Court Traité/Seconde partie/Chapitre XVIII

Traduction par Paul Janet.
Germer Baillière (p. 94-97).


CHAPITRE XVIII


DE L’UTILITÉ DE LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE.


Nous voyons maintenant que l’homme, en tant qu’il fait partie de la nature, dont il dépend et par laquelle il est régi, ne peut rien par lui-même pour son salut et pour son bonheur. Il nous reste à apprendre de quelle utilité peuvent être pour nous les affirmations précédentes, et cela est d’autant plus nécessaire que nous savons bien qu’elles déplairont à un grand nombre de personnes.

1o Il suit de là que nous sommes en vérité les serviteurs et les esclaves de Dieu, et que c’est le plus grand bien pour nous qu’il en soit nécessairement ainsi. Car, si nous n’étions dépendants que de nous-mêmes et non de Dieu, il y aurait bien peu de chose, ou même rien, que nous serions capables de bien faire, et nous nous tromperions sans cesse nous-mêmes, à l’inverse de ce que nous voyons maintenant : en effet dépendant de l’être le plus parfait, et étant partie du Tout, c’est-à-dire de lui-même, nous contribuons pour notre part à l’accomplissement de tant d’œuvres admirablement ordonnées et parfaites qui dépendent de lui.

2o En second lieu, cette doctrine fera qu’après l’accomplissement d’une bonne action, nous n’en tirerons pas avantage avec présomption (laquelle présomption est cause que, nous croyant quelque chose de grand comme si nous n’avions plus besoin de faire de progrès, nous restons au point où nous sommes : ce qui est entièrement contraire à l’idée de notre perfection, qui consiste en ce que nous devons sans cesse nous efforcer de faire de nouveaux progrès) ; mais au contraire nous attribuons à Dieu toutes nos actions, comme à la première et seule cause de tout ce que nous faisons et de tout ce que nous produisons.

3o Cette connaissance, en produisant en nous le véritable amour du prochain, fait que nous n’avons jamais pour lui ni haine ni colère, et que nous désirons au contraire le secourir et améliorer sa condition : ce qui est le propre des hommes qui ont atteint une haute perfection ou essence.

4o Elle est encore utile au bien public ; car, grâce à elle, aucun juge ne favorisera une partie aux dépens de l’autre, et, contraint de punir l’un et de récompenser l’autre, il le fera avec l’intention de secourir et de favoriser le premier autant que le second.

5o Elle nous délivre de la tristesse, du désespoir, de l’envie, de la terreur, de toutes les mauvaises passions, qui, comme nous le dirons, ne sont toutes que géhenne.

6o Elle nous conduit à ne pas craindre Dieu, comme d’autres craignent le diable qu’ils ont inventé dans leur imagination. Car comment craindrions-nous Dieu, qui est le bien suprême et par lequel toutes choses qui ont une essence sont ce qu’elles sont, et par lequel nous sommes nous-mêmes, nous qui vivons en lui.

7o Elle nous conduit à tout attribuer à Dieu et à aimer lui seul, parce qu’il est ce qu’il y a de plus excellent et de plus parfait, et ainsi de nous immoler entièrement à lui. Car c’est en cela que consiste essentiellement le vrai culte de Dieu, aussi bien que notre salut éternel et notre béatitude, l’unique perfection et le but suprême d’un esclave et d’un instrument étant d’accomplir la fonction qui leur est assignée. Par exemple, lorsqu’un artisan, dans la fabrication d’une pièce d’ouvrage, se sert d’une hache qui fait bien son service, cette hache a atteint à sa fin et à sa perfection. Si cependant cet artisan se disait : « Cette hache m’a bien servi ; je vais la laisser reposer, et je ne m’en servirai plus pour aucun usage, » cette hache serait détournée de son but et ne serait plus même une hache. Ainsi l’homme, en tant qu’il est une partie de la nature, doit suivre les lois de la nature, et c’est là le culte de Dieu ; et, aussi longtemps qu’il fait cela, il est heureux. Et même si Dieu, par impossible, voulait que les hommes ne le servissent plus, ce serait comme s’il voulait leur ravir leur salut et les détruire, car tout ce qu’ils sont consiste uniquement à servir Dieu.