Couleur du temps (LeNormand)/Morale prosaïque

Édition du Devoir (p. 54-56).

Morale prosaïque


J’imagine que c’est près d’une fenêtre. Le soleil joue dans les rideaux, et puis, sur la tête brune d’une jeune fille qui brode, attentive et penchée. J’imagine qu’un sourire passe sur ses lèvres ; dans le jour, au soleil, l’aiguille est un petit instrument de rêve heureux. Alors, absorbée par ses songes profonds ou légers, la jeune fille n’entend pas entrer sa grand’mère.

Elle lève tout à coup les yeux et va dire : bonjour ; une voix taquine la devance et s’écrie : « Ah ! enfin, tu brodes ton trousseau. »

Le sourire se fige en moue. La jeune fille s’exclame : « Non, ce n’est pas ça, vous savez bien que ce n’est pas ça ! » Elle veut se défendre, mais, mon Dieu, qu’une vieille femme garde parfois de vivacité ! Sans que la jeune fille puisse placer un mot, la grand’mère continue : « Allons, pour lequel ? Est-ce pour Jacques ? Ou est-ce pour celui que j’ai rencontré l’autre jour et qui parlait tant, tant ? » La jeune fille rougit malgré elle, et reprend, un peu impatiente : « Je vous dis qu’il n’y a rien, qu’il n’y a rien. Ni l’un, ni l’autre, vous savez bien. Et puis, je n’y pense pas ! Et puis, ils n’ont point demandé ma main. Et puis, s’ils la demandaient, je ne dirais peut-être pas oui. Je ne suis pas pressée ! »

— « Ah ! tu n’es pas pressée ? » Le ton est un peu narquois, et la grand mère ajoute avec un grognement : « Prends garde, ma petite enfant ! » Les grand’mères viennent de très loin, très loin. Elles ont l’expérience pour appuyer leurs bons conseils. Les jeunesses volontiers et de tout cœur les écoutent. Seulement, elles seront convaincues que les vieilles femmes ont raison lorsque leur propre vie le leur fera comprendre. En attendant, elles se disent : grand-mère n’était pas comme moi, je suppose. Il est si difficile d’imaginer que grand’mère a déjà eu vingt ans.

La jeune fille brode toujours en souriant à ses illusions et à ses volontés. La grand’mère qui s’installe, dévide un peloton de laine et reprend : « Connais-tu l’histoire des manches à balai ? »

— « Des manches à balai ? Non. Qu’est-ce que c’est, grand’mère ? » demande la jeune fille qui croit la conversation déviée. Et la grand’mère commence : « Mettons que dans la côte du bord de l’eau devant chez nous, il y aurait des joncs. Et je te dirais : va t’y couper un manche à balai, mais tu n’as le droit de le couper qu’en descendant, en t’en allant.

Tu t’en irais. D’abord, tu regarderais à peine les premiers. Tu serais certaine d’en trouver dans le nombre de meilleurs, et de plus beaux. Tu descendrais en les repoussant : pas celui-là, pas celui-ci ! Et si tu te rendais ainsi sans te décider jusqu’au fin bord de la rivière, jusqu’au dernier jonc ? Il faudrait le prendre, fût-il croche et mauvais, et t’en contenter ! »

La jeune fille, sans avoir trop bien saisi, rétorque vivement : « Je reviendrais plutôt les mains vides. »

Et quand elle a parfaitement compris l’allégorie, j’imagine qu’elle ne veut pas l’approuver, qu’elle est trop jeune pour admettre un état de chose aussi prosaïque, qu’elle est trop enthousiaste, trop sentimentale. Elle ne sait pas quoi penser, elle se penche de nouveau sur sa broderie, et en riant, elle dit : « Vous êtes épouvantable, grand’mère, comparer un mari à un manche à balai. Si des hommes vous entendaient ! »