XIII


Il fallait faire diligence pour nous retrouver sur la ligne avant le retour des ouvriers ; aussi échangeâmes-nous à peine quelques mots, et toute l’après-midi fut trop activement employée pour laisser place à la moindre causerie.

Nous rentrâmes le soir à Hornby, dans le logement que nous occupions en commun. Là, sur la table, se trouvait une lettre qu’on avait renvoyée d’Eltham à la nouvelle adresse de mon chef. Pendant que je me jetais affamé sur le thé qui nous attendait, il la lut à loisir et resta quelques instants silencieux.

« Mon camarade, s’écria-t-il enfin, je crois que je vais vous quitter.

— Comment ? me quitter !… que voulez-vous dire ? Où iriez-vous ?

— Cette lettre, répondit-il, aurait dû m’être acheminée plus tôt. Elle est de l’ingénieur Greathed (une célébrité de ce temps-là). Il veut me voir, il désire me parler… Eh ! tenez, Paul, pourquoi vous le cacherais-je ? il est question de m’envoyer surveiller les travaux d’une ligne projetée au Canada.

— Et notre compagnie, que dira-t-elle ? m’écriai-je, véritablement déconcerté.

— Vous savez que Greathed en est le principal agent, et c’est lui qui sera l’ingénieur en chef de la ligne canadienne. Nos actionnaires prendront sans doute de grands intérêts dans cette dernière, et par conséquent se prêteront à toutes les combinaisons de personnel que Greathed aura jugées utiles… Mon remplaçant est déjà choisi.

— Pour le bien que je lui souhaite.

— Merci, interrompit Holdsworth en riant ; mais vous devez songer au profit que je vais retirer de tout ceci, et savoir gré à ce jeune homme de se trouver là tout à point pour me permettre de gravir l’échelon supérieur, ce qui me serait interdit si quelqu’un ne pouvait me suppléer ici… Ah ! vraiment j’aurais dû recevoir cette lettre un peu plus tôt. Les heures comptent, en pareille matière, d’autant que Greathead me parle d’une concurrence à craindre. Une idée ! si je partais ce soir même ? Une locomotive me conduirait à Eltham, où je prendrai le train de nuit. Il ne faudrait pas que Greathed pût m’accuser de tiédeur

— Mais vous reviendrez ? demandai-je avec une sorte d’angoisse causée par la soudaineté de cette séparation.

— Oh ! oui… Je l’espère du moins… Ils sont pourtant bien capables de m’expédier par le premier steamer qui part, je crois, samedi. »

Tout en parlant, il avalait machinalement, et sans s’être assis, son frugal souper.

— Décidément, reprit-il, c’est ce soir qu’il faut partir. Dans notre état, on doit être toujours prêt, toujours disponible. Si je ne revenais pas, enfant, ayez toujours présents à la mémoire les sages préceptes que vous avez entendus tomber de mes lèvres. Où est mon porte-manteau ? Si je pouvais gagner une demi-heure… Ici mes comptes sont à jour, sauf le terme de loyer que vous vous chargerez de payer sur mes appointements du mois, échéant le 4 novembre prochain.

— Mais enfin, reviendrez-vous ?

— Un jour ou l’autre, il faudra bien finir par là… Peut-être ne me trouvera-t-on pas suffisamment préparé, auquel cas je serai ici dans deux ou trois jours. Sinon, il est possible qu’on me dirige sur le Canada, séance tenante. Au surplus, ne craignez pas que je vous oublie. Ce travail-ci ne saurait me prendre plus de deux ans, et peut-être, par la suite, nous retrouverons-nous attelés à la même besogne. »

Peut-être !… C’était peu probable, et je ne l’espérais guère. Les jours heureux ne reviennent pas ainsi. N’importe, je l’aidais de mon mieux à se préparer. Dans sa caisse, bourrée outre mesure, que n’entassions-nous pas : habits, papiers divers, livres, instruments, tout cela pêle-mêle ! Puis je courus demander la locomotive. Ceci fait, comme je devais conduire mon ami à Eltham, nous demeurâmes assis l’un en face de l’autre pendant les quelques minutes que nous avions gagnées par ce surcroît d’activité.

Holdsworth tenait à la main le petit bouquet qu’il avait rapporté de Hope-Farm, et qu’en entrant il avait déposé sur la cheminée. Il le respirait, il l’effleurait de ses lèvres.

« Ce que je regrette, me dit-il, c’est de n’avoir pas su… de n’avoir pas fait mes adieux à… à ces braves gens. »

Il parlait sérieusement, cette fois, et la séparation imminente projetait une ombre sur sa pensée.

« Je me charge de leur exprimer vos regrets, lui dis-je à mon tour, et je suis certain qu’ils seront partagés. »

Ici quelques instants de silence.

« Comme on change vite d’idées ! reprit-il, se laissant aller à penser tout haut. Ce matin même, Paul, je n’étais occupé que d’une espérance. À propos, avez-vous soigneusement emballé ce dessin ?…

— Un profil de femme, n’est-il pas vrai ? lui demandai-je discrètement ; — mais je savais fort bien qu’il s’agissait d’un portrait de Phillis, portrait assez mal venu pour qu’il n’eût voulu ni le colorier, ni même l’ombrer, et qui était resté à l’état de simple esquisse parmi ses croquis de rebut.

— Oui, répondit-il… Quel doux visage innocent ! Et avec cela, tant de… »

Le mot ne vint pas, un long soupir en tint place. Évidemment troublé, mon jeune patron s’était levé pour arpenter la chambre à grands pas. Il s’arrêta tout à coup devant moi.

« Vous leur direz comment cela est arrivé. Il faut que le ministre sache combien je regrette de ne lui avoir pas serré la main, de n’avoir pas remercié sa femme pour toutes les bontés qu’ils m’ont prodiguées. Quant à Phillis,… s’il plaît à Dieu, je reviendrai d’ici à deux ans, et alors elle saura tout ce que j’ai dans le cœur.

— Vous l’aimez donc ? m’écriai-je.

— Si je l’aime ?… ah ! certes, répondit-il. Qui ne l’aimerait, l’ayant vue comme je la voyais et pouvant apprécier ce caractère de jeune fille, exceptionnel comme sa beauté ? Dieu lui soit propice et la maintienne dans cette haute sérénité, dans cette pureté angélique ! Deux ans, c’est bien long, savez-vous ? mais elle vit dans une si profonde retraite… C’est presque la Belle au bois dormant (il souriait maintenant, lui que j’avais vu tout à l’heure sur le point de laisser échapper une larme). Allons, allons, je reviendrai du Canada comme un prince Charmant, et je la tirerai de ce sommeil magique par la vertu du talisman d’amour. Dites-moi, Paul, croyez-vous que j’aurai grand’peine à la réveiller ? »

Ce petit mouvement de fatuité me plut assez peu, et je ne répondis pas à sa question. Il reprit, comme pour s’excuser : « On m’offre, vous le voyez, de grands avantages pécuniaires. De plus, si je sors honorablement de l’épreuve, ma réputation est faite et me donne droit, dans l’avenir, à des salaires plus élevés.

— Ceci n’importe guère à Phillis.

— Non, mais son père et sa mère me trouveront plus acceptable. Enfin, Paul, poursuivit-il avec une sorte d’inquiétude, plaidant toujours sa cause sans vouloir se l’avouer à lui-même, vous êtes de mon bord, n’est-il pas vrai ?… Vous ne serez pas fâché de m’avoir pour cousin ?… »

J’entendais haleter et siffler la locomotive au sortir des ateliers.

« Non certes, répondis-je, ramené brusquement vers cet ami que j’allais perdre. Je voudrais que la noce eût lieu dès demain, et je serais avec grand plaisir votre garçon d’honneur.

— À la bonne heure, et merci. Damné porte-manteau !… (mon Dieu, mon Dieu, que dirait le ministre ?) mais que voulez-vous ? cette valise pèse le diable ! »

Et nous partîmes à toute course dans les ténèbres, déjà fort épaisses.

Il prit à Eltham le train de nuit, et j’allai coucher assez tristement dans mon ancienne mansarde, chez les Dawson.

Les jours suivants, ayant sur les bras double besogne, je ne pus m’absenter un instant. Bientôt arriva une lettre de mon ami, très-courte, mais très-affectueuse. Il s’embarquait sur le steamer du samedi, ainsi qu’il l’avait à peu près deviné d’avance. Son successeur devait arriver le lundi suivant. Un postscriptum renfermait, simplement ces mots :

« Mon bouquet s’en vient avec moi au Canada ; mais je n’en aurai pas besoin pour me rappeler Hope-Farm. »