Cours d’agriculture (Rozier)/RAISINÉ

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RAISINÉ. Ce nom convient particulièrement à une espèce de marmelade assez agréable, qu’on prépare dans tous les cantons vignobles avec le suc, la pulpe et la peau des raisins non fermentés, les plus mûrs, les plus sucrés et les plus parfumés. On y ajoute souvent différens fruits, des racines potagères et des aromates, mais jamais, du moins au midi de l’Europe, de miel et de sucre ; ces deux condimens qui, comme on sait, constituent toutes les autres confitures, sont remplacés dans ces contrées par le mucoso-sucré des raisins eux-mêmes qui, dans les pays chauds et dans les années sèches, sont abondamment pourvus de ce principe.

On présume bien que la préparation du raisiné doit être aussi ancienne que l’art de faire le vin : on la trouve décrite dans nos premières pharmacopées, sous le nom de rob ou de sapa : c’étoit la confiture de nos bons aïeux ; elle est encore du goût de toutes les classes de la société, et leur est tellement précieuse, que, dans les lieux les plus éloignés des vignobles, leurs habitans en font avec les fruits à pepins et à noyaux, en y employant pour véhicule, au lieu du moût de raisin, le suc des pommes et des poires, récemment exprimé, c’est-à-dire le poiré et le cidre doux.

La consistance du raisiné varie depuis l’électuaire jusqu’à celle d’un sirop ; dans ce dernier état, il est facile de le délayer dans l’eau pour en faire des boissons édulcorées. Les habitans de l’Archipel paroissent même continuer de préparer cette espèce de raisiné liquide ; car M. Boudet, pharmacien en chef de l’armée d’Orient, a trouvé, dans les magasins d’Alexandrie, des bouteilles de terre d’une forme agréable, qui en étoient remplies ; il avoit la consistance de la mélasse ; on en compose aujourd’hui en Égypte une espèce de sorbet. Sans vouloir rappeler ici tous les avantages qu’on peut obtenir du raisiné, nous nous bornerons aux principaux. On sait d’abord que les élémens dont il est composé sont élaborés, combinés et mélangés de manière à présenter tous les caractères d’une confiture agréable, et à mettre, pendant un certain temps, à l’abri de la fermentation, l’extrait, la gelée et la pulpe des fruits.

Dans les années où les fruits à noyaux manquent, lorsque les ménagères les plus diligentes ne peuvent s’occuper de leur provision en gelées et marmelades, et que la saison a été favorable au raisin, ce dernier présente le moyen de remplacer ces confitures, et ce remplacement produit en même temps une grande économie sur le sucre, qu’on ne fait guères entrer dans le raisiné, à moins que ce ne soit dans les années humides, à l’ouest et au nord de la France, où la vigne réussit, lorsque les raisins sont verts ; car nous sommes loin de croire que ce condiment puisse, en aucun cas, préjudicier au raisiné. Quand il étoit à un prix peu élevé, son addition ne formoit pas une augmentation de dépense sensible ; mais ce prix étant triplé au moins, et le sucre étant devenu pour la France une matière en quelque sorte exotique, tous les efforts de l’industrie doivent tendre à en épargner l’emploi ; le raisiné qui en contiendroit une certaine proportion cesseroit d’ailleurs d’être considéré comme une confiture populaire, il n’y en auroit plus à la portée de toutes les fortunes, les gens aisés pourroient seuls y atteindre.

Je sais qu’il est au pouvoir de l’art de corriger la mauvaise qualité des vins, et de les améliorer considérablement par l’emploi du sucre et du miel, ajoutés avant la fermentation, et qu’à l’aide de ce moyen on peut affoiblir sa trop forte acidité ; mais très-heureusement le raisin des années favorables à la vigne n’a nullement besoin de ce secours. Augmenter les fabriques du raisiné, diminuer pour le présent et pour l’avenir la consommation du sucre, c’est concourir à l’intérêt général et particulier.

Choix des fruits pour le raisiné. Si les différentes espèces de raisins ne conviennent pas à la cuve, toutes sont également bonnes pour la confection du raisiné ; plusieurs d’entr’elles sont si abondamment pourvues du principe mucoso-sucré, qu’il faut nécessairement leur ajouter des fruits pulpeux, âpres, acerbes, des aromates pour en relever la trop grande douceur ; tandis que d’autres exigent, suivant la latitude et la saison, un peu de miel et de mélasse ou de cassonade, pour masquer sa trop grande acidité.

Toutes les années ne sont pas aussi favorables à la qualité et à l’abondance du raisin, que 1803 ; elle fera époque dans le siècle, pour la quantité et la grosseur des grappes, pour le volume et la maturité des grains : aussi le raisin des départemens septentrionaux, communément moins savoureux, se trouve-t-il presque aussi sucré que la même espèce provenant du ci-devant Dauphiné et de la Bourgogne. Dans les bonnes années, le raisiné, même celui du Nord, peut facilement durer pendant des années entières ; toute l’altération qu’il éprouve à mesure qu’il vieillit, c’est de se candir ou de se liquéfier. Dans le premier cas, on le décuit au temps de la vendange, avec de nouveau moût ; dans le second, au contraire, on l’expose un peu au feu ; c’est ainsi qu’on peut rajeunir sa provision, et la mettre encore en état de passer l’hiver.

On a remarqué que, dans les contrées méridionales où l’on fait ordinairement plus de raisiné qu’ailleurs, les raisins indiqués comme les plus propres à cette préparation sont le muscat blanc, le muscat rouge et le chasselas ; ils y parviennent à une maturité si parfaite, et contiennent une si grande quantité de principe sucré, que les vins qui résultent de la décomposition de ce principe dans la cuve fournissent à la distillation jusqu’à un tiers de leur poids d’une eau-de-vie riche en alcool. À Montpellier, c’est le raisin blanc ou noir ; dans les départemens plus septentrionaux, c’est le franc pineau ou le morillon noir qui est la variété la plus estimée pour ce genre de confiture.

Mais pour cueillir le raisin destiné à faire le raisiné, il faut attendre sa parfaire maturité, que la vendange soit finie, et ne le récolter que par un temps sec et un soleil ardent ; avoir soin sur-tout de l’égrapper et de le monder exactement, vu que quelques grains gâtés et un brin de rafle suffiroient pour préjudicier à la saveur gracieuse du raisiné.

Lorsqu’on jouit encore après la vendange de quelques rayons de soleil, et qu’il n’y a rien à redouter de la part des oiseaux et des insectes, il seroit utile d’en profiter pour laisser plus long-temps le raisin au cep. Dans le cas contraire, il faut le rentrer à la maison, et l’exposer sur la paille, comme pour en faire le vin de liqueur de ce nom ; ce seroit un moyen de diminuer les frais de l’évaporation, de tenir moins long-temps exposé à l’action du calorique le raisiné, qui alors donne un résultat plus abondant, moins coloré et d’une saveur plus agréable. Ce conseil, à la vérité, que je donne aux ménagères qui ne dédaignent point de préparer elles-mêmes le raisiné de leur consommation, ne pourra jamais devenir la règle de ceux qui en font une branche de commerce, qui visent particulièrement à la quantité et au bon marché ; mais chaque chef de famille, dans quelque position qu’il se trouve, peut, à l’aide de quelques ceps, obtenir sa confiture annuelle à quelque degré de bonté qu’il voudra.

Le raisiné ne consiste pas toujours dans le suc de raisin plus ou moins rapproché par l’évaporation, on y fait souvent entrer des fruits à pepins, des fruits à noyaux, selon les ressources locales : dans le nombre, les meilleurs sont les poires et les coins, puis les pommes, enfin les prunes ; mais il faut que ces fruits soient âpres et austères pour en relever la saveur trop douceâtre. D’après ces observations rapides, le bouvard, le marlin sec, la lampe, le messire jean, s’allient très-bien avec les élémens du raisin ; et comme ces espèces n’existent pas en quantité suffisante, toujours on emploie séparément la poire de vigne de la Normandie, le catillac et le grossin : ces derniers ont beaucoup plus d’âcreté. La préparation du raisiné fournit l’occasion de tirer parti des fruits tombés avant la maturité, en ayant soin de les cuire en marmelade, et de les conserver jusqu’à la vendange. Les fruits extrêmement sucrés, succulens, d’une pulpe mollasse, parvenus à une parfaite maturité, sont propres à la confection du raisiné ; ils perdent pendant la cuisson les avantages qu’ils avoient étant crus, et paroissent plutôt décomposés que perfectionnés. Les poires, les pommes et les prunes ne forment pas toujours la base du raisiné, on y fait entrer le potiron, des côtes de melons qui n’ont pu mûrir, les racines sucrées, telles que la carotte ; mais ce n’est pas seulement la qualité des fruits, leur proportion et l’état de maturité où ils se trouvent, qui concourent à la perfection du raisiné. Le procédé dont on se sert pour opérer leur combinaison et leur cuisson, n’a pas moins d’influence sur la qualité et le prix auquel il revient. Il est donc nécessaire que cette préparation, toute simple qu’elle paroisse, soit méthodiquement gouvernée.

Quoique ce soit un usage assez universellement suivi dans tous les cantons vignobles du Midi, de faire à la maison la provision de raisiné pour l’hiver, il s’en faut que toutes les ménagères connoissent le véritable procédé pour le bien faire. Les raisins plus sucrés et moins aqueux n’exigent pas autant d’évaporation, et vice versâ ; la plupart font trop de feu et poussent trop loin la cuisson ; à la longue il s’épaissit ; d’autres restent en deçà, alors il se ramollit, il s’en sépare un sirop, et la masse finit par s’aigrir vers la fin de l’hiver, sur-tout lorsque la saison est douce et humide. Il est donc d’une nécessité indispensable d’assujettir cette préparation à des règles dont on ne s’écarte que le moins possible.

Procédés pour la préparation du raisiné. Une règle générale à établir dans la confection du raisiné, est d’y procéder en deux temps, et d’avoir soin, dès que le liquide épanché est réduit aux deux tiers, de le passer tout chaud, et de le distribuer dans des terrines mon vernissées, évasées, et de l’y laisser jusqu’au lendemain matin ; alors on ramasse, à la faveur d’une écumoire, la pellicule saline qui en recouvre la surface, et n’est autre chose que des cristaux de tartre, dont la séparation est un moyen de diminuer l’acidité trop marquée du raisiné préparé dans les cantons septentrionaux, et peut-être de sa disposition laxative ; car il y a tout lieu de présumer que c’est à la présence du tartre et au corps muqueux que contient le suc du raisin, qu’est due la propriété qu’a ce fluide de relâcher ; propriété qu’il perd en passant à l’état de vin, attendu que la fermentation a converti l’un en alcool, et a précipité une grande partie de l’autre dans la lie.

Une autre condition pour rendre le raisiné aussi parfait qu’il est possible, c’est que, quand il s’agit de faire entrer dans sa composition des fruits ou des racines, il faut toujours que les uns et les autres soient mondés de leur peau, de leurs pepins et de leur écorce, et ne les ajouter à la liqueur que quand elle a été amenée, par l’évaporation, à la consistance de sirop qui se décuit bientôt et conserve une fluidité nécessaire pour favoriser son action sur les fruits, opérer leur ramollissement, leur cuisson et leur combinaison, de manière à former une marmelade égale et homogène.

Une troisième condition est de remuer, sans discontinuer, le liquide composé, et de faire en sorte que la chaleur soit très-modérée ; peut-être seroit-il prudent de n’achever la cuisson du raisiné qu’à la température du bain-marie, comme on a la louable habitude de le faire dans nos laboratoires pour les extraits, et alors il y auroit infiniment moins de risques à courir pour le brûler.

La nature des vaisseaux dont on se sert pour préparer le raisiné, mérite aussi quelques considérations. On s’est plaint dans quelques endroits que son usage avoit occasionné des coliques ; en supposant que ces plaintes fussent fondées, on pareroit toujours à cet inconvénient en n’employant à sa préparation que des vases de cuivre jaune ou de cuivre rouge parfaitement bien étamés, afin d’empêcher l’action de la liqueur qui a toujours un caractère fortement acide sur le métal vénéneux. Voici les méthodes les plus généralement adoptées pour préparer les confitures dont il s’agit.

Premier Procédé. On égrène le raisin qu’on met dans un chaudron placé sur un feu modéré ; s’il ne rend pas assez de jus pour empêcher son adhérence au fond du vase, on écrase d’abord un peu les grains entiers ; puis ils se dilatent, crèvent et laissent épancher le liquide qu’ils contiennent ; on augmente insensiblement le feu, ayant soin de remuer continuellement pour favoriser l’évaporation de l’humidité et empêcher que la matière ne puisse éprouver la moindre carbonisation ; ce qui donneroit à la confiture une odeur et une saveur de brûlé très-désagréables ; lorsqu’on s’aperçoit que la pellicule du raisin est ramollie et assez cuite pour pouvoir se détacher facilement et se mêler à la pulpe, on retire du feu la liqueur épaisse, réduite à la moitié ; on la met par portions sur un tamis de crin, assez serré pour retenir les pépins, et on la force de passer à travers ce tissu, en employant un pulpoir, tandis qu’elle est chaude, et, avec la main, lorsqu’elle est refroidie.

La marmelade ainsi pulpée est remise dans une bassine propre, sur un feu doux ; on procède de nouveau à son évaporation, en remuant sans cesse, principalement quand le terme de la cuisson approche, parce qu’alors elle se caramélise et brûle facilement ; il faut un grand usage pour atteindre le degré de cuisson qui lui convient ; il est d’autant plus nécessaire de le saisir, qu’en deçà le raisiné ne peut se conserver, et qu’au delà non seulement il éprouve un grand déchet, mais il est encore moins agréable ; on doit donc apporter toute son attention à le bien cuire. On est assuré qu’il a atteint ce point, lorsque sa couleur, de vineuse qu’elle étoit, est devenue d’un brun médiocrement foncé, lorsqu’en laissant tomber sur une assiette de faïence une petite masse, elle ne s’affaisse pas trop, et qu’il ne se forme pas autour une espèce d’auréole humide ; par ce procédé, on obtient, de cinquante kilogrammes de raisin, douze à quinze kilogrammes de raisiné fort bon.

Deuxième Procédé. On ne prépare pas seulement le raisiné avec le raisin seul, on y fait entrer souvent d’autres fruits ; ceux qu’on y introduit ordinairement sont les pommes dites de rainettes, les poires de rousselet, le martin sec, le messire jean, le franc réal, le bon chrétien d’hiver, les coins, etc., etc., suivant les ressources locales ; mais tous ces fruits doivent être employés avant leur entière maturité, parce que le principe acerbe, combiné avec le mucoso-sucré du raisin, concourt à la bonté du raisiné ; il faut les peler, les monder de leurs pépins et de leurs cœurs, et éviter de se servir des poires qui sont, comme on dit, pierreuses, et qu’on n’aime point à rencontrer sous la dent. Ces fruits divisés par tranches, sont ajoutés à la liqueur sirupeuse, extraite par la première opération du procédé ci-dessus : on met le tout sur un feu doux, et, à l’aide d’une spatule de bois, on opère le mélange le plus uniformément possible ; on en reconnoît la cuisson aux mêmes signes qui ont été indiqués précédemment. Cette manière d’incorporer les fruits au raisiné réussit ; mais peut-être vaudroit-il mieux ne les ajouter que cuits séparément sous les cendres ou au four, et réduits à l’état de pulpe ; le mélange seroit plus intime et présenteroit un tout plus homogène.

Troisième Procédé. On choisit, on monde les raisins comme dans l’opération précédente ; on foule légèrement les grains pour leur faire rendre un peu de suc ; on les fait bouillir modérément, jusqu’à ce qu’ils soient tous crevés ; on passe alors leur suc à travers un linge clair ; on l’évapore ensuite jusqu’à ce qu’il ait acquis une consistance convenable, ce que l’on reconnoît lorsqu’en mettant un peu de ce raisiné chaud sur une assiette, il parvient, en refroidissant, à l’état d’une gelée assez ferme : ce raisiné, en effet, ressemble plus à une gelée de fruits qu’à une marmelade : sans être plus agréable au goût que l’autre, il lui est cependant préféré, quoique un peu plus cher ; car cinquante kilogrammes de raisins n’en procurent guères plus de huit à neuf kilogrammes ; il peut, comme le raisiné du premier procédé, recevoir, dans sa composition, des pommes, des poires, etc.

Quatrième Procédé. Il consiste à choisir le raisin le plus mûr et le mieux conservé. Dans la ci-devant Champagne, on préfère pour cet objet la variété du raisin franc-pineau, ou le morillon noir ; on l’égrappe, on le foule légèrement, et on le place dans une bassine sur un feu doux : à mesure que la liqueur se consomme et s’épaissit, on a soin d’ajouter, de temps en temps, de l’excellent moût fait à part avec de bons raisins très-mûrs. C’est ordinairement deux et même trois parties, sur une de raisin. On passe à travers un tamis clair et on remet sur le feu, pour continuer à réduire la liqueur qu’on a soin d’agiter souvent ; la cuisson s’achève doucement, jusqu’à la consistance d’un rob, nom adopté en médecine pour exprimer l’extrait des fruits mous et pulpeux, appelés baies.

Cinquième procédé. Il existe encore une autre sorte de raisiné, celui qu’on prépare avec des raisins blancs muscats et d’autres raisins de treille les plus délicats ; on y procède de la même manière que pour le raisiné ordinaire, en ajoutant du moût des mêmes raisins, et en les faisant cuire avec précaution au bain-marie. Ce raisiné est le meilleur de tous ; il est aussi moins coloré et moins brun que celui qu’on fait avec les raisins noirs ; mais on le trouve rarement dans le commerce ; il se consomme dans les maisons où il a été préparé. Quelques personnes font encore un raisiné aigrelet assez agréable au goût avec des verjus : en les égrappant ou les mettant cuire dans de bon moût, on en obtient une espèce de confiture commune, et à peu de frais.

Observations. Il n’est pas douteux que le résultat des procédés que nous venons de décrire ne doive varier pour la qualité et pour le prix ; mais tous les raisinés sont d’une grande ressource pour l’hiver, de quelque manière qu’on s’y prenne pour les obtenir, pourvu cependant qu’on ne s’écarte pas trop des règles générales, prescrites pour le choix et l’appropriation des fruits, pour conduire le feu avec ménagement, pour remuer et agiter continuellement la pulpe, et l’amener insensiblement au point de cuisson convenable. Voici, au reste, le produit d’une expérience que j’ai faite, à dessein de connoître par apperçu le prix auquel reviendroit la livre de raisiné préparé à Paris, dans une année où le raisin a été extrêmement abondant.

DÉPENSE.
Raisins noirs, 300 l. 37 fr. 30 cent.
Poires, 36 6 20
Pommes, 45 6
Bois, 9
PRODUIT.
Gelée de raisin ou rob, 12 livres.
Raisiné, 121
Total, 133 livres.

La livre de raisiné, par cette expérience, s’élève à neuf sous. On conçoit facilement que, dans un canton où il n’y auroit pas de droits d’entrée sur le raisin, où le combustible, les frais et la main-d’œuvre seroient à meilleur compte, la confiture dont il s’agit ne reviendroit pas à vingt-cinq centimes, à celui qui formeroit, à cet égard, une spéculation.

Le raisiné le plus parfait, mais aussi le plus coûteux, seroit celui qu’on prépareroit avec un raisin de choix, soigneusement égrappé, mondé, foulé avec les mains et qu’on mettroit dans un sac de toile à la presse ; on en exposeroit une portion au feu, et, à mesure que la liqueur entreroit en ébullition, on en verseroit de temps en temps l’autre portion ; on pousseroit l’évaporation jusqu’à la réduction des trois quarts, et on ajouteroit les poires et les pommes : peut-être ce raisiné, dépouillé ainsi de la matière extractive de la peau et des pépins, qui se combine avec le mucoso-sucré que les raisins du Midi contiennent par surabondance, a-t-il l’avantage de se conserver plus long-temps que celui du Nord, qui, quoique parvenu au même degré de cuisson, est plus sujet à se détériorer.

L’habitude de préparer du raisiné a rendu familière la connoissance du degré de cuisson auquel il faut le porter, pour le conserver d’une année à l’autre, et même deux années, suivant la contrée et la nature du raisin employé ; le raisiné, une fois arrivé à ce point, doit être versé dans des pots de faïence ou de grès secs et propres, et, lorsqu’ils sont entièrement refroidis, on les recouvre après avoir appliqué à leur surface un papier imbibé d’alcool, et on le place en un lieu sec et frais, à l’abri du soleil et de la lumière.

Lorsque, faute de toutes ces précautions, les marmelades de ce genre ont, à la longue, souffert de l’altération, il existe peu de moyens propres à les rétablir dans leur premier état ; il ne faut cependant pas renoncer à en tenter quelques uns, puisqu’elles ne sont plus reçues dans le commerce ; les plus efficaces sont d’enlever la moisissure ou efflorescence de celles qui en sont couvertes ; d’ajouter, si c’est au temps de la vendange, un peu de moût aux raisinés devenus solides et candis ; de réunir, au contraire, ceux qui se sont liquéfiés et aigris, en exposant l’un et l’autre sur un feu doux, et les remuant sans discontinuer.

La conservation du raisiné dépend absolument de la manière avec laquelle ou le prépare, et des matières qui entrent dans sa composition : cette confiture est de bonne qualité, quand elle est douce, moelleuse, légèrement astringente au goût, ayant la consistance d’un miel grenu ; elle est moins agréable lorsqu’elle est trop cuite, que sa surface se recouvre d’une croûte grisâtre qui n’est autre chose que du vrai sucre entremêlé de tartre cristallisé. Les vignerons qui, dans cette préparation, ne prennent pas beaucoup de soins, n’oublient jamais, malgré le choix des ingrédiens, qu’un raisiné médiocre est souvent d’un goût de caramel.

Toutes les préparations de raisiné peuvent se réduire à quatre principales, dont les résultats diffèrent par la couleur, la consistance, la qualité et le prix. Les noms de rob, sapa, passum defructum, sont consacrés à désigner, dans les pharmacopées, le produit plus ou moins concentré du raisin non fermenté, mais parvenu au plus haut point de maturité.

Dans le premier procédé, c’est le résultat de tout ce que contient d’extractif le raisin, c’est-à-dire, le fruit séparé des pépins et de la peau réduite à l’état de parchemin.

Le raisiné du second procédé présente l’extrait de raisin combiné avec la matière parenchymateuse des fruits qu’on fait entrer dans sa composition.

Celui du troisième procédé est le suc exprimé du raisin, c’est-à-dire le moût sans avoir cuvé, rapproché plus ou moins, par l’évaporation de l’humidité, jusqu’à la consistance gélatineuse.

Le quatrième et dernier procédé n’est autre chose que la matière extractive de tous les principes qui constituent le raisin, réunie à celle du moût qu’on ajoute à la première liqueur.

Confitures préparées également sans le secours du sucre. Le raisiné est tellement nécessaire, que, dans les endroits les plus éloignés des vignobles, leurs habitans en font, ou du moins une confiture économique analogue, avec les fruits à pépins, en y employant pour véhicule, au lieu de moût, le suc de pommes ou de poires récemment exprimé, c’est-à-dire le poiré et le cidre doux.

Dans la ci-devant Bretagne, on prépare une marmelade de cerises. Les habitans des environs de Rennes sur-tout viennent la vendre au marché de cette ville, et quoiqu’elle ne soit ni fort sucrée, ni fort agréable, cependant elle trouve des amateurs et du débit.

On cuit ailleurs le moût des pommes ou cidre doux avec différens fruits ; ce moût réduit, dans le premier cas, à la dixième partie de son volume, forme un rob ou sirop très-bon : mêlé et uni, dans le second cas, avec des poires ou d’autres fruits, il donne ce qu’on appelle le raisiné de Normandie.

Le suc des poires, dont on fait, dans les deux ci-devant provinces qui viennent d’être nommées, le poiré, cette espèce de boisson vineuse, qui, comme on sait, est susceptible de mousser, à l’instar du vin de Champagne, quoique plus doux que le suc de pommes, ne fournit cependant qu’une confiture acerbe qu’on rendroit vraisemblablement meilleure si on la faisoit avec la pulpe rapprochée des poires cuites au four.

Nous avons parlé du raisiné au cidre ; dans la ci-devant Picardie, on fait du poiré au cidre : on remplit un chaudron de cidre doux dont on soustrait, par l’évaporation, les trois quarts du volume ; arrivé à la consistance de sirop, on y jette des poires pelées, mondées de leur cœur et des pépins, et coupées en quatre ; elles y cuisent parfaitement sans se déformer : on poursuit doucement la cuisson jusqu’à ce que le sirop qui, par l’addition des poires crues, s’est prodigieusement décuit, ait repris sa consistance première. Une fois le vase retiré du feu et les poires suffisamment cuites, elles sont distribuées dans des cruches de grès, et le sirop est dans une proportion correspondante aux poires.

Le raisiné improprement dit, fait avec des fruits cuits dans du cidre doux, ne mérite pas moins d’intérêt que celui qui porte ce nom, en ce qu’il emploie beaucoup de bras dans une saison presque morte, et qu’il se fait après les semailles et les vendanges.

Il vient d’être question du raisiné au cidre, maintenant parlons du raisiné au poiré ; il est connu à Amiens et dans ses environs. Pour le préparer, on prend de la poire de fusée, poire longue, qu’on ne peut manger qu’après l’avoir fait cuire ; on la met dans des pots de terre couverts et au four, après en avoir retiré le pain ; ils y séjournent pendant la nuit, on les pétrit pour les diviser en bouillie, on les passe à travers un tamis de crin, et cette pulpe est mise dans un chaudron avec six fois son poids de cidre doux : on procède à l’évaporation, en remuant sans discontinuer, jusqu’à ce qu’une goutte de cette confiture, jetée sur un papier gris, la place n’en sépare pas de suite l’humidité. En cet état, elle est réputée assez cuite pour être conservée en pots. Dans certains endroits, on ajoute un atome de piment en poudre ; dans d’autres, c’est un peu de cannelle ; mais il faut être économe de ces épices, et faire toujours en sorte que l’aromate ne domine pas dans la confiture.

Mais on peut conserver les fruits dans leur intégrité agrégative, comme dans la préparation des poires au cidre. En Alsace et en Lorraine, on fait une marmelade fort saine et très-économique avec les prunes connues sous le nom coaetzch, en employant le même procédé que mur le raisiné. Les mêmes prunes desséchées font d’excellens pruneaux ; fermentées, distillées, et rectifiées, elles fournissent une liqueur alcoolique, connue dans le commerce sous le nom de couetyschwasser. Dans la ci-devant Champagne on se procure la même ressource avec une espèce de prune qui y est abondante et qu’on nomme nobertes, d’où le nom de noberte, que porte la marmelade. Un particulier de Reims imagina de faire cuire les nobertes au four, et la noberte qui résulta de cette méthode se trouva et d’une plus belle couleur, et d’une saveur plus agréable.

Commerce de raisiné. Le raisiné obtenu dans les différentes méthodes que nous avons décrites est une branche considérable de commerce pour l’Italie, et une ressource précieuse dans un ménage. Il n’est pas douteux qu’on y auroit également recours dans les pays du Nord, si leurs habitans n’avoient pas d’excellent beurre qu’ils étendent sur le pain, à l’instar des confitures ; ou bien si le raisiné qu’on prépare dans ces cantons n’exigeoit pas, la plupart du temps, du sucre pour masquer le caractère trop âpre et trop acide qu’ont le plus communément les raisins des contrées septentrionales.

Les principaux magasins de cette denrée, pour les Français, sont établis à Marseille, à Cette, à Montpellier. Les négocians de la première de ces places de commerce ont, dans diverses contrées de l’Italie, des préposés qui recherchent le raisiné et le leur font parvenir ; ils sont obligés de se servir de ce moyen, parce qu’il n’existe point d’ateliers pour fabriquer en grand cette confiture, et qu’il faut l’acheter ou chez les particuliers qui la préparent pour leur consommation, et en font un peu plus, pour trouver dans la vente du superflu le remboursement de leurs frais, ou chez les propriétaires, qui n’emploient pour la faire qu’une petite partie de leur récolte ; aussi existe-t-il dans le même canton de la différence dans le goût et l’homogénéité des raisinés faits à part par tant de mains ; le prix ordinaire de cette marmelade est de huit ou dix sous la livre ; on sait qu’il doit varier selon les circonstances.

Indépendamment de l’excellent raisiné qu’on prépare dans les contrées méridionales, et dont on fait un commerce assez considérable, il s’en fabrique encore d’autres dans les contrées placées entre le Midi et le Nord. Ces raisinés n’ont pas, il est vrai, la même réputation, mais, quand ils sont préparés dans de bonnes années, avec un raisin qui a acquis une maturité extraordinaire, ils ne sont pas non plus à dédaiguer, et les personnes peu aisées s’en régalent volontiers ; tels sont ceux qui proviennent du Rouergue et de la Bourgogne. Dans les départemens de l’Yonne et du Loiret, on prépare la presque totalité du raisiné que l’on consomme à Paris ; quand l’année est abondante en fruits, le seul canton de Courtenay en débite pour trois à quatre cent mille francs, au prix de sept à huit sous la livre, suivant l’abondance ou la rareté des fruits. Autrefois il ne valoit que vingt-sept francs le quintal, mais aujourd’hui il ne vaut pas moins de quarante à cinquante francs, et il s’en débite ans la ci-devant Bourgogne, depuis six cents jusqu’à mille quarts de cent cinquante à deux cents livres. On ne peut pas déterminer au juste à combien revient le raisiné, parce qu’il faudroit préalablement connoître le prix du bois ; c’est la dépense la plus considérable qu’entraîne la préparation ; il faut du combustible pour évaporer l’humidité surabondante des fruits, en déterminer la concentration et faire arriver la confiture à la consistance requise. Dans les pays où le bois est cher, cette dépense doit ajouter aux frais. Dans le Gâtinois, on a calculé que chaque quintal de raisiné en consommoit pour cinq à six francs, quoique le prix du bois n’y soit pas exorbitant. Dans la partie de la Champagne qui confine avec la Bourgogne, lorsque les vignerons, principalement leurs femmes et leurs filles, ont fait le raisiné, elles le portent, après la vendange, dans de grands pots de terre vernissée, aux épiciers des villes des environs : c’est d’après le goût, la consistance, la couleur que se règlent les prix de cette substance ; elle est toujours un peu âpre au goût. Le raisiné préparé avec des raisins remplis de matière extracto-résineuse colorante, comme le bourguignon noir, le teinturier, le ramonet et autres variétés grossières, est très-brun, astringent et même acerbe, ce qui lui donne un goût peu agréable ; tandis que celui fait avec les raisins peu colorés, mais bien mûrs et bien sucrés, est le meilleur ; cependant celui-ci se conserve moins bien que e précédent, parce qu’il paroît que la matière astringente et extractive garantit de la fermentation.

Le prix modique auquel se vend communément le raisiné, n’a pu le soustraire à la falsification : lorsque les fruits ont été rares et chers, les épiciers ont imaginé, pour y suppléer, une autre composition qu’ils font avec de la mélasse délayée dans l’eau, de vieilles poires tapées ou des pruneaux détériorés, et ils la mêlent dans la proportion d’un tiers environ avec le véritable raisiné.

La conservation du raisiné et des autres marmelades analogues dépend de la manière dont on les a préparés, et des matières qui entrent dans leur composition. Le raisiné est de bonne qualité, quand il est doux, moelleux, légèrement astringent au goût et ayant la consistance d’un miel grenu ; il suffit de l’étendre dans l’eau, à l’instar des sirops acides de groseilles et de framboises ; il peut remplacer par conséquent les sirops préparés avec ces fruits, dont on fait usage pendant les vives chaleurs de l’été ; mais il seroit plus simple, plus commode et en même temps plus économique de s’arrêter, dans la préparation du raisiné, au moment où il a atteint la consistance de sirop ; cette ressource de ménage a encore été l’objet de nos expériences.

Le raisiné est la confiture la moins chère pour tous les ordres de citoyens. Il y a peu de ménagères qui, dans les cantons vignobles, n’en préparent leur provision pour l’hiver ; c’est la ressource de la famille pour le déjeuner et le dessert ; les vignerons qui, pour cette préparation, ne prennent pas beaucoup de précautions, n’obtiennent qu’un raisiné d’un goût âcre de caramel ; il devient très-utile dans les hospices civils, où il s’agit de donner aux infirmes et aux vieillards une confiture capable de réveiller leurs organes ; on peut en faire une boisson rafraîchissante très-agréable.

Sirop de raisins. Il arrive souvent qu’au lieu de poursuivre l’évaporation du moût ou vin doux jusqu’à la consistance dû raisiné, on s’arrête au moment où le liquide a acquis l’état sirupeux ; et il n’y a pas de doute que cette préparation, à laquelle on n’a peut-être pas donné une attention assez suivie, ne trouvât une application utile dans une foule de circonstances.

L’art de concentrer ainsi le moût au moyen du calorique étoit déjà connu et pratiqué par les Lacédémoniens. Les Espagnols, après avoir exprimé le suc de raisin, y ajoutoient du plâtre nouveau qui, ayant la propriété de décomposer le tartre, diminuoit par conséquent la quantité de celui qui existoit, et son caractère acide dans ce liquide.

C’est d’après cette double propriété qu’on a proposé, dernièrement, de mettre un peu de craie dans le suc de raisin, pour en obtenir un sirop moins aigrelet. Voici quelques expériences que j’ai faites, toujours dans la vue d’économiser le sucre, de tirer parti des productions locales et de les améliorer.

On a pris six livres de suc de raisins noirs, parfaitement mûrs, exprimés avec soin, ayant une couleur rougeâtre trouble, une saveur sucrée, aigrelette et mucilagineuse ; on l’a placé sur un feu modéré et on l’a fait cuire en consistance de sirop après l’avoir clarifié avec l’albumen ; ce sirop étant acidulé, déposoit, en se refroidissant, une matière épaisse de couleur rougeâtre semblable à la liqueur.

D’après l’examen particulier de cette substance, on remarque qu’elle fournit une grande quantité de tartrite acidulé de potasse, unie à beaucoup de mucoso-sucré ; la liqueur plus limpide qui surnageoit contenoit, outre une portion considérable de matière sucrée, des acides maliques et acéteux, et sans doute, de l’acide tartreux en petite quantité. L’abondance de cette matière mucilagineuse sucrée, contenue dans ce sirop, y auroit bientôt développé un mouvement de fermentation, malgré le degré de cuisson auquel on l’avoit réduit ; mais il est possible de prévenir cette fermentation à la faveur d’une once d’eau-de-vie par livre de sirop. Les six livres de moût employées, ont produit une livre trois onces de sirop très-cuit.

Pour enlever les acides contenus dans le moût, on peut employer divers procédés : le point essentiel est de trouver une base qui, se combinant avec eux, en forme des sels insolubles, qu’on peut séparer ensuite de la liqueur. Il est possible, par la simple décantation, de dépouiller une portion de la crème de tartre ; et, comme l’acide tartreux forme avec la chaux un sel insoluble, on peut l’enlever par ce moyen. Si l’on emploie, dans ce procédé, du carbonate calcaire ou de la craie, la seule portion libre d’acide tartreux se combine avec la chaux ; mais la portion de potasse qui tient la crème de tartre tartrite, l’acidule de potasse, demeure unie à l’acide tartreux, et forme du sel végétal tartrite de potasse. Si l’on se sert, au contraire, de chaux vive, on combine tout l’acide tartreux ; maïs la potasse reste dissoute dans la liqueur ; elle peut s’unir aux acides maliques et acéteux, en augmentant la proportion de chaux vive. On neutralise, à la vérité, tous les acides ; mais cette terre, en partie dissoluble dans l’eau, ainsi que dans les malates et les acétates de chaux, il est difficile de les séparer du sirop sans l’altérer.

En se bornant cependant à saturer les acides par la chaux, au moyen du carbonate calcaire, et en séparant exactement le tartrite de chaux, on peut obtenir un sirop dans lequel restent, à la vérité, du tartrite de potasse, des malate et acétate, mais en trop petite quantité, pour être sensibles au goût. Dans cet état, ce sirop est agréable, et peut très-bien suppléer au sirop de sucre, principalement dans les années abondantes en raisin, au midi de la France, où ce fruit est d’autant plus riche en sucre, qu’il l’est moins en tartre, et devenir, sous la main du vigneron industrieux, une branche importante d’économie, parce que la préparation dont il s’agit n’est pas difficile, et que d’après l’aperçu de ce que peut fournir la vigne, il ne lui en coûtera presque que des soins, du temps et le combustible.

C’est sur-tout le raisin blanc qu’il faudroit choisir de préférence pour cette préparation ; il fournit moins de matière colorante et de tartrite acidule de potasse, que le raisin noir, mais aussi il paroît moins facile à conserver ; tandis que la couleur de ce dernier, étant d’une nature un peu acerbe, est plus propre à retarder la fermentation spiritueuse du sirop. En y ajoutant quelques aromates, on le rendroit très-agréable.

Au reste, quelle que soit la nature du raisin, pourvu qu’il ait atteint le point de maturité, la même espèce peut fournir à l’existence de deux sirops distinctifs par leur couleur et leur saveur ; le premier n’est que le moût clarifié et rapproché à l’état de sirop ; le second est ce même moût dans lequel on a jeté un peu de craie pour neutraliser les acides, lequel, clarifié et évaporé au même degré de consistance, donne un résultat comparable au sirop de sucre, ayant un goût un peu mielleux ; l’autre, au contraire, est aigrelet, coloré et transparent. Ces deux sirops, mis en réserve, peuvent avantageusement suppléer le sucre, et remplacer les sirops les plus usités, soit mucilagineux, soit acides, devenir même la limonade des hôpitaux ; ou pourroit faire entrer l’un dans les confitures et les gelées acides, l’autre dans les compotes de poires et de pommes ; il suffiroit d’en verser une certaine quantité sur les fruits cuits, dont la fadeur a souvent besoin d’être relevée par un assaisonnement aigrelet-doux.

Sirop de carottes. Dans tous les ouvrages modernes d’économie rurale et domestique, il n’est plus question maintenant que du sirop préparé avec les carottes ; mais rien n’est moins conforme à l’art, plus embarrassant et plus coûteux, que le procédé indiqué pour sa préparation.

Et, en effet, si on examine ce qui se passe dans une racine charnue, soumise à ébullition dans l’eau, on remarque que les principes qui la constituent sont isolés, pour ainsi dire, dans l’état naturel, se réunissent et se combinent de plus en plus, acquièrent de la mollesse, de la flexibilité ; d’où résulte ce qu’on nomme la cuisson, pendant laquelle une partie de l’extrait a passé dans le véhicule employé ; l’autre demeure adhérente à la substance elle-même, défendue et recouverte par le tissu ; la troisième s’est unie avec la matière fibreuse.

En vain on continueroit de faire bouillir une racine, après qu’elle a subi la cuisson, pour en obtenir la totalité de l’extrait qu’elle contient, l’eau ne se charge plus, même par des décoctions longues et répétées, que d’une petite portion, et elle parvient à l’état de squelette fibreux, sans avoir pu fournir à l’eau, aidée de la chaleur, les principes que ce fluide étoit capable de dissoudre et d’extraire, etc.

Il y a long-temps que j’ai dit et prouvé que, pour avoir à part tous les principes des racines charnues et succulentes, il falloit non pas les cuire, non pas les piler ou les froisser, quand elles sont crues ou cuites, mais les laver à plusieurs eaux, les râper, déchirer les réseaux fibreux dans lesquels se trouvent renfermés certains corps muqueux, comme dans des étuis.

Une autre condition à laquelle on ne fait pas assez attention, lorsqu’il s’agit de faire du sirop avec des racines de cette espèce, c’est que, quand le suc est exprimé, il ne faut procéder à son évaporation qu’après l’avoir laissé reposer dans un endroit frais pendant vingt-quatre heures, puis décanté ; car la plupart d’entr’elles renferment de l’amidon qui, à un certain degré de chaleur, se convertissant en empois ou gelée, donneroit de la consistance au liquide, et ne concourroit nullement à sa conservation. Je vais, à cet égard, faire mention d’une seule expérience.

Après avoir pris trois livres deux onces de carottes privées de leurs feuilles, de leurs queues, et nettoyé la superficie de leur substance, je les ai râpées. Cette première opération faite, je les ai fortement comprimées dans une toile assez claire, pour en retirer le suc naturel. J’ai obtenu un produit liquide, à l’aide d’une chopine d’eau bouillante que j’ai versée sur le marc déjà exprimé, d’une livre deux onces, et par conséquent deux livres de résidu pulpeux, que j’ai remarqué être fortement sucré ; je lui ai bien enlevé la totalité de la substance sucrée par son ébullition, à l’aide d’un moyen mécanique, c’est-à-dire par le pilon ; j’ai fait évaporer ce sucre, après l’avoir décanté et clarifié à l’aide d’un blanc d’œuf, jusqu’à consistance de sirop ; j’ai retrouvé deux onces de ce dernier.

Il est donc à observer, premièrement, que trois livres deux onces de carottes exprimées seulement à l’aide de la force musculaire, produisent deux onces de liquide effectif. Deuxièmement, qu’il seroit impossible d’en obtenir une plus grande quantité par le moyen d’une presse, le résidu ayant encore une saveur très-sucrée.

On conçoit que s’il est aisé de faire un sirop avec les fruits à baies, tels que les raisins, les racines les plus abondantes en sucre ne peuvent pas, à cause de leur contexture parenchymateuse et muqueuse, subir aussi facilement cette préparation, parce que, soit que l’on sépare, par la râpe et la presse, la totalité des principes qu’elles contiennent, soit qu’on les lasse bouillir dans l’eau à diverses reprises pour en extraire tout ce qu’elles contiennent de soluble, la consistance du sirop est autant due à l’abondance de la matière extractive qu’au sucre concentré, et par conséquent il est difficile de garantir pour longtemps un pareil sirop de la fermentation.

Quel que soit le mode de préparation qu’on découvre pour faire du sirop avec des carottes, il ne faut nullement compter sur un pareil supplément, les racines les plus sucrées offriront toujours plus de ressources, employées en substance comme assaisonnement ou nourriture. (Parm.)