Couleur du temps (LeNormand)/Il pleut, bergère

Édition du Devoir (p. 119-121).

Il pleut, bergère…


Il pleut, il pleut, bergère, cache ton beau chapeau ! Ou bien ne sors pas ! Reste au gîte. C’est le meilleur temps pour songer. As-tu un secrétaire bourré de belles lettres ? Prends-en, relis. Il n’est pas grand’chose de meilleur au monde que les émotions que l’on éveille en soi, à revenir en arrière, pas très loin, sur des sentiments délicats, subtils, tour à tour clairs ou imprécis, et qu’on aime encore soi-même, et auxquels on tient. Il pleut, il pleut, bergère. Préfères-tu quelque ami parmi les tiens ? Penses-y comme une enfant qui n’a qu’à rêver pour un jour. La terre est brumeuse. Tu ne peux rien voir de beau aujourd’hui dans le monde réel. Amuse-toi. Il fait bon pour une heure de laisser bavarder en soi son cœur fou, son cœur imaginatif, chimérique, son pauvre cœur toujours tant occupé, si débordant. Il fait bon d’aimer, bergère, il fait bon.

Quand il ne pleut pas, bergère, et quand tu es sage, tu chasses loin de toi les vaines rêveries ; tu ne laisses pas de voiles se tisser entre toi et la réalité. Tu regardes la vie comme elle est et comme tu veux la prendre ; tu gardes bien tes moutons, tu les défends, tu ne crains aucun risque, aucun péril ; seul ton devoir importe.

Mais il pleut, bergère ! Toutes les choses sont grises. Fais-toi du soleil. Suppose des bonheurs que tu n’auras peut-être jamais. Pense à des choses tendres, pense à de beaux pays. Pense à des grèves d’or et à des oiseaux blancs. Pense à des sentiers feuillus dans des montagnes vertes. Pense à des sommets atteints et à des horizons contemplés. Pense à Dieu comme à un père qui t’aime, te garde, te protège, et te conduit à travers ces merveilles qu’il t’a donné d’imaginer ou de rappeler dans ta mémoire. Et puis, mêle tes songes et tes visions aux vivants, à ceux pour qui tu vis, à ceux pour qui tu voudrais vivre. Rêve d’avenir. Rêve d’enfants blonds et roses. Rêve de grands enfants ensuite, et peut-être de grands hommes. Rêve à quand tu seras grand’mère, bergère, cela viendra. Tout arrive. Et puis rêve qu’alors tu es encore heureuse, très heureuse, parce que ta vie remplie ne t’a pas déçue, parce que tu as enrichi ton pays par l’œuvre de ton cœur, parce que tu ne mourras pas tout à fait. Avant toi, bien longtemps avant toi, bergère, ta grand’mère n’était-elle pas à son tour jeune fille ?

Il pleut, bergère, il pleut ! Mais rien n’est triste, tu sais. Rien. Tu es faite pour l’éternité. Rien n’est triste, pas même les plus navrantes épreuves. On les tourne du côté du soleil. Il les éclaire. On voit qu’elles contiennent des leçons. Elles nous font, bien observées et bien acceptées, comprendre tant de choses, qu’il est impossible de déplorer qu’elles nous aient touchées. C’est ainsi, bergère, la vie ! Aime-la. Tu fais bien. Il pleut, mais tu es rentrée et tu es contente. Tu as chaud. Tu as tes rêves. Tu as des sentiments. Tu as de l’espérance et tu sens en tes veines la vie qui court, qui t’anime. Tu sens ton âme immortelle. Tu sens ta force. Et rien que dans ton cœur, rien que dans tes souvenirs, rien que dans ton présent, que de paysages, de nuances, de merveilleuses impressions s’agitent, miroitent, dorent ta songerie.

Bergère, sous la pluie, même sous le plus triste des temps, ne trouves-tu pas qu’on peut découvrir en soi des rayons lumineux ? Il pleut, il pleut, bergère, mais qu’importe. La joie est surnaturelle, la joie ne sort pas toujours des choses. On peut l’appeler et elle vient en son cœur.