Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 248-263).
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Sixième partie

V

Jusqu’à dix heures du soir, Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff courut les bouges et les traktirs. Ayant retrouvé Katia dans un de ces endroits, il lui paya des consommations ainsi qu’au joueur d’orgue, aux garçons et à deux petits clercs vers qui l’avait attiré une sympathie bizarre : il avait remarqué que ces deux jeunes gens avaient le nez de travers, et que le nez de l’un était tourné à droite, tandis que celui de l’autre regardait à gauche. Finalement, il se laissa entraîner par eux dans un « jardin de plaisance » où il paya leur entrée. Cet établissement, décoré du nom de Waux-Hall, n’était au fond qu’un café chantant de bas étage. Les clercs y rencontrèrent quelques « collègues » et se prirent de querelle avec eux. Peu s’en fallut que l’on n’en vînt aux mains. Svidrigaïloff fut choisi comme arbitre. Après avoir écouté pendant un quart d’heure les récriminations confuses des parties en cause, il crut comprendre qu’un des clercs avait volé quelque chose et l’avait vendu à un Juif, mais sans vouloir partager avec ses camarades le produit de cette opération commerciale. À la fin, il se trouva que l’objet volé était une cuiller à thé appartenant au Waux-Hall. Elle fut reconnue par les gens de l’établissement, et l’affaire menaçait de prendre une tournure grave si Svidrigaïloff n’avait désintéressé les plaignants. Il se leva ensuite et sortit du jardin. Il était alors près de dix heures.

Pendant toute la soirée il n’avait pas bu une goutte de vin ; au Waux-Hall, il s’était borné à demander du thé, et encore parce que les convenances l’obligeaient à se faire servir quelque chose. La température était étouffante, et de noirs nuages s’épaississaient dans le ciel. Vers dix heures éclata un violent orage. Svidrigaïloff arriva chez lui trempé jusqu’aux os. Il s’enferma dans son logement, ouvrit son secrétaire d’où il retira tous ses fonds, et déchira deux ou trois papiers. Après avoir mis son argent en poche, il pensa à changer de vêtements ; mais, comme la pluie continuait à tomber, il jugea que cela n’en valait pas la peine, prit son chapeau et sortit sans fermer la porte de son appartement. Il se rendit droit au domicile de Sonia, qu’il trouva chez elle.

La jeune fille n’était pas seule, elle avait autour d’elle quatre petits enfants appartenant à la famille Kapernaoumoff. Sophie Séménovna leur faisait boire du thé. Elle accueillit respectueusement le visiteur, regarda avec surprise ses vêtements mouillés, mais ne dit pas un mot. À la vue d’un étranger, tous les enfants s’enfuirent aussitôt, saisis d’une frayeur indescriptible.

Svidrigaïloff s’assit près de la table et invita Sonia à prendre place à côté de lui. Elle se prépara timidement à écouter ce qu’il avait à lui dire.

— Sophie Séménovna, commença-t-il, je vais peut-être me rendre en Amérique, et comme, selon toute probabilité, nous nous voyons pour la dernière fois, je suis venu régler quelques affaires. Eh bien, vous êtes allée aujourd’hui chez cette dame ? Je sais ce qu’elle vous a dit, inutile de me le raconter. (Sofia fit un mouvement et rougit.) Ces gens-là ont leurs préjugés. Pour ce qui est de vos sœurs et de votre frère, leur sort est assuré, l’argent que je destinais à chacun d’eux a été remis par moi en mains sûres. Voici les récépissés : à tout hasard, prenez-les. Maintenant, voici pour vous personnellement trois titres de cinq pour cent représentant une somme de trois mille roubles. Je désire que cela reste entre nous et que personne n’en ait connaissance. Cet argent vous est nécessaire, Sophie Séménovna, car vous ne pouvez continuer à vivre ainsi.

— Vous avez eu tant de bontés pour les orphelins, pour la défunte et pour moi… balbutia Sonia, — si je vous ai à peine remercié jusqu’à présent, ne croyez pas…

— Allons, assez, assez !

— Quant à cet argent, Arcade Ivanovitch, je vous suis bien reconnaissante, mais je n’en ai pas besoin maintenant. N’ayant plus que moi à nourrir, je me tirerai toujours d’affaire. Ne m’accusez pas d’ingratitude si je refuse votre offre. Puisque vous êtes si charitable, cet argent…

— Prenez-le, Sophie Séménovna, et, je vous en prie, ne me faites pas d’objections, je n’ai pas le temps de les entendre. Rodion Romanovitch n’a que le choix entre deux alternatives : se loger une balle dans le front ou aller en Sibérie…

À ces mots, Sonia se mit à trembler et regarda avec effarement son interlocuteur.

— Ne vous inquiétez pas, poursuivit Svidrigaïloff. J’ai tout appris de sa propre bouche, et je ne suis pas bavard ; je ne le dirai à personne. Vous avez été bien inspirée en lui conseillant d’aller se dénoncer. C’est de beaucoup le parti le plus avantageux qu’il puisse prendre. Eh bien, quand il ira en Sibérie, vous l’y accompagnerez, n’est-ce pas ? En ce cas, vous aurez besoin d’argent ; il vous en faudra pour lui, comprenez-vous ? La somme que je vous offre, c’est à lui que je la donne par votre entremise. De plus, vous avez promis à Amalia Ivanovna d’acquitter ce qui lui est dû. Pourquoi donc, Sophie Séménovna, assumez-vous toujours si légèrement de pareilles charges ? La débitrice de cette Allemande, ce n’était pas vous, c’était Catherine Ivanovna : vous auriez dû envoyer l’Allemande à tous les diables. Il faut plus de calcul dans la vie… Allons, si demain ou après-demain quelqu’un vous interroge à mon sujet, ne parlez pas de ma visite et ne dites à personne que je vous ai donné de l’argent. Et maintenant au revoir. (Il se leva.) Saluez de ma part Rodion Romanovitch. À propos : vous ferez bien, en attendant, de confier l’argent à M. Razoumikhine. Vous connaissez sans doute M. Razoumikhine ? C’est un brave garçon. Portez-le-lui demain ou… quand vous en aurez l’occasion. Mais, d’ici là, tâchez qu’on ne vous le prenne pas.

Sonia s’était levée aussi et fixait un regard inquiet sur le visiteur. Elle avait grande envie de dire quelque chose, de faire quelque question, mais elle était intimidée et ne savait par où commencer.

— Ainsi vous… ainsi vous allez vous mettre en route par un temps pareil ?

— Quand on part pour l’Amérique, est-ce qu’on s’inquiète de la pluie ? Adieu, chère Sophie Séménovna ! Vivez et vivez longtemps, vous êtes utile aux autres. À propos… faites donc mes compliments à M. Razoumikhine. Dites-lui qu’Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff le salue. N’y manquez pas.

Quand il l’eut quittée, Sonia resta oppressée par un vague sentiment de crainte.

Le même soir, Svidrigaïloff fit une autre visite fort singulière et fort inattendue. La pluie tombait toujours. À onze heures vingt, il se présenta tout trempé chez les parents de sa future, qui occupaient un petit logement dans Vasili-Ostroff. Il eut grand’peine à se faire ouvrir, et son arrivée à une heure aussi indue causa dans le premier moment une stupéfaction extrême. On crut d’abord à une frasque d’homme ivre, mais cette impression ne dura qu’un instant ; car, quand il le voulait, Arcade Ivanovitch avait les manières les plus séduisantes. L’intelligente mère roula auprès de lui le fauteuil du père infirme et engagea aussitôt la conversation par des questions détournées. Jamais cette femme n’allait droit au fait : voulait-elle savoir, par exemple, quand il plairait à Arcade Ivanovitch que le mariage fût célébré, elle commençait par l’interroger curieusement sur Paris, sur le high life parisien, pour le ramener peu à peu à Vasili-Ostroff.

Les autres fois, ce petit manège réussissait très-bien ; mais, dans la circonstance présente, Svidrigaïloff se montra plus impatient que de coutume et demanda à voir sur-le-champ sa future, quoiqu’on lui eût dit qu’elle était déjà couchée. Bien entendu, on s’empressa de le satisfaire. Arcade Ivanovitch dit à la jeune fille qu’une affaire urgente l’obligeant à s’absenter pour quelque temps de Pétersbourg, il lui avait apporté quinze mille roubles, et qu’il la priait d’accepter cette bagatelle, dont il avait depuis longtemps l’intention de lui faire cadeau avant le mariage. Il n’y avait guère de liaison logique entre ce présent et le départ annoncé ; il ne semblait pas non plus que cela nécessitât absolument une visite au milieu de la nuit, par une pluie battante. Néanmoins, si louches qu’elles pussent paraître, ces explications furent parfaitement accueillies ; à peine même si les parents témoignèrent quelque surprise devant des agissements aussi étranges ; fort sobres de questions et d’exclamations étonnées, ils se répandirent par contre en remerciements des plus chaleureux auxquels l’intelligente mère mêla ses larmes. Svidrigaïloff se leva, embrassa sa fiancée, lui tapota doucement la joue et assura qu’il serait bientôt de retour. La fillette le regardait d’un air intrigué ; on lisait dans ses yeux plus qu’une simple curiosité enfantine. Arcade Ivanovitch remarqua ce regard ; il embrassa de nouveau sa future et se retira en songeant avec un réel dépit que son cadeau serait à coup sûr conservé sous clef par la plus intelligente des mères.

À minuit, il rentrait en ville par le pont de ***. La pluie avait cessé, mais le vent faisait rage. Pendant près d’une demi-heure, Svidrigaïloff battit le pavé de l’immense perspective ***, paraissant chercher quelque chose. Peu de temps auparavant, il avait remarqué, sur le côté droit de la perspective, un hôtel qui, autant qu’il s’en souvenait, s’appelait l’Hôtel d’Andrinople. À la fin, il le trouva. C’était un long bâtiment en bois où, malgré l’heure avancée, on voyait, encore briller de la lumière. Il entra et demanda une chambre à un domestique en haillons qu’il rencontra dans le corridor. Après un coup d’œil jeté sur Svidrigaïloff, le domestique le conduisit à une petite chambre située tout au bout du corridor, sous l’escalier. C’était la seule qui fut disponible.

— Avez-vous du thé ? demanda Svidrigaïloff.

— On peut vous en faire.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Du veau, de l’eau-de-vie, des hors-d’œuvre.

— Apporte-moi du veau et du thé.

— Vous ne voulez pas autre chose ? demanda avec une sorte d’hésitation le laquais.

— Non.

L’homme en haillons s’éloigna fort désappointé.

« Ce doit être quelque chose de propre que cette maison, pensa Svidrigaïloff ; — du reste, moi-même j’ai sans doute l’air d’un homme qui revient d’un café chantant et qui a eu une aventure en chemin. Je serais pourtant curieux de savoir quelle espèce de gens loge ici. »

Il alluma la bougie et se livra à un examen plus détaillé de la chambre. Elle était fort étroite et si basse qu’un homme de la taille de Svidrigaïloff pouvait à peine s’y tenir debout. Le mobilier se composait d’un lit très-sale, d’une table en bois verni et d’une chaise. La tapisserie délabrée était si poudreuse qu’on en distinguait difficilement la couleur primitive. L’escalier coupait en biais le plafond, ce qui donnait à cette pièce l’apparence d’une mansarde. Svidrigaïloff déposa la bougie sur la table, s’assit sur le lit et devint pensif. Mais un incessant bruit de voix qui se faisait entendre dans la pièce voisine finit par attirer son attention. Il se leva, prit sa bougie et alla regarder par une fente du mur.

Dans une chambre un peu plus grande que la sienne il aperçut deux individus, l’un debout, l’autre assis sur une chaise. Le premier, en manches de chemise, était rouge et avait des cheveux crépus. Il objurguait son compagnon avec des larmes dans la voix : « Tu n’avais pas de position, tu étais dans la dernière misère ; je t’ai tiré du bourbier, et il ne tient qu’à moi de t’y replonger. » L’ami à qui s’adressaient ces paroles avait l’air d’un homme qui voudrait bien éternuer et qui n’y peut réussir. De temps à autre il jetait un regard hébété sur l’orateur : évidemment, il ne comprenait pas un mot de ce qu’on lui disait, peut-être même ne l’entendait-il pas. Sur la table où la bougie achevait de se consumer, il y avait une carafe d’eau-de-vie presque vide, des verres de dimensions diverses, du pain, des concombres et un service à thé. Après avoir considéré attentivement ce tableau, Svidrigaïloff quitta son poste d’observation et revint s’asseoir sur le lit.

En apportant le thé et le veau, le garçon ne put s’empêcher de demander encore une fois s’il ne fallait pas autre chose. Sur la réponse négative qu’il reçut, il se retira définitivement. Svidrigaïloff se hâta de boire un verre de thé pour se réchauffer, mais il lui fut impossible de manger. La fièvre qui commençait à l’agiter lui coupait l’appétit. Il ôta son paletot et sa jaquette, s’enveloppa dans la couverture du lit et se coucha. Il était vexé. « Mieux vaudrait pour cette fois être bien portant », se dit-il avec un sourire. L’atmosphère était étouffante, la bougie éclairait faiblement, le vent grondait au dehors, dans un coin se faisait entendre le bruit d’une souris, du reste une odeur de souris et de cuir remplissait toute la chambre. Étendu sur le lit, Svidrigaïloff rêvait plutôt qu’il ne pensait, ses idées se succédaient confusément, il aurait voulu arrêter son imagination sur quelque chose. « C’est sans doute un jardin qu’il y a sous la fenêtre, les arbres sont agités par le vent. Que je déteste ce bruit d’arbres la nuit, dans la tempête et dans les ténèbres ! » Il se rappela que tout à l’heure, en passant à côté du parc Pétrowsky, il avait éprouvé la même impression pénible. Ensuite il songea à la Petite-Néwa, et il eut de nouveau le frisson qui l’avait saisi tantôt quand, debout sur le pont, il contemplait la rivière. « Jamais de ma vie je n’ai aimé l’eau, même dans les paysages », pensa-t-il, et tout à coup une idée étrange le fit sourire : « Il me semble qu’à présent je devrais me moquer de l’esthétique et du confort, pourtant me voici devenu aussi difficile que l’animal qui a toujours soin de choisir sa place… en pareille occurrence. Si j’étais allé tantôt à Pétrowsky Ostroff ? Apparemment j’ai eu peur du froid et de l’obscurité, hé ! hé ! Il me faut des sensations agréables !… Mais pourquoi ne pas éteindre la bougie ? » (Il la souffla.) « Mes voisins sont couchés », ajouta-t-il, ne voyant point de lumière dans la fente de la cloison. « C’est maintenant, Marfa Pétrovna, que votre visite aurait de l’à-propos. Il fait noir, le lieu est propice, la situation est exceptionnelle. Et, justement, vous ne viendrez pas… »

Le sommeil continuait à le fuir. Peu à peu l’image de Dounetchka se dressa devant lui, et un tremblement soudain agita ses membres au souvenir de la scène qu’il avait eue avec la jeune fille peu d’heures auparavant. « Non, ne pensons plus à cela. Chose bizarre, je n’ai jamais beaucoup haï personne, je n’ai même jamais éprouvé un vif désir de me venger de qui que ce soit, c’est mauvais signe, mauvais signe ! Jamais non plus je n’ai été ni querelleur, ni violent — voilà encore un mauvais signe ! Mais que de promesses je lui ai faites tantôt ! Elle m’aurait mené loin… » Il se tut et serra les dents. Son imagination lui montra de nouveau Dounetchka, telle exactement qu’elle était quand, après avoir lâché le revolver, incapable désormais de résistance, elle fixait sur lui un regard épouvanté. Il se rappela quelle pitié il avait eue d’elle en ce moment, comme il s’était senti le cœur oppressé… « Au diable ! Encore ces pensées ! Ne songeons plus à tout cela. »

Déjà il s’assoupissait, son tremblement fiévreux avait cessé ; tout à coup il lui sembla que sous la couverture quelque chose courait le long de son bras et de sa jambe. Il tressaillit : « Diable ! c’est sans doute une souris », pensa-t-il. « J’ai laissé le veau sur la table… » Craignant de prendre froid, il ne voulait pas se découvrir ni se lever, mais soudain un nouveau contact désagréable lui effleura le pied. Il rejeta la couverture et alluma la bougie, puis, frissonnant, il se pencha sur le lit et l’examina sans y rien découvrir. Il secoua la couverture, et brusquement une souris sauta sur le drap. Il essaya aussitôt de la prendre, mais, tout en restant sur le lit, elle décrivait des zigzags de divers côtés et glissait sous les doigts qui cherchaient à la saisir ; tout à coup la souris se fourra sous l’oreiller. Svidrigaïloff jeta l’oreiller par terre, mais au même instant il sentit que quelque chose avait sauté sur lui et se promenait sur son corps par-dessous la chemise. Un tremblement nerveux s’empara de lui, et il s’éveilla. L’obscurité régnait dans la chambre, il était couché sur le lit, enveloppé, comme tantôt, dans la couverture ; le vent grondait toujours au dehors : « C’est crispant ! » se dit-il avec colère.

Il se leva et s’assit sur le bord du lit, le dos tourné à la fenêtre. « Il vaut mieux ne pas dormir », décida-t-il. De la croisée venait un air froid et humide ; sans quitter sa place, Svidrigaïloff tira à lui la couverture et s’en enveloppa. Il n’alluma pas la bougie. Il ne pensait à rien et ne voulait pas penser, mais des rêves, des idées incohérentes traversaient son cerveau. Il était comme tombé dans un demi-sommeil. Était-ce l’effet du froid, des ténèbres, de l’humidité ou du vent qui agitait les arbres ? toujours est-il que ses songeries avaient pris une tournure fantastique, — des fleurs s’offraient sans cesse à son imagination. Il lui semblait avoir sous les yeux un riant paysage ; c’était le jour de la Trinité, le temps était superbe. Au milieu des plates-bandes fleuries apparaissait un élégant cottage dans le goût anglais ; des plantes grimpantes s’enroulaient autour du perron, des deux côtés de l’escalier couvert d’un riche tapis s’étageaient des potiches chinoises contenant des fleurs rares. Aux fenêtres, dans des vases à demi pleins d’eau plongeaient des bouquets de jacinthes blanches qui s’inclinaient sur leurs hampes d’un vert cru et répandaient un parfum capiteux. Ces bouquets attiraient particulièrement l’attention de Svidrigaïloff, et il aurait voulu ne pas s’en éloigner ; cependant il monta l’escalier et entra dans une salle grande et haute ; là encore, partout, aux fenêtres, près de la porte donnant accès à la terrasse comme sur la terrasse elle-même, partout il y avait des fleurs. Les parquets étaient jonchés d’une herbe fraîchement fauchée et exhalant une odeur suave ; par les croisées ouvertes pénétrait dans la chambre une brise délicieuse, les oiseaux gazouillaient sous les fenêtres. Mais, au milieu de la salle, sur une table couverte d’une nappe de satin blanc était placé un cercueil. Des guirlandes de fleurs l’entouraient de tous côtés, et à l’intérieur il était capitonné de gros de Naples et de ruche blanche. Dans cette bière reposait sur un lit de fleurs une fillette vêtue d’une robe de tulle blanc ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et on les aurait pris pour ceux d’une statue de marbre. Ses cheveux d’un blond clair étaient en désordre et mouillés ; une couronne de roses ceignait sa tête. Le profil sévère et déjà roidi de son visage semblait aussi découpé dans le marbre ; mais le sourire de ses lèvres pâles exprimait une tristesse navrante, une désolation qui n’appartient pas à l’enfance. Svidrigaïloff connaissait cette fillette ; il n’y avait près du cercueil ni images pieuses, ni flambeaux allumés, ni prières. La défunte était une suicidée, — une noyée. À quatorze ans, elle avait eu le cœur brisé par un outrage qui avait terrifié sa conscience enfantine, rempli son âme angélique d’une honte imméritée et arraché de sa poitrine un suprême cri de désespoir, cri étouffé par les mugissements du vent, au milieu d’une sombre et humide nuit de dégel…

Svidrigaïloff s’éveilla, quitta son lit et s’approcha de la croisée. Après avoir cherché à tâtons l’espagnolette, il ouvrit la fenêtre, exposant son visage et son torse à peine protégé par la chemise aux atteintes du vent glacial qui s’engouffrait dans l’étroite chambre. Sous la fenêtre il devait y avoir en effet un jardin, probablement un jardin de plaisance ; là sans doute, pendant le jour, on chantait des chansonnettes et on servait du thé sur de petites tables. Mais maintenant tout était plongé dans les ténèbres, et les objets ne se désignaient à l’œil que par des taches noires à peine distinctes. Durant cinq minutes, Svidrigaïloff accoudé sur l’appui de la croisée regarda au-dessous de lui, dans l’obscurité. Au milieu de la nuit retentirent deux coups de canon.

« Ah ! c’est un signal ! La Néwa monte », pensa-t-il ; — « ce matin les parties basses de la ville vont être inondées, les rats seront noyés dans les caves ; les locataires des rez-de-chaussée, ruisselants d’eau, maugréant, opéreront au milieu de la pluie et du vent le sauvetage de leurs bibelots ; ils devront les transporter aux étages supérieurs… Mais quelle heure est-il ? » Au moment même où il se posait cette question, une horloge voisine sonna trois coups. — « Eh ! dans une heure il fera jour ! Pourquoi attendre ? Je vais partir tout de suite et me rendre dans l’Île Pétrowsky… » Là-dessus, il ferma la fenêtre, alluma la bougie et s’habilla ; puis, le chandelier à la main, il sortit de la chambre pour aller éveiller le garçon, régler sa note et quitter ensuite l’hôtel. — « C’est le moment le plus favorable, on ne peut pas en choisir un meilleur. »

Il erra longtemps dans le corridor long et étroit ; ne trouvant personne, il allait appeler à haute voix, quand tout à coup, dans un coin sombre, entre une vieille armoire et une porte, il découvrit un objet étrange, quelque chose qui semblait vivant. En se penchant avec la lumière, il reconnut que c’était une petite fille de cinq ans environ ; elle tremblait et pleurait ; sa petite robe était trempée comme une lavette. La présence de Svidrigaïloff ne parut pas l’effrayer, mais elle fixa sur lui ses grands yeux noirs avec une expression de surprise hébétée. De temps à autre elle sanglotait encore, comme il arrive aux enfants qui, après avoir longtemps pleuré, commencent à se consoler. Son visage était pâle et défait ; elle était transie de froid, mais — « par quel hasard se trouvait-elle là ? sans doute elle s’était cachée dans ce coin et n’avait pas dormi de toute la nuit ». Il se mit à l’interroger. S’animant tout à coup, la fillette commença d’une voix enfantine et grasseyante un récit interminable où il était question de « maman » et de « tasse cassée ». Svidrigaïloff crut comprendre que c’était une enfant peu aimée : sa mère, probablement une cuisinière de l’hôtel, s’adonnait à la boisson et la maltraitait sans cesse. La petite fille avait cassé une tasse, et, craignant une correction, elle s’était, dans la soirée de la veille, enfuie de la maison par une pluie battante. Après être restée longtemps dehors, elle avait fini par rentrer secrètement, s’était cachée derrière l’armoire et avait passé toute la nuit là, tremblant, pleurant, effrayée de se voir dans l’obscurité, plus effrayée encore à la pensée qu’elle serait cruellement battue, et pour la tasse cassée, et pour la fugue dont elle s’était rendue coupable. Svidrigaïloff la prit dans ses bras, la porta à sa chambre et, l’ayant déposée sur son lit, se mit en devoir de la déshabiller. Elle n’avait pas de bas, et ses chaussures trouées étaient aussi humides que si elles avaient trempé toute la nuit dans une mare. Quand il lui eut ôté ses vêtements, il la coucha et l’enveloppa avec soin dans la couverture. Elle s’endormit aussitôt. Ayant tout fini, Svidrigaïloff retomba dans ses pensées moroses.

« De quoi me mêlé-je encore ! » se dit-il avec un sentiment de colère. — « Quelle bêtise ! » Dans son irritation, il prit la bougie pour se mettre à la recherche du garçon et quitter au plus tôt l’hôtel. « Peuh, une gamine ! » fit-il en lâchant un juron au moment où il ouvrait la porte, mais il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil sur la petite fille, s’assurer si elle dormait et comment elle dormait. Il souleva avec précaution la couverture qui cachait la tête. L’enfant dormait d’un profond sommeil. Elle s’était réchauffée dans le lit, et ses joues pâles avaient déjà repris des couleurs. Toutefois, chose étrange, l’incarnat de son teint était beaucoup plus vif que celui qui se remarque à l’état normal chez les enfants. « C’est la rougeur de la fièvre », pensa Svidrigaïloff. On aurait dit qu’elle avait bu. Ses lèvres purpurines paraissaient brûlantes. Soudain il croit voir cligner légèrement les longs cils noirs de la petite dormeuse ; sous les paupières mi-closes se laisse deviner un jeu de prunelle malicieux, sournois, nullement enfantin. La fillette ne dormirait-elle pas et ferait-elle semblant de dormir ? En effet, ses lèvres sourient, leurs extrémités frémissent comme quand on étouffe une envie de rire. Mais voilà qu’elle cesse de se contraindre, elle rit franchement ; quelque chose d’effronté, de provocant, rayonne sur ce visage qui n’a plus rien de l’enfance ; c’est le visage d’une prostituée, d’une cocotte française. Voilà que les deux yeux s’ouvrent tout grands : ils enveloppent Svidrigaïloff d’un regard lascif et passionné, ils l’appellent, ils rient… Rien de répugnant comme cette figure enfantine dont tous les traits respirent la luxure. « Quoi ! à cinq ans ! » murmure-t-il en proie à une véritable épouvante : « est-ce possible ? » Mais voilà qu’elle tourne vers lui son visage enflammé, elle lui tend les bras… « Ah ! maudite ! » s’écrie avec horreur Svidrigaïloff ; il lève la main sur elle et au même instant s’éveille.

Il se retrouva couché sur son lit, enveloppé dans la couverture ; la bougie n’était pas allumée, le jour se levait déjà.

« J’ai eu le cauchemar toute cette nuit ! » Il se mit sur son séant et s’aperçut avec colère qu’il était tout courbaturé, tout brisé. Au dehors régnait un épais brouillard au travers duquel on ne pouvait rien distinguer. Il était près de cinq heures ; Svidrigaïloff avait dormi trop longtemps ! Il se leva, remit ses vêtements encore humides, et, sentant le revolver dans sa poche, il le prit pour s’assurer si la capsule était bien placée. Ensuite il s’assit, et sur la première page de son carnet écrivit quelques lignes en gros caractères. Après les avoir relues, il s’accouda sur la table et s’absorba dans ses réflexions. Les mouches se régalaient de la portion de veau restée intacte. Il les regarda longtemps, puis se mit à leur donner la chasse. À la fin, il s’étonna de l’occupation à laquelle il se livrait, et, recouvrant tout à coup la conscience de sa situation, il sortit vivement de la chambre. Un instant après, il était dans la rue.

Un épais brouillard couvrait la ville. Svidrigaïloff cheminait dans la direction de la Petite-Néwa. Tandis qu’il marchait sur le glissant pavé de bois, il voyait en imagination l’Île Pétrowsky avec ses petits sentiers, ses gazons, ses arbres, ses taillis… Pas un piéton, pas un fiacre sur toute l’étendue de la perspective. Les petites maisons jaunes, aux volets fermés, avaient l’air sale et triste. Le froid et l’humidité commençaient à donner le frisson au promeneur matinal. De loin en loin, quand il apercevait l’enseigne d’une boutique, il la lisait machinalement.

Arrivé au bout du pavé de bois, à la hauteur de la grande maison de pierre, il vit un chien fort laid qui traversait la chaussée en serrant sa queue entre ses jambes. Un homme ivre-mort gisait au milieu du trottoir, le visage contre terre. Svidrigaïloff regarda un instant l’ivrogne et passa outre. À gauche, un beffroi s’offrit à sa vue. « Bah ! pensa-t-il, voilà une place, à quoi bon aller dans l’Île Pétrowsky ? Comme cela, la chose pourra être officiellement constatée par un témoin… » Souriant à cette nouvelle idée, il prit la rue ***.

Là se trouvait le bâtiment que surmontait le beffroi. Contre la porte était appuyé un petit homme enveloppé dans un manteau de soldat et coiffé d’un casque grec. En voyant Svidrigaïloff s’approcher, il lui jeta du coin de l’œil un regard maussade. Sa physionomie avait cette expression de tristesse hargneuse qui est la marque séculaire des visages israélites. Pendant quelque temps, tous deux s’examinèrent en silence. À la fin, il parut étrange au factionnaire qu’un individu qui n’était pas ivre s’arrêtât ainsi à trois pas de lui et le fixât sans dire un seul mot.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, toujours adossé contre la porte.

— Mais rien, mon ami, bonjour ! répondit Svidrigaïloff.

— Passez votre chemin.

— Mon ami, je vais à l’étranger.

— Comment, à l’étranger ?

— En Amérique.

— En Amérique ?

Svidrigaïloff prit le revolver dans sa poche et l’arma. Le soldat releva les sourcils.

— Dites donc, ce ne sont pas des plaisanteries à faire ici !

— Pourquoi pas ?

— Parce que ce n’est pas le lieu.

— N’importe, mon ami, la place est bonne tout de même ; si l’on t’interroge, tu répondras que je suis parti pour l’Amérique.

Il appuya le canon de son revolver contre sa tempe droite.

— On ne peut pas faire cela ici, ce n’est pas le lieu ! reprit le soldat en ouvrant des yeux de plus en plus grands.

Svidrigaïloff pressa la détente…