cette définition de manière à laisser indécis le point en litige, comme il est juste de le faire en commençant. — La vie est la propriété qu’a un être d’agir d’après les lois de la faculté de désirer. La faculté de désirer est la propriété qu’il a d’être, par ses représentations, cause de la réalité des objets de ces représentations mêmes. Le plaisir est la représentation de l’accord de l’objet ou de l’action avec les conditions subjectives de la vie, c’est-à-dire avec la causalité que possède une représentation relativement à la réalité de son objet (ou avec la détermination par laquelle les facultés du sujet se portent à l’acte qui a pour but de le produire). Je n’ai pas besoin d’emprunter pour la critique d’autres concepts à la psychologie : la critique elle-même fournit le reste. Il est aisé de comprendre que cette définition laisse indécise la question de savoir si le plaisir doit toujours servir de principe à la faculté de désirer, ou si, dans certains cas, il ne fait que suivre sa détermination ; car elle ne se compose que de signes * (* Aus lauter Merkmalen.) de l’entendement pur, c’est-à-dire de catégories, qui ne contiennent rien d’empirique. C’est une précaution fort importante dans toute la philosophie, mais trop souvent négligée, que celle de ne pas préjuger les questions par des définitions hasardées, avant d’avoir analysé complètement le concept qu’il s’agit de définir, ce qui souvent demande beaucoup de temps. On remarquera aussi, dans tout le cours de la critique (de la raison théorique et pratique), que l’occasion s’y présente souvent de réparer bien des défauts qu’imposait à la philosophie l’ancienne méthode dogmatique, et de corriger des erreurs qu’on ne remarque qu’en faisant des concepts un usage rationnel qui s’étend à l’ensemble de la raison.
  8. * die nichligkeit.
  9. 1 Il y a une chose que je crains plus ici (que ce reproche d’obscurité), c’est qu’on se méprenne sur le sens de quelques expressions que j’ai choisies avec le plus grand soin pour bien faire saisir le concept que je voulais désigner. Ainsi, dans le tableau des catégories de la raison pratique, sous le titre de la modalité, le licite * (* Erlaubte.) et l’illicite ** (** Unerlaubte.) (ce qui est possible ou impossible, d’une possibilité ou d’une impossibilité pratiquement objective), ont pour la langue vulgaire presque le même sens que le devoir et le contraire au devoir *** (*** Pflichtwidrig.) ; mais ici les premières expressions désignent ce qui est conforme ou contraire à un précepte pratique purement possible (comme, par exemple, la solution de tous les problèmes de la géométrie et de la mécanique) ; les secondes, ce qui est conforme ou contraire à une loi qui réside réellement dans la raison en général ; et cette différence de signification n’est pas absolument étrangère au langage vulgaire, quoiqu’elle soit peu usitée. Par exemple, il est illicite à un orateur, comme orateur, de forger de nouveaux mots ou de nouvelles constructions, mais cela est licite au poëte dans une certaine mesure ; or, ni dans l’un ni dans l’autre cas, il n’est question de devoir. En effet, si quelqu’un veut compromettre sa réputation d’orateur, personne ne peut l’en empêcher. Il ne s’agit ici que de la distinction des impératifs en principes de détermination problématiques, assertoriques et apodictiques. J’ai aussi, dans la note où je rapproche les idées morales que les diverses écoles philosophiques se sont faites de la perfection pratique, distingué l’idée de la sagesse de celle de la sainteté, quoique j’aie expliqué ces idées comme étant au fond et objectivement identiques. Mais je ne parle dans cet endroit que de cette sagesse que l’homme (le Stoïcien) s’arroge, et, par conséquent, je ne la considère que subjectivement, comme une propriété attribuée à l’homme. (Peut-être le mot vertu, dont les Stoïciens font aussi un grand cas, désignerait-il mieux le caractère distinctif de leur école.) Mais c’est surtout l’expression de postulat de la raison pure pratique qui recevrait une fausse interprétation, si on en confondait le sens avec celui qu’ont les postulats des mathématiques pures, lesquels impliquent une certitude apodictique. Ceux-ci postulent la possibilité d’une action dont on a d’abord reconnu l’objet possible a priori, théoriquement et avec une entière certitude. Celui-là postule la possibilité d’un objet même (de Dieu et de l’immortalité de l’âme) d’aprés des lois pratiques apodictiques, et, par conséquent, pour le besoin seulement de la raison pratique. C’est qu’ici en effet la certitude de la possibilité postulée n’est pas théorique, et, par conséquent, apodictique, c’est-à-dire, ce n’est pas une nécessité reconnue par rapport à l’objet, mais une supposition nécessaire par rapport au sujet, pour l’accomplissement de ses lois objectives mais pratiques ; par conséquent, ce n’est qu’une hypothèse nécessaire. Je n’ai pu trouver de meilleure expression pour désigner cette nécessité rationnelle subjective, mais pourtant vraie et absolue.
  10. 1 Les noms qui désignent les sectes dans lesquelles on range les philosophes ont, de tout temps, donné lieu à beaucoup de chicanes. C’est ainsi qu’on dira que N. * (* C’est à lui-même que Kant fait ici allusion.
    J.-B.) est un idéaliste, parce que, quoiqu’il déclare expressément qu’à nos représentations des choses extérieures correspondent des objets réels ou des choses extérieures, il prétend en même temps que la forme de l’intuition de ces objets ne dépend point des objets mêmes, mats de l’esprit humain.

Notes du traducteur modifier