Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/8/1768/Novembre

NOVEMBRE
1er novembre 1768,

On a donné le 26 du mois dernier, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, la première représentation des Sabots, opéra-comique en un acte. Une chanson fort ancienne et fort connue a fourni le sujet de cette pièce. Voici cette chanson :

SouSouvent l’amour se cache
Sous les traits de l’amitié :
SouJ’allais traire ma vache,
Et je m’en allais nu-pieds :
Mais Colin n’eut de repos
Que je n’eusse ses sabots.

Un Il tirait de sa poche
Un gros morceau de pain bis,
Un Un chanteau de brioche
N’eût pas été plus exquis.
Que Colin donne à propos
Et son pain et ses sabots !

Un Le curé du village
Avait tué son cochon,
Un Colin eut en partage
Un bout d’andouille assez long.
Que Colin donne à propos
Andouille, pain et sabots !

Un C’était un jour de fête
Qu’il me surprit dans un coin ;
Un Je devins sa conquête
Sur quatre bottes de foin.
On entendait les échos
Redire au bruit des sabots :
Que Colin donne à propos
Andouille, pain et sabots.

Il n’y a dans cette chanson ni délicatesse ni gentillesse ; une grosse et mauvaise équivoque en fait tout le piquant. Un certain M. Cazotte, auteur d’un poëme en prose épi-comique, intitulé Ollivier, et d’un petit roman ayant pour titre : le Lord impromptu[1], s’est avisé de faire de cette chanson un opéra-comique. Ses affaires l’ayant obligé d’aller en province, où il est encore, il laissa sa petite pièce à M. Duni, qui devait la mettre en musique[2]. Ce compositeur sentit que la pièce ne valait rien, et que le musicien n’empêcherait pas le poëte d’être sifflé ; il chercha donc à engager M. Sedaine de jeter un coup d’œil sur la pièce et de la raccommoder ; cela n’était pas aisé. Sedaine est fort honnête et très-exact en procédés. En France, un poëte ne se croit pas l’homme de plusieurs musiciens, ou plutôt de tous les musiciens ; il en choisit un, s’associe avec lui, et ne travaille plus avec d’autres : cet arrangement est très-préjudiciable aux progrès de l’art. M. Sedaine s’est ainsi marié avec M. Monsigny, et quoique celui-ci lui ait fait une infidélité en faisant la musique de cette plate bouffonnerie, qui a paru sur le théâtre sous le titre de l’Île sonnante, et qui y a reçu l’accueil qu’elle méritait, M. Sedaine, plus honnête, ne s’est pas pour cela cru libre de son engagement, et persiste, au grand préjudice de nos plaisirs et de l’opéra-comique du nouveau genre dont il est le créateur, à ne vouloir travailler qu’avec Monsigny.

Duni s’y prit d’une manière singulière et en homme d’esprit pour engager Sedaine à lui corriger les Sabots. Il lui dit un jour à la Comédie qu’il avait dans sa maison un escalier qui menaçait ruine et qu’il voulait, en le rebâtissant, tourner d’une manière plus agréable ; et il le pria de lui donner quelques avis là-dessus. Sedaine alla donc, en qualité d’architecte, examiner l’escalier du compositeur ; celui-ci le force de rester à dîner. Après dîner, il lui chante à son clavecin, sans affectation, le premier air des Sabots'. Sedaine le trouve joli, et demande à voir la pièce ; c’était précisément ce que Duni voulait. Sedaine trouve la pièce mauvaise, donne quelques avis, promet de diriger les travaux de l’escalier, et revient au bout de quelques jours voir les ouvriers. Duni lui chante un second air des Sabots ; Sedaine en change les paroles, corrige la première scène, et s’en retourne, croyant n’être venu que pour l’escalier. À mesure que cet escalier se refait, la pièce se reforme d’un bout à l’autre ; de sorte qu’à l’exception du premier air, il ne reste pas un seul mot de la pièce de M. Cazotte. Sedaine se trouve avoir fait une pièce avec Duni sans s’en être aperçu, et Duni dit plaisamment qu’il lui en a coûté un escalier pour avoir une paire de sabots.

On reconnaît partout dans cette petite pièce la touche délicate et spirituelle de M. Sedaine ; il n’y a que quatre personnages : un vieux fermier, Lucas ; Colin, berger du canton ; Babet, petite paysanne, et Mathurine, sa mère.

Lucas se déteste, se chante pouille, se bat d’être tombé amoureux de cette petite Babet ; mais c’est qu’elle est si gentille ! Il la demande à sa mère. Mathurine est une brave femme qui veut que sa fille soit heureuse et qu’elle se choisisse elle-même son mari. Colin survient : c’est un grand nigaud bien joli, bien timide, bien serviable ; c’est le meilleur garçon, toujours prêt à rendre service, mais il n’a jamais osé parler de son amour ni à Babet, ni à sa mère, et cependant il se meurt d’amour et de tendresse. Lucas lui reproche sa sottise d’avoir prêté dix écus à un milicien qui les lui emportera peut-être, et d’avoir couru risque la veille de se noyer en se jetant dans l’eau pour rattraper le linge à Marie-Jeanne, que le courant emportait. Lucas parle en homme à qui l’âge et l’expérience de l’ingratitude des hommes ont endurci le cœur ; Colin répond comme un jeune homme d’un excellent naturel, pour qui le plaisir d’obliger est le premier de tous les services. Ces touches sont extrêmement justes et délicates ; c’est un talent charmant et un art particulier à M. Sedaine, qu’aucun de ses rivaux ne cherche à imiter ou ne peut lui dérober. En quatre coups de crayon, il vous peint la physionomie d’un personnage de façon que vous le connaissiez comme si vous aviez passé votre vie avec lui ; cet art est d’autant plus précieux qu’il est toujours dérobé de la manière du monde la plus naturelle et la plus heureuse. On sent aussi dès la première scène, ici, qu’après tout Lucas est un homme trop raisonnable pour ne pas venir à bout de cette passion qu’il a prise malgré lui pour la jeune et charmante Babet.

Il s’en va avec Mathurine pour lui montrer un nouveau quartier de terre qu’il vient d’acheter. Aussi bien, il va faire un orage. Colin, qui reste seul, s’occupe de sa passion, se reproche sa timidité, se promet de la vaincre, et est bien sûr de ne pas réussir. L’air dans lequel ces sentiments divers sont exprimés est le meilleur de la pièce. Cependant Lucas revient, éloigne Colin en le servant dans son goût, c’est-à-dire en le chargeant de plusieurs commissions. Babet va passer par ici ; Lucas se cache dans les broussailles pour la contempler tout à son aise. Babet vient en effet. Elle pose son panier, où elle a son pain ; elle s’assied sous un beau cerisier qui est à M. Lucas. Elle se met à chanter une chanson pendant qu’elle travaille à un ouvrage d’osier. Elle voit de belles cerises à cet arbre, elle ne peut les atteindre : « Ah ! si Colin était ici, il monterait sur l’arbre ! » Babet est bien fâchée que ces cerises appartiennent à M. Lucas. Cependant la gourmandise l’emporte. Elle ôte son surcorset, son chapeau et son tablier ; elle pose ses sabots à côté de l’arbre, y grimpe, et se met à manger de fort bon appétit. Alors Lucas se montre, et Babet, ne voulant ni lui donner un baiser ni entrer dans aucun accommodement sur ses cerises, prend ses sabots, qui sont à terre, et les emporte ainsi que son pain.

Pendant que Babet crie après ses sabots, et se fâche contre le vieillard qui les lui a emportés, Colin arrive avec son panier, où il a son pain et ses cerises pour la journée. Babet lui raconte la malice de Lucas. Colin donne à Babet ses sabots, son pain, ses cerises, mais n’ose lui parler de son amour. Quant aux cerises, ils les mangent ensemble alternativement et en se les donnant mutuellement, à condition que la dernière payera un ruban. Ce tableau est charmant, il est traité en duo ; mais le musicien n’a pas mis ici toute la volupté dont ce tableau était susceptible. Il y a aussi un air que Colin chante sur le bonheur des oiseaux, qui précède le duo, qu’il faudrait retrancher parce qu’il est commun et qu’il fait longueur.

Cependant la pluie prédite par Lucas vient. Alors, après plusieurs expédients proposés, Babet va chercher les sabots de sa mère avec les sabots de Colin. Colin attendra jusqu’à ce qu’elle revienne lui rapporter ses sabots, et, pour qu’en attendant il ne soit pas mouillé, elle lui laisse ses hardes pour s’en couvrir. Colin en effet met le chapeau de Babet ; il met son corset, il se passe son tablier autour des épaules ; il est enchanté de porter les hardes de sa maîtresse. L’air que cette toilette occasionne est médiocre et commun, et pouvait être charmant. Quand Colin voit arriver Lucas, il se tapit sous le cerisier pour se cacher. Lucas vient rapporter à Babet ses sabots. Il est fâché d’avoir été cause, en les lui emportant, qu’elle ait été mouillée. Il aperçoit Colin sous les habits de Babet et le prend pour elle ; il croit qu’elle boude. Il approche tout doucement pour l’apaiser. Il lui parle de son amour, il lui dit qu’il ne peut pas croire ce que sa mère vient de lui dire qu’elle a la tête tournée de Colin. Quand Colin entend ainsi de la propre bouche de son rival qu’il est aimé de Babet, il se relève, il jette les habits de sa maîtresse, il saute au col de Lucas, qui reste stupéfait de sa méprise, tandis que Colin se livre à tous les excès de l’amour et de la joie.

En même temps, Babet revient avec les sabots de Colin. Elle est suivie de sa mère. Lucas veut absolument faire une chose grave de ce qui s’est passé ; mais Mathurine a l’esprit juste et aime sa fille. Elle voit que Colin a fait le rôle d’un bon garçon en donnant à Babet ses sabots, son pain et ses cerises ; elle sait que Babet aime Colin, et elle les unit. Lucas ne peut se résoudre à n’être rien à Babet ; ne pouvant lui faire l’amour, il veut lui faire un jour du bien ; ne pouvant être son mari, il devient son beau-père en épousant Mathurine. La pièce finit par un vaudeville, dont le refrain rappelle la chanson qui a donné lieu à la pièce.

Cette pièce n’est qu’une bagatelle, mais c’est une très-jolie bagatelle ; elle restera au théâtre : c’est dommage que la musique en soit faible. Il y a longtemps que je crie à mon pauvre ami Duni : solve senescentem. Il devrait se reposer et renoncer au métier, et céder la carrière à Philidor et à Grétry. Ce n’est pas qu’il ne soit toujours vrai, spirituel, et même fin, dans sa musique ; mais le coloris manque partout cela est faible et gris. L’air de Colin : Et pourquoi ne puis-je donc pas, m’a paru le meilleur. La chanson que Babet chante sous le cerisier est jolie aussi. Dans tout le reste, le compositeur m’a paru fort commun et fort au-dessous de la besogne que le poëte lui avait taillée.

— On a donné sur le même théâtre, le 13 du mois dernier, un opéra-comique nouveau, intitulé la Meunière de Gentilly, les paroles de M. Le Monnier, la musique de M. de La Borde, premier valet de chambre du roi. Cela est mauvais et plat, musique assommante et baroque, sans génie, sans goût, sans idées. Cela a été sifflé suivant son mérite ; mais monsieur le premier valet de chambre ne se tient rien pour dit : c’est toujours à recommencer. Le public lui a donné en toute occasion les avis les moins équivoques, mais on ne l’a pas sitôt noyé avec une pièce qu’il revient sur l’eau avec une autre. Il a même fallu siffler sa Meunière de Gentilly cinq ou six fois de suite avant de le déterminer à la retraite, et je suis persuadé que si les Comédiens y consentaient, il se ferait siffler trois mois de suite sans interruption c’est une singulière manie dans un homme fort riche dont ce n’est pas la profession, et que Dieu créa pour l’inutilité. M. Le Monnier, auteur du Cadi dupé et de quelques autres mauvaises pièces, est très-digne d’être travesti en langue musicale par M. de La Borde. Cela fait deux compagnons très-bien assortis, et j’espère que M. Nicolet leur fera incessamment des propositions capables de les fixer sur son brillant théâtre, et de nous en délivrer à perpétuité. La Meunière de Gentilly est une singerie du précieux naturel des pièces de Sedaine, et une copie du Soldat magicien. La fille de la meunière est amoureuse d’un garde-moulin, tandis que sa mère, acariâtre et mauvaise, veut lui faire épouser le vieux meunier Jean le Blanc, son voisin, platement copié d’après Pierre le Roux, dans Rose et Colas. L’amant garde-moulin fait, les nuits, le revenant pour effrayer la meunière et Jean le Blanc. Un grenadiers-royaux revient au village mal à propos, et comme il n’a pas peur des revenants, il pense déconcerter toute l’intrigue des deux amants ; mais, averti à temps, il entre dans leurs projets, et oblige la mère de donner sa fille au garde-moulin. À la première vacance parmi les poëtes du Moulin de Gentilly, je retiens la place, quant à l’honorifique, pour M. Le Monnier.

M. Covelle, le beau Robert Covelle, dont les amours avec Mlle Ferbot ont reçu un éclat immortel par les chants du cygne de Ferney, est, comme vous savez, horloger et bourgeois de Genève. Ayant eu la satisfaction de faire un enfant à Mlle Ferbot, sa servante, il fut cité en consistoire, et ne voulut jamais se mettre à genoux devant les ministres du saint Évangile. Cette courageuse résistance inspira au patriarche de Ferney une grande passion mêlée d’admiration pour le généreux Covelle ; il lui donna une fête. On rendit au beau Covelle tous les honneurs en arrivant à Ferney ; on ouvrit devant lui les deux battants ; M. de Voltaire l’appelait toujours en cérémonie monsieur le fornicateur, et ses gens, croyant que c’était le titre d’une charge de la république, ne l’annoncèrent plus autrement que M. le fornicateur Covelle. Grâce aux chants du cygne de Ferney, le fornicateur Covelle sera mis par la postérité, pour sa beauté, entre Ganymède et Antinoüs, quoique ce soit le bourgeois le plus mal tourné qu’il y ait à Genève. Mais l’admiration est à la longue pénible, et les héros ennuient quelquefois ; c’est le cas du beau Covelle avec son chantre. Cet illustre horloger s’étant transporté, le 6 du mois dernier, au château de Ferney, M. de Voltaire lui fait dire qu’il est fâché de ne pas le voir, mais qu’il est malade. Covelle insiste, il lui fait dire qu’il est à toute extrémité ; il insiste encore, et on lui dit qu’il vient de passer et qu’il n’est plus. Covelle demande comment il est mort ; on lui répond que c’est en écrivant, la plume à la main. Monsieur le fornicateur Covelle, pénétré de cette nouvelle, s’en retourne à Genève, la mande à tous ses correspondants, et ce bruit se répand incontinent dans toute l’Europe. Il n’a pas pris de consistance à Paris, parce qu’avant de s’y répandre, on avait déjà reçu des lettres du 7 de la propre main du mort. Il nous a envoyé depuis deux contes en vers charmants, à la distance de huit jours l’un de l’autre. Le premier est intitulé le Marseillais et le Lion, par feu M. de Saint-Didier, secrétaire perpétuel de l’Académie française. C’est une fable très-philosophique et une conversation très-morale entre un lion et un petit négociant de Marseille, tombé sous les griffes dudit seigneur lion, non loin de Tunis, sur les côtes d’Afrique. Les deux seigneurs interlocuteurs traitent dans ce dialogue plusieurs questions importantes sur le droit divin, sur le droit du plus fort, sur la royauté de l’homme, qui lui est dévolue, de droit divin, sur les animaux, etc. On reconnaît dans cette fable partout la manière du maître qui en fait présent à M. de Saint-Didier ; les notes dont elle est accompagnée sont aussi édifiantes qu’instructives. On en peut dire autant d’un autre conte intitulé les Trois Empereurs en Sorbonne, par M. l’abbé Caille. L’auteur suppose que Titus, Trajan et Marc-Aurèle, quittent pour un moment le séjour de la gloire immortelle,

Pour venir en secret s’amuser dans Paris.


Ils vont en Sorbonne, où ils s’entendent damner en mauvais latin dont ils ne comprennent guère le jargon. Le syndic Ribaudier, qui s’appelle en langue vulgaire Riballier, joue dans ce conte le personnage qu’il a joué dans l’affaire de Bélisaire, celui d’un sot enté sur souche de fripon. Ce conte est charmant, et a eu le plus grand succès. Il y a peut-être plus de mérite poétique dans le Marseillais ; mais les Trois Empereurs ont une facilité, un sel, un piquant dont on ne se lasse point, quoiqu’on en connaisse la mine depuis plus de cinquante ans, et qu’elle n’ait cessé de fournir. C’est au goût particulier de chacun à décider lequel de M. de Saint-Didier ou de M. l’abbé Caille mérite la préférence. Quant à ce M. Ribaudier, qui Pour un docteur français vous semble bien grossier, je crois qu’il se console aisément du panégyrique de M. l’abbé Caille. Il a été dédommagé des sarcasmes des philosophes par une bonne abbaye de dix mille livres de rente. Quand on pense comme M. Ribaudier, on consentirait volontiers d’être à ce prix-là tous les ans une fois l’objet du mépris de l’Europe ; et quand on pense en honnête homme, on trouve de semblables récompenses singulièrement bien placées. Indépendamment de ces deux contes, le patriarche a envoyé ici l’énigme que vous allez lire.

Je suisÀ la ville ainsi qu’en province,
Je suis sur un bon pied, mais sur un corps fort mince,
Robuste cependant, et même fait au tour.
Je suisMobile sans changer de place,
Je suisJe sers, en faisant volte-face,
Et la robe et l’épée, et la ville et la cour.
Je Mon nom devient plus connu chaque jour,
Je suisChaque jour il se multiplie
Je suisEn Sorbonne, à l’Académie ;
Dans le conseil des rois et dans le parlement :
Par tout ce qui s’y fait, on le voit clairement.
Je suisEmbarrassé de tant de rôles,
Je Ami lecteur, tu me cherches bien loin,
Quand tu pourrais peut-être, avec un peu de soin,
Je suisMe rencontrer sur tes épaules.

Le mot de cette énigme est tête à perruque.

Ce mot et les Trois Empereurs nous rappellent tout naturellement les exploits de la Sorbonne contre Bélisaire, ou le combat des têtes à perruque contre un aveugle. Pour compléter l’histoire de ce célèbre aveugle, il faut conserver ici la lettre qui a été écrite à M. Marmontel, en lui envoyant la traduction russe de Bélisaire.


« De Pétersbourg, 11 septembre 1768.

« Lorsque Bélisaire arriva en Russie, monsieur, une douzaine de personnes étaient occupées à descendre le Volga depuis la ville de Twer jusqu’à celle de Sinbirsk, ce qui fait un espace de treize cents verstes, mesure du pays. Ils furent si enchantés de la lecture de ce livre qu’ils résolurent d’employer leurs heures de loisir à traduire Bélisaire dans la langue du pays. Onze d’entre eux partagèrent au sort les chapitres ; le douzième, qui vint trop tard, fut chargé de composer une dédicace des traducteurs à l’évêque de Twer, que la compagnie trouva digne d’être nommé à la tête de Bélisaire. Outre les bonnes qualités de son esprit et de son cœur, il venait de se signaler par un sermon dont la morale était aussi pure que celle de cet excellent livre. L’évêque, bien loin de désapprouver cette dédicace, en a témoigné beaucoup de contentement, et même il s’en glorifie. Notre traduction vient d’être imprimée. Quelque défectueuse qu’elle soit, ceux qui y ont travaillé croient ne pouvoir se dispenser de vous en offrir, monsieur, un exemplaire. Recevez-le comme une preuve de l’estime que nous avons conçue pour Bélisaire et pour son auteur ; c’est elle qui nous a portés à entreprendre ce à quoi la plupart de nous ne s’étaient jamais appliqués. On reproche à notre traduction la diversité des styles, nous n’en disconvenons pas ; mais nous avons jugé à propos de n’y rien changer, parce que cela même marque bien précisément ce qui a pu porter des personnes qui n’ont fait de leur vie la profession de traducteur à traduire Bélisaire. Chaque chapitre est un ouvrage à part ; c’est l’ouvrage de la conviction, de la morale la plus pure, non celui du fanatisme persécuteur. Nous vous donnons avec plaisir ce témoignage de notre considération.

« 1. Le compositeur de la dédicace des traducteurs à l’évêque de Twer, Signé : F. -F. de Schouvaloff.

« 2. Le traducteur de la préface et des Ier et IVe chapitres, Signé : J. Jelagin.

« 3. Celui du IIe, Signé : Z.-C. Czernichew.

« 4. Celui du IIIe chapitre, Signé : S. Cosmin.

« 5. Celui du Ve, Signé : Grégoire, comte Orlow.

« 6. Celui des VIe, Xe, XIe, XIIe chapitres, Signé : D. Wolkow.

« 7. Celui des VIIe et VIIIe chapitres, Signé : A. de Narischkin.

« 8. Celui du IXe chapitre, Signé : Catherine.

« 9. Celui du XIIIe chapitre, Signé : A. Bibicow.

« 10. Celui du XIV chapitre, Signé : S.-P. Mesczerskoi.

« 11. Celui du XVe chapitre, Signé : comte V. Orlow.

« 12. Celui du XVIe chapitre, Signé : Grégoire Kositski. »

M. l’abbé d’Olivet, de l’Académie française, vient de mourir à l’âge de plus de quatre-vingt-huit ans ; c’était un des plus anciens parmi les Quarante. Il a commencé la débâcle, qui sera considérable quand une fois tous ces vieux académiciens se mettront à dégeler. Le véritable nom de l’abbé d’Olivet était, je crois, Douillet[3]. Il jugea à propos dans sa jeunesse de le changer, moyennant une transposition de lettres. Il se piquait d’aimer les anciens, et particulièrement Cicéron, dont il a fait une belle édition in-4o qui a de la réputation, mais qui n’en est pas plus estimée des connaisseurs. Il a fait aussi plusieurs traductions, principalement aussi d’après Cicéron. Il passait pour bon grammairien, et pour savoir sa langue avec exactitude. Nous lui devons plusieurs Traités, du ressort de la grammaire. Il était du reste écrivain exact, froid et lourd ; malgré cela, il s’est toujours piqué d’aimer M. de Voltaire, lequel a conservé une espèce de liaison avec lui. Ses ennemis le décriaient comme un malhonnête homme ; mais quand on dit à Paris : Cet homme est un fripon, cela ne signifie la plupart du temps autre chose que : Cet homme n’est pas de mon parti ou de ma cabale. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’abbé d’Olivet n’était pas tendre, qu’il rendait bien à Duclos et à d’autres le mal qu’ils disaient de lui, qu’il ne se sentait pas le besoin d’un ami, et que le vieux Piron a merveilleusement bien fait son épitaphe par l’épigramme suivante :

Ci-gît maître Jobelin,
Suppôt du pays latin,
Juré piqueur de diphthongue,
Rigoureux au dernier point
Sur la virgule et le point,
La syllabe brève et longue,
Sur le tiret contigu,
Sur l’accent grave et l’aigu,
La voyelle et la consomne.
Ce charme qui l’enflamma
Fut sa passion mignonne ;
Du reste il n’aima personne,
Personne aussi ne l’aima[4].

— L’idée du conte suivant est connue, et le mot à mot aussi : C’est M. Guichard qui vient de les versifier.

Lise et Myrtil, couple uni par l’amour,
Dans un bon lit propre à servir leur flamme,
Plus chaudement se caressaient un jour ;
L’extase approche, on s’émeut, on se pâme.
« Ah ! dit Myrtil, sans la peur d’un enfant… »
Et Lise en feu, le serrant, lui réplique :
« N’arrête point, va toujours, cher amant,
Quand je devrais faire une république ! »

M. de Crébillon, fils de feu Crébillon le tragique, auteur du Sopha, de Tanzaï et d’autres romans licencieux, vient d’en publier un nouveau intitulé Lettres de la duchesse de *** au duc de ***, deux parties in-12. La duchesse de *** est d’abord la confidente des amours du duc de ***, et puis ce duc devient amoureux d’elle, sans pouvoir être heureux avec elle, parce qu’elle est sage et qu’elle ne veut pas faire une infidélité à son mari, qui lui en fait cependant de toute espèce. C’est cela à peu près, ou autre chose : car je veux mourir si je lis jamais cet ennuyeux et détestable persiflage, ou si je crois possible que quelqu’un puisse le lire d’un bout à l’autre. Cela est détestable et pour les mœurs, et pour le goût, et pour le style. Dans un pays où le bon goût seulement serait respecté, Crébillon courrait risque d’être mis au carcan avec écriteau par devant et par derrière, portant les mots : Corrupteur des mœurs et du bon goût. On y mettrait encore son âge, pour mieux faire sentir à quel point il est coupable de faire ce métier honteux à l’âge de plus de cinquante ans. Ici ces Lettres ont paru avec approbation et privilège du roi : c’est la raison qui est proscrite, ceux qui outragent les mœurs sont toujours sûrs d’être à l’abri des tracasseries. Cependant il est certain que cette sage et respectable duchesse qui écrit les Lettres de Crébillon a le manège, le style et les expressions d’une femme perdue. Crébillon attribue la chute de ce roman au tort qu’il prétend avoir eu de faire de sa duchesse une femme sage. Il croit que toute la sagesse d’une femme se réduit à ne pas coucher avec un homme qui lui fait une déclaration ; il ne se doute pas seulement que le ton, l’allure, les sentiments d’une femme honnête, sont à mille lieues du ton d’une petite-maîtresse. Il croit que le roman d’une femme honnête n’est pas fait pour réussir ; il ne sait pas que plus le siècle est corrompu, plus on rend hommage à la vertu et plus on en aime l’image au moins dans les livres. Cette image ne se trouvera jamais dans les livres de Crébillon, ni dans son cœur. Quelque éloigné qu’il soit de ma façon de penser, de juger un auteur sur les bonnes ou mauvaises maximes qui se trouvent répandues dans ses ouvrages, je ne puis m’empêcher de prendre mauvaise opinion d’un homme qui n’a employé toute sa vie qu’à composer des ouvrages licencieux et méprisables. On pardonne le Sopha à l’imagination déréglée d’un jeune homme de vingt ans ; mais comment pardonner, à un homme qui approche de son hiver, les Lettres de la duchesse de *** ? Ces lettres sont si détestables que je ne conçois pas comment l’auteur a jamais pu rien faire de passable ; et quand jadis son Sopha me parut si charmant, je crains que ma jeunesse ne m’ait rendu bien indulgent[5]. Il faut que je me satisfasse en transcrivant quelques passages de ces Lettres, afin de vous donner une idée de ce jargon inlisible. C’est la duchesse qui écrit au duc, son ami, à qui elle parle de son mari :

« Tout ce qui, tant qu’un mari est amant, l’amuse et lui plaît dans sa femme, devient pour lui autant de sujets de crainte lorsqu’il cesse de l’aimer ; et il est si rare qu’il ne nous punisse point, lorsqu’il a pu parvenir à nous l’inspirer, de cette même confiance qu’il a quelquefois vivement sollicitée, que nous ne pouvons trop éviter d’en prendre. »

Autre passage des Lettres de madame la duchesse à monsieur le duc. Remarquez, s’il vous plaît, comme elle sait placer ses virgules :

« Comment faire, cependant ? si c’est toujours sérieusement que je vous dis des choses qui, par elles-mêmes, ne sont pas faites pour vous plaire, il me semble que ce ton en augmente encore la dureté, et comme je trouve à vous affliger, moins de plaisir que vous ne m’en supposez sans doute, je prends l’air de la plaisanterie, non pour que vous croyiez que je plaisante, quand je vous dis que jamais je ne vous aimerai ; mais pour que vous soyez, s’il se peut, moins blessé de me l’entendre dire ; et, cet air de raillerie vous faisant me croire on ne peut pas moins touchée de vos peines, il arrive que ce que je ne fais que par un motif dont vous devriez me savoir gré, ne vous en rend que plus à plaindre. »

Voici maintenant un échantillon du ton de madame la duchesse :

« Vous ne m’en croirez, peut-être, pas ; mais à de certaines conquêtes que je fais par-ci par-là, j’ai quelquefois bien du regret d’être si jolie. Pour vous, monsieur le duc, je crois, à la façon dont je me suis conduite avec vous, n’avoir pas besoin de vous dire que ce n’est point du tout la vôtre que je me reproche. Celle-là ! Tubleu ! »

Quant à moi, madame la duchesse Tubleu, je crois n’avoir pas besoin de vous dire que quand j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir, ce n’est point du tout pour vous ôter la commodité d’aller vous faire… soldat aux gardes.



  1. Voir tome V, page 268, et tome VII, P. 176.
  2. Selon une autre tradition, c’est à Rameau le neveu que Cazotte aurait d’abord demandé la partition des Sabots.
  3. Né en 1682, d’Olivet mourut le 8 octobre 1768 ; il n’avait donc que quatre-vingt-six ans. Son véritable nom était Thoulier, et non Douillet, comme le dit Grimm. (T.)
  4. MM. de Goncourt ont publié, dans les Portraits intimes du XVIIIe siècle, de longs fragments des lettres de d’Olivet au président Bouhier, qui montrent chez l’érudit une sensibilité que ses contemporains lui refusaient. MM. de Goncourt citent entre autres quelques lignes touchantes sur la mort de l’abbé Fraguier, et
    l’aveu discret et ému de son amour pour une femme, morte pendant qu’il voyageait en Hollande. D’Olivet mourut, dit-on, des suites d’une querelle à l’Académie avec d’Alembert et Duclos, au sujet du prix de poésie décerné à Langeac. Voir page 167.
  5. Nous avons en effet entendu Grimm dire, tome II, p. 372 : « Je regarde le Sopha comme un chef-d’œuvre, etc. » (T.)