Couleur du temps (LeNormand)/Le vent

Édition du Devoir (p. 64-65).

Le vent


Le vent séjourne à la ville, ce jeudi. Il est arrivé avec la nuit d’hier, s’annonçant par la foudre ; puis, il a commencé ses sarabandes, sifflant, hurlant, secouant les mâts, déchirant les auvents, faisant craquer les portes et trembler les vitres des maisons. Toute la journée, il s’est promené en souverain impétueux, en tyran ; il a forcé les arbres à des révérences continuelles, et les petites branches à des danses folles. Les feuilles neuves se sont dépliées, arrachées à leur tige comme elles commençaient seulement à regarder la vie. L’herbe souple, tendre, verte, a frissonné sans cesse… Le vent passe, qu’on s’incline !

Il bouscule le monde, gonfle les jupes, tire les chapeaux, met le désordre dans les chevelures de femmes. Si vous marchez sous sa poussée, vous courez malgré vous. Si vous allez à sa rencontre, il se moque, vous abreuve de poussière, vous fait mal aux yeux avec des miettes de pierres, et brusquement vous arrête, vous étouffe. Vous restez un moment sans avancer. Vous faites volte-face. Il vous donne un grand coup dans le dos, et vous voilà qui retournez de force sur vos pas. Il siffle un ricanement, il s’adoucit, se tait ; on dirait qu’il s’en va ou que par enchantement, il s’endort. Vous reprenez le droit chemin. Vous croyez pouvoir cesser de vous tenir la tête. Vous respirez mieux. Il revient plus impérieux, lève tout droit votre coiffure ; vos mains se précipitent pour la retenir. Le vent tourne, se rit de vous de plus en plus, et pour vous contredire, pousse maintenant votre chapeau comme s’il voulait vous l’enfoncer jusqu’aux épaules !

Ô grand vent qui souffle ainsi qu’un mauvais esprit ! Grand vent moqueur et étrivant.

Ce soir, il est plus furieux encore. On se demande s’il n’enlèvera pas les toits. Il roule autour des maisons. Sa voix retentit : c’est une plainte triste, ou une grande vague de colère, ou un chant de sirène en détresse. Puis, soudainement il part en ronde trépidante et ma porte grince comme si elle allait s’ouvrir…

Je suis chez nous. Je suis tranquille. J’essaie de regarder dehors pour voir se balancer les arbres. Mais, ma vitre me renvoie l’image de ma lampe et de ma table de travail ; j’aperçois ma main sur le papier, et mes yeux — dans le miroir improvisé par la nuit noire — rencontrent mes propres yeux.

Et je ris du vent que je ne sens plus.