Couleur du temps (LeNormand)/Attitudes de quêteux

Édition du Devoir (p. 78-81).

Attitudes de quêteux


Sur les marches qui conduisent à la sainte Table. Tit’Laire et Rabidibidoux entendent la grand’messe pascale. Tit’Laire est un petit vieux rabougri et brun, au visage tanné. Rabidibidoux est jeune, rougeaud, trapu, bien planté. Sa chevelure blonde est épaisse et traîne sur son cou musclé quand il regarde en l’air. Ses yeux bleus sont grands et bien abrités par des sourcils en broussaille ; mais ces sourcils ne donnent point à Rabidibidoux une expression sévère ; sa figure imberbe et ronde révèle plutôt une âme enfantine, d’une naïveté extrême. Il doit, et sans rechigner, se laisser rouler bien souvent !

Tit’Laire, par contraste, a une physionomie de chien aux aguets, il semble sans cesse soupçonner qu’on veuille le jouer, même si l’on est de la meilleure foi du monde. Une méfiance finaude se lit dans la flamme de son regard et dans le sourire qui erre constamment sur ses lèvres minces — minces et serrées, — car simultanément Tit’Laire sourit et mâche et avale. Il a toujours un… chat à fouetter ! Aussi, s’il se met à cracher, on jurerait que c’est son tic. Il se soulage vingt fois en cinq minutes, que ce soit dehors ou durant la grand’messe pascale.

Cela ne gâte rien d’ailleurs à son visage d’une vivacité sans pareille, tout en petits plis qui jouent, lorsqu’il passe par des sentiments divers. Il en est couvert de ces plis. Ses joues en sont barrées comme des joues maquillées de clown. Son front horizontalement en est traversé et en plus, fronce-t-il les sourcils, — un accent grave et un accent aigu qui se tournent le dos, — tout un rayonnement de rides perpendiculaires se creuse au-dessus du nez. Quand Tit’Laire est au repos, il est curieux à observer ; s’il sourit ou que ses yeux parlent, il est comique.

Pour cette raison, Tit’Laire et Rabidibidoux se sont bien mal placés à l’église. En s’assoyant ils montrent leur dos à l’autel, et leurs mines pittoresques aux fidèles. Or, malheur aux fidèles qui ne s’en détournent point ; ils riront, et l’on ne doit pour aucune considération rire au saint lieu.

Pendant les annonces qui ont précédé le sermon, ils se sont poussés du coude, et Rabidibidoux, à une promesse de mariage, a souri innocemment, de toutes ses dents, tandis que Tit’Laire déclenchait le jeu de ses plis multiples. Puis, Tit’Laire regarde un peu partout, et Rabidibidoux approuve la parole de Dieu, avec des coups de tête, lorsque Ti’Laire, soudain, aperçoit sur le plancher, en bas des trois marches sur la plus haute desquelles il est assis, un bouton. Un bouton ! Il se tourne vers Rabidibidoux, et le lui montre : ses sourcils et ses rides disent : « C’est-y à toi ? » L’autre secoue ses cheveux, et s’empresse d’unir son air le plus moqueur à celui des premiers fidèles qui l’observent ; ainsi ce sera bien évident qu’il rit de Tit’Laire autant qu’eux.

Tit’Laire s’en soucie bien, vraiment. Il examine le bouton de ses yeux avivés, et ensuite, palpe tous les endroits où il pourrait lui en manquer un semblable ; les manches, les devants de son pardessus d’une couleur sans nom qui tire sur le jaune ; puis les manches et les devants de son gilet ; il ne trouve aucun absent ; alors, tirant son pardessus de dessous lui, pour donner une chance à son bras de passer, il va constater si en arrière, ses bretelles tiennent toujours bien. Décidément, ce n’est pas à lui. Il pousse encore Rabidibidoux et l’interroge du même signe. Rabidibidoux hausse de nouveau ses lourdes épaules. Ce n’est donc ni à l’un ni à l’autre. Est-ce cependant une raison pour le laisser là ?

Tit’Laire qui ne veut faire aucun bruit, aucun scandale en se dressant pour descendre, se laisse glisser d’une marche à l’autre appuyé sur ses mains. En bas, il saisit le bouton, et remonte de la même façon discrète, comme un enfant qui joue. Têtu, il offre une dernière fois sa trouvaille à Rabidibidoux ; l’autre, également têtu, une nouvelle fois la refuse. Tit’Laire finalement l’empoche. Il l’a bien gagnée.

En ce moment, le prêtre qui finissait son sermon dit : « ainsi soit-il ». Tit’Laire et Rabidibidoux se regardent ; Tit’Laire remet en jeu le mécanisme de ses rides ; ils échangent un sourire entendu et gouailleur : si monsieur le curé pense qu’il leur en a… remontré !