Cours de philosophie/Leçon V. Objet et méthode de la psychologie

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Cours de philosophie


Nous avons déjà défini l'objet de la psychologie: décrire les états de conscience et les réduire à un certain nombre de types généraux.

Mais les phénomènes qu'étudie la psychologie ont de fréquentes relations avec d'autres phénomènes dont il faut les distinguer. Sans se demander si le principe intellectuel est matériel ou non, on constate que le corps a d'étroits rapports avec l'âme. On peut presque dire que rien ne s'y passe qui n'ait son écho dans l'âme. Le fait d'ailleurs est réciproque. A cause de ces rapports, il faut déterminer avec exactitude les limites des domaines de la physiologie et de la psychologie.

Les faits physiologiques sont:

1. des phénomènes qui ont lieu dans l'espace, qui occupent une certaine partie de l'étendue, qui peuvent tous se réduire à des mouvements. Aussi peut-on les exprimer par des figures: pour dessiner un mouvement nerveux, il suffira d'avoir bien saisi ses différentes phases.
2. Les faits physiologiques se passant dans l'espace, peuvent être mesurés. On peut estimer mathématiquement la quantité d'étendue qu'ils occupent.
3. Les faits physiologiques sont inconscients: Sans doute nous avons conscience de leur résultat quand il aboutit dans l'âme, mais non du fait physiologique lui-même. Nous n'avons pas conscience des mouvements qui se produisent entre une partie de notre corps blessée et l'âme, nous n'en connaissons que le résultat, la douleur.
4. Enfin, nous ne nous attribuons pas les phénomènes physiologiques, nous ne les rapportons pas au moi. Nous disons bien: je souffre, mais la souffrance n'est que le résultat psychologique d'une lésion physiologique. Les phénomènes de ce dernier ordre, appartiennent non point à nous, mais à notre corps. Le corps seul digère et l'expression je digère, n'est qu'un abus de langage.

Les phénomènes psychologiques présentent les caractères exactement opposés:

1. Ils ne sont pas dans l'espace et ne peuvent pas par conséquent être ramenés à des mouvements. On ne peut se représenter une sensation comme on se représente un mouvement nerveux. Les sensations n'ont rien à voir avec l'espace et n'ont lieu que dans le temps.
2. Puisqu'ils ne sont pas dans l'espace, on ne peut mesurer d'eux que leur durée.
3. Les phénomènes psychologiques sont tous conscients et ne nous sont même connus que par là. Sans nous servir de sens, par la seule conscience nous assistons à leur naissance et à leur développement.
4. Nous rapportons au moi tous les phénomènes psychologiques. Le moi n'en est pas toujours cause, mais en tout cas il se les attribue. Si l'on se blesse, la cause de l'état de conscience produit n'est pas le moi, mais la souffrance appartient évidemment au moi.

Ainsi, ces deux sciences, physiologie et psychologie sont bien distinctes. Chacune a son objet propre, très différent de celui de l'autre. Il n'y a donc pas lien de les confondre.

Comme de toutes les explications, la méthode mathématique est celle qui convient le mieux à l'esprit, on a essayé de l'appliquer à la psychologie. C'est dans ce but que Weber a fondé en Allemagne l'école psychophysique. L'objet des recherches de cette école est d'arriver à mesurer l'intensité de la sensation, la durée étant d'ailleurs facilement mesurable.

Voici les calculs de Fechner, le principal adepte de cette doctrine: Pour mesurer une chose, il faut avoir:

1. un étalon de mesure distinct de ce qui est à mesurer. Il faut
2. que la chose à mesurer soit mesurable.

Quel étalon de mesure trouvera-t-on pour la sensation? Ce que Fechner appelle l'excitation, c'est-à-dire la cause extérieure produisant la sensation. En prenant des poids de différentes grosseurs, on sent bien qu'il y a un certain rapport de l'excitation à la sensation. Calculer ce rapport exactement, voilà ce que recherche la psychophysique.

Examinons maintenant si la sensation est mesurable. Dans les sensations, la psychologie distingue la qualité et l'intensité. Pour les sensations visuelles on aura par exemple une sensation rouge et une autre bleue. C'est là la différence de qualité. L'une est rouge vif, l'autre bleu pâle: elles différent alors également d'intensité. Cette intensité semble être une quantité mesurable, et voici comment Fechner la mesure: ayant d'une part notre étalon et de l'autre notre sensation dont un élément au moins est mesurable, il reste une difficulté. Nous pouvons faire varier la quantité de l'excitation et savoir exactement de combien elle varie. Mais on ne peut apprécier directement de même les variations de la sensation. On les appréciera indirectement par "les plus petites différences perceptibles de sensation."

Voici en quoi consiste la plus petite différence perceptible de sensation:

J'ai dans la main 100 gr. J'en ajoute un gramme; je ne sens pas de différence; j'en ajoute deux. Je n'en sens point encore de différence. J'augmente toujours ainsi jusqu'à ce que la différence de 100 gr. au poids ainsi formé soit appréciable. L'expérience établit qu'il faut pour cela ajouter au poids primitif un tiers (en moyenne) de ce poids. C'est là la plus petite différence perceptible.

Prenons cette plus petite différence pour unité. Nous appelons 1 la sensation 1 l'excitation correspondante. Continuons l'expérience de façon à sentir encore une fois une sensation de différence. Cette sensation, étant la somme de la première et de la seconde sensation, chacune égale à l'unité vaudra elle-même 2, suivant Fechner. Continuons. Nous arrivons à dresser le tableau suivant:

Excitations

1

2

4

8

16

32

64

..

Sensations

0

1

2

3

4

5

6

..

De ces deux progressions on déduit la loi suivante:

La sensation varie comme le logarithme de l'excitation.

La valeur de cette loi a tout d'abord été contestée au point de vue mathématique. On est même arrivé à prouver que les calculs faits par Fechner pour la trôner renfermaient des inexactitudes. Mais ce qu'il y a de plus attaquable dans le système, c'est ce qui fait sa base même. De quelle droit prétendre que si la sensation produite par la plus petite différence perceptible vaut 1, la sensation produite par deux fois la plus petite différence perceptible vaut 2? Qui prouve que les deux sensations s'additionnent, et ne se combinent pas? Le principe de la méthode est la mesurabilité des sensations: on ne saurait dire qu'une sensation soit double d'une autre. Les mathématiques, toutes les sciences ne mesurent que des lignes et des mouvements. Quand on dit qu'une force est double d'une autre, cela veut dire uniquement que, appliquées au même mobile et dans les mêmes conditions, si la première le fait marcher avec une vitesse a, la seconde lui exprimera une vitesse 2a. Supprimez le mobile, supprimez l'espace, on ne saurait mesurer ces forces par rapport l'une à l'autre. On ne peut donc mesurer que des résultats, des mouvements.

Mais ce qu'on prétend mesurer dans les sensations c'est elles-mêmes, non leurs résultats. Or, c'est impossible: elles sont en dehors de l'espace. On ne saurait donc mesurer que leur durée. Une sensation est autre qu'une autre, mais ne peut être établie en fonction d'elle.

On a fait encore une autre objection à la méthode psycho-physique: elle méconnaît les conditions physiologiques du phénomène psychique. Fechner et Weber n'établissent de relations qu'entre le phénomène psychique et son antécédent physique. Mais on oublie le phénomène physiologique qui se place entre deux, et qui est l'antécédent immédiat du fait psychique. Si le corps était un milieu sans action qui transmit sans altération l'excitation produite à l'âme, on pourrait le négliger comme le fait la psychophysique. Mais il est loin d'en être ainsi, et le corps en transmettant les faits physiques à l'âme les modifie beaucoup, et différemment, suivant les circonstances et les individus. En bonne méthode, il aurait donc fallu en tenir compte, et établir des relations d'abord entre les phénomènes physique et physiologique, puis entre les phénomènes physiologique et psychique. La méthode psychophysique, pour toutes ces raisons ne peut être admise.

Pour vaincre cette dernière difficulté, une autre école, celle de Wundt, s'est fondée sous le titre d'école psycho-physiologique. Elle ne rattache plus immédiatement les états de conscience aux phénomènes physiques, mais aux phénomènes physiologiques. Ce sera donc, suivant ce système, la physiologie qui fournira les moyens de faire la psychologie.

D'après Wundt, l'âme dépend du corps. La vie consciente de l'âme a ses racines dans la vie inconsciente du corps. Les antécédents immédiats de tous les phénomènes psychiques sont des phénomènes physiologiques. En outre Wundt a montré que sans mesure, il n'y avait pas de science possible. Il faut donc mesurer. Les philosophes qui lui ont succédé ont appliqué ce principe. Mais reconnaissant l'inutilité des efforts faits pour mesurer l'intensité, ils se sont contentés de mesurer la durée. Cette école a donc deux principes caractéristiques:

1. Elle établit des relations non entre la psychologie et la physique, mais entre la psychologie et la physiologie.
2. Elle étudie la durée et non l'intensité.

Mais cette école croit que le seul moyen d'étudier l'âme, c'est d'étudier ses relations avec le corps. C'est là qu'est l'erreur. Il peut y avoir assurément grand intérêt à cela. Mais les recherches de ce genre quelque utiles qu'elles puissent être, ne dispensent pas d'une science qui étudie les faits psychologiques en eux-mêmes; il faut d'abord les connaître, en faire un inventaire exact, les décrire, les réduire à un certain nombre de types généraux; et c'est là l'objet propre de la psychologie pure. Cette étude s'impose et l'on ne saurait la remplacer par une science établissant uniquement les rapports de l'âme et du corps.

En second lieu, nous ne proscrirons pas la psycho-physiologie ou toute science analogue. Mais comme elle a pour objet de ramener en quelque sorte l'âme au corps, il faut au préalable:

1. qu'une science indépendante ait été instituée pour étudier uniquement l'âme;
2. qu'une science indépendante ait été instituée pour étudier uniquement le corps;
3. il faut que chacune de ces sciences ait ramené les phénomènes qu'elle étudie à un ou plusieurs faits principaux, types et origines de tous les autres.

Ainsi, on parle beaucoup de ramener la physique à la mécanique: que faudrait-il pour cela? Une science de la mécanique, ayant un seul objet: le mouvement; une science de la physique, ramenant tous les phénomènes physiques à un seul, le mouvement. C'est ainsi seulement qu'on pourrait démontrer l'identité de ces deux sciences et des phénomènes qui les occupent. Il en est de même des phénomènes psychiques et physiologiques.

Ainsi donc, il faut, même si l'on veut assurer plus tard à une psychophysiologie quelconque, établir tout d'abord une science spéciale de l'âme, la physiologie pure.

De cette étude sur la psychophysique et la psychophysiologie sort donc une conclusion positive: il faut étudier les états de conscience en eux-mêmes et pour eux-mêmes. La seule méthode qui convienne à cette science est l'observation par le moyen de la conscience.

Cette méthode a pourtant été critiquée: On a dit que ce genre d'observation était trop difficile, les phénomènes psychiques sont très fuyants, ne restent qu'un instant dans le champ de la vision intérieure. Leur mobilité ne permet pas de les analyser en détail. Et puis, le regard de la conscience n'est-il pas bien grossier, ne manque-t-il pas de précision? En l'employant on n'atteindra que les lignes générales des phénomènes, non leurs détails et leur caractères essentiels.

Seconde objection: non seulement cette observation est difficile, mais même elle est impossible. En effet, l'esprit observe à la fois et est observé; il est tout ensemble acteur et spectateur, ce qui est impossible.

Troisième objection: fut-elle facile, cette méthode ne peut donner de résultat scientifique. Par elle qu'observe-t-on? Des individus, différant beaucoup les uns des autres. L'observation manque donc de généralité, n'a de vérité que dans le particulier. Cette méthode réduirait la psychologie à n'être qu'une collection de monographies individuelles.

On peut facilement réfuter ces objections:

A la première on répondra que l'observation de faits psychiques par la conscience n'est pas si difficile qu'elle l'affirme, puisque elle se fait tous les jours et donne des résultats incontestables. Elle a été cultivée par les plus grands esprits: moralistes, écrivains comiques ou satiriques, artistes, tous ont trouvé moyen de saisir les nuances les plus délicats du monde intérieur et de les fixer. Et d'ailleurs, s'il est vrai que bien des phénomènes psychologiques fuient, il est facile de les ressusciter artificiellement par la mémoire, se donnant ainsi toute facilité pour les étudier de sang-froid, à loisir, comme des objets extérieurs. L'observation par la conscience offre donc, nous l'avouons des difficultés, mais elles ne sont point insurmontables.

La seconde objection n'est, on peut le dire, qu'une discussion de mots. Le même sujet peut être à la fois observant et observé. On ne peut être acteur et spectateur mais on peut être acteur et se regarder jouer. On peut se regarder dans une glace. Enfin, s'écouter parler est une expression quotidienne. On ne peut donc admettre la seconde objection.

Enfin, à la troisième on répondra qu'on n'étudiera dans chaque homme particulier, que ce qui est commun à tous les hommes, de même que, dans un triangle donné, un mathématicien ne considère que les propriétés communes à tous les triangles. En outre, nous comparerons les résultats obtenus sur nous à ceux obtenus sur d'autres, de façon à ne laisser absolument dans nos observations que les caractères communs. Nous ne nous contenterons même pas d'étudier ceux qui vivent autour de nous, sous l'empire des mêmes circonstances: nous observons les documents que l'histoire nous a laissés sur les grands hommes des temps passés. Ce nous sera encore une aide utile. Mais il y a ici un autre écueil à éviter: un système a prétendu chercher dans les seuls documents historiques les renseignements nécessaires à l'organisation de la psychologie. C'est un excès. L'histoire ne nous parle que des grandes hommes: et leur niveau psychologique ne saurait être pris pour celui de l'humanité entière. En outre on ne saurait comprendre leurs idées, leurs passions, sans avoir étudié d'abord celles qui nous touchent de plus près. L'histoire ne peut donc donner à notre méthode d'observation qu'un complément.