NRF – Gallimard (p. 7-9).

PRÉFACE

Mes amis me répètent que ce petit livre est de nature à me faire le plus grand tort. Je ne pense pas qu’il puisse me ravir autre chose à quoi je tienne ; ou mieux : je ne crois pas tenir beaucoup à rien de ce qu’il m’enlèvera : applaudissements, décorations, honneurs, entrées dans les salons à la mode, je ne les ai jamais recherchés. Je ne tiens qu’à l’estime de quelques rares esprits, qui, je l’espère, comprendront que je ne l’ai jamais mieux méritée qu’en écrivant ce livre et qu’en osant aujourd’hui le publier. Cette estime, je souhaite de ne pas la perdre ; mais certainement, je préfère la perdre que la devoir à un mensonge, ou à quelque malentendu.

Je n’ai jamais cherché de plaire au public ; mais je tiens excessivement à l’opinion de quelques-uns ; c’est affaire de sentiment et rien ne peut contre cela. Ce que l’on a pris parfois pour une certaine timidité de pensée, n’était le plus souvent que la crainte de contrister ces quelques personnes ; de contrister une âme, en particulier, qui de tout temps me fut chère entre toutes. Qui dira de combien d’arrêts, de réticences et de détours est responsable la sympathie, la tendresse ? — Pour ce qui est des simples retards, je ne puis les tenir pour regrettables, estimant que les artistes de notre temps pèchent le plus souvent par grand défaut de patience. Ce que l’on nous sert aujourd’hui eût souvent gagné à mûrir. Telle pensée qui d’abord nous occupe et nous paraît éblouissante, n’attend que demain pour flétrir. C’est pourquoi j’ai longtemps attendu pour écrire ce livre, et, l’ayant écrit, pour l’imprimer. Je voulais être sûr que ce que j’avançais dans Corydon, et qui me paraissait évident, je n’allais pas avoir bientôt à m’en dédire. Mais non : ma pensée n’a fait ici que s’affermir, et ce que je reproche à présent à mon livre, c’est sa réserve et sa timidité. Depuis plus de dix ans qu’il est écrit, exemples, arguments nouveaux, témoignages, sont venus corroborer mes théories. Ce que je pensais avant la guerre, je le pense plus fort aujourd’hui. L’indignation que Corydon pourra provoquer, ne m’empêchera pas de croire que les choses que je dis ici doivent être dites. Non que j’estime que tout ce que l’on pense doive être dit, et dit n’importe quand — mais bien ceci précisément, et qu’il le faut dire aujourd’hui[1] !

Certains amis, à qui d’abord j’avais soumis ce livre, estiment que je m’y occupe trop des questions d’histoire naturelle — encore que je n’aie point tort, sans doute, de leur accorder tant d’importance ; mais, disent-ils, ces questions fatigueront et rebuteront les lecteurs. — Eh parbleu ! c’est bien ce que j’espère : je n’écris pas pour amuser et prétends décevoir dès le seuil ceux qui chercheront ici du plaisir, de l’art, de l’esprit ou quoi que ce soit d’autre enfin que l’expression la plus simple d’une pensée très sérieuse. —

Encore ceci :

Je ne crois nullement que le dernier mot de la sagesse soit de s’abandonner à la nature, et de laisser libre cours aux instincts ; mais je crois qu’avant de chercher à les réduire et domestiquer, il importe de les bien comprendre — car nombre des disharmonies dont nous avons à souffrir ne sont qu’apparentes et dues uniquement à des erreurs d’interprétation.

Nov. 1922.
  1. Certains livres — ceux de Proust en particulier — ont habitué le public à s’effaroucher moins et à oser considérer de sang-froid ce qu’il feignait d’ignorer, ou préférait ignorer d’abord. Nombre d’esprits se figurent volontiers qu’ils suppriment ce qu’ils ignorent… Mais ces livres, du même coup, ont beaucoup contribué, je le crains, à égarer l’opinion. La théorie de l’homme-femme, des « Sexuelle Zwischenstufen » (degrés intermédiaires de la sexualité) que lançait le Dr Hirschfeld en Allemagne, assez longtemps déjà avant la guerre, et à laquelle Marcel Proust semble se ranger — peut bien n’être point fausse ; mais elle n’explique et ne concerne que certains cas d’homosexualité, ceux dont précisément je ne m’occupe pas dans ce livre — les cas d’inversion, d’efféminement, de sodomie. Et je vois bien aujourd’hui qu’un des grands défauts de mon livre est précisément de ne m’occuper point d’eux — qui se découvrent être beaucoup plus fréquents que je ne le croyais d’abord.

    Et mettons que, ceux-ci, la théorie de Hirschfeld les satisfasse. Cette théorie du « troisième sexe » ne saurait aucunement expliquer ce que l’on a coutume d’appeler « l’amour grec » : la pédérastie — qui ne comporte efféminement aucun, de part ni d’autre.