Cours d’agriculture (Rozier)/ROUIR

Hôtel Serpente (Tome huitièmep. 646-669).


ROUIR. Opération par laquelle en faisant tremper dans l’eau le chanvre & le lin, leurs parties fibreuses se détachent de la partie ligneuse nommée cheviotte.

Lorsque je composai l’article Chanvre, je n’avois pas assez reconnu la cause qui nécessitoit le rouissage, ni quelle étoit la nature du gluten qui lioit la filasse à la chenevotte, & s’opposoit à leur séparation. Je sentois l’épineux de la question, & je l’éludai en employant le mot gluten. Mais ce gluten étoit-il résineux ou gommeux, ou gommo-résineux tout-à-la-fois ? La saison & le pays ne me permettoient pas de suivre des expériences capables de fixer & rectifier mes idées ; mais la société royale d’agriculture de Lyon ayant publié en 1784 son programme, dans lequel elle demandoit la vraie théorie du rouissage du chanvre, je me livrai à de nouvelles recherches, dont je vais communiquer les résultats qui érablissent une théorie nouvelle & une pratique bien simple. Je serai forcé de répéter ici quelques phrases que l’on trouvera dans l’article Chanvre ; mais les supprimer, ce seroit détruire la série des articles du mémoire.


Essais & procédés nouveaux sur le rouissage du chanvre.

Si depuis un grand nombre de siècles, la science a fait peu de progrès, si l’on a été de tâtonnemens en tâtonnemens ; enfin si l’on a suivi une pratique moutonnière, c’est qu’on n’a pas songé à chercher le point fixe, le seul d’où l’on devoit partir, & dont la connoissance aurojt dirigé toutes les manipulations. Pour avoir de la belle & bonne toile, il faut remonter à la préparation du fil, à la manière de rouir le chanvre, & le tout doit dépendre, & être une suite nécessaire de l’examen des principes constituans du chanvre.


CHAPITRE PREMIER.

Quelle est la vraie théorie du rouissage du Chanvre ?


Section Première.

Analyse du Chanvre.

La seule écorce du chanvre doit nous occuper, puisque c’est le principal but qui engage à cultiver cette plante. Elle recouvre, lorsqu’elle est parvenue à sa maturité, un tube ligneux appellé chenevotte, & cette écorce qui a plusieurs plans de fibres, ou couches corticales, longitudinales, s’étend du bout de la racine au haut de la tige : ces plans s’écartent entre eux pour laisser passer les queues, ou pétioles des feuilles.

Les fibres longitudinales de cette écorce sont très-contiguës latéralement ; elles le sont aussi dans leurs épaisseurs, ou couches corticales, & toutes sont recouvertes par une autre membrane mince & transparente, qui est l’épiderme.

Cette épiderme est bien transparente sur la plante jeune, & dans son état herbacé ; mais elle disparoît dans sa virilité. Alors elle se colle, ou adhère intimement à l’écorce dont il est question. Elle est une collection, un ruban sans trame, composé de fibres flexibles, très déliées & foibles, chacune séparément ; rompant avec peine dans la largeur de l’écorce, & se divisant sur leur longueur avec une grande facilité. Il faut un peu plus d’attention pour voir ou séparer les différens plans ou couches de ces fibrilles. Telles sont les substances & leur manière d’être qui se présentent à la vue de l’observateur.

Beaucoup d’écorces de plantes d’arbustes peuvent servir à faire de la filasse, & être réduites en papier ; mais soit que ces plantes soient moins faciles à cultiver, soit habitude, soit, ce qui est plus vraisemblable, que leur filasse n’en soit pas aussi bonne, elles n’ont pas été mises en usage. Les essais que l’on a faits en différens temps de plusieurs espèces de lianes, de l’apocin, du houblon, du jonc d’eau, du roseau, du spart, de l’abaca, du rafia, de la pitte, du bangi, du lierre en arbre, des orties, du papyrus, du bouleau, du tilleul, du palmier, du topinambour, du cocotier, du bananier, &c, ont prouvé la supériorité du chanvre & du lin ; l’écorce qui se rapproche le plus de la leur, est celle du genêt, & sur-tout celle de la pitte & du ko des Chinois.

L’utilité & l’emploi de l’écorce, relativement à l’économie des végétaux, n’est pas du ressort de ce Mémoire. MM. Spalanzzani, Malphigi, Duhamel, Bonnet, de la Boisse, s’en sont occupés avec succès ; on peut consulter leurs ouvrages & le mot écorce.

Le point essentiel dont je dois m’occuper, est de démontrer que le but du rouissage est de rompre la cohésion des fibres, qui par leur réunion constituent l’écorce du chanvre. Cette cohésion se fait par l’intermède d’une colle ou gluten, & forme dans le végétal vivant un parenchyme, ou substance, ordinairement verte & organisée, appelée tissu cellulaire ou réticulaire, à cause de l’assemblage de ses rézeaux, reticulare opus, qui lie chaque fibrille, & chaque faisceau de fibres entre eux, dont les mailles ou petits interstices sont plus étroites du côté du bois, que de celui de l’épiderme ; elles semblent aussi, par le dehors, prendre un des principes de leur existence, de la lumière qui les colore.

Les plantes étiolées sont peu colorées ; mais dans le végétal annuel, mort ou mûr, ce qui est la même chose, cette substance, ou gluten, n’a plus aucune fonction à remplir ; elle le dessèche, se durcit, augmente la cohésion de la fibre qu’elle engaine ou enveloppe, au point qu’une écorce sèche est cassée, brisée presque aussi facilement dans tous les sens.

La vraie théorie du rouissage doit donc être l’éthyologie, ou la relation raisonnée des effets produits par les moyens d’enlever cette colle, de l’isoler de la partie fibreuse de l’écorce, en conservant à chaque fibrille constituant les faisceaux & les couches, toute la force & l’élasticité, & les autres perfections ou qualités que la nature lui a données. La perfection du rouissage seroit même de lui en faire acquérir ; de la tanner, si on peut s’exprimer ainsi, sans nuire à sa force de cohésion, à sa flexibilité, à son éclat & à sa finesse.

Il a donc fallu premièrement chercher le menstrue qui fût le meilleur dissolvant du gluten, sans l’âtre de la fibre, afin de le lui appliquer convenablement. D’après cette manière de considérer le rouissage, il convient de le comparer avec les manœuvres employées à l’enlèvement du suin des laines, au décruage de la soie, au dégraissage du coton ; avec cette différence, que dans ces deux substances, chaque fibre est déja séparée de la fibre sa voisine ; que la fibre ou le brin est seulement verni par le gluten qu’il s’agit de lui enlever.

On sent bien que pour la préparation du chanvre, il faut choisir le dissolvant, non le meilleur, mais le plus commode & le moins dispendieux. Si dans ce Mémoire, je m’écarte quelquefois de ce but principal, ce n’est que pour mieux appuyer la théorie désirée. L’on peut s’en relâcher, lorsque l’on travaille sur des matières précieuses, comme la soie, ou lorsqu’on désire de donner au chanvre, pour certains emplois, une qualité qui le sorte de toute parité avec son usage ordinaire.

Ces observations nécessitent l’examen de cette question. Quel est ce gluten ? quel en est le meilleur dissolvant ? L’opinion a dit, c’est de la gomme ; & l’usage a établi l’eau, comme son meilleur dissolvant. L’on a seulement varie sur les différentes qualités de l’eau à employer. Ces assertions sont-elles démontrées ? c’est ce qu’il faut examiner.

Le suc que l’on obtient des végétaux, soit de leur écorce fraîche, soit de toutes autres parties parenchymateuses, par infusion, macération ou décoction, au moyen de l’eau, est nommé Extrait.

Ces extraits sont différens, selon la plante, ou la partie de la plante que l’on examine ; ce qui se réduit cependant à ces trois genres, la gomme, la résine, la gomme-résine (consultez ces mots), qui semble être un mélange intime ou exact des deux premières. Le plus souvent ces trois principes sont mélangés entre eux en proportions variables, & forment une substance savonneuse.

Quel est le principe existant dans l’écorce du chanvre ? c’est ce qu’on n’a point encore examiné, ou du moins je n’ai trouvé aucune notion exacte sur ce sujet. En maniant seulement cette plante fraîche, près de sa maturité, on voit aisément qu’elle est gommeuse, poisseuse, sur-tout dans la partie supérieure, qui est toujours moins sèche, parce qu’elle est ombragée de feuilles. Mais combien n’existe-t-il pas de végétaux qui fournissent des sucs dont l’apparence est gommeuse, & qui malgré cela sont trouvés résineux, lorsqu’ils sont desséchés, c’est-à-dire, dont l’eau ne fait qu’une dissolution imparfaite ? Le chanvre rend un esprit recteur ou gaz aromatique ; à l’odorat, il est nauséabond, âcre, & amer au goût.

Ceux qui sont accoutumés à étudier les plantes, & à les classer par leurs propriétés, par leurs caractères tirés du goût & de l’odeur, ainsi que ceux qui les rangent, d’après leur port, ou facies propria, comprendront bien que cette plante est abondante en principe huileux essentiel, c’est-à-dire qu’elle contient de la résine, lorsqu’elle est sèche ; on s’aperçoit également de ce principe, lorsqu’on la brûle sèche. Son squelette, sa chenevotte, même lavée & teillée, fournit la même odeur.

L’eau est-elle le dissolvant du gluten de cette plante ? Il faut se rappeler que l’eau simplement gommée, dissout une assez grande quantité de résine. La dissolution s’exécute bien mieux encore, si ces deux substances ont été mêlées par la nature. C’est ainsi que l’eau dissout l’opium, & plusieurs autres substances qui contiennent seulement une plus grande quantité de gomme que de résine, ou le savon végétal.

Pour savoir donc exactement si l’écorce de la plante à chanvre est gommeuse, ou résineuse, & dans quelles proportions ces principes s’y trouvent, il ne faut pas appliquer l’eau la première, mais les véhicules spiritueux, qui, seuls ou chargés de résine, ne peuvent dissoudre la gomme.

Pour cet effet, j’ai rassemblé avec soin une livre d’écorce de chanvre mûr, sans être roui ; l’ayant bien fait sécher dans un four, & maintenu comprimé pour que dans la suite il occupât moins de volume. J’ai mis ce chanvre en digestion avec de l’esprit de vin, lequel a pris une couleur jaunâtre assez foncée ; filtré & évaporé, il a resté une résine brune qui pesoit quatre gros dix-huit grains. Toutes les écorces donnent de la résine lorsqu’on les traite ainsi[1]. Les herbes les plus tendres donnent une teinture verte dans l’esprit de vin, & cette substance verte est le dernier résultat du passage de la lumière à l’état de phlogistique.

J’ai procédé ensuite pour retirer la partie gommeuse de la livre d’écorce qui avoit donné sa résine dans l’esprit de vin ; après l’avoir fait sécher, je l’ai étendue & fait macérer à froid pendant trois jours dans assez d’eau pour l’en couvrir. Cette eau, ensuite évaporée avec soin, afin d’éviter de rien brûler, j’ai obtenu une substance gommeuse du poids de trois onces trois gros & demi, qui n’étoit pas bien desséchée, & qui colloit comme un mucilage.

La proportion de la résine à la gomme, est, comme on le voit, bien considérable dans cette substance, dont on croyoit le gluten uniquement gommeux, ce que M. Home avoit déjà bien apperçu dans le cours de la belle suite d’expériences qu’il avoit entreprises en Écosse, pour le blanchiment des toiles ; car étant obligé, par économie, d’employer l’eau pour dissolvant de cette substance, elle n’est jamais complètement détruite ; la résine qui accompagne la filasse, nécessite presque toutes les élaborations postérieures. Le meilleur dissolvant de cette substance seroit l’eau-de-vie, l’esprit de vin huileux, préparé comme celui qui sert au blanchiment des soies que l’on ne veut pas décruer ; enfin, comme on le remarquera suffisamment par la suite, le savon, l’eau de chaux, les alcalis, sur-tout les caustiques & les acides adoucis, soit qu’ils soient produits par la fermentation acéteuse du lait, du son, ou de la farine de seigle, ou que l’on emploie les acides minéraux édulcorés, toutes ces substances sont reconnues pour être de très-bons dissolvans des gommes-résines ; & telle est la nature du gluten du chanvre. Il faut observer que l’écorce soumise à mes expériences pour connoître la nature de ce gluten, n’a pas été aussi facilement mise en filasse, que celle qui a été simplement rouie, ou du moins cette filasse étoit plus dure.

La raison de ce phénomène tient à ce que dans l’opération du rouissage cette substance éprouve une vraie fermentation, & ce moyen est bien plus avantageux pour en extraire la résine, il la combine mieux avec la gomme, que sa simple dissolution ne l’eût pu faire, même dans l’eau bouillante.


Section II.

Des phénomènes qui ont lieu dans le rouissage, & quel en est le résultat.

La fermentation du chanvre, dans le routoir ou ailleurs, est l’objet le plus essentiel à bien examiner & à bien connoître relativement au rouissage.

Les javelles ou faisceaux de cette plante sont rangés selon l’une des méthodes indiquées dans la première partie ; ils sont chargés, mis à fleur d’eau dans la même journée ; le lendemain une grande partie surnage, & il faut la charger de nouveau. Beaucoup de bulles d’air s’échappent de la surface & du tour de chaque tas. Cette émanation d’air va toujours en augmentant mais les espèces en sont bien différentes.

L’air qui s’échappe le premier & le second jour, est semblable à l’air atmosphérique. C’est celui qui est adhérent aux surfaces, aux poils de cette plante velue, ou qui sort des trachées de la plante, & sur-tout des racines, ainsi que celui qui peut être contenu dans le tube de la chenevotte.

Au troisième jour les bulles d’air donnent un gaz acide. Vers le cinquième jour, ou plutôt, lorsque le rouissage est rapide, ce gaz est inflammable. Si cet article n’étoit pas déja trop long, je détaillerais plus particulièrement ces résultats, mais il suffit de les avoir indiqués, & que leur existence soit au-dessus de tout doute.

Si l’eau est stagnante, peu abondante, elle se coloré & se trouble. À l’odeur déja assez désagréable du chanvre sur plante, se joint une fétidité insupportable qui s’étend au loin i & elle y porte les maladies ou la mort. Si l’eau du routoir est stagnante, basse, poissonneuse, s’il fait chaud, le poisson périt. De-là les loix prohibitives du rouissage dans les rivières, dans les étangs, de sorte que cette opération, chaque jour plus multipliée, ne s’exécute dans l’eau courante, qu’en payant le tribut aux employés du tribunal qui en connoît, ou en s’exposant à des amendes, à des vexations, ou à défaut, il faut infecter l’air & les habitans voisins des routoirs, le tout pour ne pas incommoder les poissons.

Qui ne reconnoît au simple énoncé de ces phénomènes, qu’ils sont produits par la fermentation dont ils subissent les loix ? Cette fermentation est retardée ou avancée par le froid & le chaud ; plus forte & plus prompte dans les retenues d’eau où elle stagne ; longue & moins avantageuse dans les ruisseaux & les rivières ; difficile dans les cascades bouillonnantes, comme dans l’eau bouillante… Les grandes masses de chanvre sont bien plutôt rouies que les petites masses ; & quant à celles placées dans les eaux stagnantes, on éprouve, lorsqu’on les retire, une chaleur sensiblement plus forte que celle de l’eau. Ce sont bien là les mêmes phénomènes de toutes les fermentations.

Quel en est le sujet ? quelle est la substance qui la subit ? il ne peut y en avoir qu’une ; c’est le gluten dont l’existence a été démontrée. Il s’humecte, il s’ammollit, s’enfle, comme tout mucilage qui forme beaucoup de volume avec peu de matières. Si cette matière étoit entraînée à mesure qu’elle se dissout, il n’y auroit pas de fermentation. C’est la raison du peu de perfection que prend le rouissage dans les eaux trop courantes ; cependant à cet inconvénient s’oppose la construction des tas, qui sont alors plus serrés & plus chargés que ceux des eaux dormantes. La partie du gluten, encore enclavée dans l’écorce qui la distend de toute part, & l’attaque dans tous les sens, subit la fermentation, & produit les différens gaz dont on a parlé, suivant leurs époques & les degrés de cette fermentation. S’il n’y avoit qu’une dissolution sans fermentation, chaque plante, isolément, conservant une partie plus ou moins considérable de son enduit gommeux, retirée de l’eau, paroissant rouie, ne fourniroit sa filasse que difficilement après sa dessiccation, parce que le gluten qui n’auroit pas été détruit reprendroit en partie son adhésion, mais l’on sait que tout mucilage qui a fermenté perd sa luminosité, & devient acide avant de pourrir ; que dans cet état, il est un menstrue plus avantageux pour les résines. Les seules sommités de chanvre sont encore glutineuses, lorsque le rouissage est parfait pour les tiges. Cette partie est peut-être plus résineuse ; elle est d’ailleurs placée plus loin du centre de la fermentation, elle a moins éprouvé le mouvement intestin qui atténue & mixtionne intimement les principes

Ces têtes ne sont pas la partie la plus estimée du chanvre, de même que les racines ; elles donnent de la filasse dure qui est autant détruite que travaillée par le séranceur. Ce sont ces observations qui ont sans doute engagé les Hollandois à employer pour le rouissage de leurs lins, des couches de fougères entre celles de lin, afin d’accroître la fermentation ; nous, au contraire, nous n’avons jamais assez passé nos tiges de chanvre à l’égrageoir pour les défeuiller en tout ou en partie, ce qui montre un défaut d’expérience.

D’après ces remarques, l’on doit voir qu’il en est des plantes rouies, comme de celles du champ, elles ne sont pas toutes dans leur perfection. Il y en a de venues à l’ombre, de trop drues, de trop clair semées, de trop abreuvées d’eau, &c ; ainsi les parties latérales & inférieures ne peuvent pas aussi parfaitement rouir que celles du centre. Le rouisseur intelligent sait très-bien compenser les défauts acquis au champ par les avantages des meilleures places au routoir. Malheureusement il y a très-peu de rouisseurs de profession. Leurs fonctions sont cependant aussi utiles que celles de Magnoniers ou Directeurs des vers à soie. Il en est de cet objet comme de tous autres d’agriculture, chacun prétend en savoir plus que son voisin.

Si je ne me trompe, je crois avoir établi la vraie théorie du rouissage du chanvre, & par conséquent avoir donné la solution du premier problème proposé par la Société.


CHAPITRE II.

Quels sont les meilleurs moyens de perfectionner la pratique du rouissage, soit que l’opération se fasse dans l’eau ou en plein air.

Section Première.

Des soins à prendre des javelles, & de leur arrangement dans le routoir.

Je l’ai déja dit, & on ne sauroit trop le répéter : en fait d’agriculture, il n’est pas possible d’établir à la rigueur une loi générale, & toutes celles en ce genre sont sujettes à de grandes modifications. On voit, sans sortir de l’objet qui nous occupe, que dans le nord du royaume & de l’Europe, le chanvre mûrit peu & végète longuement ; sa fibre est plus foible, quoique plus longue & plus grosse ; au midi, ou au centre du royaume, sa végétation est rapide, la chaleur est forte, la fibre de la teille est plus fine & plus ferme, quoique la plante soit plus courte. Lorsque dans ces lieux, & comme dans quelques cantons d’Italie, par exemple, le sol est convenable, enrichi par des rosées, des brouillards, ou de fréquentes petites pluies, alors le chanvre y est excellent. On doit donc conclure que la longueur du rouissage doit varier suivant le canton & suivant la constitution de l’atmosphère pendant la végétation.

Une autre attention essentielle, & dont on ne s’occupe guère, c’est de javeler les plantes suivant leur longueur & leur maturité, c’est-à-dire, de former des faisceaux des plus grandes, ensuite des moins grandes, des médiocres & des plus petites ; d’agir de même pour les plus grosses & pour les plus fines. Sans cette précaution, le rouissage de celles-ci sera complet, tandis que celui des autres ne le sera pas.

On se contente, en général, de récolter en deux temps, sans avoir égard à ces distinctions particulières, d’où dépendent la belle qualité de la filasse, soit dans la cueillette des plantes mâles & des plantes femelles. Pour avoir une qualité égale dans la filasse, ne pourroit-on pas cueillir la plante mâle plus mûre, & la plante femelle un peu avant sa maturité parfaite ; alors les qualités seroient plus rapprochées. Je ne propose ceci que comme une expérience à tenter. Mais toujours est-il vrai que l’on diminue la qualité de la masse totale, lorsque l’on suit l’usage établi. J’ai fait l’année dernière l’essai d’un procédé avec assez de succès. J’ai laissé dans la chènevière la plante à fleurs, droite & en place, après l’avoir arrachée & secouée légèrement ; elle y a séché lentement, sans être altérée ni noircie, recevant des plantes voisines, une vapeur, une transpiration qui s’est opposée à sa trop grande siccité ; elle jouissoit encore d’un reste de vie qui la mettoit à l’abri des inconvéniens qu’elle auroit éprouvés si elle eût été séchée ailleurs, & conservée pendant aussi long-temps. Revenons à la préparation des javelles.

Si l’on ne veut pas se soumettre à la séparation des grandes & des petites tiges, & même en l’observant, on doit toujours placer dans le milieu des javelles le chanvre le plus mûr & les tiges les plus longues, afin qu’elles ne soient pas froissées & brisées, lorsqu’on arrange les masses à rouir, ou qu’on les retire du routoir ; cette disposition conservera ses avantages jusque dans l’opération, quoiqu’éloignée, du sérançage. Si l’on peut se dispenser de faire rouir en même temps les pieds à fleurs & les pieds à graines, on aura le plus grand tort de les mêler.

Il est également avantageux de distinguer le chanvre qui reste vert, quoique mûr, de celui qui est blanc ou jaune, de celui qui a crû à l’ombre ou dans des champs de qualités trop différentes. Le chanvre à graine ne rouit plutôt que lorsqu’il est mis au routoir en même temps que celui à fleurs, & qu’il n’est pas assez mûr. La perfection du rouissage dépend en grande partie de l’attention que l’on a de bien assortir les javelles, relativement au temps qu’elles exigent pour rouir ; autrement des tiges dans une javelle seront trop avancées, lorsque d’autres deviendront très-difficiles à teiller. J’ai vu ces différences être de douze à trente six heures. Le bon rouisseur doit imiter le bon vigneron. Celui-ci goûte plusieurs fois dans un jour la liqueur de la vendange qui fermente dans la cuve, afin de s’assurer des progrès de la fermentation vineuse, & saisir le vrai point de son complément. Celui-ci doit également, dans la journée, tirer plusieurs tiges du monceau, & examiner où en est la fermentation, & si la filasse commence à bien se détacher de sa chenevotte. Il observera que le chanvre vert & gros est moins long-temps à rouir que le vert & le fin ; le vert, moins que le jaune ; le long, moins que le court ; la racine, moins que la tête ; & le chanvre arraché & séché depuis long-temps, est beaucoup plus de temps à rouir que celui qui, arraché à propos, est porté tout de suite de la chènevière au routoir.

Si l’on ne peut absolument rouir peu de jours après la récolte, il faut au moins ne pas attendre plus tard que la mi-octobre, à cause du froid & des pluies : d’ailleurs l’exsiccation rapide au soleil ou à l’air, si rigoureusement demandée après le rouissage, s’exécuteroit mal alors. Le four & le séchoir dont il a été question dans la première partie de ce Mémoire, nuisent à la qualité de la filasse.

Le temps du rouissage varie autant dans chaque pays, que la récolte & le cuvage du vin. Chacun le fait durer à sa fantaisie, & l’on se règle souvent selon l’usage du pays & l’emploi auquel le chanvre est destiné. Il est cependant, pour l’ordinaire, de quatre à cinq jours en juillet, de cinq à huit en septembre, & de neuf à quinze en octobre, lorsqu’on a eu le tort d’attendre jusqu’à cette époque.

Le terme & le signe de la perfection du rouissage sont, lorsque l’écorce quitte sa chenevotte d’un bout à l’autre, & que la moelle est disparue. On n’est pas d’accord sur la quantité de divisions ou rubans différens que fait le plus souvent l’écorce lorsqu’on la sépare. Les uns en veulent deux, les autres trois. Plusieurs essais m’ont convaincu que le meilleur nombre étoit de deux. Toutes ces observations de détail ne sont pas aussi importantes les unes que les autres ; cependant il n’est pas équivoque que le rouissage à l’eau varie suivant la qualité de l’eau, la chaleur de la saison, ainsi que par le point de maturité de la plante, & par la culture qu’on lui a donnée. C’est en raison de ces alternatives que l’on a plus ou moins étudiées, qu’est dû le bon ou le défectueux rouissage ; toutes les règles générales leur sont subordonnées,

Les mauvais rouis diminuent la récolte d’un sixième, & souvent d’un quart ; ce qui reste est foible ou usé, il tombe en étoupes sous le peigne, & si le chanvre n’étoit pas assez roui, ce reste seroit dur. On corrige un peu ce dernier défaut. Mais l’autre est irréparable. On met au pré & à la rosée les tiges qui ne sont pas assez rouies ; il seroit même possible de les remettre à l’eau, si l’embarras d’un séchage nouveau, & l’appréhension des pluie n’y mettoient de grands obstacles.

Le nombre des javelles que l’on range les unes sur les autres dans le routoir ou à la rivière, dépend de sa profondeur, & leurs dispositions doivent être ainsi que nous l’avons dit dans la première partie. Les plus courtes doivent être placées au dessus, afin que la masse forme, un talus qui se soutienne mieux. Cette forme est cependant indifférente, lorsque, à raison de la rapidité du courant, les piquets ont été multipliés, les perches fortement liées de distance en distance, & multipliées sur la superficie, ainsi que le chargement avec des pierres.

Les tiges les plus difficiles à rouir seront placées dans le milieu, puisque c’est-là que s’établit la plus forte fermentation, & que se prépare la meilleure filasse, comme aussi elle s’y détériore plus vite, si le rouissage est mal-à-propos trop prolongé : le rang supérieur est ensuite plus estimé.

Lorsque l’on redoute peu les crues subites de l’eau, la rapidité des rivières ou des ruisseaux, il est très-avantageux, pour diminuer l’infection, de ne pas intercepter le cours de l’eau. On doit encore laisser un espace tout autour du tas, afin que dans le cas d’un dérangement imprévu dans la masse, les hommes qui se mettent à l’eau puissent remédier à l’accident. Enfin, on doit préférer l’emplacement qui offre après le rouissage, la liberté de laver les javelles à grande eau courante. Les filasses de ces chanvres seront plus faciles à travailler, & fourniront moins de cette poussière âcre & irritante, qui est si nuisible aux ouvriers dans les moulins de battage, & lorsque la filasse est travaillée sous le peigne du séranceur.


Section II.

De la meilleure qualité des eaux pour rouir, & apperçu d’autres moyens.

Il en est des écorces végétales comme des membranes ou peaux des animaux,[2] elles se durcissent dans l’eau bouillante, & s’amollissent dans l’eau froide. Le chanvre mis en décoction est très-mal roui : mais quel est le degré de l’eau froide qui lui convient le mieux ? ce n’est pas sans doute la plus froide, puisqu’on voit que le rouissage est plutôt fini en été qu’en automne. J’ai fait plusieurs essais dont les résultats sont, que la température de l’eau la plus avantageuse est celle de dix à douze degrés du thermomètre de Réaumur. Ce qui se rapproche, comme on le voit, du degré nécessaire à la fermentation des vins en automne ; & en effet, toute fermentation devient désordonnée ou tumultueuse, lorsqu’elle s’écarte trop de ces degrés de chaleur.

L’eau en mouvement vaut-elle mieux que l’eau stagnante ? la question a encore été décidée en faveur de la dernière. Ayant mis du chanvre dans le même ruisseau, partie dans l’eau tranquille, & partie au dessous d’une usine, à la chute de l’eau, le premier a été plutôt roui, & le second étoit plus dur. L’on savoit que les grands mouvemens nuisoient aux fermentations, & le rouissage en est une. On a vu dans les expériences de la société d’agriculture de Bretagne, rapportées au mot chanvre, que le chanvre, à quelque degré de maturité qu’il soit, étant roui en eau courante, devenoit plus blanc qu’en eau dormante, mais que l’eau dormante avoit fourni une quantité plus grande de premiers brins, & qui se blanchissoient mieux par les lessives.

Nous dirons cependant que toutes les eaux dormantes ne sont pas favorables ; les unes peuvent être troubles & douces ; d’autres peuvent être limpides & très-dures. Les eaux douces peuvent contenir de la craie, des infusions de végétaux détruits : telles sont les mares ou les fosses à fumier ; là le chanvre y rouit parfaitement ; ces eaux contiennent un levain qui accélère la fermentation. Les eaux dures tiennent quelques sels vitrioliques en dissolution, comme la sélénite, alors le rouissage y languit. C’est sans doute pour n’avoir pas assez reconnu ces causes, que MM. du Hamel & Marcandier n’ont pas eu les mêmes résultats dans leurs expériences sur le rouissage à l’eau courante & à l’eau dormante. Les eaux dures augmentent le poids de la filasse, de trois, de cinq pour cent de plus que l’eau courante. Elles agissent comme l’alun sur la filasse ; elles sont préférées pour les toiles & fils que l’on met en teinture ; mais comme ces eaux leur donnent un mordant qui retient la partie colorante des infusions ou dissolutions qui les troublent lorsqu’on y rouit, les filasses, ainsi teintes ou salies, blanchissent plus difficilement.

L’eau de la mer, l’eau des marais salés & salans, les bords des lacs & des étangs, les lieux bas des plagies marines, sont encore employés très convenablement aux rouissages.. En Irlande, en Écosse & en Hollande ; le sel de mer, quoique plus antiseptique que le sel dépuré, ne s’oppose pas à la fermentation convenable. Ne pourroit-on pas établir des routoirs près des marais salans &. des parcs d’huîtres, que l’on rempliroit en profitant des grandes marées ?

Il est certain que l’opération du rouissage seroit bien accélérée & perfectionnée, si les eaux dans lesquelles on tremperoit le chanvre étoient alcalines : telles sont les eaux de fumier de basse-cour ; mais ces engrais ont d’autres emplois bien utiles, ils sont toujours trop rares ; d’ailleurs plus ces eaux sont colorées, & moins la filasse est accueillie à cause de la couleur qu’elles lui communiquent.

J’ai éprouvé & fait tirer parti avec le plus grand succès, pour cet objet, d’une source abondante d’eau minérale, alcaline & gazeuse. Pourquoi ne pas se servir de ces avantages locaux, pour blanchir, ou achever de dissoudre le gluten de notre filasse, de nos fils, de nos toiles ? Les secours de pareilles eaux ont porté la blanchisserie de Harlem à un grand point de célébrité ; les Hollandois y font blanchjr très-bien & très-vite. Nous avons abondamment de ces eaux en France, & on peut, à ce sujet, voir leur énumération donnée par M. Thouvenel, L’on évitera avec le plus grand soin l’emploi des eaux ferrugineuses, terreuses & dures. Les taches du fer réduit en ocre sont presque ineffaçables. Les eaux alcalines ne s’opposent point à la fermentation ; leur fétidité est très-remarquable à la fin du rouissage ; & il est bon d’observer pour la théorie, qu’il y a une grande quantité de bulles d’air produite lors de l’union des alcalis avec la substance résineuse ; ce qui prouve entre ces substances une mixtion vraiment chymique ; M. Home ne cesse de le faire appercevoir dans ses expériences sur les toiles. Les lessives employées à cet effet n’avoient plus au goût ni à l’odorat, aucune propriété alcaline ; c’étoient de vrais savons. On auroit pu décruer la soie par cet expédient, si les alcalis nus n’en altéroient pas le nerf ou la force ; car la soie étant une substance animalisée, ou peut-être animale, est corrodée, même détruite par ce mordant, comme l’eau dissout la soie des autres chenilles, qui est encore végétale & qui n’est que de la gomme filée. L’on pourroit tenter le décruage des soies par les eaux minérales alcalines, avec plus d’espérance : le sel, dans ces eaux, y est très-adouci par l’acide crayeux qui lui est toujours uni.

Le chanvre, au contraire, ne perd pas sensiblement sa force par l’emploi des alcalis nus ; il permet même qu’on en augmente l’activité en les rendant caustiques par la chaux ; ce qui le blanchit & l’adoucit promptement sans le fatiguer. Ce fait est prouvé par les expériences de M. Home, dirigées dans ce point de vue.

Que l’on y réfléchisse bien : je ne propose pas de rouir ou de traiter le chanvre en javelles avec des eaux alcalines, à moins que l’on n’en aye de naturelles à sa portée ; mais je demande sérieusement pourquoi on ne les emploieroit pas pour la filasse assez belle, & destinée à être réduite en toile ou en fils fins ? Les pratiques multipliées dans la préparation des toiles, & usitées dans les blanchisseries, tels que les lavages, les rosées, les lessives avec les alcalis seuls, oudus tendus caustiques par l’eau de chaux, l’usage des savons, des acides, du lait, du son, ne seroient-elles pas bien abrégées, bien simplifiées &plus commodes, si l’on blanchissoit, ou au moins si l’on commençoit le blanchissage par la filasse ? il ne resteroit plus qu’à enlever l’apprêt ou parou mis aux toiles lorsqu’on les a fabriquées, & à perfectionner leur blanc ; ce qui n’énerveroit pas les toiles avant l’usage qu’on en doit faire.

Le Prince de Saint-Séver, si zélé, si ardent protecteur des arts à Naples, étoit parvenu par de pareils travaux, à donner à la filasse la blancheur & l’éclat de la soie. Dëcrue-t-on l’étoffe ou la soie dont elle doit être fabriquée ? Les déchets indispensables de la filasse ainsi blanchie sont moins précieux que ceux de la soie qui a reçu ses préparations avant d’être ouvrée.

Si je ne passe pas sous silence une façon de rouir que j’ai exécutée par l’acide sulphureux volatil, c’est uniquement pour mieux faire ressortir la théorie du rouissage ; car ce procédé, j’en conviens, n’est ni simple ni commode en grand, quoiqu’il soit peu dispendieux.

Connoissant la propriété qu’ont les acides minéraux dulcifiés, de dissoudre la substance gommo-résineuse, j’ai appliqué ces mêmes acides adoucis par l’eau, le vinaigre & les sels saccharins acides, extraits des végétaux, comme sont le tartre, le sel d’oreille, d’alléluïa, & leurs dissolutions ; je les ai appliqués, dis-je, à plusieurs tiges de chanvre non rouies, soit par la voie de l’immersion ou de la macération, soit en ébullition ou en vapeurs, & leur rouissage a eu lieu en peu d’heures. J’ai disposé sur des perches, dans une chambre closes des javelles de chanvre récemment, cueillies, encore un peu fraîches, ou humides, ou humectées, & je les ai traitées avec le soufre brûlant comme les teinturiers traitent les soies qu’ils veulent blanchir par ce moyen. Le décruage du chanvre a eu lieu rapidement, ou du moins la dissolution du gluten a été faite suffisamment, pour que le chanvre pût être teillé sans autres préparations ; sa filasse étoit même plus blanche que celle qui a été obtenue par un rouissage à l’eau courante.

Ce moyen pourroit cependant avoir une application plus économique, st les chènevières avoient dans leur voisinage des sels comme ceux de la Solfatara ; mais il n’en existe que quelques-uns en France, auxquels M : Chaptal vient d’en joindre un nouveau qu’il a observé dans le voisinage dé Montpellier.

Le lait écrémé que l’on emploie dans les blanchisseries des toiles & des fils, rentre encore dans cette classe, car il ne blanchit pas comme lait, mais après avoir aigri ; son acide, que l’on sait être très-actif, agit & dissout la partie colorante résineuse des toiles qui n’avoit pas encore entièrement cédé aux différentes lessives. Le bel apprêt que procure le lait aux toiles, ne peut pas être remplacé par l’emploi de l’huile de vitriol, qu’on lui substitue dans plusieurs blanchisseries ; d’ailleurs l’esprit ardent que contient ce lait, aide aussi au décreusage.


Section III.

Des routoirs & du rouissage à l’eau.

J’ai peu à ajouter à ce qui a déja été dit, & à ce qui est connu ; le lieu, les circonstances, prescrivent leurs formes & la manière de les établir.

Presque toutes les eaux poissonneuses ayant été interdites aux rouisseurs, les journaliers, les femmes & les artisans de la campagne, ont pris pour rouir, les fossés, les mares, ou bien ils font à peu de frais quelques retenues d’eau, qu’ils laissent écouler après l’opération. Mais les grands cultivateurs dans les pays à chanvre, & ce qui vaudroit encore mieux, une communauté entière ne pourroit-elle pas faire un ou plusieurs routoirs fixes & solidement établis, à l’usage de tous les individus qui la composent ? L’intérêt de chacun aura bientôt fixé l’ordre & la police dans le rouissage, & la plus convenable à tous. En suivant cette méthode, on parviendroit à un rouissage moins incommode, & cette opération bien dirigée, & conformément aux principes d’après lesquels on doit travailler, donneroit peu à peu de la célébrité à la filasse & au fil de ce canton ; dès-lors il y auroit une hausse certaine dans le prix de la vente. Je sais bien que cette idée sera suivie par quelques riches habitans qui s’associeront entre eux : c’est toujours quelque chose. Mais le point le plus important à l’État, est que les pauvres sur-tout dont le nombre est si considérable, jouissent de l’avantage de l’établissement, comme les riches. En ce cas, les routoirs doivent être communs & proportionnées aux besoins de la paroisse.

La dépense ne sera jamais bien considérable, puisqu’il est facile de profiter des positions locales, soit dans des bas-fonds, soit dans le voisinage des étangs, des marais, des ruisseaux, des rivières, afin d’en tirer l’eau nécessaire au rouissage.

Que les eaux soient stagnantes ou coulantes, & dans quelque endroit que soit le routoir, il est essentiel de planter des arbres autour : les peupliers sont à préférer à tous les autres ; ils s’élèvent fort haut, sont très-branchus, attirent un courant d’air, & leurs feuilles soutenues par des queues fort minces, laissent à la feuille la liberté d’être dans une perpétuelle agitation, qui renouvelle l’air & corrige celui des réservoirs. D’ailleurs on connoît aujourd’hui un des grands moyens dont la nature se sert pour purifier l’air atmosphérique ; c’est la végétation des plantes & des arbres. Ils se nourrissent de cet air impur, ils se l’approprient, & échange rendent de l’air pur à l’atmosphère. Malgré cette ressource, on sent bien qu’il ne seroit pas prudent de placer ces routoirs près des habitations, puisque ces arbres ne peuvent pas absorber la masse énorme d’air fixe, & ensuite d’air inflammable & putride, qui s’échappe du chanvre en fermentation. Les lieux à préférer sont ceux qui sont exposés à tous les vents, & où il règne de grands courans d’air.

Des routoirs trop larges sont inutiles, ou du moins peu commodes. Je préférerois d’en étendre la longueur, sur-tout s’ils doivent servir à une communauté. Chaque individu y trouve une place, sans nuire à celle de son voisin, & il faut moins d’eau. Le fond doit en être pavé, avoir une pente du côté de la décharge, qui pour le mieux, doit être double, & pouvoir se faire à la surface & dans son fond, suivant le besoin ; les parois seront en talus assez droits, pour que les ouvriers pussent en approcher avec facilité, & n’être pas obligés de se mettre à l’eau pour manœuvrer, ou raccommoder le tas, lorsque le besoin l’exige. Si ces parois ne sont pas construites en pierre, il faut au moins leur donner une certaine épaisseur en argile fortement corroyée.

La vase qui s’enlève chaque année du fond du routoir, fournit un excellent engrais aux terres, à moins qu’on n’aime mieux la conserver, à l’exemple des Hollandois, pour le lin, ou la mettre sur la surface des masses de chanvre. Cette terre devient un levain qui rend la couche superficielle aussi avancée dans son rouissage que celle du centre ; ce qui est très-avantageux, lorsqu’on ne sépare pas les qualités.

S’il vous est permis de rouir dans un ruisseau qui n’est pas poissonneux, si les employés de la Maîtrise des Eaux & Forêts, vous permettent l’approche des grandes rivières, craignez les inondations subites, & surtout les cordes de tirage des bateaux, & la malignité des conducteurs ; alors assujettissez vos masses comme il a été dit dans la première partie.

Les javelles doivent être rangées dans le routoir, & alternées sur quatre faces, de sorte que les racines & les têtes se joignent & se touchent tout autour. Le chanvre non chargé s’élève sur la surface de l’eau, & la partie supérieure de la masse ne rouit pas : on la charge, elle s’enfonce, & reste plongée sous l’eau. À cette utilité s’en réunit une autre ; la paille, les feuilles, les perches, les pierres dont on recouvre la superficie, retiennent & concentrent en partie les vapeurs & les différens fluides gazeux, que la fermentation développe, ce qui égalise les progrès de la masse.

On a prétendu que le chanvre ne devoit pas toucher le fond du routoir. Cette observation qui est de rigueur pour le lin, n’est pas nécessaire pour le chanvre. Je pense, au contraire, que les javelles du fond n’éprouvent jamais la même ni une aussi bonne fermentation que celle des autres parties. Elles ne jouissent pas de l’avantage des produits gazeux qui traversent celles qui sont placées au-dessus d’elles, & l’eau du fond est plus froide que celle du centre & de la superficie, Il est donc avantageux pour elles de jouir du bénéfice des vapeurs de la vase, & de ne pas perdre si promptement celles qui s’échappent en dessous pour venir former des bulles vers les surfaces latérales.

Laver exactement, & s’il se peut à grande eau courante, les javelles à mesure qu’on les tire du routoir ; les laver droites & non couchées, c’est une précaution très-importante. Ce lavage enlève une vase, un limon, que les eaux, même courantes, déposent sur chaque tige ; il fait corps avec le gluten, lequel, quoique dissous, est cependant encore adhérent, & qu’il faut également faire disparoître ; sans cette précaution, le chanvre étant séché sera, moins blanc & se teillera moins bien, quoiqu’il ait été parfaitement roui ; enfin, il conservera sa poussière âcre, qui incommode si fort le séranceur, &c.

Les javelles retirées de l’eau, doivent, ainsi qu’il a été dit, être portées & déliées en chaînes sur le pré. Si on les laisse amoncelées trop long-temps, elles déchaussent intérieurement, la fermentation recommence, le rouissage est porté trop loin, & la filasse s’énerve ou pourrit.


section IV.

Du rouissage en plein air ; de ses inconvéniens ; des cas où il est préférable au rouissage à l’eau ; des moyens de le perfectionner.

Le temps nécessaire pour rouir le chanvre en plein air, est ordinairement d’un mois. Personne ne peut être sûr que dans cet intervalle il ne surviendra aucune pluie, aucun orage, aucune grêle, & sur-tout que le chanvre ne sera pas attaqué par les insectes ; les vents violens le déplacent & l’entraînent ; les pluies fortes dissolvent trop tôt & mal sa partie gommeuse, avant que par son intermède l’autre partie soit attaquée, ou avant que l’acide aérien & celui des rosées ne l’aient dissoute. Le chanvre qui, au commencement de son rouissage à l’air, éprouve de fortes ou de fréquentes pluies, est sujet à noircir, & il conserve le plus souvent une couleur d’un gris foncé. Les fibrilles adhèrent ensemble plus fortement que dans le chanvre roui sans pluie, à peu près comme le pinceau du vernisseur, lorsqu’il est sec ; le mouvement que l’on donne aux poils ou crins de ce pinceau, en fait détacher la résine en poussière ; or on ne doit jamais perdre de vue que le meilleur rouissage laisse encore beaucoup de résine, & l’on ne sauroit trop répéter que c’est elle seule qui s’oppose au blanchiment des fils & des toiles. Telle est l’origine de cette poussière aussi inflammable que la colofane en poudre, qui s’élève & voltige dans les ateliers où l’espadonage & le pilage de la filasse s’exécutent, & qui, par sa virulence, fatigue si fort la respiration & les poumons des ouvriers. Tous les chanvres en donnent plus ou moins, ainsi que la filasse ; mais les ouvriers distinguent très-bien que le chanvre roui à l’air est plus âcre & plus incommode. Lorsque je tentai de faire du papier avec cette poussière, qui n’est d’aucun usage, celle du chanvre roui à l’eau mérita la préférence.

Pour diminuer ces inconvéniens, ainsi que la durée de ce rouissage, j’ai tenté avec succès, avant d’exposer le chanvre à l’air, de le mouiller avec de l’eau rendue un peu alcaline. Une légère lessive, &, comme il a été dit ci-dessus, l’eau des fumiers & des basses-cours, rempliroient le même but. J’ai essayé également de le mouiller avec de l’eau de chaux, & ce dernier moyen a encore mieux réussi. Outre que par ce procédé, on détrempe, on dissout le gluten résineux, le chanvre acquiert ainsi la propriété d’attirer de l’atmosphère & de conserver une humidité légère qui lui est très-avantageuse peur l’effet qu’on se propose. Lorsqu’en Hollande on arrose avec de l’eau de mer le chanvre étendu sur les prés, on obtient les mêmes résultats. Les plantes mouillées de cette eau, qui tient en dissolution des sels amers, terreux, déliquescent, & que l’on a cru bitumineux, attirent, conservent la même humidité, avancent & perfectionnent ce rouissage. J’ai vérifié ce fait dans une de nos plages marines garnies de varech, sur lequel étoit déposé le chanvre. Plusieurs provinces de France ont dans leur voisinage des étangs, des marais salés, des cantons voisins de la mer, & où les terres à chanvre sont très-bien cultivées. On fera donc bien dans ces positions de profiter de l’eau de mer, si toutefois cette opération ne réveille pas trop l’inquiète vigilance des commis & employés des fermiers-généraux ; mais l’on pourroit présenter au contrôleur-général & au ministre de la marine, un mémoire détaillé sur les avantages de cette opération ; & il est à présumer que l’on obtiendroit un règlement à ce sujet.

Un autre défaut essentiel du rouissage fait à l’air & dans les champs, ce sont ces taches bien prononcées, d’un brun plus ou moins foncé, & qui tigre toutes les tiges. Ces taches, comme on l’a déja dit, n’ont lieu que lorsque la terre est martiale, c’est-à-dire, lorsqu’elle contient quelques parties de fer, lesquelles se divisent en forme de rouille ; elles tiennent si fortement que tout le travail des blanchisseries suffit à peine pour décolorer les toiles fabriquées avec des fils tirés de ces plantes. Aussi les rebute-t-on, malgré les bonnes qualités qu’elles ont d’ailleurs. L’on sait combien est fixe la marque que l’on imprime aux têtes des pièces de toile, & au linge de table, lorsqu’elle est faite avec la rouille de fer.

On doit donc éviter avec le plus grand soin, de mettre à rouir sur des champs de cette nature. Si l’on n’a pas de prairies, il convient de choisir des terrains pierreux, caillouteux, marneux, &c.

D’après ce qui a été exposé dans la première partie, & ce qui vient d’être dit sur le rouissage à l’air, on voit clairement combien cette façon de rouir est longue, embarrassante, laborieuse, & même, dispendieuse ; elle ne peut pas convenir aux grands cultivateurs, à moins que leurs possessions ne soient entièrement privées d’eau ; dans ce cas, il n’est guère probable qu’ils aient de bons champs propres à cette culture : le rouissage à l’air ne peut être utile qu’aux petits propriétaires, & encore doivent-ils préférer le rouissage à l’eau, lorsque la chose est possible.

Il y a très-peu de cas où le rouissage à l’air soit préférable à celui dans l’eau, parce que l’époque du rouissage sur le pré, approche du temps où les derniers soins vont être récoltés, où l’on met le plus utilement les bestiaux dans les pâturages, & où souvent il faut travailler & labourer les champs.

Le chanvre roui à l’air, avec les précautions indiquées, a donné des filasses superbes, qui flattent & brillent à l’œil ; elles sont un peu foibles, très-souples, bien affinées & soyeuses. Dans les pays méridionaux, où la fibre du chanvre est fine & forte, le ciel beau, les pluies rares, les rosées très-abondantes, on peut préférer cette méthode, d’autant que le long rouissage divise la fibre, l’amollit & l’adoucit, mais elle n’est aucunement avantageuse dans nos provinces du nord, où le ciel est brumeux, pluvieux, & la chaleur peu soutenue.

Cependant, si par des circonstances quelconques, on est forcé de placer les routoirs près des habitations, il vaut encore mieux courir les risques de ne pas avoir un rouissage si parfait en se servant de l’intermède de l’air, que de succomber sous l’infection. J’ai dans ce chapitre répondu à la second & à la troisième question du programme ; il reste actuellement à examiner la quatrième qui tient à la conservation de la santé des habitans, & qui me paroît la plus utile & la plus digne des vues de la Société.


CHAPITRE IV.

Y auroit-il quelque manière de prévenir l’odeur désagréable & les effets nuisibles du rouissage dans l’eau.

L’odeur du chanvre récent, respiré pendant quelque temps, enivre, assoupit, porte au cerveau, donne des vestiges. Galien parle de la coutume de manger au dessert de la graine de chanvre rôtie, pour s’exciter à la joie, & il a observé qu’elle portoit souvent le trouble dans le cerveau.

Dioscoride fait la même remarque : & Kœmpfer, dans ses Amœnitates exotica, dit que la boisson de l’infusion des feuilles, dont le goût est âcre & amer comme l’opium, enivre comme lui, & porte au cerveau. Le bangi des Asiaiques est une espèce de chanvre, ils l’emploient beaucoup pour dormir & pour se procurer des rêves agréables : telle est la qualité narcotique de cette plante, qu’elle se montre jusque dans son odeur. Les hommes de tous les pays & de tous les temps ont eu besoin de s’étourdir sur leurs vices moraux, lorsque la religion ou la philosophie ne les leur ôte pas. Aussi, depuis les îles de la Société, où l’infortuné Cook a vu faire des liqueurs enivrantes avec une espèce de poivre, jusqu’au Kamchatka & en Tartarie, où M. Gmelin en a vu préparer avec le fruit d’airelle & le lait de jument ; par-tout enfin l’homme cherche à s’étourdir. Les animaux ont-ils ces mêmes goûts désordonnés ? Non, les bestiaux ne mangent point la feuille de chanvre, ils la fuient même. Si le poisson en est enivré, certes, ce n’est pas par goût, mais par force.

Est-ce de l’odeur du chanvre récent & de ses effets désagréables ou nuisibles, dont il faut se garantir ? Les qualités du chanvre, & ses effets sont-ils les mêmes dans tous les temps du rouissage ? C’est ce qu’il faut examiner premièrement.

J’ai mis en même-temps du chanvre & du poisson dans un réservoir ; le second & le troisième jour le poisson en fut affecté, quoiqu’il eût autant qu’il étoit en son pouvoir, évité le chanvre ; il surnageoit, étoit sans mouvement, & étoit enivré. Une partie de ces poissons mise dans un autre réservoir revint en peu de temps à la vie ; les poissons qui restèrent dans le premier réservoir moururent empoisonnés.

J’ai mis au sixième jour des poissons dans le réservoir qui çontenoit le chanvre, ils n’en furent pas affectés ni enivrés ; mais ayant réitéré cette expérience, & mis le poisson après le sixième jour dans le réservoir où le chanvre étoit en grande masse, ils ne furent point enivrés ; mais tout périt, avec la différence que la mort des poissons fut graduée, d’après leur force, au lieu que les poissons enivrés l’avoient tous été entre le second & le troisième jour. Plusieurs observations résultent de ces expériences ; la première, que le poisson enivré étant à la surface de l’eau, s’il étoit entraîné par des courans, ou par le vent, ou si l’eau n’étoit pas stagnante, ne périroit pas. La seconde, c’est que la fermentation que le chanvre éprouve dans le rouissage, détruit la virulence narcotique & naturelle à cette plante ; que le poisson n’y périroit pas de même, s’il trouvoit une plus grande masse d’eau ; que l’eau du chanvre est alors au poisson, ce que seroit pour lui une eau de fumier où il périroit également malade, mais non enivré.

Si l’on a vu l’eau des petits routoirs, répandue sur les prés, être nuisible aux plantes, rendre les animaux malades, & même les faire périr promptement, c’est que les engrais trop forts & en masse brûlent les plantes, & que l’on ne peut sans danger faire pâturer des animaux sur des herbes chargées & noyées de substances volatiles & putrides, que l’air n’a pas encore évaporées, & que le temps n’a pas assimilées aux sucs de la terre, pour en former ensuite une saine & vigoureuse végétation.

Ce qui fait périr le poisson, est donc la trop grande quantité de chanvre accumulée dans un ruisseau, ou dans une petite rivière : il a beau fuir, il ne peut éviter le sort qui l’attend.

Les anciennes & les nouvelles coutumes de presque toutes les provinces du Royaume, par la crainte de l’infection des eaux & des personnes, ont proscrit le rouissage dans les eaux courantes, dans les eaux mêmes qu’on en auroit détournées, à moins qu’on ne les rendît plus aux rivières, aux étangs, ni aux eaux qui sont d’un usage commun.

Les réglemens de la table de marbre, les loix forestières, les arrêts du conseil, en ont décidé de même ; ainsi cette défense fait partie du droit public de France. Les seuls routoirs permis sont les eaux mortes, non poissonneuses, éloignées des habitations. Y en a-t-il beaucoup de ce genre en France, autres que les marais, les marres & les fossés ? Ainsi, lorsque la loi défend si légitimement les rizières tant qu’elles ne seront pas perfectionnées, elle permet, ou disons mieux, elle oblige, pour le rouissage du chanvre, à multiplier ces marres empestées, ces foyers d’infection qu’il faudroit anéantir. La nécessité de réformer cette jurisprudence est bien démontrée, puisque les préposés sont presque toujours forcés de fermer les yeux ; sans quoi il faudroit presque anéantir la culture du chanvre en France, tandis qu’elle mérite a tous égard d’être encouragée par le Gouvernement ; car loin de nuire aux récoltes des blés, elle les augmente par la bonification des champs, & ne laisse pas en pure perte l’année des jachères. Ne vaudroit-il pas mieux fixer la quantité de chanvre que pourroit recevoir telle rivière à telle élévation de ses eaux ? Il en seroit de même pour les étangs, la contenue en seroit désignée, & l’on exigeroit la même distance des habitations qui est prescrite pour les marres & pour les routoirs artificiels. Enfin ne faudroit-il pas une disposition pour l’emploi des ruisseaux, des décharges d’étangs, des routoirs communaux, dont la police appartiendroit à chaque Bailliage.

Ce ne sera qu’en étendant l’infusion du chanvre récent dans une grande masse d’eau, ou en la renouvelant souvent, que l’on préviendra l’odeur désagréable & les exhalaisons dangereuses, du chanvre dans cet état. Cependant on ne pourra anéantir son gaz volatil, son esprit recteur propre, qui est incoercible, qui peut à peine contracter une adhérence momentanée avec l’eau, dans laquelle la plante macère. Ce n’est pas d’ailleurs cette vapeur, qui, lorsque la plante macère plongée dans l’eau, est moins forte qu’elle ne l’étoit lorsque le chanvre végétoit, ce n’est pas, dis-je, cette vapeur qui doit nous occuper à présent, mais bien celle que la fermentation y réunit. Dans l’état actuel, les effets véritablement nuisibles du rouissage, seroient si les hommes ou les animaux buvoient de cette eau ; certes, l’on n’en boiroit qu’en supposant qu’elle conservât sa limpidité, qu’elle fût sans goût, sans odeur & sans couleur. Les auteurs conviennent en effet que c’est un poison violent, contre lequel on n’a pas trouvé de remède ; cependant réfléchissant sur la vertu & la grande efficacité du vinaigre contre l’abus des narcotiques, & comme correctif de beaucoup d’autres substances âcres & virulentes, je voulus faire boire de cette eau à un âne, qui, de tous les animaux, est celui qui répugne le moins au chanvre ; j’y mêlai du vinaigre, & l’animal n’éprouva aucun mauvais effet de cette infusion assez chargée.

Ce n’est pas seulement en buvant de cette eau près des routoirs qu’on peut en être affecté, mais même l’eau de tous les puits voisins où elle a pu transsuder ; quelque clarifiée que soit cette eau, elle n’en est pas moins suspecte. On cite une année où une épidémie ravagea Paris, & dont la cause parut être les eaux basses de la Seine, dans lesquelles on avoit mis beaucoup de chanvre à rouir au dessus de la ville.

Passons à un examen plus suivi de cette partie du programme. Sans exclure les considérations que l’on doit avoir pour la virulence & les autres effets nuisibles de la plante, soit dans ses principes volatils, soit par ceux qui sont mêlés à l’eau, rendons compte de ce que la fermentation dans le rouissage change ou ajoute aux uns & aux autres ; enfin, passons à la recherche des moyens capables d’empêcher ou de corriger efficacement ses effets dangereux ou fâcheux.


Section Premier I.

Expériences sur divers moyens de prévenir l’odeur désagréable, & les mauvais effets du rouissage à l’eau.

On a vu que la fermentation avoit changé ou détruit la qualité inébriante du chanvre ; le poisson est mort, mais il n’a pas été enivré. L’on sait combien la fermentation change la propriété des corps. Le lait devient vinaigre, le sirop devient vin : une ébullition d’un an, dit M. Baumé, a ôté la qualité narcotique de l’opium ; une fermentation d’un jour auroit évité à M Beaumê ce long exercice de patience.

La fermentation dans le chanvre produit beaucoup d’air ; & cet air, lorsque le chanvre rouis, est fétide ; c’est de l’air inflammable plus ou moins mixtionné avec d’autres principes volatils du végétal ; par exemple, le gaz putride, l’acide & l’air atmosphérique, son principe recteur, ses huiles atténuées, &c., tout cela s’élève & se répand dans les airs. Le phlogistique, a dit M. Pringle, est sans odeur par lui-même ; mais combiné avec les substances salines & les huiles âcres, atténuées, produites par des substances décomposées, il donne la putridité, comme les eaux stagnantes corrompues, qui sont abondamment pourvues de cet air inflammable mêlé d’autres débris. Il les traverse sans cesse, il ne semble pas leur être adhérent ; les seules grenouilles y vivent. Malheur aux habitans voisins ! malheur encore plus à ceux qui sont forcés, comme les rouisseurs, d’aller souvent remuer ces masses d’infection ! ils y éprouvent les mêmes affections que ceux qui remuent les boues, les vases des étangs & des marais. Lorsque l’air inflammable est seul ou purifié, MM. Scheele & Fontana ont pu l’avaler, le respirer quelque temps sans accident. Si ces eaux stagnantes pouvoient être sans cesse en mouvement comme l’est l’eau de la mer où malgré toutes les sources d’infection, il n’y a point de pourriture ; alors aussi-tôt évaporés que formés, par le secours des vents & des courans profonds, les gaz qui s’en dégagent n’entraînent avec eux aucune autre substance, & la combinaison putride n’a pas lieu, ou au moins n’existe-t-elle qu’instantanément, & ces gaz s’évaporant sans cesse, ne se trouvent pas réunis en une masse assez grande pour nuire.

L’on apperçoit bien la différence qui doit se trouver dans un routoir. Le seul moyen de prévenir l’odeur désagréable & les effets nuisibles du gaz, est donc d’empêcher l’agrégation de ce gaz en masse sensible, puisqu’on ne peut pas empêcher sa production. Tout mouvement imprimé à l’eau dans le voisinage du chanvre, empêchera son mauvais effet, & l’odeur ne pourra pas être plus forte que celle qu’auroit le chanvre dans l’eau courante, où cette odeur est peu sensible. Si le routoir est placé à la chute de l’eau d’une écluse, d’une cascade, d’une retenue d’eau, il ne donne aucune odeur ; mais comme ces moyens ne sont pas toujours possibles, & que ces grandes chutes d’eau dérangent la fermentation de la masse, établissez, pour y suppléer, sur des routoirs communaux, un moulin à vent, dont le moteur s’emploiera à agiter l’eau le plus profondément possible, & dans toute sa hauteur. Placez-le au milieu des monceaux de chanvre ; & comme cette eau n’aura point de courant, le moindre vent suffira pour faire tourner sur son axe un simple pignon ailé, qui battra bien l’eau de toute la longueur de ses ailes verticales qui y seront plongées.

Ne négligez pas de multiplier dans le routoir, sur ses bords, les plantes aquatiques ; la nature les a presque toutes douées de la propriété de désinfecter l’air du lieu où elles croissent ; elles y semblent placées à dessein par la Providence. Les arbres, les bois blancs sur-tout, se chargent d’air inflammable ; & c’est la raison peut-être pour laquelle dans la fabrique de la poudre à canon, on préfère leurs charbons. Si ces secours auxiliaires ne sont pas suffisans, & ne peuvent absorber autant d’air méphitique qu’il s’en échappe sans cesse, pendant le rouissage ; alors, dans le grand nombre de moyens que la physique présente comme très-propres à corriger les mauvais effets des substances putréfiées fixes, c’est-à dire, de celles qui n’affectent pas l’odorat, qui sont ainsi les plus contagieuses, & qui, comme tous les virus, ne communiquent leurs vertus délétères que par le contact immédiat, nous ne choisirons que la chaux.

Cette substance admirable préviendra tous les effets nuisibles ordinaires du rouissage à l’eau. On en a vu de bien terribles de ces rouissages, surtout lorsque l’on a voulu brasser des tas de chanvre qui avoient été négligés, abandonnés ou pourris. Personne même n’ignore la cause des ampoules & furoncles qui surviennent lorsqu’on se baigne, même dans de grandes rivières, à l’époque du rouissage ; de là s’est confirmé le préjugé contre les bains pendant la canicule. Les principes fixes de cette contagion sont encore inconnus, & l’on n’a sur leur marche & sur leurs phénomènes que des apperçus très-vagues. Ce sont sans doute les combinaisons des principes atténués des corps avec ceux que la putréfaction ou la fermentation volatilise ; car l’on sait qu’en empêchant ou modérant ces combinaisons, on s’oppose à leurs mauvais effets. Je ne citerai pour exemple que la belle expérience faite par les magistrats de Dunkerque, d’où il est résulté qu’un très-grand nombre de cadavres, à toutes sortes de degrés de putréfaction, ont pu être exhumés pendant l’été sans accident, & le tout par le seul effet de la propriété de l’eau de chaux.

On a vu dans le cours de ce mémoire, que l’eau de chaux ne nuisoit point au rouissage, qu’elle aidoit même à diviser, à affiner & blanchir la filasse. De plus elle retarde & s’oppose merveilleusement aux fermentations, 1°. parce qu’elle absorbe & s’unit au premier gaz, qui se développe dans les fermentations, & qu’elle enlève aux autres ce qui les rend nuisibles, d’où l’on voit qu’elle corrige aussi efficacement les sels volatils que les fixes ; 2°. parce que comme Celse l’avoit très-bien observé, Aqua dura, est ea quæ tardè putrescit. (Pars 4, sect. II.) L’eau dure s’oppose, empêche ou retarde les fermentations ; c’est pourquoi M. Houri a très-ingénieusement employé addition d’un peu de chaux dans les tonneaux, où l’on conserve l’eau pour les voyages de long cours sur mer. La seule précaution à avoir, est seulement de mettre du gaz dans cette eau, lorsqu’on veut la boire. Cette addition d’air fixe fait précipiter la chaux, & laisse l’eau très pure. La chaux ne rend pas l’eau dure, à la manière des sels vitriolique, comme feroit la sélénite qui, mêlée à l’eau, empêche que rien y fermente, y cuise, & fait qu’elle durcit, pétrifie ou encroûte tout ce qu’elle touche : l’eau de chaux au contraire, adoucit & conserve ; les tanneurs en font un grand usage.

La façon de travailler, selon cette méthode, consiste à faire tremper les javelles que l’on veut rouir, dans un cuvier ou une fosse, où il y aura de l’eau de chaux. On pourroit aussi en mettre en différens intervalles, ou en arroser les masses qui seroient trop long-temps en travail de fermentation. Si ce procédé retarde un peu la fin du rouissage, on en est amplement dédommagé par la certitude d’en faire toutes les manœuvres sans danger. L’addition de la potasse à la chaux, en exalte encore la vertu dissolvante & antiseptique.


Section II.

Du rouissage à sec qui supprime tous les inconvénient du rouissage à l’eau, & le supplée entièrement.

Si ce procédé a quelque mérite aux yeux de la société royale d’agriculture, elle doit le considérer comme son propre ouvrage, puisque c’est la dernière partie de son programme, qui m’a fait naître l’idée de l’exécuter, & de reprendre un travail dont je m’étois déja occupé. Par ce moyen, on évitera toute mauvaise odeur du chanvre & ses suites.

Cette méthode de rouir est bien simple & à la portée du cultivateur le moins intelligent, pourvu qu’il soit accoutumé à connoître les différens degrés du rouissage du chanvre, parce que la perfection des procédés de l’agriculture & même des arts tient peu à la théorie, mais à l’habitude & à la pratique : on ne doit donc pas être surpris si l’on ne réussit pas complètement dans les premiers essais du procédé que je vais indiquer. Il consiste à renfermer dans une fosse creusée en terre, la quantité de javelles de chanvre que l’on veut rouir, & de les recouvrir d’un pied de terre ; le chanvre y subit une sorte de macération, qui est une véritable fermentation. La destruction entière du végétal, & sa conversion en fumier auroit lieu, si comme dans le rouissage à l’eau, on l’y laissoit trop long-temps. Il est donc nécessaire d’arrêter cette fermentation au degré où la filasse se détache facilement de la chennevotte, c’est-à dire, quand il est au vrai point d’un bon rouissage.

Ce procédé exige quelques détails. Les fosses peuvent varier de grandeur & de largeur : j’ai cependant lieu de penser que si elles étoient très-larges, il faudroit les recouvrir d’une couche de terre de plus d’un pied d’épaisseur, afin qu’il y eût une plus grande circulation d’air & de gaz dans son intérieur. Il faut encore s’opposer aux éboulemens de la terre entre les javelles. Si la couche est trop sèche ou trop superficielle, cette couverture sera arrosée, ainsi que les javelles, sur-tout si les pieds de chanvre sont arrachés depuis plusieurs jours, & en raison de leur siccité. Cette manière de rouir permet d’établir la fosse près d’un endroit où soit l’eau nécessaire au dernier lavage.

On peut employer les fosses qui sont déja construites pour d’autres usages, telles que celles pour les fumiers, ou pour des réservoirs d’eau ; mais il est essentiel qu’elles soient sèches. Celles à fumier ont toujours accéléré l’opération, à cause du levain qu’elles contiennent, ainsi qu’il a déja été dit.

Les fosses murées ne m’ont pas paru si avantageuses que celles à parois en terre, sans doute, à cause de la grande humidité qu’elles retiennent ; mais on peut s’en servir, si elles sont bien sèches.

Je pense encore qu’il faut se garder de creuser les fosses dans un terrain trop sec ou graveleux ; il absorberoit l’humidité nécessaire aux plantes, lesquelles doivent y être amoncelées dans le même ordre que pour le rouissages à l’eau. Or, la sécheresse empêcheroit ou retarderoit beaucoup la macération que l’on se propose d’obtenir ; car point de fermentation sans humidité.

Afin de l’y entretenir & de conserver la propreté dans les fosses, il est important d’en tapisser le fond, les côtés & la surface, avec des joncs qui retiennent la terre & empêchent qu’en se déplaçant elle ne se mêle avec les javelles.

Dans l’arrangement des javelles sur leur plat, il faut placer au centre & perpendiculairement, un certain nombre des plus grandes tiges qui traverseront la masse des javelles, & s’élèveront au-dessus de la fosse. Elles serviront d’indicateurs du point où est le rouissage de la masse fermentante. Lorsque ce rouissage sera avancé, on en retirera fréquemment une ou deux tiges, afin de connoître les progrès de la fermentation & le point auquel il est important de l’arrêter.

Ces plantes enfouies macèrent & fermentent réellement, d’abord d’une manière très-insensible, ensuite beaucoup trop vite, si l’on ne les surveille pas avec la même exactitude qui convient au rouissage à l’eau. Les gaz acides & phlogistiques s’y produisent de même ; ils y sont retenus & forcés de circuler dans toute la masse, & de se combiner avec les terres qui forment la couverture, & avec celles des parois, qui dès-lors deviennent un excellent engrais, ainsi qu’il a déja été dit.

Ces gaz, en parcourant la masse, se combinent avec le gluten des plantes, dont ils sont de bons dissolvans ; ils restent unis avec l’humidité qui transsude, ou que l’on a ajoutée à la plante. Si elle a été déposée dans les fosses, aussitôt qu’on l’a arrachée de la chènevière, il n’est pas nécessaire d’y ajouter de l’eau.

L’état de la fosse, la nature du terrain, celle de la plante, peuvent faire varier la durée du parfait rouissage. Je l’ai toujours obtenu dans l’espace de moins de trois semaines ; ce qui est d’autant plus avantageux, que la fosse se trouve débarrassée, lorsque le moment vient de la remplir de nouveau avec les plantes femelles ou à fruit, si on veut les séparer des tiges à fleurs.

Lorsque les tiges perpendiculaires ou indicatrices, annoncent que le rouissage est à son point, on découvre la fosse. S’il arrivoit que l’air qui s’en échappe, incommodât les ouvriers, on pourroit, près de l’endroit où l’on a pratiqué la première ouverture, allumer quelques fagots, & leur flamme évaporeroit tout le mauvais air, quoique je ne l’y aie jamais observé. Il ne reste plus qu’à sortir les javelles de la fosse ; celles des parois & du centre m’ont paru être également rouies. La dernière opération consiste à les laver, & ensuite à les faire sécher, comme il a été dit ci-dessus, en parlant du procédé à l’eau.

Cette méthode donne la solution complette de la dernière question du programme ; & j’ose dire qu’elle va bien au-delà, puisqu’en faisant abandonner le rouissage à l’eau, elle serviroit à faire supprimer la cause de l’infection des eaux & de l’air. Le rouissage à sec le supplée entièrement ; il est plus commode, moins coûteux, & nullement dangereux.


  1. La seconde écorce de l’orme, traitée de même, a donné bien moins de résine ; elle fournit par la décoction avec l’eau, un mucilage gommeux très-abondant. La tisane, de cette écorce, se digère cependant mieux que des dissolutions purement gommeuses. N’est-ce pas à sa résine qu’est due la facilité avec laquelle les estomacs froids & débiles, peuvent la digérer.
  2. Voyez les Dissertations de MM. Maret & Marteau, sur les bains des eaux douces & de mer.