Critique : Mémoires d’Alexandre Dumas

CRITIQUE.
SYMPTÔMES LITTÉRAIRES DE NOTRE ÉPOQUE.

I.

LES MÉMOIRES.


Il est de mode, aujourd’hui, de déprécier M. Alexandre Dumas. Ses nombreux drames, ses récits innombrables, cette foule de pages jetées à l’aventure avec une profusion de millionnaire en train de se ruiner, cette verve qui nous a lassés avant de s’épuiser elle-même, ces qualités si réelles et si vraies, vivacité, mouvement, naturel, rien n’a pu obtenir grâce pour quelques ridicules et quelques travers qui ne sont, après tout, que les travers et les ridicules de la plupart de nos écrivains célèbres, résumés et exagérés dans une physionomie plus accentuée. M. Dumas a été l’enfant terrible de la littérature moderne. Ce robuste contentement de soi que d’autres cachent sous des airs de sérénité olympienne ou de méditation sibylline, il le montre à toute heure, à tous venants, sans déguisement et sans voile ; il se complaît surtout dans ce côté extérieur, presque matériel, de la vanité qui s’amuse d’un costume, d’une broderie, d’un ruban : il y apporte la naïveté confiante des peuples primitifs à qui rien n’a appris à dissimuler leur goût pour le clinquant et les paillettes. Il est donc tout simple que ceux dont les tendances sont au fond les mêmes, mais qui y mettent plus de sérieux, de circonspection et d’artifice, aient signalé ou abandonné à la malice publique un homme qui expose en plein soleil ce qu’ils couvrent d’une ombre discrète. M. Dumas est pour eux quelque chose de pareil à ces verres grossissants, impitoyables pour les défauts du visage ; ils s’y reconnaissent, mais en caricature, et lui en veulent d’autant plus de prêter à rire qu’ils ne peuvent s’empêcher de le trouver ressemblant. Ils ressentent contre lui cette espèce de rancune qu’éprouverait une femme coquette contre un miroir qui l’enlaidirait, ou contre une amie intime qui trahirait ses secrets de cosmétique et de toilette.

Cette naïveté compromettante de M. Alexandre Dumas n’éclate nulle part mieux que dans ses Mémoires, et l’idée seule de les écrire et de les publier, peut compter parmi les étourderies les plus naïves de l’auteur d’Antony. Comment ne s’est-il pas aperçu que ses Mémoires étaient déjà faits, et qu’après avoir passé vingt ans à parler de soi, on n’avait plus le droit de nous donner un livre spécialement destiné à cet usage ? Que lui restait-il donc à dire de lui-même ? Ses préfaces, ses impressions, ses voyages, la perpétuelle vibration de sa vie privée, dans sa vie publique, ne lui laissaient évidemment qu’à glaner dans un champ déjà parcouru, fouillé, moissonné en cent façons par ses mains infatigables. Pour trouver à nous apprendre quelque chose de nouveau, il était forcé ou de se jeter dans les steppes de l’histoire contemporaine, et de découvrir la campagne d’Italie, celle d’Égypte, la Vendée, les Cent-Jours, Waterloo, le Carbonarisme, et autres événements qui n’avaient besoin ni de l’existence de M. Dumas pour s’accomplir, ni de sa plume pour se raconter, ou bien de se mettre en scène dès l’âge le plus tendre avec un luxe de détails biographiques qu’il n’est pas convenable de tant prodiguer quand on est son propre biographe. Il n’a évité aucun de ces deux écueils ; mais, hâtons-nous de le dire, ils n’avaient pas été évités davantage par les écrivains plus illustres qui ont donné, de nos jours, de tristes exemples de cette littérature personnaliste et confidentielle. Seulement, là comme ailleurs, comme dans l’ensemble de ses allures, de ses écrits et de son langage, M. Dumas a rendu plus visible et plus palpable ce qui, chez les autres, s’estompait de brumes poétiques, ou se confondait mieux avec l’histoire de leur temps. Grâce à lui, on peut saisir sur le fait, dans toute leur netteté, les défauts de ce genre qui ne tient déjà que trop de place dans notre siècle littéraire et qui menace d’en envahir plus encore, puisque des Muses plus orageuses et plus subversives annoncent aussi leurs mémoires. C’est pour cela que nous nous emparons aujourd’hui de ces pages incomplètes, comme on s’emparerait, dans un cours de médecine, d’un sujet en qui se réuniraient tous les symptômes d’une épidémie régnante.

Et d’abord, à un point de vue purement physiologique, il ne serait pas mal de s’entendre sur la véritable acception de ce mot Mémoires. L’histoire qui s’écrit apres coup, en dehors des faits que l’on raconte et des personnages que l’on évoque, n’est jamais assez complète. Elle laisse toujours une part plus ou moins considérable au convenu, à la draperie, à l’interprétation, au système. L’historien a beau se transporter au cœur même de son sujet à force de passion et de science, on sent qu’il y est entré après en avoir fait le tour, mais qu’il n’a pas vécu de sa vie. De là l’intérêt des Mémoires, destinés à suppléer ce qui manque à l’histoire, et à nous donner, pour ainsi dire, le dedans d’un événement ou d’une époque dont elle ne nous donne que le dehors. César racontant ses batailles après les avoir livrées, Philippe de Comynes traçant l’originale figure de Louis XI et nous initiant aux ressorts de sa politique et aux particularités de son règne, après l’avoir tour à tour combattu et servi, le cardinal de Retz trouvant dans le récit de ses équipées turbulentes sa consolation, son dédommagement et sa gloire ; voilà le vrai caractère des Mémoires, dont la condition suprême et nécessaire est que celui qui les écrit en soit lui-même un des acteurs principaux et essentiels. Mais lorsqu’un écrivain plus ou moins célèbre, sous prétexte qu’il a été le contemporain de Napoléon, de lord Wellington, de Charles X et de Louis-Philippe, se croit en droit d’interrompre tout-à-coup sa propre biographie, et de narrer longuement les guerres de l’Empire, les péripéties de 1814 et 1815, les préliminaires et les suites de la révolution de juillet, sa personne n’est pas plus inhérente à son sujet que s’il nous parlait des guerres puniques d’après Tite-Live, ou des empereurs romains d’après Tacite. Son récit n’a et ne peut avoir ni les qualités de l’histoire, ampleur pénétration, profondeur, assimilation patiente et attentive, ni les mérites des Mémoires, vérité, familiarité, mouvement, individualité toujours présente dans l’enchaînement général des souvenirs et des faits. Que lui reste-t-il donc ? Hélas ! une spéculation d’écrivain, entée sur une spéculation de libraire.

Suivons cette triste manie dans ses gradations successives, comme les phrénologues et les peintres s’amusent, dit-on, à suivre les altérations graduelles de la face humaine depuis l’Apollon du Belvédere jusqu’à la grenouille et au singe. « Autrefois, écrivait il y a près de cinquante ans un spirituel critique, c’étaient les hommes d’état, les généraux, les négociateurs, qui publiaient des Mémoires, et leur histoire, liée à l’histoire publique, leur en donnait le droit, et promettait un véritable intérêt aux lecteurs. Mais lorsque les gens de lettres se furent persuadé, et, qui plus est, eurent persuadé aux autres, que ce qu’il y avait de plus important dans la société, c’était un philosophe et un académicien ; ils durent croire que c’était à eux à entretenir le public de tout ce qu’ils avaient fait depuis le berceau, de leurs enfantillages, de leurs espiégleries, de leurs bonnes fortunes, de leur mérite, de leur vertu, de leur succès, de leurs talents. ([2]) ». — Voilà le point de départ. M. de Féletz écrivait ces lignes vers 1805, et sa remarque s’appliquait aux philosophes du dix-huitième siècle, Ceux-ci pourtant, que nous ne prétendons assurément pas absoudre et dont la vanité ne fut pas le moindre défaut, auraient pu répondre que ce droit de se croire importants leur était donné par leur siècle, par cette société frivole qui s’inclinait ou abdiquait devant eux. À coup sûr Voltaire ou même ses lieutenants, d’Alembert, Duclos, Marmontel pouvaient, sans trop de présomption ou de ridicule, se regarder comme des personnages plus essentiels que les ministres de Louis XV ou les généraux de Rosbach. N’imprimaient-ils pas à leur époque le mouvement et la vie ? Ne lui enseignaient-ils pas à douter de ce qu’ils niaient, à mépriser ce qu’ils outrageaient, à détruire ce qu’ils démolissaient ? Ne lui créaient-ils pas une existence intellectuelle, clandestine et tolérée, en contradiction permanente avec son existence officielle et publique ? N’avaient-ils pas aussi leurs traités de paix et de guerre, leurs victoires et leurs défaites, leurs chancelleries et leurs coups d’état ? Quoi d’étonnant dès lors s’ils pensaient, en publiant leurs Mémoires, retracer le côté le plus vivant et le plus vrai de l’histoire générale de leur temps ?

C’est à Rousseau que commence la série des confessions ou confidences proprement dites, abstraction faite de tout intérêt collectif. Rousseau, on ne saurait trop le répéter, est l’aïeul de la littérature moderne. C’est lui qui nous a légué cette sensibilité nerveuse et fébrile, cette recherche du superflu aux dépens du nécessaire, ces secrètes rébellions d’une âme passionnée et malade, demandant à la solitude et à la nature l’oubli de ses inquiétudes ou l’assouvissement de ses chimères. Et cependant, ses Confessions, malgré toutes les pages qu’on en voudrait déchirer, conservent un air de spontanéité et de naturel qui exclut toute idée de système. On comprend, en les lisant, que l’art de parler de soi en est encore à ses premières phases. C’est une imagination excessive et chagrine qui s’épanche et se raconte ; ce m’est pas un génie content de lui, se faisant le centre de toutes choses, et se figurant que les suffrages accordés à sa prose ou à ses vers, l’autorisent à nous parler de la couleur de ses cheveux, de l’époque de sa dentition, ou des jouets de sa première enfance. Ainsi, quoique plus coupables par maints endroits que les œuvres du même genre plus récemment publiées, les Confessions de Jean-Jacques offrent moins ce caractère de personnalisme complaisant, se faisant lui-même son historiographe, son panégyriste, son thuriféraire. Ce nouveau progrès était réservé à notre siècle, à cette littérature contemporaine qui, cessant d’être militante, de combattre pour la vérité ou pour l’erreur, s’est repliée dans une sorte de contemplation stérile de ses grandeurs et de ses mérites. Nous ne citerons pas les noms illustres qui se placeraient ici sous notre plume. Seulement, il y a là encore une dernière distinction à faire. Les grands écrivains, les grands poètes qui ont publié leurs confidences ou leurs mémoires, ont pu, jusqu’à un certain point, se faire illusion sur la légitimité de leurs entreprises. Il leur était permis de croire qu’une génération tout entière ayant trouvé dans leurs accents une expression éclatante et fidèle de ce qu’elle avait ressenti, rêvé, souffert, le commentaire personnel de leurs œuvres, le souvenir intime de ce qui leur avait inspiré telle ou telle de leurs pages, se rattacheraient par des affinités visibles à l’ensemble de notre histoire littéraire, et deviendraient comme l’explication marginale de Réné ou des Méditations, des Martyrs ou des Harmonies. S’ils se sont trompés, si l’événement n’a pas répondu à leur attente, c’est que l’art a des lois suprèmes contre lesquelles rien ne saurait prévaloir, et que l’artiste qui a élevé un monument admirable, ne peut que perdre à nous montrer les matériaux qui lui ont servi à le construire.

Un pas de plus, et nous voilà arrivés à M. Alexandre Dumas. Ici toute illusion est impossible : quelque idée qu’il se soit formé de l’éclat de ses succès et de la valeur de ses ouvrages, nous ne pensons pas que Henri III, les Demoiselles de Saint-Cyr, les Mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo et le Vampire lui semblent devoir prendre place parmi ces œuvres qu’un siècle adopte comme types, comme résumés de ses tendances, de ses rêveries et de ses douleurs. Non : amuser presque toujours, intéresser souvent, émouvoir quelquefois, tel est le but que s’est proposé et qu’a atteint M. Dumas. Ses Mémoires ne pouvaient être que l’auto-biographie d’un homme qui a défrayé dix mille feuilletons, fait jouer cinq cents drames, qui ne saurait se montrer dans un lieu public sans que la foule s’écrie à l’instant : C’est Dumas ! et qui ne néglige rien pour se placer à l’extrémité contraire de celle qu’occupent, d’après Voltaire, les honnêtes filles et les académies de province. Ajoutez à cela les allures particulières de cet esprit prime-sautier qui n’a jamais eu une idée bien exacte des convenances et des mesures, et vous comprendrez que ses Mémoires soient, à chaque instant, la caricature de ceux qui ont précédé. Ainsi, l’auteur des Confidences, dans une des pages les plus hasardeuses de son livre, avait fait de sa mère un portrait touchant, mais auquel se mêlaient quelques traits équivoques, et qui avait d’ailleurs Le tort de livrer aux indifférents ces trésors d’affection sainte et de délicate tendresse, mystères sacrés de la famille et du foyer domestique. M. Dumas, lui, n’y met pas tant de façons, et il écrit ceci :

« Mon père, malgré sa taille de cinq pieds neuf pouces, avait une main et un pied de femme : à l’époque où il l’épousa, son mollet était juste de la grosseur de la taille de ma mère. » Qu’en dites-vous ? vous avez vu l’Apollon du Belvédère : voilà le singe.

Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, M. de Chateaubriand, en parlant des grands hommes qu’il rencontre sur son chemin, ou qui ont vécu de son temps, Washington, par exemple, et lord Byron, a parfois la faiblesse de faire un retour sur lui-même, et de se demander ce qu’ils auraient pensé de lui s’ils avaient pressenti ses hautes destinées. M. Dumas, en nous racontant sa première entrevue avec Talma, s’interrompt tout à coup pour s’écrier : « Ô Talma, qu’aurais-tu dit si tu avais su que tu avais là, devant tes yeux, un homme destiné à écrire plus de cent drames dans chacun desquels tu aurais trouvé un rôle à ta taille, toi qui as passé ta vie à chercher un rôle !» M. Dumas efface ici d’un trait de plume Oreste, Auguste, Joad, Néron, Nicomède, ce qui n’est ni très modeste, ni très littéraire. Il a donné des rôles à Mlle Mars : croit-il, par hasard, qu’ils aient fait oublier Elmire et Célimène ?

Cette constante préoccupation du moi gâte même, dans ces Mémoires, ce qui pourrait être intéressant. Ainsi, M. Dumas, activement mêlé aux luttes littéraires des dernières années de la Restauration, avait le droit d’évoquer le quorum pars magna fui de Virgile, et de nous parler des principaux personnages et des divers épisodes de ces luttes, comme Montluc nous parle des champs de bataille et Saint-Simon de l’Œil-de-Bœuf. Une étude biographique et anecdotique sur les héros de la Pléiade et du Cénacle, sur Charles Nodier, Latouche, Victor Hugo, de Vigny, les Deschamps, Sainte-Beuve, les rédacteurs du Globe, le mouvement révolutionnaire de la littérature et des arts à cette époque, pouvait, sous la plume de l’auteur d’Henri III, offrir un intérêt réel. C’était de l’histoire littéraire vue à l’intérieur, du côté des coulisses, comme les mémoires d’un homme d’état ou des grands capitaines sont de l’histoire politique ou militaire, faite par ceux qui tiennent les cartes, et du côté que le public ne voit pas. M. Dumas, de temps à autre, paraît avoir compris que c’était là le seul attrait possible de son livre, le seul lien par lequel il se rattachait à une idée collective et générale. Mais comment être critique ou biographe des autres, lorsque l’on ne songe qu’à soi ? À tous moments, l’on devine que M. Dumas ne juge et même n’aperçoit les œuvres d’autrui qu’à travers les siennes. Ce sentiment de paternité complaisante et persistante donne souvent à ses appréciations un caractère particulier, qui touche de très près au comique. Ainsi, M. Dumas nous raconte une de ses conversations avec un ami fort spirituel, qui le guérit de ses illusions juvéniles au sujet des beautés de la littérature de l’Empire. Jusque-là, tout va fort bien ; tant qu’il ne s’agit que de MM. Arnault père et fils, Esménard, Baour-Lormian, ou même de Casimir Delavigne, le lecteur n’est pas tenté de contredire. Mais l’ami et le conseiller de M. Dumas, en l’engageant à étudier Eschyle, ajoute que d’Eschyle à Sophocle, de Sophocle à Euripide, d’Euripide à Sénèque, de Sénèque à Racine, et de Racine à Voltaire, le drame n’a fait que descendre, comme de l’aigle au perroquet ; d’où il résulte que Térésa, Antoni, la Tour de Nesle et le Vampire ont été d’heureuses tentatives pour faire remonter le drame, du perroquet à l’aigle.

Phèdre et Athalie des œuvres de perroquet ! Ceci nous ramène tout droit aux belles soirées du Cénacle, où les plus hardis traitaient Racine de polisson, et où les plus sages, M. Dumas entr’autres, leur fermaient la bouche en disant : « Prenez garde, Messieurs ! peut-être n’aurions-nous pas fait beaucoup mieux que Racine et que Corneille, si nous avions vécu de leur temps. »

Un peu plus loin, M. Dumas commence sa galerie biographique par le portrait de Frédéric Soulié. Il indique assez bien ce qu’il y avait d’obscur et d’embarrassé dans sa manière, « sa pensée éclairée d’un seul côté ». Par malheur, à peine arrivé à la seconde page, voici le moi qui reparaît et ne lâche plus prise. « Je fus, nous dit M. Dumas, » l’homme qui gênai le plus Frédéric Soulié dans sa carrière » ; et il ajoute une longue tirade, qui signifie évidemment : Il a eu beaucoup de talent ; mais j’en ai bien davantage. — Nous croyons, sauf erreur, que M. Dumas pourrait invariablement écrire cette ligne caractéristique au bas de toutes les figures contemporaines qu’il se propose de nous présenter : les portraits en seront moins flattés ; mais le peintre en sera bien plus ressemblant.

Nous pourrions multiplier indéfiniment ces exemples : à quoi bon ? Il suffit d’indiquer ce qui fait de ces Mémoires le dernier mot du genre, la plus grosse pièce du procès qui s’instruira tôt ou tard contre le personnalisme en littérature. Militant et propagandiste chez les philosophes de la pléiade voltairienne, maladif et coupable, mais naturel et vrai chez Jean-Jacques, empreint d’anxiétés superbes ou de sécurités vaniteuses chez nos grands écrivains, ce personnalisme, chez M. Dumas, n’est plus qu’un jouet de vieil enfant, un collier de perles fausses qu’il fait chatoyer au soleil et dont il s’éblouit lui-même. Grâces lui soient rendues, si, en marquant ainsi le point extrême où peut conduire l’amour-propre littéraire, il prépare une réaction, et nous amène à nous corriger de ce vice qui ne semble, au premier abord, qu’une des innombrables faiblesses du cœur humain, mais qui a eu une part bien large, bien funeste, dans les fautes et dans les malheurs de notre temps ! L’amour-propre littéraire, cette satisfaction de soi que donne une certaine supériorité d’expression et de forme en dehors de l’idée même qu’on essaye de défendre, de l’intérêt qu’on cherche à servir, du péril qu’on s’efforce de conjurer, voilà la plaie secrète que l’on découvre au-dessous de nos misères, la clef mystérieuses de ces catastrophes qui ont tour-à-tour épouvanté et humilié nos orgueilleuses intelligences. On fait bon marché de M. Alexandre Dumas, on le sacrifie, on l’immole : il semble que cette physionomie bizarre, à demi créole, à demi bohème, ne tire pas à conséquence, qu’il n’y ait rien à en conclure contre des esprits plus sérieux et plus élevés : erreur ! la contagion a gagné de proche en proche, et nul n’a été complètement à l’abri de ses atteintes. On en retrouverait les traces chez l’orateur et le philosophe, chez l’académicien et le ministre ; et elle expliquerait, au besoin, bien des déceptions et des défaillances, l’infériorité de bien des âmes à cette tâche de gouverner les hommes, but suprême de tant d’ambitions et de tant d’efforts. Transportés de la vie littéraire dans la vie politique, elle cesse d’être un ridicule pour devenir un danger. Elle introduit dans la pratique du pouvoir et des affaires, ce mirage, ces perspectives décevantes, ces enivrements de sa propre parole et de sa propre pensée, qui ont si souvent égaré où compromis les créations de la littérature. L’esprit et le talent, quand ils n’adorent plus qu’eux-mêmes, finissent par ressembler aux empereurs romains ; lorsqu’ils disent comme eux : « Je sens que je deviens dieu ! » C’est qu’ils meurent.

Cette étude morale n’est pas le seul profit qu’on puisse tirer des Mémoires de M. Alexandre Dumas. Ses naïvetés peuvent aussi servir à éclaircir quelques points d’histoire contemporaine sur lesquels on ne saurait appeler trop de lumière et de clarté. D’abord, comme, grâce à un sentiment fort respectable, il est presque aussi fier de son pére que de ses ouvrages, peu s’en faut que, dans ses premiers récits, la figure de Napoléon ne s’amoindrisse et ne s’efface derrière celle du général Dumas Davy de la Pailleterie. Ce n’est pas là ce que nous appellerons un redressement historique ; mais cette préoccupation filiale a amené dans les appréciations de l’auteur d’étranges disparates et des contradictions instructives. Tantôt Napoléon est un géant, un héros, un Titan dont rien ne saurait égaler l’épique grandeur ; quelques pages plus loin, il est ingrat, envieux, il a toutes les petitesses des cœurs vulgaires et des génies incomplets. Le plus beau fleuron de la couronne guerrière de Bonaparte, c’est assurément la campagne d’Italie, lisez M. Dumas, ét il ne tiendra pas à lui que le plus grand honneur n’en revienne à son père. Sans le général Dumas, l’armée n’aurait jamais maintenu telle position, franchi tel passage ; elle aurait été infailliblement arrêtée par ce fleuve, par ce rocher, par ces neiges. Toui cela est possible, mais on n’en fait pas moins de sérieuses réflexions sur ce graud mensonge humain que lon nomme la gloire, et l’on se demande s’il ne conviendrait pas d’appliquer aux généraux ce qu’Horace dit des livres : habent sua fata

Les étourderies de M. Dumas sont encore plus précieuses à propos des Cent-Jours. Bien souvent, nous l’avouons, nos cœurs avaient éprouvé un vague sentiment de surprise, en songeant à la promptitude prodigieuse avec laquelle la France s’était de nouveau détachée des princes qui venaient lui rendre la prospérité et la paix. Nous ne pouvions expliquer l’énigme contenue dans cette page de notre histoire. Cet oubli de la pensée de la veille, ces anathèmes changés tout à coup en hymnes d’enthousiasme et d’amour, ces cris de joie et d’espérance s’éteignant si vite dans l’indifférence et le dédain, ce vieux roi reprenant le chemin de l’exil pendant que l’aigle, dans son vol rapide, remontait, de clocher en clocher, de Fréjus à Paris, tout cela confondait notre raison. M. Dumas nous l’explique sans le vouloir. Il y avait dans ce moment-là deux Frances : la France bourgeoise, civile, agricole, qui demandait du repos, et la France militaire, qui redemandait des batailles. La France militaire opprima l’autre, voilà tout.

Ce qui n’est pas moins piquant sous la plume de M. Alexandre Dumas, c’est le récit des conspirations qui éclatèrent de 1815 à 1821. M. Dumas parle des complots, du carbonarisme et des ventes, avec toute la légèreté d’un homme que n’auraient pas instruit les épreuves de ces dernières années, et qui en serait encore aux tabatières à la Charte et au Voltaire-Touquet. Il lui semble très-naturel ou plutôt très-patriotique et très-honorable que, sous un gouvernement tutélaire qui travaille à cicatriser les plaies de la patrie, des députés, des magistrats, des militaires, se soient constitués en conjuration permanente, déclarant une guerre implacable à tous ces éléments d’autorité qui sont, à proprement parler, les éléments mêmes de la vie sociale. Ils étaient tous d’accord sur un point, nous dit tranquillement M. Dumas : renverser les Bourbons. — Et ensuite ? — Ensuite on verrait, on chercherait, la France pourvoirait elle-même au remplacement de la monarchie. Il est bien entendu que, pendant tout ce temps, l’agriculture, le commerce, l’industrie, les finances, la perception de l’impôt, l’administration, la justice, iraient toutes seules, attendant qu’on eût trouvé ce gouvernement sur lequel personne n’était d’accord, que l’Europe resterait les bras croisées, que ces horribles malheurs dont on relevait à peine, ne profiteraient pas de cet interrègne pour fondre de nouveau sur le pays… Voilà ce que l’on a appelé, de 1816 à 1830, le libéralisme et le patriotisme.

Et remarquez que ces militaires prêtaient serment à leur drapeau, que ces députés prêtaient serment au roi. Se fait-on une idée bien juste, bien exacte de ce qu’il y a eu de monstrueux dans la glorification de ces soldats qui s’engageaient, à un moment donné, à retourner leurs cocardes et à diriger leurs baïonnettes contre leurs capitaines ou leurs colonels, dans l’apothéose de ces héros parlementaires qui venaient à la Chambre, levant leur main droite en signe de fidélité et d’obéissance, cachant de leur main gauche leurs poignards de carbonari ? M. Dumas, racontant tout cela comme il raconterait une chasse au sanglier dans les bois de Villers-Cotterets, ou une représentation de Sylla à la Comédie-Française, nous rend à son insu un service très-réel. Ses récits peuvent servir de commentaire aux pamphlets de Paul-Louis et aux chansons de Béranger. Ajoutons que, par distraction sans doute, il place en regard de ces énormités, des traits de clémence royale qui complètent la leçon : je n’en citerai qu’un exemple, qui touche de près à un homme spirituel et aimable dont nous avons tous applaudi les pièces réactionnaires. Le comte Ribing de Leuven, compromis dans le tragique épisode de l’assassinat de Gustave, roi de Suède, est mis, pendant quelques années, au ban de l’Europe monarchique. Où trouve-t-il un asile ? En France.

Louis XVIII, ce tyran farouche que Béranger comparait à Louis XI et à Tibère, en attendant qu’il comparât Charles X à Thésée et à Xerxès, Louis XVIII qui ne haïssait pas les gens d’esprit, respecta le transparent incognito du comte de Ribing, et le laissa s’établir paisiblement à Paris. « Il est probable, dit naïvement M. Dumas, que le gouvernement n’inquiéta pas le comte Ribing, puisque je le retrouvai, rue Pigale, écrivant dans le Courrier français. » — M. Adolphe de Leuven, ingénieux auteur de la Foire aux idées, est le fils de ce comte Ribing : Cette fois du moins, la clémence du roi ne tomba pas sur un terrain ingrat, ni stérile.

On le voit, dans ce livre écrit à La hâte, dans cette œuvre de pacotille, il y a encore d’utiles enseignements à recueillir, Suivant qu’ont y observe le côté moral ou le côté historique. C’est un chiffre à ajouter dans le bilan de cette immense faillite intellectuelle dont nous subissons les conséquences. Voilà comment l’on finit lorsqu’on a affranchi son imagination de toute règle et de tout frein, lorsqu’on en a fait une sorte d’arbitre souveraine, ramenant tout à ses fantaisies, jugeant tout d’après ses caprices. Si l’esprit moderne, ce grand coupable si cruellement châtié, veut tirer profit de ses revers et mériter des temps meilleurs, il a deux choses à faire : abjurer ses injustices et humilier son orgueil. Il s’est perdu par la fausseté de ses jugements et l’enivrement de ses prospérités. Le jour où il abolira le paradoxe dans l’histoire et la vanité dans le talent, ses malheurs ne seront peut-être pas finis, mais il aura du moins le mérite de les ennoblir et le droit de les réparer.


ARMAND DE PONTMARTIN.

  1. En cours de publication dans la Presse.
  2. Feletz, Mélange de philosophie, d’histoire et de littérature, tome iii.