Court Traité/Seconde partie/Chapitre XVII

Traduction par Paul Janet.
Germer Baillière (p. 92-94).


CHAPITRE XVII


DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA VOLONTÉ ET LE DÉSIR.


Puisqu’il est évident que nous n’avons aucun libre arbitre pour l’affirmation et la négation, nous avons maintenant à chercher la vraie différence entre la volonté et le désir, en un mot à déterminer ce qui est, à proprement parler, la volonté (en latin voluntas).

D’après la définition d’Aristote, le désir (appétit) semble être un genre qui comprend deux espèces : car il dit que la volonté est l’inclination que les hommes ont pour le bien ou l’apparence du bien : d’où il suit, à ce qu’il me semble, qu’il range sous le nom d’appétits toutes les inclinations, tout aussi bien les bonnes que les mauvaises ; mais quand l’inclination a le bien pour objet, ou que celui qui en est possédé est trompé par l’apparence du bien, c’est alors ce qu’il nomme voluntas ou bonne volonté. Si au contraire elle est mauvaise (comme lorsque nous voyons chez un autre homme une inclination pour un objet réellement mauvais), c’est ce qu’il nomme alors volupté ou mauvaise volonté : de telle sorte que l’inclination de l’âme n’est pas une tendance à affirmer ou à nier, mais un désir d’acquérir quelque chose, sous l’apparence du bien, ou d’éviter le mal.

Maintenant, il nous reste à rechercher si ce désir est libre ou n’est pas libre. La conclusion résulte déjà de ce que nous avons dit, à savoir que le désir dépend de la représentation, et que cette représentation doit avoir une cause extérieure ; c’est ce qui résulte encore de ce que nous avons dit de la volonté : mais il nous reste à montrer que le désir en lui-même n’est pas libre.

Quoique la plupart des hommes voient bien que la connaissance qu’ils ont des choses est un intermédiaire par lequel leur appétit passe d’un objet à un autre, ils ne remarquent pas cependant quelle cause détermine ainsi ce changement d’objet. Mais, pour faire voir que l’inclination en nous n’est pas libre, et nous mettre devant les yeux d’une manière vive ce que peut être le penchant qui nous entraîne et nous fait passer d’objet en objet, représentons-nous un enfant qui, pour la première fois, est saisi de la perception d’un objet : par exemple, je lui montre une sonnette qui produit un son agréable à son oreille et lui inspire le désir de la posséder ; voyez s’il peut s’affranchir de cette passion et de ce désir ? Si vous dites : Oui, je vous demande pour quelle cause il le ferait ? Ce n’est pas certainement pour quelque autre objet qu’il connaisse mieux, puisque c’est encore le seul qu’il connaisse, puisqu’il n’a en ce moment devant lui aucun autre objet de perception, et que le plaisir est le plus grand qui s’offre à lui. Peut-être dira-t-on qu’il a la liberté d’écarter ce désir, que si le désir à la vérité commence en nous sans liberté de notre part, nous avons néanmoins ensuite le pouvoir de nous en dégager ? mais non, une telle liberté ne peut apporter en sa faveur la moindre preuve. C’est ce que l’on voit clairement, car quelle serait donc la cause qui pourrait ainsi détruire le désir ? Serait-ce le désir lui-même ? Certainement non, car il n’est rien qui par sa nature aspire à sa propre destruction. Quelle cause donc pourrait supprimer le désir ? Rien sans doute, si ce n’est que, suivant l’ordre et le cours de la nature, l’enfant soit affecté par quelque objet qui lui paraîtra plus agréable que le premier.

C’est pourquoi, de même que nous avons dit de la volonté qu’elle n’est rien autre chose dans l’homme que telle et telle volonté particulière, de même nous dirons ici que le désir n’est rien autre que tel et tel désir, causé par telle ou telle perception ; le désir pris en général n’est rien de réel, mais il est abstrait de tel ou tel désir particulier ; n’étant rien de réel, il ne peut rien causer réellement. Si donc nous disons que le désir est libre, c’est comme si nous disions que tel ou tel désir est cause de lui-même, c’est-à-dire qu’il a été cause de sa propre existence avant d’exister, ce qui est l’absurdité même et d’une absolue impossibilité.