Cours d’agriculture (Rozier)/TULIPE

Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 489-494).


TULIPE. Tournefort la place dans la quatrième section de la neuvième classe, parmi les fleurs en lys, dont le pistil se change en fruit. Von-Linné la classe dans l’hexandrie monogynie. Il n’en compte que trois espèces ; savoir, la sauvage, qui croît naturellement dans les environs de Montpellier, sur les montagnes de l’Apennin, & même en Angleterre ; il l’appelle Tulipa silvestris. La seconde est la Gesnérienne, Tulipa gesneria, originaire des environs de Cappadoce, d’où elle fut apportée en Europe, en 1559, par Gesner. C’est cette espèce primordiale qui a fourni les belles variétés de cette plante, cultivées avec tant de soins par les fleuristes. La troisième, est la Breyniène, originaire d’Éthiopie, Tulipa breyniana. Nous ne parlerons que de la seconde, c’est-à-dire, de la gesnérienne.

Fleur. Composée de six pétales, qui, lors de leur épanouissement, offrent à la vue la forme d’un calice ; de six étamines, & d’un pistil triangulaire à son sommet. L’anthère, portée par le filet, y tourne comme sur un pivot.

Fruit. Le pistil devient le fruit, & se change en une colonne cylindrico-triangulaire, divisée en trois loges qui renferment chacune deux rangs de semences aplaties, & placées les unes sur les autres.

Feuilles. Ovales, en forme de fer de lance.

Racine. Bulbeuse, communément plus renflée d’un côté que d’un autre, recouverte d’une pellicule brune, garnie de radicales qui partent de la circonférence de la couronne de l’oignon. La couronne, ainsi nommée par les fleuristes, est le bourrelet formé à la base de l’oignon.

Port. Les feuilles sont plus ou moins grandes, suivant les variétés de la plante ; elles partent immédiatement de l’oignon, & elles sont emboîtées les unes dans les autres en manière de gaine à leur base. Du milieu de ces feuilles s’élève une tige nue, ronde, droite, au sommet de laquelle est la fleur.

Culture. Les fleuristes divisent les tulipes en trois classes, les printanières, les moyennes & les tardives. Ces divisions sont peu correctes : il seroit plus simple de les diviser en hautes & petites baguettes. On appelle leur tige baguette, & l’expérience m’a prouvé qu’à l’époque de plantation égale, les grandes baguettes étoient les plus tardives ; quoi qu’il en soit, la culture est la même pour toutes les variétés.

À quelle époque doit-on planter les oignons de tulipes ? Cette question a été très-sérieusement agitée par les amateurs, & lorsqu’on lit leurs écrits, on est tout étonné d’y voir des contradictions au moins apparentes. Ils ont écrit d’après l’influence sur la végétation du climat qu’ils habitoient, sans considérer que celui des antres pays n’étoit pas le même ; il étoit plus naturel d’examiner l’époque à laquelle l’oignon commence de lui-même à végéter, à montrer son dard, & dire alors la nature me donne une leçon dont je dois profiter. Si l’oignon commence à travailler, donc je dois me hâter de le mettre en terre ; donc, dans le même climat, il ne peut y avoir un jour déterminé, parce que la manière d’être de la saison n’est pas chaque année la même. Je conviens que la variation ne sera jamais très-considérable, mais elle l’est toujours assez pour apprendre à étudier la nature & à suivre ses opérations, sans les contrarier par une plantation à un jour fixe. Certes, le jour de la plantation ne peut pas être le même en Italie ou en Hollande.

La même variété d’opinion subsiste sur la qualité du sol dans lequel on doit planter les oignons. En étudiant la nature, les fleuristes se seroient dit : l’oignon de tulipe laissé sur des planches, dans un grenier, pousse, & si on l’abandonne à lui-même, il lancera un dard de quelques pouces de longueur. Il n’a donc fallu qu’un peu d’humidité dans l’atmosphère pour actionner & mettre en mouvement sa sève ; donc il doit craindre la trop grande humidité dans la terre. Il se rapproche beaucoup de l’essence de l’oignon de Scille & de plusieurs autres qui croissent aux bords de la mer dans les sables les plus vifs, & qui ne tirent leur subsistance que de l’humidité de l’atmosphère. Donc il convient de donner à la tulipe une terre douce & très-perméable à l’eau, & qui ait une profondeur suffisante & capable de donner l’écoulement aux eaux. Ce principe naturel est confirmé par l’expérience. En effet, combien d’oignons les fleuristes ne perdent-ils pas chaque année lorsque les hivers sont pluvieux, la pourriture gagne l’oignon & souvent des planches entières périssent. Je dirai donc à l’amateur & au fleuriste, si la masse de terre de votre jardin est compacte, argilleuse, en un mot, si elle s’imprègne & retient facilement l’eau, faites creuser à deux pieds de profondeur l’espace que vous destinez à la plantation des tulipes ; remplissez le vuide par un pied de sable fin & naturellement sec. Si ce sable est rare, suppléez-le par des cailloux ou par des recoupes de pierres dures ; recouvrez le tout au niveau du reste du sol avec du terreau composé aux trois quarts de débris de végétaux & d’un quart de sable fin. L’expérience m’a tellement démontré les principes que j’indique, que j’essayai une année de les pousser plus loin. Je pris trois quarts de débris de mortier fait avec chaux & sable, d’une maison qu’on démolissoit, & un quart de bon terreau ; mes tulipes furent plantées dans ce mélange, réussirent très-bien, & pas un seul oignon ne pourrit, quoique l’hiver fût excessivement pluvieux. Les autres fleuristes en perdirent beaucoup. Tous les végétaux ne sont pas propres à composer un bon terreau. On doit en exclure les feuilles de chêne, de noyer & de châtaignier, ainsi que le tan, même après qu’il a servi aux corroyeurs ; ces substances conservent, malgré leur décomposition, un principe contraire à la bonne végétation des tulipes. Je pense que c’est un principe d’astriction ; ce sont les seuls qui m’ont paru nuisibles entre tous les débris des végétaux. On doit conclure, par ce qui vient d’être dit, 1°. que l’époque de la plantation, (chacun suivant le climat qu’il habite) est indiqué par l’apparition naturelle du dard ; 2°. que le meilleur sol pour la tulipe est celui qui retient le moins l’humidité. Si la saison du printemps la refuse, on peut & on doit recourir à l’art ; c’est-à-dire, à l’arrosement proportionné aux besoins de cette plante.

À quelle distance doit-on planter les tulipes les unes des autres ? Le véritable amateur agit d’après les principes ; il fait trois classes de ses oignons, relativement à leur grosseur : il est censé qu’il a déjà séparé les tulipes printanières des tardives. La première classe comprend les plus gros oignons ; la seconde, les moins forts, & qui cependant donneront la fleur dans la même année ; & la troisième sera destinée aux cayeux. La même distribution s’observera pour les cayeux, parce que de la grosseur de l’oignon, de l’étendue que l’on suppose à ses feuilles, dépend l’espace que l’on doit laisser entr’eux. Ceux de la première classe seront plantés de huit à dix pouces ; ceux de la seconde, de six à huit ; enfin, les cayeux depuis deux jusqu’à six. Sans ces précautions, les feuilles se chevaucheront les unes sur les autres, & ne jouiront pas de tous les effets de la lumière du soleil & de l’air qui sont si nécessaires à leur bonne végétation. Pour produire un bel effet, il convient de ne planter dans la même planche que les tulipes qui fleurissent à la même époque & dont les baguettes sont d’égale hauteur ; enfin il faut tellement varier & marier les couleurs que les deux mêmes espèces ne se trouvent pas près l’une de l’autre.

D’après l’avis général des amateurs, la beauté de la tulipe consiste, 1°. à être portée par une baguette ferme, bien nourrie, haute, donnant une fleur dont la sommité des pétales soit arrondie ; toute tulipe à pétales pointues doit être rejetée. Il faut cependant observer que l’oignon de tulipe n’atteint sa grande perfection qu’à la huitième ou dixième fleur ; mais il est aisé de s’appercevoir, dès les premières, si les pétales ont des dispositions à s’arrondir. 2°. On doit observer si les panaches sont bien prononcés, s’ils partent de la base du pétale jusqu’à son sommet, sans se brouiller en couleur, sans se diviser en piquetures ; enfin, si la couleur des panaches tranche & coupe agréablement avec la couleur principale du fond des pétales. Il faut convenir cependant dans la réalité que ces beautés sont un peu de convention, & que si elles étoient aussi communes que les panaches découpés & piquetés, & ceux-ci plus rares, peut-être les fleuristes préféreroient les derniers ; mais loin de disputer des goûts, on doit y applaudir, parce que l’enthousiasme, soutenu de la patience, procure sans cesse à l’amateur des jouissances nouvelles. Quel cultivateur pourroit se persuader que ces belles hachures, que ces beaux panaches sont les indicateurs d’un genre de maladie de la plante ? En effet, veut-on qu’ils disparaissent, que le fond naturel du pétale, ou feuille qui compose la fleur, reprenne le dessus, il suffit de replanter l’oignon dans une terre bien substancielle, bien chargée de fumier avant sa décomposition en terreau. Le fleuriste, qui ne se doutera pas de son effet, dira, la fleur s’est enivrée, mais sa baguette a été plus élevée, & la fleur plus grande & plus nourrie. Si, au contraire, il plante l’oignon dans un sol maigre, tel que je l’ai indiqué ci-dessus, les panaches se multiplieront & se perfectionneront. C’est donc, en général, à la qualité du sol dans lequel l’oignon est planté, que les panaches doivent, sinon entièrement leur origine, mais au moins leur perfectionnement idéal.

Je crois faire plaisir aux fleuristes en leur annonçant que l’oignon qui produit la fleur, ne meurt pas chaque année comme ils le pensent. Ce qui les a sans doute induits en erreur, c’est de voir, lorsqu’ils arrachent les oignons de terre, que la tige qui a donné sa fleur, est détachée des cayeux & de l’oignon voisin ; enfin qu’elle prend par-dessous le plus gros oignon, & qu’elle part de l’ancien bourrelet formé par la couronne. Ils doivent observer que la pulpe de l’oignon, du côté de cette tige, n’est pas aussi renflée que de l’autre côté, que l’oignon y est un peu applati & même un peu creusé vers sa base. Je demanderai à l’amateur S’il a jamais trouvé les débris de l’ancien oignon ? S’il répond que ces débris ont pourri, & sont réduits en terreaux, je nierai le fait, & je lui proposerai l’expérience. Qu’il plante dans du sable de couleur jaune un oignon de tulipe, qu’il le laisse végéter jusqu’à la dessiccation complette de la plante ; alors qu’il enlève avec soin la terre jaune qui enveloppe l’oignon. Si l’oignon a pourri, s’il est réduit en terreau, ses débris donneront un terreau de couleur plus ou moins brune. Or, s’il trouve du terreau ainsi coloré, ou des dépouilles encore reconnaissables de l’ancien oignon, je conviens que j’ai tort, & qu’il a raison ; qu’il fasse donc cette expérience, & il saura ainsi que moi ce qu’il doit croire.

La vérité est, qu’à mesure que la tige s’élance, elle use les tuniques dont est composé l’oignon, sur le côté le plus faible ; que, petit à petit, elle sort de ce côté ; & lorsqu’elle est sortie, les tuniques se régénèrent & restent moins épaisses & moins compactes que du côté opposé. Si, après sa dessiccation, on coupe transversalement l’oignon, on se convaincra de cette vérité.

La tulipe se multiplie & se reproduit par les cayeux ou petits oignons qui poussent tout autour de la couronne ; mais on ne perpétue par-là que la même espèce jardinière. (Consultez ce mot) L’amateur veut des jouissances nouvelles, & il s’en préparera avec la patience & le temps, en multipliant les semis. On choisit à cet effet les plus gros oignons, les plus sains & les mieux nourris, parmi les belles espèces. Ce n’est plus ici le cas de lui demander de beaux panaches, une tige vigoureuse soutenant une fleur vigoureuse, quoique sa couleur soit pour cette fois brouillée & enivrée. On plante l’oignon à l’époque ordinaire, dans une terre légère, à la vérité, très-perméable à l’eau, mais très-substancielle & enrichie de débris de fumier très-consommé. Ces diverses précautions, ainsi que l’attention de serfouir de temps à autre au printemps, & un peu avant la fleuraison, assurent la prospérité de la plante & sa forte végétation. On laisse grainer la fleur, & la tige se dessécher ; alors on porte les capsules dans un lieu sec, où on leur laisse compléter leur dernière maturité.

À la fin d’août & au commencement de septembre, on sépare les semences, & on les jette sur du terreau préparé, dont on a rempli plusieurs terrines. Le tout est recouvert de nouveau & semblable terreau à la hauteur d’un pouce. Suivant les climats, la chaleur de septembre seroit trop forte, si on exposoit les terrines au plein soleil ; on ne doit leur donner que celui du levant, & encore pendant quelques heures seulement. Dans les pays plus tempérés, elles peuvent y rester la journée entière. Pour l’hiver, on leur procure une bonne exposition méridionale & bien abritée des vents du nord. Au printemps, dans le premier cas, on leur donne la première exposition du mois de septembre, dès qu’on s’aperçoit que la graine a germé & qu’elle pousse ; il en est de même que ci-dessus dans les climats plus tempérés. Si le besoin l’exige, on arrosera ; mais tous les arrosemens quelconques doivent être interdits, dès que les jeunes feuilles commencent à se dessécher, & il est prudent de les garantir des pluies… Environ vers le commencement de l’automne, on enlève jusqu’à l’oignon toute la terre de la superficie, que l’on remplace par de la nouvelle, & on a, pour les terrines & pour les plantes qu’elles contiennent, les mêmes soins que l’on a eu pour les semis.

Au printemps suivant, lorsque les nouvelles feuilles commencent à paroître, on lève soigneusement les jeunes oignons, sans nuire à leurs racines, & on les plante dans une planche de jardin dont la terre aura été convenablement préparée. Miller, dans son Dictionnaire des Jardiniers, dit « qu’à la profondeur de six pouces dans cette terre, on doit placer des tuiles, afin d’empêcher les racines de pousser dans le bas, ce qui arrive souvent, quand on n’y met point d’obstacles, & ce qui les détruit entièrement. » Je ne contredis pas l’opinion de Miller, parce que je n’ai pas répété son expérience ; mais elle me paroît contrarier la nature, & j’ai vu de superbes semis réussir à merveille sans cette précaution.

On plante ces jeunes bulbes à deux pouces de distance les unes des autres, & à deux pouces de profondeur ; enfin, on les laisse pendant toute l’année, & jusqu’après que dans l’année suivante leurs feuilles se seront desséchées ; mais si pendant l’hiver on craint l’effet des trop fortes gelées, on fera bien de couvrir les planches avec des nattes, avec des tassons, &c… À la fin de l’hiver on serfouit légèrement la superficie de la terre, & on ménage avec soin les bulbes, dans la crainte de les endommager… Elles peuvent rester ainsi en place pendant deux années consécutives, ayant soin de renouveller le terrain de la superficie.

Vers le mois d’août ou de septembre de cette seconde année, on enlève de terre ces bulbes ; on les replante tout de suite dans de nouvelles planches garnies de bon terreau. Elles peuvent encore y rester pendant deux années consécutives, sans les lever de terre. Dans ces nouvelles planches, elles seront plantées à trois pouces de profondeur, & à six pouces de distance…

Communément, après la quatrième année, la majorité des bulbes commence à fleurir, c’est pourquoi, après les avoir sorti de cette seconde pépinière, on les traite ensuite comme des oignons faits. On ne peut pas juger sainement de la valeur de la plante par l’inspection de la première & même de la seconde fleur ; c’est pourquoi on ne doit commencer le triage des bonnes, mauvaises ou médiocres, qu’après avoir étudié la troisième fleur, mais à la huitième année, à dater de celle du semis, on sait positivement ce que l’on possède. C’est par de tels soins multipliés & continuels, que les Hollandois sont parvenus à se procurer les belles tulipes qu’ils vendent chèrement aux curieux qui ont porté la manie jusqu’à leur payer cent ducats un seul oignon.

Lorsque la fleur est fanée, il faut se hâter de la couper, dans la crainte d’épuiser ou affoiblir l’oignon ; alors les feuilles ne tardent pas à se dessécher. Lorsqu’elles le sont, on commence à creuser la planche à une de ses extrémités, & à six pouces de profondeur, de manière que la tranchée est à-peu-près de trois pouces au-dessous de l’oignon ; en continuant de creuser ainsi d’un bout à l’autre de la planche, on ne craint pas de blesser l’oignon ; il vient de lui-même à la main, & on n’oublie pas le plus petit cayeux. Après les avoir sortis de terre, on les nettoye de leurs anciennes enveloppes ; on les étend ensuite sur des claies, sur des planches de sapin, & non sur le carreau ou sur la pierre ; chaque oignon doit être séparé de l’oignon son voisin. Ces petites attentions ne sont point idéales ; si on les néglige, si on amoncelle les oignons, la fermentation s’établit, ou ils moisissent, ou le chancre les gagne. On guérit le chancre, en supprimant toute la partie attaquée, & en recouvrant, pour quelques jours seulement, & avec du sable très-sec, l’oignon dans son entier.