Coup d’œil sur les patois vosgiens/13

XIII

Le patois de Bruyères, qui n’emploie pas la terminaison zor ou zo de Rambervillers au singulier de l’imparfait, s’écarte peu, quant au reste, de celui de sa voisine. Nous n’en offrirons donc qu’un court fragment, dans lequel on reconnaîtra toutefois qu’il est peut-être moins francisé.

Un de nos amis, qui passait ses vacances à Épinal, allait un jour à Bruyères faire visite à quelques connaissances. Vers les premières maisons, il entendit une voix connue qui disait :

— Vai-t-on heuchi lè dèm’hôle qu’é n’ôye au bi qoéri d’l’auve èvo lo breuchi[1].

Il regarde et reconnaît un brave homme qu’il n’avait guère vu que chez son père et qui dès longtemps l’avait pris en amitié.

— Don Dée, Bitisse[2], lui dit notre ami en s’approchant.

— Mâ, monsu V…, o-ce qu’vo n’veném’ de Péris ? répondit le bon Baptiste qui semblait abasourdi de la question.

— Mâ, némoi, Bitisse[3].

— Mâ, monsu V…, o-ce qu’on pôle potois è Péris ? ajouta-t-il au comble de l’étourdissement.

— Mâ, j’crô biè, Bitisse.

— Oh ! ç’o enne bôde (une bourde).

— Nani, ç’nom’ enne bôde. Se j’névô sévu lo potois, j’n’érô mi étu è Péris. J’a étu pris pou r’coudiè lo potois aux éfans[4].

L’excellent homme n’avait jamais entendu son jeune ami parler sa propre langue ; il ne pouvait comprendre qu’en venant de Paris on pût s’exprimer en patois, et il eut peine à croire que M. V… se fût un moment joué de sa naïve crédulité.

Si de Bruyères nous sautons au sud du département, à Fontenoy-le-Château, par exemple, sur les limites mêmes de la Franche-Comté, nous verrons que le patois a pris des teintes étrangères. Donnons-en un exemple. C’est le fragment d’un Noël qu’on y chante encore. Malgré son état informe, nous l’avons choisi parmi d’autres pièces parce qu’il est certainement un produit indigène, et que nous l’avons écrit sous la dictée d’un habitante de Fontenoy, sans pouvoir obtenir d’elle ni plus ni mieux[5].

La geo, vénè tortu voir
Lo rô da sin, lo rô da-z inges
Que dévola si hau da cieux
Po vo béyi l’aumone.

Un berger à la Vierge.

O Mèdém’, vo n’éte mi chau ;
Vos ot’tot’nue et tot’déchau
Dedô c’té gringe.
La geo d’poichi n’on gar piti
D’ène poure étrangère.

J’â co in ptè pèquè d’drèpé,
Ce s’ré po l’anvlopa
Lo rô da sin, lo rô da-z inges.
El èré co tan bin pu chau
Poua derri not’ piétine[6].

Ici, comme on peut le voir, les aspirations gutturales qui nous ont frappé précédemment, n’existent plus. Ce patois a plus de limpidité et d’harmonie dans sa prononciation. Il a en outre des caractères grammaticaux qui appartiennent au franc-comtois, et on en a certes remarqué deux dans les couplets précédents ; je veux parler de l’article pluriel las, das (s ne se prononce que devant une voyelle), et de l’expression vo n’éte pour vous n’avez pas. Un autre caractère, qui n’a pas sa place dans notre fragment, c’est le pronom i, je. Le patois de la Franche-Comté ne connaît que celui-là ; mais à Fontenoy-le-Château i ne s’emploie que devant un mot commençant par une consonne : i voyon, i seu, je vois, je suis ; le je français reprend ses droits devant une voyelle : j’â, j’ai. Ainsi sur les frontières méridionales de notre département, les éléments franc-comtois de la langue rustique ont fait une trouée, mais ils ne dominent pas. À Fontenoy-le-Château, on est encore dans un pays vosgien, quoique sur la pente du versant de la Saône.

Retournons dans le bassin de la Moselle.

Nous offrirons comme type du patois qui se parle entre Remiremont et Épinal une fable en vers qui nous semble assez remarquable. Bien que traduite de La Fontaine, elle a un cachet et un parfum tout vosgiens. C’est une pièce précieuse dont nous regrettons de ne pouvoir désigner la provenance directe ; elle s’est trouvée dans les papiers d’un de nos amis qui sait seulement qu’elle a été composée, il y a quarante ou cinquante ans, par un curé des environs de Jarville ou d’Archettes. Ce n’est qu’un débris sans doute, échappé d’une collection nombreuse. Il est connu qu’à la même époque, M. Potier, curé de Gérardmer, avait aussi traduit en vers un certain nombre de fables de La Fontaine, aujourd’hui perdues. Ces deux poètes n’étaient-ils pas deux amis ? Ô gens incuriosa suorum ![7] Voilà deux bons prêtres, hommes d’esprit et de cœur, qui ont assurément charmé plusieurs générations de leurs petites paroisses, et à peine sait-on encore leurs noms ! et leurs papiers sont dispersés aux quatre vents ! Pourquoi le village n’aurait-il pas ses annales ? Mais tout s’oublie au village (obliviscendus et illis). L’herbe de demain ne ressemblera-t-elle pas à l’herbe d’hier ?

lè fiauve d’in lou et d’in aigné.

Q’as’ qu’é fau fâr cont’ lo pu fô ?
El ai tojo râhon. — Couh’ te et ton lo dô.

Po qu’vo n’vo fôchinss’ mi, j’vo dira lè ptiot’ fiauve
D’in lou et d’in aigné.

In aigné qu’évô sâ s’n ollè boére don l’auve
D’in bé ru qué golo to lo lon de bé mé,
Son dotè nian, é mitan d’lè jonâye.
In lou qué n’èvô co maingi depeu lè vouâye,
Et qu’atô ehhi fieu di bô
Po ettôde ec de boin, po l’ehu, quéque énimau,
Lo rwatio to bèn ahe,
Et se r’lichan lé pott’ è d’ho :
Hu ! lè boin’ châ, et tanre et frahe !
’l o to per lu[8] ; lé chiè dremo ;
Ç’o bié m’n effâre.
Hou ! qu’as’ que t’fâ toci, mordâ ?[9]
T’o biè haidi d’v’ni barbota
Èvo to ouet’ meusé dò mè belle auve kiare.
J’te vieu si bié braquè[10] que t’n’y revainré ouare.
— Vos ot’ in trou boin rô po vo fôchi inlè,
Que d’heu l’aigné qu’èhoncho è dotè ;

Ç’o vot’auve que j’boé ; rwatiè lè rigolotte,
Si v’pia, boin sir lou, in momo ;
Elle viè devo mi, è pu d’vin pa d’so vo.
Je n’sérôm’ don brôyi vote breuvaige.
— Te lè brôye, que d’heu lè peute béte sauvaige ;
Èvo slè qu’lan derré, j’lo sâ, t’é di su moi
Mou de méchan parole. — Ah ! d’heu l’aigné, némoi,
J’n’atôm’ co né, je tosse co mè mére.
— Possibe ; mâ ç’o don to frére.
— Némoi, j’n’en ai mi. — Ç’a tot in ;
Vos ote tortu dé couquin.
Èvo vo, j’nâm’ jémâ enn’ mouarand’ son traubiesse :
Vô chiè et vô hodèe son tojo è mè chesse.
Morda ! è fau
Que j’me r’vaingeuss’ ; n’o mi lou qué n’se r’vainge.
Son fâr ni enn’ ni dousse, i l’empoutye[11] et lo mainge
Derri lo bô.

È n’o mi lè moyou, lé râhon do pu fô.
Que ç’sôye in lou, que ç’sôye in home,
Conte in aigné, conte in péyi,
As-que lo boin Dée ne sérôme
Trovè lo to de lo puni ?

Nous donnerons la traduction littérale de cette fable pour un grand nombre de nos lecteurs :

Qu’est-ce qu’il faut faire contre le plus fort ? Il a toujours raison. — Tais-toi et tends le dos. Pour que vous ne vous fâchiez pas, je vous dirai la petite fable d’un loup et d’un agneau.

Un agneau avait soif, s’en allait boire dans l’eau d’un beau ruisseau qui coulait tout le long de beaux arbres, sans craindre rien, au milieu de la journée. Un loup qui n’avait pas encore mangé depuis la veille, et qui était sorti hors du bois pour attendre quelque chose de bon, pour le sûr, quelque animal, le regardait tout bien aise, et se léchant les lèvres, il disait : Hu ! la bonne chair, et tendre et fraîche ! il est tout seul ; les chiens dorment ; c’est bien mon affaire. Hou ! qu’est-ce que tu fais ici, mordâ ? tu es bien hardi de venir barboter avec ton sale museau dans ma belle eau claire. Je te veux si bien arranger que tu n’y reviendras guère. — Vous êtes un trop bon roi pour vous fâcher ainsi, dit l’agneau qui commençait à trembler ; c’est votre eau que je bois ; regardez le ruisseau, s’il vous plaît, bon sire loup, un moment ; elle vient vers moi à plus de vingt pas au-dessous de vous. Je ne saurais donc troubler votre breuvage. — Tu le troubles, dit l’affreuse bête sauvage ; avec cela que l’an dernier, je le sais, tu as dit sur moi beaucoup de mauvaises paroles. — Ah ! dit l’agneau, pardonnez-moi, je tête encore ma mère. — Possible ; mais c’est donc ton frère. Pardonnez-moi, je n’en ai point. — C’est tout un ; vous êtes tous des coquins. Avec vous je n’ai jamais un goûter sans peur : vos chiens et vos bergers sont toujours à ma chasse. Mordâ ! il faut que je me venge ; n’est pas loup qui ne se venge. Sans faire ni une ni deux, il l’emporte et le mange derrière le bois.

Elle n’est pas la meilleure la raison du plus fort. Que ce soit un loup, que ce soit un homme, contre un agneau, contre un pays, est-ce que le bon Dieu ne saurait pas trouver le temps de le punir ?

Notre auteur a senti qu’il fallait expliquer pour les esprits peu clairvoyants la moralité de la fable, et il l’a fait en bons termes. Mais il ne s’agit ici que de langue, laissons là le côté moral et littéraire.

Nous avons dit que cette pièce peut être regardée comme le type du patois vosgien. Elle renferme en effet tous les caractères généraux qui le distinguent, et elle peut être comprise dans tout le département, à l’exception peut-être d’un ou deux termes. Il n’en serait pas de même du patois du Ban-de-la-Roche. Celui de Gérardmer, dont il nous reste à fournir des exemples, est bien autrement difficile à comprendre.

  1. Va-t-en appeler la servante, qu’elle aille à la fontaine chercher de l’eau avec le pot (le broc).
  2. Bonjour, Baptiste.
  3. Pardonnez-moi ; expression très fréquente.
  4. Recoudiè, recorder, c’est enseigner. M. V… est un professeur de mathématiques fort distingué.
  5. Si quelque amateur pouvait nous le donner complet, il nous rendrait service.
  6. Les gens, venez tous voir le roi des saints, le roi des anges qui descendit si haut des cieux, pour vous donner l’aumône.

    Ô Madame, vous n’avez pas chaud ; vous êtes toute nue et toute déchaussée dans cette grange. Les gens d’ici (de par ici) n’ont guère pitié d’une pauvre étrangère.

    J’ai encore un petit paquet de langes ; ce sera pour l’envelopper, le roi des saints, le roi des anges. Il aurait encore bien plus chaud par derrière notre platine (sorte de poële de tôle ou de fonte placé entre l’âtre de la cuisine et la chambre située par derrière).

  7. Ô peuple peu soucieux de son histoire !
  8. ’l o to per lu. Cette orthographe ’l pour il est la seule rationnelle, bien qu'elle semble bizarre au premier abord ; on écrit généralement l’o, mais à tort, puisque la voyelle que remplace l’apostrophe est avant l et non après.
  9. Mordâ, par la mort du diable, analogue à mordié, par la mort de Dieu. Ce jurement est devenu dans quelques cantons des Vosges une épithète injurieuse ou méprisante : vilain mordâ ! peut mordâ ! gros mordâ !
  10. Braqué ; ce mot veut dire au propre teiller le chanvre, par extension casser, briser et enfin arranger dans un sens qui signifie par euphémisme abîmer.
  11. Prononcez : i l’empoutié lo mainge. Voir page 61 ce que nous avons dit du t mouillé.