Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 2p. 231-247).
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Sixième partie

IV

Raskolnikoff se mit à lui emboîter le pas.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria en se retournant Svidrigaïloff. Je croyais vous avoir dit…

— Cela signifie que je suis décidé à vous accompagner.

— Quoi ?

Tous deux s’arrêtèrent et pendant un instant se mesurèrent des yeux.

— Dans votre demi-ivresse, répliqua Raskolnikoff, vous m’en avez dit assez pour me convaincre que, loin d’avoir renoncé à vos odieux projets contre ma sœur, vous en êtes plus occupé que jamais. Je sais que ce matin ma sœur reçu une lettre. Vous n’avez pas perdu votre temps depuis votre arrivée à Pétersbourg. Qu’au cours de vos allées et venues vous vous soyez trouvé une femme, c’est possible, mais cela ne signifie rien. Je désire m’assurer personnellement…

De quoi ? c’est bien au plus si Raskolnikoff aurait su le dire.

— Vraiment ! voulez-vous que j’appelle la police ?

— Appelez-la !

Ils s’arrêtèrent de nouveau en face l’un de l’autre. À la fin, le visage de Svidrigaïloff changea d’expression. Voyant que la menace n’intimidait nullement Raskolnikoff, il reprit soudain du ton le plus gai et le plus amical :

— Que vous êtes drôle ! J’ai fait exprès de ne pas vous parler de votre affaire, nonobstant la curiosité bien naturelle qu’elle a éveillée chez moi. Je voulais remettre cela à un autre moment ; mais, en vérité, vous feriez perdre patience à un mort… Allons, venez avec moi ; seulement, je vous en avertis, je ne rentre que pour prendre de l’argent ; ensuite, je sortirai, je monterai en voiture et j’irai passer toute la soirée dans les Îles. Eh bien, quel besoin avez-vous de me suivre ?

— J’ai affaire dans votre maison ; mais ce n’est pas chez vous que je vais, c’est chez Sophie Séménovna : je dois m’excuser auprès d’elle de n’avoir pas assisté aux obsèques de sa belle-mère.

— Comme il vous plaira ; mais Sophie Séménovna est absente. Elle est allée conduire les trois enfants chez une vieille dame que je connais depuis longtemps et qui est à la tête de plusieurs orphelinats. J’ai fait le plus grand plaisir à cette dame en lui remettant de l’argent pour les babies de Catherine Ivanovna, plus un don pécuniaire au profit de ses établissements ; enfin, je lui ai raconté l’histoire de Sophie Séménovna, sans omettre aucun détail. Mon récit a produit un effet indescriptible. Voilà pourquoi Sophie Séménovna a été invitée à se rendre aujourd’hui même à l’hôtel ***, où la barinia en question loge provisoirement depuis son retour de la campagne.

— N’importe, je passerai tout de même chez elle.

— Libre à vous, seulement je ne vous y accompagnerai pas : à quoi bon ? Dites donc, je suis sûr que si vous vous défiez de moi, c’est parce que j’ai eu jusqu’ici la délicatesse de vous épargner des questions scabreuses… Vous devinez à quoi je fais allusion ? Je gagerais que ma discrétion vous a paru extraordinaire ! Soyez donc délicat pour en être ainsi récompensé !

— Vous trouvez délicat d’écouter aux portes ?

— Ha ! ha ! j’aurais été bien surpris que vous n’eussiez pas fait cette observation ! répondit en riant Svidrigaïloff. Si vous croyez qu’il n’est pas permis d’écouter aux portes, mais qu’on peut à son gré assassiner les vieilles femmes, comme les magistrats pourraient n’être pas de cet avis, vous ferez bien de filer au plus tôt en Amérique ! Partez vite, jeune homme ! Il est peut-être encore temps. Je vous parle en toute sincérité. Est-ce l’argent qui vous manque ? Je vous en donnerai pour le voyage.

— Je ne pense nullement à cela, reprit avec dégoût Raskolnikoff.

— Je comprends : vous vous demandez si vous avez agi selon la morale, comme il sied à un homme et à un citoyen. Vous auriez dû vous poser la question plus tôt, à présent elle est un peu intempestive, eh ! eh ! Si vous croyez avoir commis un crime, brûlez-vous la cervelle ; n’est-ce pas ce que vous avez envie de faire ?

— Vous vous appliquez, me semble-t-il, à m’agacer dans l’espoir que je vous débarrasserai de ma présence…

— Original que vous êtes, mais nous sommes arrivés, donnez-vous la peine de monter l’escalier. Tenez, voici l’entrée du logement de Sophie Séménovna, regardez, il n’y a personne ! Vous ne le croyez pas ? Demandez aux Kapernaoumoff ; elle leur laisse sa clef. Voici justement madame Kapernaoumoff elle-même. Eh bien ? Quoi ? (Elle est un peu sourde.) Sophie Séménovna est sortie ? Où est-elle allée ? Êtes-vous fixé à présent ? Elle n’est pas ici et elle ne reviendra peut-être que fort tard dans la soirée. Allons, maintenant venez chez moi. N’aviez-vous pas l’intention de me faire aussi une visite ? Nous voici dans mon appartement. Madame Resslich est absente. Cette femme-là a toujours mille affaires en train, mais c’est une excellente personne, je vous l’assure ; peut-être vous serait-elle utile si vous étiez un peu plus raisonnable. Vous voyez : je prends dans mon secrétaire un titre de cinq pour cent (regardez combien il m’en restera encore !) ; celui-ci va être aujourd’hui converti en espèces. Vous avez bien vu ? Je n’ai plus rien à faire ici, je ferme mon secrétaire, je ferme mon logement, et nous revoici sur l’escalier. Si vous voulez, nous allons prendre une voiture, je vais aux Îles. Est-ce qu’une petite promenade en calèche ne vous dit rien ? Vous entendez, j’ordonne à ce cocher de me conduire à la pointe d’Élaguine. Vous refusez ? Vous en avez assez ? Allons, laissez-vous tenter. La pluie menace, mais qu’à cela ne tienne, nous relèverons la capote…

Svidrigaïloff était déjà en voiture. Quelque éveillée que fût la défiance de Raskolnikoff, ce dernier pensa qu’il n’y avait pas péril en la demeure. Sans répondre un mot, il fit volte-face et rebroussa chemin dans la direction du Marché-au-Foin. S’il avait retourné la tête, il aurait pu voir que Svidrigaïloff, après avoir fait cent pas en voiture, mettait pied à terre et payait son cocher. Mais le jeune homme marchait sans regarder derrière lui. Il eut bientôt tourné le coin de la rue. Comme toujours quand il se trouvait seul, il ne tarda pas à tomber dans une profonde rêverie. Arrivé sur le pont, il s’arrêta devant la balustrade et tint ses yeux fixés sur le canal. Debout, à peu de distance de Raskolnikoff, Avdotia Romanovna l’observait. En montant sur le pont, il avait passé près d’elle, mais il ne l’avait pas remarquée. À la vue de son frère, Dounetchka éprouva un sentiment de surprise et même d’inquiétude. Elle resta un moment à se demander si elle l’accosterait. Tout à coup elle aperçut du côté du Marché-au-Foin Svidrigaïloff qui se dirigeait rapidement vers elle.

Mais celui-ci semblait avancer avec prudence et mystère. Il ne monta pas sur le pont et s’arrêta sur le trottoir, s’efforçant d’échapper à la vue de Raskolnikoff. Depuis longtemps déjà il avait remarqué Dounia et il lui faisait des signes. La jeune fille crut comprendre qu’il l’appelait auprès de lui et l’engageait à ne pas attirer l’attention de Rodion Romanovitch.

Docile à cette invitation muette, Dounia s’éloigna sans bruit de son frère et rejoignit Svidrigaïloff.

— Allons plus vite, lui dit tout bas ce dernier. — Je tiens à ce que Rodion Romanovitch ignore notre entrevue. Je vous préviens qu’il est venu me trouver tout à l’heure dans un traktir près d’ici, et que j’ai eu beaucoup de peine à me débarrasser de lui. Il sait que je vous ai écrit une lettre, et il soupçonne quelque chose. Assurément, ce n’est pas vous qui lui avez parlé de cela ; mais si ce n’est pas vous, qui est-ce donc ?

— Voici que nous avons tourné le coin de la rue, interrompit Dounia, à présent mon frère ne peut plus nous voir. Je vous déclare que je n’irai pas plus loin avec vous. Dites-moi tout ici ; tout cela peut se dire même en pleine rue.

— D’abord ce n’est pas sur la voie publique que peuvent se faire de pareilles confidences, ensuite vous devez entendre aussi Sophie Séménovna ; en troisième lieu, il faut que je vous montre certains documents… Enfin, si vous ne consentez pas à venir chez moi, je refuse tout éclaircissement et je me retire à l’instant même. D’ailleurs n’oubliez pas, je vous prie, qu’un secret très-curieux qui intéresse votre bien-aimé frère se trouve absolument entre mes mains.

Dounia s’arrêta indécise et attacha un regard perçant sur Svidrigaïloff.

— Que craignez-vous donc observa tranquillement celui-ci ; la ville n’est pas la campagne. Et, à la campagne même, vous m’avez fait plus de mal que je ne vous en ai fait…

— Sophie Séménovna est prévenue ?

— Non, je ne lui ai pas dit un mot, et même je ne suis pas sûr qu’elle soit maintenant chez elle. Du reste, elle doit y être. Elle a enterré aujourd’hui sa belle-mère : ce n’est pas un jour où l’on fait des visites. Pour le moment, je ne veux parler de cela à personne, et je regrette même, jusqu’à un certain point, de m’en être ouvert à vous. En pareil cas, la moindre parole prononcée à la légère équivaut à une dénonciation. Je demeure ici près, vous voyez, dans cette maison. Voici notre dvornik ; il me connaît très-bien ; voyez-vous ? il salue. Il voit que je suis avec une dame, et sans doute il a pu déjà remarquer votre visage. Cette circonstance doit vous rassurer, si vous vous défiez de moi. Pardonnez-moi de vous parler aussi crûment. J’habite ici en garni. Il n’y a qu’un mur entre le logement de Sophie Séménovna et le mien. Tout l’étage est occupé par différents locataires. Pourquoi donc avez-vous peur comme un enfant ? Qu’ai-je de si terrible ?

Svidrigaïloff, essaya d’esquisser un sourire débonnaire, mais son visage refusa de lui obéir. Son cœur battait avec force, et sa poitrine était oppressée. Il affectait d’élever la voix pour cacher l’agitation croissante qu’il éprouvait. Précaution superflue d’ailleurs, car Dounetchka ne remarquait chez lui rien de particulier : les derniers mots de Svidrigaïloff avaient trop irrité l’orgueilleuse jeune fille pour qu’elle songeât à autre chose qu’à la blessure de son amour-propre.

— Quoique je sache que vous êtes un homme… sans honneur, je ne vous crains pas du tout. Conduisez-moi, dit-elle d’un ton calme que démentait, il est vrai, l’extrême pâleur de son visage. Svidrigaïloff s’arrêta devant le logement de Sonia.

— Permettez-moi de m’assurer si elle est chez elle. Non, elle n’y est pas. Cela tombe mal ! Mais je sais qu’elle reviendra peut-être d’ici à très-peu de temps. Elle n’a pu s’absenter que pour aller voir une dame au sujet des orphelins à qui elle s’intéresse. Je me suis aussi occupé de cette affaire. Si Sophie Séménovna n’est pas rentrée dans dix minutes et que vous teniez absolument à lui parler, je l’enverrai chez vous aujourd’hui même. Voici mon appartement ; il se compose de ces deux pièces. Derrière cette porte habite ma propriétaire, madame Resslich. Maintenant, regardez par ici, je vais vous montrer mes principaux documents : de ma chambre à coucher la porte que voici conduit à un appartement de deux pièces, lequel est entièrement vide. Voyez… il faut que vous preniez une connaissance exacte des lieux…

Svidrigaïloff occupait deux chambres garnies assez grandes. Dounetchka regardait autour d’elle avec défiance ; mais elle ne découvrit rien de suspect ni dans l’ameublement, ni dans la disposition du local. Cependant elle aurait pu remarquer, par exemple, que Svidrigaïloff logeait entre deux appartements en quelque sorte inhabités. Pour arriver chez lui, il fallait traverser deux pièces à peu près vides, qui faisaient partie du logement de sa propriétaire. Ouvrant la porte qui, de sa chambre à coucher, donnait accès à l’appartement non loué, il montra aussi ce dernier à Dounetchka. La jeune fille s’arrêta sur le seuil, ne comprenant pas pourquoi on l’invitait à regarder ; mais l’explication fut bientôt donnée par Svidrigaïloff :

— Voyez cette grande chambre, la seconde. Remarquez cette porte fermée à la clef. À côté se trouve une chaise, la seule qu’il y ait dans les deux pièces. C’est moi qui l’ai apportée de mon logement, pour écouter dans des conditions plus confortables. La table de Sophie Séménovna est placée juste derrière cette porte. La jeune fille était assise là et causait avec Rodion Romanovitch, tandis qu’ici, sur ma chaise, je prêtais l’oreille à leur conversation. Je suis resté à cette place deux soirs de suite, et chaque fois pendant deux heures. J’ai donc pu apprendre quelque chose ; qu’en pensez-vous ?

— Vous étiez aux écoutes ?

— Oui ; maintenant rentrons chez moi ; ici l’on ne peut même pas s’asseoir.

Il ramena Avdotia Romanovna dans sa première chambre qui lui servait de « salle » et offrit à la jeune fille un siège près de la table. Quant à lui, il prit place à distance respectueuse, mais ses yeux brillaient probablement du même feu qui naguère avait tant effrayé Dounetchka. Celle-ci frissonna, malgré l’assurance qu’elle s’efforçait de montrer, et promena de nouveau un regard défiant autour d’elle. La situation isolée du logement de Svidrigaïloff finit par attirer son attention. Elle voulut demander si, du moins, la propriétaire était chez elle, mais sa fierté ne lui permit pas de formuler cette question. D’ailleurs, l’inquiétude relative à sa sûreté personnelle n’était rien au prix de l’autre anxiété qui torturait son cœur.

— Voici votre lettre, commença-t-elle en la déposant sur la table. Ce que vous m’avez écrit est-il possible ? Vous laissez entendre que mon frère aurait commis un crime. Vos insinuations sont trop claires, n’essayez pas maintenant de recourir à des subterfuges. Sachez qu’avant vos prétendues révélations j’avais déjà entendu parler de ce conte absurde dont je ne crois pas un mot. L’odieux ici ne le cède qu’au ridicule. Ces soupçons me sont connus, et je n’ignore pas non plus ce qui les a fait naître. Vous ne pouvez avoir aucune preuve. Vous avez promis de prouver : parlez donc ! Mais je vous préviens que je ne vous crois pas.

Dounetchka prononça ces paroles avec une extrême rapidité, et, pendant un instant, l’émotion qu’elle éprouvait fit monter le rouge à ses joues.

— Si vous ne me croyiez pas, auriez-vous pu vous résoudre à venir seule chez moi ? Pourquoi donc êtes-vous venue ? par pure curiosité ?

— Ne me tourmentez pas, parlez, parlez !

— Il faut en convenir, vous êtes une vaillante jeune fille. Je croyais, vraiment, que vous auriez prié M. Razoumikhine de vous accompagner. Mais j’ai pu me convaincre que s’il n’est pas venu avec vous, il ne vous a pas non plus suivie à distance. C’est crâne de votre part ; vous avez voulu sans doute ménager Rodion Romanovitch. Du reste, en vous tout est divin… En ce qui concerne votre frère, que vous dirai-je ? Vous l’avez vu vous-même tout à l’heure. Comment le trouvez-vous ?

— Ce n’est pas là-dessus seulement que vous fondez votre accusation ?

— Non, ce n’est pas là-dessus, mais sur les propres paroles de Rodion Romanovitch. Il est venu deux jours de suite passer la soirée ici chez Sophie Séménovna. Je vous ai indiqué où ils étaient assis. Il a fait sa confession complète à la jeune fille. C’est un assassin. Il a tué une vieille usurière chez qui lui-même avait mis des objets en gage. Peu d’instants après le meurtre, la sœur de la victime, une marchande nommée Élisabeth, est entrée par hasard, et il l’a tuée également. Il s’est servi, pour égorger les deux femmes, d’une hache qu’il avait apportée avec lui. Son intention était de voler, et il a volé ; il a pris de l’argent et divers objets… Voilà, mot pour mot, ce qu’il a raconté à Sophie Séménovna. Elle seule connaît ce secret, mais elle n’a eu aucune part à l’assassinat. Loin de là, en entendant ce récit, elle a été tout aussi épouvantée que vous l’êtes maintenant. Soyez tranquille, ce n’est pas elle qui dénoncera votre frère.

— C’est impossible ! balbutièrent les lèvres blêmes de Dounetchka haletante ; c’est impossible ! il n’avait pas la moindre raison, pas le plus petit motif de commettre ce crime… C’est un mensonge !

— Le vol révèle la cause du meurtre. Il a pris des valeurs et des bijoux. Il est vrai que, de son aveu même, il n’a tiré profit ni des unes ni des autres, et qu’il est allé les cacher sous une pierre où ils sont encore. Mais c’est parce qu’il n’a pas osé en faire usage.

— Est-il vraisemblable qu’il ait volé ? Peut-il seulement avoir eu cette pensée ? s’écria Dounia qui se leva vivement. Vous le connaissez, vous l’avez vu : est-ce qu’il vous fait l’effet d’un voleur ?

— Cette catégorie, Avdotia Romanovna, renferme un nombre infini de variétés. En général, les filous ont conscience de leur infamie ; j’ai cependant entendu parler d’un homme plein de noblesse qui avait dévalisé un courrier. Que sait-on ? votre frère pensait peut-être accomplir une action louable. Moi-même assurément j’aurais comme vous refusé d’ajouter foi à cette histoire, si je l’avais apprise par voie indirecte ; mais force m’a été de croire au témoignage de mes oreilles… Où allez-vous donc, Avdotia Romanovna ?

— Je veux voir Sophie Séménovna, répondit d’une voix faible Dounetchka. Où est l’entrée de son logement ? Elle est peut-être revenue ; je veux absolument la voir tout de suite. Il faut qu’elle…

Avdotia Romanovna ne put achever, elle étouffait littéralement.

— Selon toute apparence, Sophie Séménovna ne sera pas de retour avant la nuit. Son absence devait être très-courte. Puisqu’elle n’est pas encore rentrée, il sera probablement fort tard…

— Ah ! c’est ainsi que tu mens ! Je le vois, tu as menti… tu n’as dit que des mensonges !… Je ne te crois pas ! non, je ne te crois pas !… s’écria Dounetchka, dans un transport de colère qui lui ôtait la possession d’elle-même.

Presque défaillante, elle tomba sur une chaise que Svidrigaïloff s’était hâté de lui avancer.

— Avdotia Romanovna, qu’avez-vous ? reprenez vos esprits ! Voici de l’eau. Buvez-en une gorgée.

Il lui jeta de l’eau au visage. La jeune fille tressaillit et revint à elle.

— Cela a produit de l’effet, murmurait à part soi Svidrigaïloff en fronçant le sourcil. Avdotia Romanovna, calmez-vous ! Sachez que Rodion Romanovitch a des amis. Nous le sauverons, nous le tirerons d’affaire. Voulez-vous que je l’emmène à l’étranger ? J’ai de l’argent ; d’ici à trois jours, j’aurai réalisé tout mon avoir. Quant au meurtre, votre frère fera un tas de bonnes actions qui effaceront cela, soyez tranquille. Il peut encore devenir un grand homme. Eh bien, qu’avez-vous ? Comment vous sentez-vous ?

— Le méchant ! il faut encore qu’il se moque ! Laissez-moi…

— Où voulez-vous donc aller ?

— Auprès de lui. Où est-il ? Vous le savez. Pourquoi cette porte est-elle fermée ? C’est par là que nous sommes entrés, et maintenant elle est fermée à la clef. Quand l’avez-vous fermée ?

— Il n’était pas nécessaire que toute la maison entendît de quoi nous parlions ici. Dans l’état où vous êtes, pourquoi aller trouver votre frère ? Voulez-vous causer sa perte ? Votre démarche le mettra en fureur, et il ira lui-même se dénoncer. Sachez d’ailleurs qu’on a déjà l’œil sur lui, et que la moindre imprudence de votre part lui serait funeste. Attendez un moment : je l’ai vu, et je lui ai parlé tout à l’heure ; on peut encore le sauver. Asseyez-vous ; nous allons examiner ensemble ce qu’il y a à faire. C’est pour traiter cette question en tête-à-tête que je vous ai invitée à venir chez moi. Mais asseyez-vous donc !

— Comment parviendrez-vous à le sauver ? Est-ce que c’est possible ?

Dounia s’assit. Svidrigaïloff prit place à côté d’elle.

— Tout cela dépend de vous, de vous seule, commença-t-il d’un ton bas. Ses yeux étincelaient, et son agitation était telle qu’il pouvait à peine parler.

Dounia, effrayée, se recula à quelque distance de lui.

— Vous… un seul mot de vous, et il est sauvé ! continua-t-il, tremblant de tout son corps. Je… je le sauverai. J’ai de l’argent et des amis. Je le ferai partir immédiatement pour l’étranger, je lui procurerai un passe-port. J’en prendrai deux : un pour lui et un pour moi. J’ai des amis sur le dévouement et l’intelligence desquels je puis compter… Voulez-vous ? Je prendrai aussi un passe-port pour vous… pour votre mère… Que vous importe Razoumikhine ? mon amour vaut bien le sien… Je vous aime infiniment. Laissez-moi baiser le bas de votre robe ! Je vous en prie ! Le bruit que fait votre vêtement me met hors de moi ! Ordonnez : j’exécuterai tous vos ordres, quels qu’ils soient. Je ferai l’impossible. Toutes vos croyances seront les miennes. Ne me regardez pas ainsi ! Savez-vous que vous me tuez ?…

Il commençait à délirer. On eût dit qu’il venait d’être atteint d’aliénation mentale. Dounia ne fit qu’un saut jusqu’à la porte, qu’elle se mit à secouer de toutes ses forces.

— Ouvrez ! ouvrez ! cria-t-elle, espérant qu’on l’entendrait du dehors. Ouvrez donc ! Est-ce qu’il n’y a personne dans la maison ?

Svidrigaïloff se leva. Il avait recouvré en partie son sang-froid. Un sourire amèrement moqueur errait sur ses lèvres encore tremblantes.

— Il n’y a personne ici, dit-il lentement ; ma logeuse est sortie, et vous avez tort de crier de la sorte ; vous vous donnez là une peine bien inutile.

— Où est la clef ? Ouvre la porte tout de suite, tout de suite, homme bas !

— J’ai perdu la clef, je ne puis pas la trouver.

— Ah ! ainsi, c’est un guet-apens ! vociféra Dounia, pâle comme la mort, et elle s’élança dans un coin, où elle se barricada en plaçant devant elle une petite table que le hasard mit sous sa main. Puis elle se tut, mais sans cesser de tenir les yeux fixés sur son ennemi, dont elle surveillait les moindres mouvements. Debout, en face d’elle, à l’autre extrémité de la chambre, Svidrigaïloff ne bougeait pas de sa place. Extérieurement, du moins, il était redevenu maître de lui-même. Toutefois, son visage restait pâle, et son sourire continuait à narguer la jeune fille.

— Vous avez prononcé tout à l’heure le mot de guet-apens, Avdotia Romanovna. Si guet-apens il y a, vous devez bien penser que mes mesures sont prises. Sophie Séménovna n’est pas chez elle ; cinq pièces nous séparent du logement des Kapernaoumoff. Enfin, je suis au moins deux fois plus fort que vous, et, indépendamment de cela, je n’ai rien à craindre, car si vous portez plainte contre moi, votre frère est perdu. D’ailleurs, personne ne vous croira : toutes les apparences déposent contre une jeune fille qui se rend seule au domicile d’un homme. Aussi, lors même que vous vous résoudriez à sacrifier votre frère, vous ne pourriez rien prouver : il est fort difficile de faire la preuve d’un viol, Avdotia Romanovna.

— Misérable ! fit Dounia d’une voix basse, mais vibrante d’indignation.

— Soit ; mais remarquez que jusqu’ici j’ai simplement raisonné au point de vue de votre hypothèse. Personnellement, je suis de votre avis, et je trouve que le viol est un crime abominable. Tout ce que j’en ai dit, c’était pour rassurer votre conscience dans le cas où vous… dans le cas où vous consentiriez de bon gré à sauver votre frère, comme je vous le propose. Vous pourrez vous dire que vous n’avez cédé qu’aux circonstances, à la force, s’il faut absolument employer ce mot. Pensez-y ; le sort de votre frère et de votre mère est entre vos mains. Je serai votre esclave… toute ma vie… je vais attendre ici…

Il s’assit sur le divan, à huit pas de Dounia. La jeune fille ne doutait nullement que la résolution de Svidrigaïloff ne fût inébranlable. D’ailleurs, elle le connaissait…

Tout à coup elle tira de sa poche un revolver, l’arma et le plaça sur la table, à portée de sa main.

À cette vue, Svidrigaïloff poussa un cri de surprise et fit un brusque mouvement en avant.

— Ah ! c’est ainsi ! dit-il avec un méchant sourire ; eh bien, voilà qui change la situation du tout au tout ! Vous m’allégez singulièrement la tâche, Avdotia Romanovna ! Mais où vous êtes-vous procuré ce revolver ? M. Razoumikhine vous l’aurait-il prêté ? Tiens, c’est le mien, je le reconnais ! Je l’avais cherché, en effet, sans pouvoir le retrouver… Les leçons de tir que j’ai eu l’honneur de vous donner à la campagne n’auront pas été inutiles…

— Ce revolver n’était pas à toi, mais à Marfa Pétrovna que tu as tuée, scélérat ! Rien ne t’appartenait dans sa maison. Je l’ai pris lorsque j’ai commencé à soupçonner de quoi tu étais capable. Si tu fais un seul pas, je jure que je te tuerai !

Dounia exaspérée s’apprêtait à mettre, le cas échéant, sa menace à exécution.

— Eh bien, et votre frère ? C’est par curiosité que je vous fais cette question, dit Svidrigaïloff toujours debout à la même place.

— Dénonce-le si tu veux ! N’avance pas, ou je tire ! Tu as empoisonné ta femme, je le sais, tu es toi-même un assassin !…

— Êtes-vous bien sûre que j’aie empoisonné Marfa Pétrovna ?

— Oui ! C’est toi-même qui me l’as donné à entendre ; tu m’as parlé de poison… je sais que tu t’en étais procuré… C’est toi… C’est certainement toi… infâme !

— Lors même que ce serait vrai, j’aurais fait cela pour toi… tu en aurais été la cause.

— Tu mens ! Je t’ai toujours détesté, toujours…

— Vous paraissez avoir oublié, Avdotia Romanovna, comment, dans votre zèle pour ma conversion, vous vous penchiez vers moi avec des regards langoureux… Je lisais dans vos yeux ; vous rappelez-vous ? le soir, au clair de la lune, pendant que le rossignol chantait…

— Tu mens ! (La rage mit un éclair dans les prunelles de Dounia.) Tu mens, calomniateur !

— Je mens ? Allons, soit, je mens. J’ai menti. Les femmes n’aiment pas qu’on leur rappelle ces petites choses-là, reprit-il en souriant. — Je sais que tu tireras, joli petit monstre. Eh bien, vas-y !

Dounia le coucha en joue, n’attendant qu’un mouvement de lui pour faire feu. Une pâleur mortelle couvrait le visage de la jeune fille ; sa lèvre inférieure était agitée par un tremblement de colère, et ses grands yeux noirs lançaient des flammes. Jamais Svidrigaïloff ne l’avait vue aussi belle. Il avança d’un pas. Une détonation retentit. La balle lui effleura les cheveux, et alla s’enfoncer dans le mur derrière lui. Il s’arrêta.

— Une piqûre de guêpe ! dit-il avec un léger rire. C’est à la tête qu’elle vise… Qu’est-ce que cela ? Je saigne !

Il tira son mouchoir pour essuyer un mince filet de sang qui coulait le long de sa tempe droite : la balle avait frôlé la peau du crâne. Dounia abaissa son arme et regarda Svidrigaïloff avec une sorte de stupeur. Elle semblait ne pas comprendre ce qu’elle venait de faire.

— Eh bien, quoi ! vous m’avez manqué, recommencez, j’attends, poursuivit Svidrigaïloff, dont la gaieté avait quelque chose de sinistre : si vous tardez, j’aurai le temps de vous saisir avant que vous vous soyez mise en état de défense.

Frissonnante, Dounetchka arma rapidement le revolver, et en menaça de nouveau son persécuteur.

— Laissez-moi ! dit-elle avec désespoir : je jure que je vais encore tirer… Je… je vous tuerai !…

— À trois pas, il est impossible, en effet, que vous me manquiez. Mais si vous ne me tuez pas, alors…

Dans les yeux étincelants de Svidrigaïloff on pouvait lire le reste de sa pensée.

Il fit encore deux pas en avant.

Dounetchka tira ; le revolver fit long feu.

— L’arme n’a pas été bien chargée. N’importe, cela peut se réparer ; vous avez encore une capsule. J’attends.

Debout à deux pas de la jeune fille, il fixait sur elle un regard enflammé qui exprimait la résolution la plus indomptable. Dounia comprit qu’il mourrait plutôt que de renoncer à son dessein. « Et… et, sans doute, elle le tuerait maintenant qu’il n’était plus qu’à deux pas d’elle !… »

Tout à coup elle jeta le revolver.

— Vous refusez de tirer ! dit Svidrigaïloff étonné, et il respira longuement. La crainte de la mort n’était peut-être pas le plus lourd fardeau dont il sentait son âme délivrée ; toutefois il lui aurait été difficile de s’expliquer à lui-même la nature du soulagement qu’il éprouvait.

Il s’approcha de Dounia et la prit doucement par la taille. Elle ne résista point, mais, toute tremblante, le regarda avec des yeux suppliants. Il voulut parler, sa bouche ne put proférer aucun son.

— Lâche-moi ! pria Dounia.

S’entendant tutoyer d’une voix qui n’était plus celle de tout à l’heure, Svidrigaïloff frissonna.

— Ainsi tu ne m’aimes pas ? demanda-t-il d’un ton bas.

Dounia fit de la tête un signe négatif.

— Et… tu ne pourras pas m’aimer ?… Jamais ? continua-t-il avec l’accent du désespoir.

— Jamais ! murmura-t-elle.

Durant un instant une lutte terrible se livra dans l’âme de Svidrigaïloff. Ses yeux étaient fixés sur la jeune fille avec une expression indicible. Soudain il retira le bras qu’il avait passé autour de la taille de Dounia, et, s’éloignant rapidement de celle-ci, il alla se poster devant la fenêtre.

— Voici la clef ! dit-il après un moment de silence. (Il la prit dans la poche gauche de son paletot et la mit derrière lui sur la table, sans se retourner vers Avdotia Romanovna.) Prenez-la, partez vite !…

Il regardait obstinément par la fenêtre.

Dounia s’approcha de la table pour prendre la clef.

— Vite ! vite ! répéta Svidrigaïloff.

Il n’avait pas changé de position, ne regardait pas celle à qui il parlait ; mais ce mot « vite » était prononcé d’un ton sur la signification duquel il n’y avait pas à se tromper.

Dounia saisit la clef, bondit jusqu’à la porte, l’ouvrit en toute hâte et sortit vivement de la chambre. Un instant après, elle courait comme une folle le long du canal, dans la direction du pont ***.

Svidrigaïloff resta encore trois minutes près de la fenêtre. À la fin, il se retourna lentement, promena ses yeux autour de lui et passa sa main sur son front. Ses traits défigurés par un sourire étrange exprimaient le plus navrant désespoir. S’apercevant qu’il avait du sang sur sa main, il le regarda avec colère ; puis il mouilla un linge et lava sa blessure. Le revolver jeté par Dounia avait roulé jusqu’à la porte. Il le ramassa et se mit à l’examiner. C’était un petit revolver à trois coups, d’ancien modèle ; il y restait encore deux charges et une capsule. Après un moment de réflexion, il fourra l’arme dans sa poche, prit son chapeau et sortit.