Cours d’agriculture (Rozier)/ÉCREVISSE (supplément)


ÉCREVISSE, (Cancer astacus L.) Addition aux art. Écrevisse et Étang, tome II du Cours. L’écrevisse se trouve dans toute l’Europe et au nord de l’Asie ; elle préfère les eaux vives des rivières et des ruisseaux qui coulent sur un fond pierreux ; on parvient difficilement à la tenir dans une eau stagnante, et si on l’y transporte après l’avoir tirée d’une eau courante, on la voit en sortir, se traîner sur la terre pour chercher une habitation plus convenable, et périr dans ce trajet, hors de son élément naturel. Ce n’est qu’après avoir sacrifié un certain nombre d’écrevisses, que l’on peut en conserver quelques unes dans des eaux non courantes, mais pures, car celles qui sont corrompues tuent ces crustacés.

Lorsqu’on met les écrevisses dans quelque réservoir pour les prendre au besoin, on doit pourvoir amplement à leur nourriture, si l’on veut qu’elles prennent de la chair et qu’elles engraissent. Ces animaux sont très-voraces et ne vivent que de substances animales, soit fraîches, soit en putréfaction ; ils se dévorent même entr’eux s’ils manquent d’alimens ; mais ils passent presque tout l’hiver sans manger.

La multiplication des écrevisses est très-considérable. Une singularité remarquable, c’est qu’elles ont aux pattes les organes de la génération ; une cavité profonde et remplie par une masse charnue indique les organes du mâle à la dernière paire de pattes ; les femelles ont au même endroit une ouverture ovale : celles-ci pondent des œufs en grand nombre, d’un brun rougeâtre, et attachés en grappes aux filets qui garnissent le dessous de leur queue.

Tout le monde sait que le vert-brun de l’écrevisse se change, par la cuisson, en un rouge foncé. Mais la cause de ce changement de couleur n’est pas connue ; la chimie n’a pas encore dirigé ses recherches vers cet objet, qui n’est pas sans quelque importance, parce qu’il peut donner des lumières sur les principes colorans. Les acides versés sur ces mêmes animaux, font le même effet que la cuisson ; en sorte qu’en servant un plat d’écrevisses rougies de cette manière, on les verroit, quoique ayant l’apparence d’être cuites, s’enfuir de tous côtés sur la table. L’on dit que, dans certains lacs de la Suisse, on pêche des écrevisses fort grosses et de couleur bleuâtre, qui ne deviennent point rouges quand on les fait cuire.

Une autre variété qui intéresse les amateurs de la bonne chère, c’est l’écrevisse qu’en quelques endroits on distingue par la dénomination d’écrevisse à pattes rouges, parce qu’elle porte en effet des taches rouges aux pattes ; elle est, du reste, d’un vert olivâtre foncé, et elle rougit dans l’eau bouillante ; sa chair est d’un meilleur goût que celle de l’écrevisse commune. Cette variété affecte, dans l’état de liberté, certaines eaux, et ne se montre jamais dans d’autres ; j’ai eu occasion d’observer cette sorte de ligne de démarcation entre les deux variétés ; au confluent de deux rivières, dont l’une ne nourrissoit que des écrevisses communes, et l’autre des écrevisses à pattes rouges : ces dernières ne se trouvent que dans les eaux courantes.

Il est facile de conserver, pendant plusieurs jours, les écrevisses à la maison, en les tenant dans un lieu frais, et les enfermant dans un panier avec des orties ou autres herbes récemment coupées, ou bien dans un baquet au fond duquel on met un peu d’eau ; on peut prolonger leur existence en les nourrissant avec du foie de bœuf.

Nos cuisiniers font une grande consommation d’écrevisses ; il en arrive par milliers à Paris, mais elles y sont moins bonnes qu’ailleurs, parce qu’elles maigrissent dans le transport. Leur usage entroit aussi très-souvent dans le régime diététique prescrit par l’ancienne médecine ; la nouvelle le rejette, dit-on, comme fondé sur des préjugés. Cela peut être ; mais ces doctes innovations n’acquerront de l’intérêt qu’à l’époque où l’on s’appercevra que les maladies sont moins fréquentes, et que l’on en guérit plus tôt qu’autrefois.

Les écrevisses fournissent encore au commerce de la droguerie et de la pharmacie, de petites pierres en forme de demi-globes, que l’on nomme improprement yeux d’écrevisses, et qui se trouvent deux à deux dans l’estomac de chacun de ces crustacés. L’on en tire une assez grande quantité du Nord, et principalement de la Russie asiatique, où les pêcheurs font pourrir les écrevisses en tas, pour avoir ces pierres. Mais ce médicament, que la médecine employoit depuis des siècles, est presque entièrement discrédité en France, et mis au rebut par la nouvelle doctrine ; les principes et les moyens curatifs changent, mais les maladies restent.

Pêche des écrevisses. On les prend à la main dans les trous où elles se retirent, sous les pierres ou les racines d’arbres, le long des bords des rivières et des ruisseaux. Quand on en rencontre, il faut les saisir par le milieu du corps et les jeter promptement sur la terre ; l’on doit sur-tout prendre garde à leurs pinces qui serrent avec tant de force et de ténacité, que pour faire lâcher prise à l’écrevisse, il n’est pas d’autre moyen que de lui casser la patte, ou, si l’on est à portée, de lui brûler la queue. Cette manière de pêcher est aussi prompte que fructueuse ; on la pratique également la nuit : on saisit les écrevisses à la lueur des flambeaux, lorsqu’elles se mettent en mouvement pour chercher leur nourriture.

Ces animaux se pêchent aux filets, et voici le procédé que l’on emploie : on ajuste un petit filet sur un cercle de fer ou de bois, et l’on attache à ce cercle un bâton long d’environ cinq pieds, par trois endroits également éloignés l’un de l’autre, en sorte que le filet posé à plat, le bâton se tient droit de lui-même, comme s’il étoit fiché en terre. Un morceau de viande quelconque, la plus corrompue est la meilleure, est fixé au milieu du filet ; le tout se place dans l’eau aux endroits que les écrevisses fréquentent, et, vers la nuit, elles ne tardent pas à sortir de leurs retraites et à se jeter avec avidité sur l’appât ; alors on retire le filet en levant le bâton, et l’on choisit les plus grosses parmi celles qui sont prises.

Un fagot d’épines, au centre auquel on place l’appât, présente les mêmes avantages, et se trouve plus tôt préparé que le filet dont je viens de parler. En cherchant à parvenir jusqu’à la viande, les écrevisses s’embarrassent dans le fagot, et se laissent enlever avec lui ; c’est principalement en été que cette pêche est productive.

Si l’on jette simplement dans l’eau une charogne de quelque quadrupède, retenue par une corde, on la retire souvent couverte d’écrevisses : une morue salée produit le même effet. Le sel est si fort du goût de ces animaux, que quelques pêcheurs se contentent de laisser tremper dans l’eau de vieux sacs qui ont servi à le renfermer, et ils prennent avec cet appât une grande quantité d’écrevisses. Il ne faut pas négliger, dans ces différentes sortes de pêches, de passer au dessous de l’appât, auquel les écrevisses s’accrochent, un panier, une nasse ou un filet qui reçoivent celles qui se laissent couler au fond de l’eau.

Ayez une douzaine de petites perches longues de cinq pieds, et de la grosseur d’un pouce ; fendez-les par le petit bout, et fixez-y pour appât une grenouille ou de la viande gâtée ; prenez ensuite ces perches par le gros bout, et présentez l’autre à l’entrée des trous où vous soupçonnez que les écrevisses se retirent ; elles viendront s’attacher à l’appât ; alors vous glisserez au dessous une petite trouble ou un panier au bout d’un bâton ; vous lèverez en même temps l’appât, et si votre proie le quitte, ce ne sera que pour tomber dans la trouble ou le panier.

Il est encore une autre pêche qui s’exécute par plusieurs personnes. On se rend à l’endroit du ruisseau où l’on soupçonne qu’il y a le plus d’écrevisses ; on plante des piquets, suivant la largeur du ruisseau, et l’on assujettit en travers une grosse perche capable de soutenir le fil de l’eau ; on achève cette espèce de digue ou de bâtardeau, en mettant contre les pieux des morceaux de gazon pour fermer le passage à l’eau et la forcer de prendre son cours ailleurs. Une partie du lit du ruisseau se trouve à sec ; les écrevisses, qui se sentent privées d’eau, quittent leur asile, et on prend celles qui sont assez belles pour figurer sur la table.

Au nord de la Russie, les Tartares fabriquent avec de l’osier des plateaux ronds ; ils attachent au milieu une pierre assez pesante pour les maintenir au fond de l’eau, et ils y ajustent un morceau de viande. Après avoir fait à la glace des trous assez grands pour passer les plateaux, qui ont environ un pied de diamètre, ils les descendent au fond de l’eau, et les en retirent de temps en temps au moyen de deux cordelettes d’osier, pour prendre les écrevisses qui s’y trouvent. (S.)