◄  Chapitre 9


X


Ce jour-là, Holdsworth vint au-devant de moi jusque Heathbridge. Il était tout différent de ce que je l’avais laissé, les joues hâlées et brunies, le regard brillant, la démarche ferme, et je dus lui en faire compliment.

« Oui, me dit-il, me voilà remis sur pied. L’envie de travailler m’est revenue. Cette semaine aux champs m’a fait grand bien.

— Et sans doute aussi grand plaisir ?

— Je vous en réponds. L’excellente vie, et combien je me trompais en redoutant la monotonie dont on l’accuse ! On ne s’ennuie jamais avec le ministre.

— Ah ! m’écriai-je soulagé, vous avez donc fini par vous convenir ?

— J’ai failli le mécontenter deux ou trois fois par quelques-unes de ces locutions outrées dont on se sert avec les gens de notre monde, sans, que cela tire à conséquence ; mais quand j’ai vu qu’elles choquaient ce digne homme, j’ai pris soin de veiller sur ma langue, et somme toute je m’en trouve fort bien. S’il est un exercice salutaire, c’est celui qui consiste à tâcher de rendre sa pensée par les mots les plus simples et les plus exacts, sans s’occuper de l’effet qu’on va produire.

— Vous êtes donc très-bons amis ?

— Pour ce qui me concerne, je puis vous le garantir. Jamais je n’ai rencontré pareille soif de science. Sur tout ce qui s’apprend par les livres, le ministre est bien autrement ferré que moi ; mais j’ai sur lui l’avantage d’avoir couru le monde et d’avoir vu bien des choses… À propos, n’avez-vous pas été surpris que j’eusse à faire venir tant de bouquins ?

— Je me suis dit, du moins, que vous ne vous reposiez guère.

— Oh ! tous ces livres n’étaient pas pour moi. Il y en avait que le ministre m’avait demandés, d’autres que je destinais à… à sa fille… Je ne l’appelle point Phillis, remarquez-le bien ; mais personne au monde, à ma connaissance, ne la désigne sous le nom de miss Holman.

— J’ai bien pensé que les ouvrages italiens étaient pour elle.

— Précisément ; on ne débute pas par le poème de Dante, encore une fois. Je lui ai fait venir I promessi Sposi, un roman de Manzoni…

— Un roman ! me récriai-je. Étiez-vous certain que le ministre approuverait des lectures de ce genre ?

— Ceci est un roman tout à fait inoffensif, une œuvre chaste et de bonnes tendances… Après tout, ils lisent Virgile, et Virgile n’est pas un des livres saints. Il ne faut pas non plus se créer des monstres. Quant à messer Dante, si elle veut encore se mêler de déchiffrer ses énigmes, elle aura au moins un bon dictionnaire.

— Et… a-t-elle trouvé cette liste de mots que vous aviez traduits pour elle…

— Sans doute, sans doute ; il en est résulté même… » continua-t-il avec un sourire ; mais il n’acheva pas sa phrase, et parut garder pour lui le souvenir agréable que révélait en partie sa physionomie subitement égayée.

Nous arrivions d’ailleurs à la ferme. L’accent de Phillis me sembla un peu plus affectueux qu’à l’ordinaire, et la tante Holman se montra la bonté même. Je compris, cependant, par une sorte de pressentiment que j’avais perdu ma place et que Holdsworth l’avait prise.

Il était au courant de tous les us et coutumes domestiques. Il avait pour la chère tante une foule de petites attentions filiales. Il témoignait à Phillis l’amicale condescendance d’un frère aîné ; rien de plus, je dois le dire, rien qui en différât le moins du monde. Ce fut avec une curiosité des plus vives qu’il m’interrogea sur nos affaires d’Eltham.

La tante nous écoutait.

« Je le vois, dit-elle, vous allez passer une semaine tout autre que celle-ci. Vous aurez du travail par-dessus la tête. Prenez garde de vous rendre malade. Il faudrait bien vous résoudre alors à venir encore une fois goûter de notre repos.

— Je n’ai pas besoin de retomber malade pour être tenté de recommencer une si douce existence. Je n’ai qu’une chose à craindre, c’est de récompenser vos bons soins par des assiduités que vous trouverez gênantes.

— À la bonne heure, nous verrons cela… En attendant, ne vous surmenez pas, et avalez tous les matins une bonne tasse de lait frais. Vous pouvez même y mêler une cuillerée de rhum, et cela, dit-on, n’en vaudra que mieux ; mais le rhum chez nous est une liqueur proscrite. »

Naturellement avide des renseignements que je lui apportais sur les exigences futures de cette vie active qu’il lui tardait tant de reprendre, Holdsworth ne me quittait plus. Je surpris, à certain moment, ma cousine qui me guettait de loin, épiant notre conférence avec un regard tout à la fois curieux et pensif ; mais à peine nos yeux s’étaient-ils rencontrés, elle se détourna promptement, comme pour me dérober la vue de son visage, tout à coup devenu pourpre.

Le même soir, j’allai au-devant du ministre, qui revenait de Hornby, et nous eûmes ensemble une conversation restée je ne sais comment dans ma mémoire. Pendant ce temps-là, tout à côté de la tante Holman assoupie sur son tricot, Holdsworth donnait à Phillis une leçon d’italien.

« Oui, très-décidément il me plaît, s’écria le ministre, à qui je parlais de son nouvel hôte. J’espère que cette sympathie n’a rien de blâmable, mais je me sens pris, en quelque sorte malgré moi. Et j’ai crainte par moments de me laisser entraîner au delà de ce qui est justice.

— En bonne vérité, répliquai-je, c’est un homme de mérite et un brave garçon. Mon père l’a jugé favorablement, et moi-même à présent je crois le connaître. Je ne l’aurais pas volontiers conduit ici sans la certitude où j’étais qu’il serait goûté par vous.

— Oui, reprit le ministre, cette fois avec une hésitation moins accentuée, il me plaît, et je lui crois de la droiture… Ses propos ne sont pas toujours assez sérieux, assez réfléchis, mais, en revanche, comme il est curieux à entendre ! Il ressuscite, en quelque façon, Horace et Virgile par tous les récits de son séjour au pays qu’ils habitèrent, et où maintenant encore, à ce qu’il prétend… Mais non, tout ceci vous grise. Je l’écoute, je l’écoute jusqu’à me laisser distraire de mes devoirs… Il me fait perdre pied. Tenez, pas plus tard que samedi soir, nous sommes restés jusqu’à minuit (un jour de sabbat !) à l’écouter parler de mille sujets profanes, bien étrangers aux préoccupations d’une pareille soirée. »

Nous arrivions, et la causerie n’alla pas plus loin ; mais, avant que l’heure fût venue de nous séparer, j’avais constaté que cette « prise » dont le ministre se plaignait, Holdsworth l’avait, à son insu et sans préméditation quelconque, sur toute la famille.

Quoi de plus naturel ? Il avait tant vu, tant fait, en comparaison de ces bonnes gens ! Ce qu’il avait vu, ce qu’il avait fait, il le racontait avec tant d’aisance et de simplicité ! Personne, à ma connaissance, ne l’égalait sous ce rapport.

Sans compter que son habile et rapide crayon était toujours là pour élucider ses récits et préciser ses souvenirs. Sur le premier chiffon de papier venu, il esquissait en quelques traits tantôt les procédés de puisage dans l’Italie du Nord, tantôt des charrettes de vendange, des attelages de buffles, tantôt l’arole des Alpes, ce pin que la roche semble nourrir, que sais-je encore ? mille curiosités imprévues.

Quand nous avions étudié ces dessins tout à notre aise, Phillis les rassemblait pour les emporter. On ne les revoyait plus.

Voici bien des années que nous sommes séparés, cher Edward Holdsworth ; mais de quel charmant compagnon tu m’as laissé le souvenir, — certes, et d’un brave homme aussi, malgré tous les chagrins qui nous sont venus de toi !