Cours d’agriculture (Rozier)/FOUDRE

Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 16-18).


FOUDRE. Très-grand vaisseau destiné à recevoir du vin. Tout le monde a entendu parler des foudres d’Heidelberg, ou autrement de la fameuse tonne de l’électeur, & qui contient plus de deux cents barriques.

Il est fâcheux que l’usage de ces grands vaisseaux ne se soit pas introduit dans nos immenses vignobles ; ils offrent la plus grande de toutes les économies, & peut-être le moyen le plus décidé de perfectionner le vin. On peut les construire ou en béton, (voyez ce mot) ou avec de forts madriers. J’indiquerai au mot Tonneau la manière de les construire. J’avertirai seulement ici que si le foudre est en béton, il faut, pendant les deux premières années, avant de lui confier du vin, y laisser fermenter la vendange commune, afin que la chaux, quoique cristallisée dans le mortier, ne réagisse pas sur le vin, ou plutôt afin que l’acide du vin ne travaille pas sur l’alcali de la chaux, & que de cette union il n’en résulte pas un sel neutre qui resteroit en dissolution dans le vin. Si l’on se sert de madriers de chêne ou de châtaignier, il est indispensable de les tenir pendant plusieurs mois exposés au courant de l’eau, afin qu’elle enlève & dissipe leur astriction, & qu’ils ne communiquent pas au vin un goût âpre, amer & désagréable. La prudence exige encore que la vendange la plus commune y éprouve au moins, dans la première année, sa fermentation tumultueuse. Dans le Valais les foudres sont construits avec du bois de sapin.

Il est démontré, même géométriquement, que plus le vin est réuni en grande masse, & mieux s’exécute sa fermentation tumultueuse, & plus se perfectionne la fermentation insensible. (Voyez Fermentation) Il est également démontré que plus les parois du vaisseau vinaire sont épaisses, & moins il y a d’évaporation dans le fluide. Il est également prouvé que les vicissitudes & les perpétuelles variations de l’atmosphère ont moins d’action sur le vin en raison de l’épaisseur des douves. Il résulte donc très-clairement & très-positivement de ces faits, fondés sur l’expérience la plus soutenue, que le vin se perfectionne lorsqu’il est en grande masse ; qu’il n’y a point ou presque point d’évaporation de la liqueur, & sur-tout de son spiritueux ; enfin, que le chaud & le froid n’ont presqu’aucune prise sur le fluide. De quel avantage ne seroient donc pas ces grands vaisseaux dans nos provinces méridionales où l’on ne connoît pas l’usage des caves, & où l’on se contente de méchans celliers qu’on honore du nom de cave ? Je conviens que dans ces provinces on a adopté les grands vaisseaux qui contiennent autant que huit à dix barriques de Bourgogne ; mais les douves en sont trop minces, & comme ils sont communément fabriqués en bois de mûrier, très-poreux, l’évaporation est prodigieuse. Plus le vin est de qualité médiocre, sujet à aigrir, pousser, &c. & plus il est important de le tenir en grande masse, afin de le conserver. C’est peut-être ce motif qui a déterminé les propriétaires des vignobles du nord à construire ces grands foudres ; peut-être aussi la facilité de se procurer les bois nécessaires à leur construction y a-t-elle contribué pour beaucoup. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on y conserve des vins du Rhin, &c. depuis trente à quarante ans, & même plus. Chaque année on en tire un certain nombre de barriques, & chaque année on remplit le vide par du vin nouveau.

J’insiste fortement sur l’introduction des foudres dans nos grands pays de vignobles, non-seulement dans la vue d’y perfectionner les vins, mais encore sur un objet d’économie. On compte qu’il faut, année commune, cinq barriques de vin sur cent, pour équivaloir à la perte causée par l’évaporation, sans parler de la diminution de la qualité par la privation du spiritueux. Des foudres en béton ou en douves ou madriers épais de huit à dix pouces, que je suppose d’une contenance égale à celle des cent barriques, ne perdront pas en vin le contenu d’une de ces barriques : c’est donc sur la quantité une économie de quatre par cent ; jugez donc ce qu’elle sera relativement à la qualité.

Je conviens que le premier achat des bois nécessaires à la construction des foudres, sera dispendieux, & leurs cerceaux en fer coûteront beaucoup ; mais la dépense une fois faite, si le bois a été bien choisi, si on a supprimé tout l’aubier, (voyez ce mot) si on n’a rien négligé dans la fabrication, &c. les foudres n’exigeront pas la plus légère réparation pendant au moins un demi-siècle.

Actuellement mettons bout à bout ce que coûte chaque année l’achat des barriques, celui des cerceaux, de l’osier, du jonc, la main d’œuvre de l’ouvrier pour les relier, & observons que tous les deux ans au moins les cerceaux des bourguignotes doivent être renouvelés, & l’on verra que la dépense de ces détails pendant cinquante ans, excédera de beaucoup la première mise pour les foudres. Souvent un grand nombre de particuliers n’est pas en état de faire ces premières avances, & il s’apperçoit moins du prix de l’entretien ou renouvellement partiel ; mais s’il ne peut imiter les gens riches, & se procurer ces grands foudres, que chaque année il en fasse construire un plus petit, & de la contenance de huit à dix barriques, ou plus, suivant ses facultés.

On attend communément la veille des vendanges pour faire relier ses tonneaux ; les ouvriers sont pressés, sollicités de toutes parts ; chacun veut les avoir ; alors leurs plus chétifs apprentifs prennent la place des compagnons ; les maîtres, les apprentifs & les compagnons brusquent le travail ; on a payé leurs journées au double ; on croit avoir de bonnes futailles, & l’on est parvenu à grands frais à n’avoir que des vaisseaux qui répandront de tous les côtés au moindre renouvellement de chaleur, à la plus légère variation du vent du sud dans l’atmosphère, ou du vent d’est suivant les cantons.

Pour peu que l’apparence de la récolte soit belle, le prix des futailles augmente souvent d’un quart, & avec des foudres on bravera ces rehaussemens de prix. On se contentera d’acheter pendant l’hiver des vaisseaux en nombre proportionné à celui qu’on sait devoir expédier, & on les aura alors à très-bon compte.

Les foudres ne dispensent pas complètement de la nécessité d’avoir un certain nombre de futailles, relatives soit au service journalier, soit à la consommation. Il est clair qu’il en faut, quand ce seroit seulement pour contenir le vin qui doit remplacer celui que l’on tirera des foudres. Mais si on veut laisser vieillir du vin avant de le vendre, elles ne serviront que dans ce moment.

On feroit très-bien d’imiter l’exemple des allemands ; ils remplissent à la première fois le foudre avec du vin tiré à clair, & à mesure qu’ils coulent, par exemple, dix barriques de vin vieux, ils ajoutent dix barriques de vin nouveau soutiré, (voyez ce mot) en janvier ou février, suivant l’année. Avec une semblable précaution les foudres ont très-peu de lie, & l’épaisseur de leurs douves, qui soustrait la liqueur à l’impression de l’atmosphère, (Voyez le mot Cave) ne permet pas que le peu de lie qui s’y forme à la longue, se recombine avec le vin, & n’éprouve avec lui de nouvelles combinaisons qui conduisent la liqueur ou à l’acidité ou à la pousse. Cette altération, cette décomposition sont très-communes dans nos pays de vignobles, & nos chétives petites futailles à douves trop minces en sont la première cause.