Cours d’agriculture (Rozier)/PIVOT

Hôtel Serpente (Tome septièmep. 746-749).
◄  PIVOINE
PLAIE  ►


PIVOT. Mère-racine, placée directement sous le tronc de l’arbre, & qui s’enfonce perpendiculairement en terre. Si on examine avec un peu de soin, par exemple, une amande, si on la jette dans l’eau chaude, afin de la dérober, c’est-à-dire dépouiller l’amande proprement dire de la pellicule qui l’environne, on voit qu’elle se partage naturellement en deux portions ordinairement égales, & dont l’intérieure est lisse. Ces deux portions ou lobes, ne sont que juxtaposées l’une contre l’autre, & maintenues telles par leur enveloppe. Au haut de chacun de ces deux lobes, c’est-à-dire du côté le plus pointu, on voit une petite cavité dans laquelle le germe est implanté, & la pointe du germe termine la pointe de l’amande ; lors de la végétation ce germe s’élance, & produit ce qu’on appelle la radicule ou rudiment de toutes les racines. Cette radicule s’enfonce en terre, & produit le pivot ou mère-racine, racine majeure, racine primitive, & pendant qu’elle s’enfonce, les deux lobes fermés sont poussés hors de terre, & lorsqu’ils y sont parvenus, ils s’ouvrent pour laisser à la plantule la facilité & s’élancer & de devenir le rudiment de la tige, des branches, &c. ; ces lobes, autrement nommés cotylédons, subsistent jusqu’à ce que l’extrémité supérieure de la tige ait développé une ou deux feuilles, & jusqu’à cette époque ils tiennent lieu de feuilles ; mais lorsqu’elles paroissent, la radicule a déjà fait de grands progrès, & elle s’est enfoncée profondément. La conséquence à tirer de ce simple apperçu, est que la loi de la nature oblige les tiges à s’élever, & la racine-mère à pivoter, à s’enfoncer. C’est donc contrarier la marche & la loi de la nature, que de suprimer le pivot à un arbre que l’on replante, puisque la nature n’a jamais rien fait en vain ; si elle suit cette loi générale & immuable pour tous les arbres, il est donc ridicule à l’homme de s’en écarter, & plus ridicule encore de penser qu’il en sait plus qu’elle ; c’est cependant la seule conséquence à tirer, & écrite en gros caractères, d’après la conduite journalière des jardiniers, des pépiniéristes. Il y a plus ; ils ont rédigé un code qui fixe la manière & l’art de mutiler les racines, & la sentence de mort contre le pivot.

Quelles raisons apportent-ils pour justifier ces préceptes barbares. C’est vous disent-ils, afin d’obliger l’arbre à pousser de nouvelles racines. Il vaut tout autant dire qu’on doit exténuer un homme qui se porte bien, en lui empêchant de se nourrir, pour qu’ensuite il trouve le pain meilleur. Si l’arbre végète avec son pivot, pourquoi donc en exiger le sacrifice ! que l’on ne soit plus surpris si cet arbre est si long-temps à se remettre de cette si terrible épreuve, & si parmi le nombre de ceux que l’on plante, il en périt la majeure partie ; je suis même étonné que ce nombre ne soit pas plus considérable.

Lorsque vers l’époque du mouvement de la séve, je fais l’amputation d’une forte branche d’un arbre à noyau, je vois bientôt la séve s’extravaser par la plaie, & se convertir en gomme par l’évaporation de l’humide. Eh bien, ce qui survient à cette partie extérieure, arrive également à la plaie faite par l’amputation du pivot. La terre qui y correspond est rendue humide par la séve qui s’extravase lorsqu’elle descend des branches aux racines. Si on ne voit pas sur les plaies extérieures faites aux arbres à pépins, les mêmes concrétions que sur celles des arbres à noyaux, c’est que la séve s’évapore sans laisser comme dans ceux-ci un résidu gommeux ; mais sa perdition n’en est pas moins réelle, ainsi que son extravasation par la plaie du pivot amputé : ceci n’est pas une supposition hasardée, mais un point de fait réel dont chacun peut se convaincre, & si, dans tout cet ouvrage on a sans cesse conseillé l’application de l’onguent de Saint-Fiacre sur les plaies, c’est autant pour s’opposer à l’évaporation de la séve, que pour les mettre à l’abri du contact immédiat de l’air, du hâle, des effets du soleil, &c.

Cette humidité constante & trop forte dont la terre est abreuvée par l’exsudation de la séve, & qui touche immédiatement & abreuve sans cesse la plaie de l’ancien pivot, s’oppose en grande partie à sa prompte cicatrice, parce que les fibres de la circonférence sont trop lâches, & il arrive souvent que cette plaie ne se ferme jamais, que la pourriture s’y établit, qu’elle devient chancreuse, & le mal gagne de proche en proche la partie supérieure.

Si les coupeurs de pivots, les mutileurs de racines, prenoient la peine d’étudier la marche de la nature, ils verroient que l’arbre ne reprend qu’autant qu’il pousse de nouvelles racines, qui, pour la plupart, deviennent elles-mêmes des pivots, mais jamais aussi forts, aussi bien constitués que le premier. Il étoit donc plus naturel d’éviter ce nouveau travail à l’arbre. Il auroit donc eu pour son accroissement, & la séve qui a été extravasée par la plaie, & celle qui a été absorbée par la formation des nouveaux pivots & des nouvelles racines ; sa végétation auroit donc eu une force comme trois, tandis qu’elle n’a été pendant longtemps que comme un, & encore comme un souffrant & languissant.

De la soustraction du pivot, résulte souvent un vice très-essentiel, c’est que l’arbre jette d’un seul côté ses nouvelles racines pivotantes, & la végétation des branches suit le même ordre. Cependant c’est de l’équilibre parfait des branches de l’arbre, soit en espalier, soit à plein vent, &c., que dépend sa bonne organisation & l’agrément du coup d’œil. Bientôt la partie la plus foible maigrit, devient étique, & périt faute de nourriture qui lui est enlevée par la partie la plus végétante.

Je demande à tous les forestiers si les arbres venus de brins ne méritent pas la préférence sur ceux venus de souches, ou replantés ? Cette même différence est marquée dans la texture & la force du bois ; les ouvriers qui l’emploient en savent bien faire la différence ; la durée de ces bois mis en œuvre, prouve ce que j’avance. Le pivot contribue donc à la bonne végétation de l’arbre, mais encore à sa bonne santé, à sa plus longue existence, & à la supériorité de son bois.

Voici encore un point de fait que personne ne peut nier, & il suffit que l’homme le plus grossier ait des yeux pour s’en convaincre. Mettez un noyau en terre, & considérez avec quelle vigueur poussera l’arbre qui en proviendra, parce que c’est l’arbre naturel. Plantez avec les conditions requises, un arbre avec son pivot, & un arbre auquel on l’aura supprimé, & vous verrez que le premier profitera plus dans trois ou quatre ans, que l’autre en dix. C’est donc de gaieté de cœur, que, par la suppression du pivot, on court le risque d’avoir une reprise incertaine, une végétation languissante pendant les premières années, & jamais aussi forte dans la suite que dans l’arbre à pivot.

Si d’après de telles preuves, la vieille habitude l’emporte sur sa raison, je conjure les jardiniers de sacrifier seulement deux arbres à cette expérience. Alors ils jugeront de ce que je dis par leurs yeux, par leurs mains, & enfin par toutes leurs facultés.

Une ignorance stupide, une parcimonie mal entendue, ont donné naissance au barbare usage de la soustraction du pivot, & l’intérêt du pépiniériste ou marchand d’arbres, a été la source du mal. Afin que les tiges s’élèvent plus perpendiculairement, ces hommes qui ne cherchent qu’à vendre, plantent trop près leurs sujets dans les pépinières. Le particulier se présente, désigne l’arbre qui lui plaît & le fait, non pas enlever, mais arracher de terre ; le pépiniériste veut ménager les arbres qui environnent celui qu’on enlève, & avec le tranchant de la bêche il cerne & coupe toutes les racines de la circonférence à un pied du tronc. Le pivot tient encore l’arbre assujetti ; mais pour le débarrasser, l’ouvrier fouille la terre à la profondeur de huit à douze pouces ; ensuite, à coups redoublés de tranchant de bêche, le pivot est meurtri, mâché, enfin coupé. Si quelques racines tiennent encore, on les éclatte de même ; enfin deux ou trois ouvriers se saisissent de la tige de l’arbre, &, par leurs efforts réunis & redoublés, ils achèvent de briser tous les liens ; enfin l’arbre est arraché de terre. Des mains du pépiniériste, ce malheureux arbre passe dans celles du jardinier. Ici commence un nouveau genre de supplice, ou plutôt sa prolongation est un renchérissement sur le premier. Il faut, dit-on, rafraîchir le tout de toutes les racines, c’est à-dire, en renouveler les plaies ; mais ce qui reste du pivot, à peu près sur la longueur d’un pied, embarrassera dans la plantation ; sa proscription est prononcée & le voilà entièrement supprimé. Enfin ce pauvre arbre est planté ; le jardinier admire son ouvrage & croit avoir fait des merveilles. Cette manière d’opérer est celle de tous les pays, parce qu’une mauvaise pratique ressemble à la flamme qui se propage d’elle-même, jusqu’à ce qu’un obstacle plus fort qu’elle, s’oppose à ses ravages ; mais en revanche, il faut un siècle pour établir une vérité. Elle est la goute d’eau qui, très-à la longue, creuse la pierre.

Ne perdons jamais de vue la marche admirable de la nature, apprenons à lire dans le grand livre qu’elle tient sans cesse ouvert à nos yeux ; nous y verrons de quelle nécessité est le pivot pour la prospérité & la beauté de l’arbre ; remarquons que si, à une certaine profondeur, il se trouve au-dessous du pivot une couche de pierre, de terre. &c. dans laquelle il ne peut pas pénétrer, alors il se coude, prend l’horizontalité, & conserve cette direction jusqu’à ce qu’il parvienne à un point susceptible de le laisser s’enfoncer. Imitons donc cet exemple, & lorsque la longueur totale du pivot incommode dans la plantation, pourquoi ne pas le faire circuler tout autour de la fosse, & faire enfoncer son extrémité, ainsi que celles de toutes les racines, de tous les chevelus, &c. (Consultez le mot Planter.)