Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/04

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 133-136).


CHAPITRE IV

DE L’HUMILITÉ POUR L’EXTÉRIEUR


« Empruntez, dit Élisée à une pauvre veuve, et prenez force vaisseaux vides et versez l’huile en iceux ». Pour recevoir la grâce de Dieu en nos cœurs, il les faut avoir vides de notre propre gloire. La crécerelle criant et regardant les oiseaux de proie, les épouvante par une propriété et vertu secrète ; c’est pourquoi les colombes l’aiment sur tous les autres oiseaux, et vivent en assurance auprès d’icelle : ainsi l’humilité repousse Satan, et conserve en nous les grâces et dons du Saint-Esprit, et pour cela tous les saints, mais particulièrement le Roi des saints et sa Mère, ont toujours honoré et chéri cette digne vertu plus qu’aucune autre entre toutes les morales.

Nous appelons vaine la gloire qu’on se donne ou pour ce qui n’est pas en nous, ou pour ce qui est en nous mais non pas à nous, ou pour ce qui est en nous et à nous, mais qui ne mérite pas qu’on s’en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grands, l’honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l’estime d’autrui. Il y en a qui se rendent fiers et morgants pour être sur un bon cheval, pour avoir un panache en leur chapeau, pour être habillés somptueusement ; mais qui ne voit cette folie ? car s’il y a de la gloire pour cela, elle est pour le cheval, pour l’oiseau et pour le tailleur ; et quelle lâcheté de courage est-ce d’emprunter son estime d’un cheval, d’une plume, d’un goderon ? Les autres se prisent et regardent, pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crêpés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter ; mais ne sont-ils pas lâches de courage, de vouloir enchérir leur valeur et donner du surcroît à leur réputation par des choses si frivoles et folâtres ? Les autres, pour un peu de science, veulent être honorés et respectés du monde, comme si chacun devait aller à l’école chez eux et les tenir pour maîtres : c’est pourquoi on les appelle pédants. Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croient que tout le monde les muguette. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent, et la gloire qu’on prend de si faibles sujets s’appelle vaine, sotte et frivole.

On connaît le vrai bien comme le vrai baume : on fait l’essai du baume en le distillant dedans l’eau, car s’il va au fond et qu’il prenne le dessous, il est jugé pour être du plus fin et précieux. Ainsi, pour connaître si un homme est vraiment sage, savant, généreux, noble, il faut voir si ses biens tendent à l’humilité, modestie et soumission, car alors ce seront des vrais biens ; mais s’ils surnagent et qu’ils veuillent paraître, ce seront des biens d’autant moins véritables qu’ils seront plus apparents. Les perles qui sont conçues ou nourries au vent et au bruit des tonnerres n’ont que l’écorce de perles, et sont vides de substance ; et ainsi les vertus et belles qualités des hommes qui sont reçues et nourries en l’orgueil, en la ventance et en la vanité, n’ont qu’une simple apparence du bien, sans suc, sans moelle et sans solidité.

Les honneurs, les rangs, les dignités, sont comme le safran, qui se porte mieux et vient plus abondamment d’être foulé aux pieds. Ce n’est plus honneur d’être beau, quand on s’en regarde : la beauté pour avoir bonne grâce doit être négligée ; la science nous déshonore quand elle nous enfle et qu’elle dégénère en pédanterie. Si nous sommes pointilleux pour les rangs, pour les séances[1], pour les titres, outre que nous exposons nos qualités à l’examen, à l’enquête et à la contradiction, nous les rendons viles et abjectes ; car l’honneur qui est beau étant reçu en don, devient vilain quand il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa roue pour se voir, en levant ses belles plumes, il se hérisse de tout le reste, et montre de part et d’autre ce qu’il a d’infâme ; les fleurs qui sont belles, plantées en terre, flétrissent étant maniées. Et comme ceux qui odorent la mandragore de loin et en passant reçoivent beaucoup de suavité, mais ceux qui la sentent de près et longuement en deviennent assoupis et malades, ainsi les honneurs rendent une douce consolation à celui qui les odore de loin et légèrement, sans sy amuser ou s’en empresser ; mais à qui s’y affectionne et s’en repaît, ils sont extrêmement blâmables et vitupérables.

La poursuite et amour de la vertu commence à nous rendre vertueux ; mais la poursuite et amour des honneurs commence à nous rendre méprisables et vitupérables. Les esprits bien nés ne s’amusent pas à ces menus fatras de rangs, d’honneurs, de salutations ; ils ont d’autres choses à faire : c’est le propre des esprits fainéants. Qui peut avoir des perles ne se charge pas de coquilles ; et ceux qui prétendent à la vertu ne s’empressent point pour les honneurs. Certes, chacun peut entrer en son rang et s’y tenir sans violer l’humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans contention. Car, comme ceux qui viennent du Pérou, outre l’or et l’argent qu’ils en tirent, apportent encore des singes et perroquets, parce qu’ils ne leur coûtent guère et ne chargent pas aussi beaucoup leur navire ; ainsi ceux qui prétendent à la vertu ne laissent pas de prendre leurs rangs et les honneurs qui leur sont dûs, pourvu toutefois que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d’attention, et que ce soit sans en être chargés de trouble, d’inquiétude, de disputes et contentions. Je ne parle néanmoins pas de ceux desquels la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent une grande conséquence ; car en cela, il faut que chacun conserve ce qui lui appartient, avec une prudence et discrétion qui soit accompagnée de charité et courtoisie.

  1. Ici, séance = droit de prendre place dans une compagnie réglée. (Littré)