Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Mai

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 31-49).
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MAI.

1er mai 1766.

Le conte de la Reine de Golconde est le chef-d’œuvre de M. le chevalier de Boufflers. Il le composa, il y a cinq ans, au séminaire de Saint-Sulpice, où il s’était enfermé pour se faire apprenti évêque, et d’où il sortit au bout de quelques mois, n’ayant d’autre preuve de vocation pour l’épiscopat que l’histoire de cette aimable Aline. Aussi l’auteur prit-il son parti en galant homme, et au lieu d’ambitionner le rochet et l’étole, il alla ceindre son épée et faire la guerre aux ennemis du roi en Hesse. Sérieusement parlant, son conte de la Reine de Golconde est un peu libre, mais à cela près, le plus joli ouvrage qui ait paru en ce genre depuis longtemps. M.  de Voltaire pourrait l’avouer sans honte ; et quoiqu’il ne soit pas infiniment moral, je donnerais volontiers pour lui tous les contes moraux de M.  Marmontel. Ce sujet était charmant à placer sur le théâtre, et on nous annonçait depuis deux ans un opéra fait par M.  Sedaine et M.  de Monsigny, qui devait faire époque sur l’ennuyeux théâtre de l’Académie royale de musique. Cet opéra vient d’être joué[1] avec un succès qu’il faut attribuer à la dépense que les directeurs de ce spectacle ont faite en habits et en décorations, car d’ailleurs le public n’a point reconnu dans le poëme le génie et la touche de M.  Sedaine, et les connaisseurs ont trop bien retrouvé dans la musique les maigres talents de M.  de Monsigny. Mais comme il y a à Paris mille personnes en état d’apprécier le mérite d’un poëme, contre une qui se connaisse en musique, toutes les critiques se sont portées sur le poëte, et les défauts du musicien, bien autrement nombreux et barbares, ont à peine choqué. Il faut cependant convenir qu’on n’a presque point fait de reproche au poëte qui ne soit fondé. La platitude et la barbarie du style ne sont point compensées ici par ces traits vrais, naïfs et heureux qui caractérisent les pièces de M. Sedaine. Il a assez bien et assez naturellement disposé le sujet ; mais, à cela près, il n’en a pas tiré le moindre parti.

Monsieur Sedaine, consolez-vous cependant : car pour avoir fait un mauvais opéra, je ne vous estime pas un brin moins qu’auparavant, et vous auriez peut-être perdu dans mon esprit, si vous y aviez réussi. Souvenez-vous que M.  de Voltaire, qui a excellé dans tous les genres, n’a jamais pu réussir dans celui-ci. Ses chutes sur ce théâtre lui ont toujours donné un titre de plus à mon admiration ; son esprit juste et vrai n’a jamais su se plier au faux goût de ce genre, qu’une antique superstition lui a fait regarder comme admirable. Ce genre sera toujours fastidieux et insupportable aux gens de goût ; et si Dieu fait jamais la grâce aux Français de leur ouvrir les oreilles, et de leur faire comprendre ce que c’est que la musique, on ne croira jamais qu’une nation si polie et si cultivée d’ailleurs ait pu supporter cent ans de suite ce qu’elle appelle un opéra. Le vrai reproche que M.  Sedaine a à se faire, c’est de n’avoir pas tenté de hâter cette révolution.

M.  de Bury a fait, l’année dernière, une Histoire de Henri IV en plusieurs volumes. Personne, Dieu merci, n’a lu cette histoire ; et il ne faut pas être maladroit pour écrire, au milieu de la capitale, la vie du roi le plus cher à la nation sans que la nation le sache. Ce M.  de Bury est un polisson qui peut se placer hardiment à côté de M.  le marquis de Luchet, si justement décrié pour ses talents historiques. Il a plu à M.  de Bury d’attaquer, dans sa préface, l’histoire de l’illustre président de Thou, de la façon du monde la plus téméraire ; et M. de Voltaire a cru devoir justifier la mémoire de cet homme célèbre, dans une feuille de trente-huit pages qui vient de paraître[2]. M.  de Voltaire a tort. Il démontre qu’un homme qui écrit le français comme M.  de Bury, c’est-à-dire comme un décrotteur, n’a pas le droit d’attaquer un homme du mérite de M. de Thou. M.  de Voltaire a tort. Eh ! que diable cela fait-il que M.  de Bury attaque ou n’attaque pas, qu’il loue ou qu’il blâme ? Quoi qu’il fasse et qu’il dise, il ne mérite certainement pas l’honneur d’être relevé par M.  de Voltaire ; mais puisque celui-ci se déterminait à le châtier, il fallait du moins en faire justice sévère, et le traiter avec le mépris et l’indignation convenables, et non comme si M.  de Bury était quelque chose. Voilà ce que je prends la liberté de remontrer à M.  de Voltaire. Je sais bien qu’il n’est pas fâché de rapporter à cette occasion quelques lettres originales, déjà insérées dans le Mercure, et quelques propos connus de Henri IV, qui ne sont pas à la plus grande gloire de la religion catholique, apostolique et romaine ; mais il ne fallait pas mêler le sacré avec le profane, les mots du grand Henri avec les bévues et le jargon de ce Bury. M.  de Voltaire lui reproche de parler de lui-même, et de nous dire qu’il a déjà donné au public une vie de Philippe de Macédoine[3]. Illustre patriarche, vous avez de l’humeur. Comment l’auriez‑vous donc su s’il ne vous l’eût pas dit, et qui voulez-vous donc qui parle de M.  de Bury, si ce n’est pas lui-même ?

— On a imprimé à Londres, en français et en anglais, une lettre de M.  de Voltaire, adressée à Jean-Jacques Pansophe, autrement dit Rousseau[4]. Dans cette lettre, qui est défigurée par un nombre infini de fautes d’impression, M.  de Voltaire se défend de l’imputation d’avoir nui à M.  Rousseau à Genève, imputation certainement aussi fausse et aussi injuste qu’odieuse. Chemin faisant, M.  de Voltaire dit à Jean-Jacques Pansophe beaucoup de vérités dures qu’il aurait tout aussi bien fait de lui épargner. Ce pauvre Jean-Jacques est assez malheureux par son propre fait pour qu’on ait de l’indulgence pour lui, et qu’on ne prenne pas garde à ses écarts ; mais M.  de Voltaire n’entend pas cette morale, et il a été trop sensible à cette accusation pour l’oublier si vite.

— Il faut passer en revue une foule de romans qui ont paru depuis peu.

Lucy Wellers est un roman anglais en deux volumes, traduit par un certain M.  le marquis de La Salle[5]. Cela est au-dessous du médiocre. Nous avons traduit tout ce que les Anglais ont de précieux en ce genre ; mais pourquoi traduire le mauvais ? Quant à nos traducteurs, quelque précipitation que feu l’abbé Prévost ait mise à faire ses traductions, il s’en faut bien qu’il ait été remplacé. On dit que ce roman est d’une dame de Londres ; et puisque Paris a sa Mme  Bontemps, sa Mme  Benoist, sa Mme  Guibert, etc., etc., pourquoi Londres n’aurait-il pas les siennes ?

On attribue à l’auteur de Lucy Wellers un autre roman intitulé les Frères, ou Histoire de miss Osmond. Celui-ci vient aussi d’être traduit par M.  de Puisieux, en quatre parties. Je ne sais si cette M.  signifie monsieur ou madame de Puisieux[6]  ; car Mme  de Puisieux était autrefois un auteur célèbre ; mais depuis que M.  Diderot ne la voit plus, elle paraît avoir quitté la littérature. Quoi qu’il en soit, ce roman de Miss Osmond est encore plus pitoyable que le précédent.

Ne lisez pas les plats et tristes Mémoires du Chevalier de Gonthieu, publiés par M.  de La Croix, en deux volumes. Ce M. de La Croix a bien les meilleures intentions du monde. C’est dommage que les gens à bonnes intentions soient de si pauvres poëtes et de si ennuyeux auteurs.

Les Mémoires d’une Religieuse, écrits par elle-même, et recueillis par M.  de L…, en deux parties, sont d’une platitude bien plus amusante[7]. Du moins on y trouve une amante qui, quand on la chagrine, a un débordement de bile tout prêt qu’elle vomit sur ses persécuteurs. Son amant s’était sauvé sur un toit, et là, s’appuyant sur une cheminée, il entend les gémissements de sa triste maîtresse. Tout aussitôt ses forces l’abandonnent, les pieds lui manquent, et il tombe évanoui par le trou de la cheminée aux pieds de sa tendre amie, plein de sang et de suie. Je ne vous parle ici que des moindres merveilles de ce roman, dont le style répond parfaitement à la dignité et au pathétique du fond.

Après cela, je ne vous conseille pas de lire ni Mahulem, histoire orientale[8], ni la Reine de Benni, nouvelle historique[9], ni Almanzaïde[10], histoire africaine. Tout cela, c’est de l’eau tiède auprès de notre Religieuse.

J’en dis autant des Lettres galantes et historiques d’un chevalier de Malte. L’auteur de cette rapsodie a un secret sûr pour se défaire des gens dont il n’a plus besoin. Il les envoie à la guerre en détachement. Ils sont blessés et crèvent. Le pauvre chevalier de Malte périt ainsi lui-même sur les galères de la religion, le tout pour désoler une pauvre maîtresse qui de désespoir prend le voile.

Célianne, ou les Amants séduits par leurs vertus, est un nouveau roman publié par l’auteur d’Élisabeth, autrement dit Mme  Benoist, volume in-12 de plus de deux cents pages. J’approuve fort qu’un auteur mette sur le titre de ses nouvelles productions la notice de ses péchés précédents. Quand je vois un roman fait par l’auteur de l’insipide Élisabeth, je suis dispensé de le lire. Ici les amants, séduits par leurs vertus, sont deux personnes mariées que l’attrait de leurs vertus réciproques porte à manquer aux engagements du mariage ; ou, sous une plume moins délicate que celle de Mme  Benoist, c’est la tendre et vertueuse Célianne prête à faire son mari cocu en faveur du vertueux Mozime. Mme  Benoist se flatte que son roman sera un puissant préservatif contre l’amour pour toutes les jeunes femmes de Paris ; et cet effet serait immanquable, si l’on pouvait leur persuader que l’amour est réellement aussi insipide que Mme  Benoist à le talent de le peindre.

En faisant passer toute cette cargaison de romans aux îles, on n’oubliera pas d’y joindre les Passions des différents âges, ou Tableau des folies du siècle, contenant quatre historiettes en un petit volume, savoir : le Jeune homme, le Vieillard, la Jeune fille, et la Vieille. Je crois ce détestable chiffon d’une certaine chenille appelée Nougaret[11].

Les Mémoires du marquis de Solanges, en deux volumes[12], sont ce qu’il y a de plus passable dans cet énorme fatras d’insipidités et de platitudes. Je ne sais qui est l’auteur de Rose, à qui nous les devons ; mais parmi les aveugles il est aisé à un borgne de faire le voyant, Je conseille à l’auteur de Rose d’épouser l’auteur d’Élisabeth, et de nous laisser en repos.

— Nous avons vu l’hiver dernier, sur le théâtre de la Comédie-Française, le début d’une Mlle  de La Chassaigne, qui avait choisi le nom de Sainval pour son nom de théâtre[13]. Cette actrice, pompeusement annoncée, n’a répondu à l’attente du public sur aucun point. En conséquence, elle a été renvoyée du théâtre au bout de quelques semaines. Une autre Mlle  Sainval vient de débuter avec un succès bien différent[14]. Son début a attiré beaucoup de monde à la Comédie, et elle a réuni presque tous les suffrages. Elle a joué successivement les rôles d’Ariane, d’Alzire, et celui d’Aménaïde dans la tragédie de Tancrède. On lui a trouvé de l’intelligence, de la chaleur et du pathétique, et elle a reçu dans tous ces rôles de grands applaudissements. Cette actrice vient de Lyon, où elle a joué quelque temps. On ne doute point qu’elle ne soit reçue, et comme nous sommes aussi prompts à nous flatter qu’à nous décourager, nos connaisseurs nous assurent déjà que, par cette acquisition, Mlle  Clairon sera remplacée. Je le voudrais. Je ne refuse pas à Mlle  Sainval du talent et de grandes dispositions ; mais elle à un grand inconvénient, c’est qu’elle est excessivement laide. On assure qu’elle n’a pas vingt-deux ans, et elle a l’air d’en avoir quarante au théâtre. On ne saurait dire que la douleur l’embellisse, car elle devient plus laide à mesure que la passion l’anime et se peint sur son visage. Il est vrai que sa chaleur, et quelquefois la vérité de l’expression, entraînent en dépit de la laideur ; mais je doute que chez une nation véritablement enthousiaste des beaux‑arts, et en particulier de l’art dramatique, aucun talent, aucun avantage pût contre-balancer l’inconvénient de la laideur : la beauté, la grâce des formes et des figures, paraissent la qualité principale et la plus essentielle du comédien, quoiqu’on puisse les posséder sans talent. Mlle Sainval n’a pu continuer son début, parce qu’elle est grosse de plus de cinq mois. On dit qu’elle à le malheur d’être passionnée pour un mauvais sujet, de mœurs aussi basses que d’extraction, et qui la maltraite indignement sans pouvoir la guérir de son malheureux penchant : autre raison pour espérer peu de Mlle Sainval, malgré ses dispositions. Le désordre et la bassesse sont ce qu’il y a de plus contraire à la perfection de l’art dramatique. Il n’y a point de profession qui ait autant besoin d’enthousiasme et d’élévation de sentiments que celle du comédien ; mais vu que nous sommes des oisifs qui n’allons au spectacle que par désœuvrement, et très-peu curieux de la perfection de l’art, tout est bon pour nous. La réception de Mlle Sainval ne sera décidée qu’après ses couches, ce qui fera une espèce de second début ; mais je crains-que, malgré ses succès, elle ne parvienne jamais à mériter une place dans l’histoire du Théâtre-Français à côté des Le Couvreur et des Clairon.

— Jean Astruc, docteur-régent de la Faculté de médecine de Paris, vient de mourir, âgé de plus de quatre-vingts ans[15]. C’était un praticien médiocre, et même très-mauvais, à ce que je crois ; mais c’était un savant médecin. Son traité des Maladies vénériennes[16], écrit en latin, l’a rendu célèbre parmi les médecins de toute l’Europe, et par les connaissances qu’il renferme, et par la manière dont il est écrit. Il s’en faut bien que son dernier ouvrage Sur les Maladies des femmes[17] mérite le même éloge. Il est plein de faussetés ; non que l’auteur ne sût dire la vérité, mais parce qu’il la sacrifiait à l’intérêt le plus frivole. Ainsi, dans ce dernier traité, pour soutenir un système qu’il à cru devoir adopter, il a mieux aimé changer la forme de la matrice dans les femmes, et la représenter autrement qu’elle n’est, que de convenir que son système est faux : procédé très‑capable d’induire en erreur de jeunes médecins, mais dont le fait m’a été certifié par un grand et savant médecin. Astruc était un des hommes les plus décriés de Paris. Il passait pour fripon, fourbe, méchant, en un mot pour un très-malhonnête homme. Il était violent et emporté, et d’une avarice sordide. Il faisait le dévot, et s’était attaché aux jésuites dans le temps qu’ils avaient | tout crédit et toute puissance. Il est mort sans sacrements, parce qu’il ne voyait plus rien à gagner par l’hypocrisie au delà du trépas. C’est un savant et méchant homme de moins. Il était beau-père de M.  de Silhouette, qu’un ministère de quelques mois a rendu l’objet de la haine publique ; le gendre a aussi toujours affiché la dévotion, et le public ne croit guère plus à sa probité qu’à celle de feu son détestable beau-père.


15 mai 1766.

Il me reste un mot à dire sur la musique de la Reine de Golconde. M.  de Monsigny n’est pas musicien de profession, et il n’y a rien qui n’y paraisse. Sa composition est remplie de solécismes ; ses partitions sont pleines de fautes de toute espèce. Il ne connaît point les effets ni la magie de l’harmonie ; il ne sait pas même arranger les différentes parties de son orchestre et assigner à chacune ce qui lui appartient : ses basses sont presque toujours détestables, parce qu’il ne connaît pas la véritable basse du chant qu’il a trouvé, et qu’il met ordinairement dans la basse ce qui devrait être dans les parties intermédiaires. Aussi, toute oreille un peu exercée est bientôt excédée de cette foule de barbarismes, et, en Italie, M.  de Monsigny serait renvoyé du théâtre à l’école, pour étudier les premiers éléments de son art, et expier ses fautes sous la férule ; mais en France, le public n’est pas si difficile, et quelques chants agréables mis en partition comme il plaît à Dieu, des romances surtout, genre de musique national, pour lequel le parterre est singulièrement passionné, ont valu à ce compositeur les succès les plus flatteurs et les plus éclatants. On le regardait même comme l’homme le plus propre à opérer une révolution sur le théâtre de l’Opéra, et à faire la transition de ce vieux et misérable goût qui y règne à un nouveau genre, sans trop choquer les partisans de la vieille boutique et sans trop déplaire aux amateurs de la musique.

M. de Monsigny a mal justifié ces espérances : il n’a pas fait faire un pas à l’art. Son opéra de la Reine de Golconde est un opéra français dans toute la rigueur du terme, et je défie les plus grands rigoristes de lui reprocher la moindre innovation, la plus petite hérésie. Il en est arrivé une chose bien simple, c’est que M.  de Monsigny n’a contenté aucune classe de ses juges. Les amateurs de la musique l’ont abandonné aux vieilles perruques, qui ne lui ont pas rendu justice. Ce compositeur a oublié de faire une observation de la plus grande importance pour un musicien qui veut réussir : c’est qu’on vante la musique de Lulli, non parce qu’on la trouve réellement belle, mais parce qu’elle est vieille. Ainsi, tout homme qui travaille à s’approcher du vieux goût est sûr de déplaire même à ceux qui en sont les plus chauds défenseurs.

Sans être chargé des pleins pouvoirs d’aucun parti, je vais tracer ici quelques articles préliminaires, sans l’observation desquels je promets à M.  de Monsigny, et à tout compositeur qui voudra essayer un opéra français, qu’ils n’obtiendront jamais de succès durable. On ira toujours à l’Opéra, parce que l’oisiveté et le désœuvrement y conduiront toujours ; mais les gens de goût ne s’y plairont jamais.

Je dirai donc, en premier lieu, que la France n’aura jamais de spectacle en musique si l’on ne sépare pas distinctement l’air et le récitatif. Celui-ci ne doit point être chanté, il doit être une déclamation notée et parlée : cette déclamation doit tenir le milieu entre la déclamation ordinaire et commune et le chant, Quoique mesuré et soutenu d’une basse, le récitatif ne doit point se débiter en mesure ; il suffit qu’il soit ponctué avec justesse, et que les véritables inflexions du discours y soient bien marquées ; tout le reste doit être abandonné à l’intelligence de l’acteur. Je dis de l’acteur, et non du chanteur : le récitatif ne peut faire de l’effet que lorsque le poëte a fait une belle scène, et que l’acteur la joue bien,

L’air doit être réservé aux moments de situation, de chaleur, de passion, d’enthousiasme. Tout air doit être pour ainsi dire une situation, et c’est ainsi que l’illustre Metastasio l’emploie toujours, si vous en exceptez les airs qui renferment un tableau ou une comparaison ; et j’avoue que je retrancherais volontiers ce dernier genre d’airs de la musique théâtrale.

Le récitatif obligé a une nuance de chant plus forte que le récitatif ordinaire ; il tient le milieu entre celui-ci et le chant de l’air.

Mettez les airs les plus beaux et les plus sublimes l’un à la suite de l’autre, et vous n’en aurez pas fait exécuter quatre de suite sans que votre oreille ne soit enivrée, excédée, et que vous n’ayez réussi à détruire tout charme, tout effet, par cette succession immédiate des uns aux autres.

Le récitatif était donc ce qu’il y avait de plus important à trouver pour l’exécution d’un opéra. Sans lui, point d’action, point de dialogue, point de scène, point de repos, point de charme, point d’effet musical.

Aussi il n’y a rien de tout cela dans un opéra français, parce que son récitatif est un chant lourd, traînant et languissant, que l’acteur débite à force de cris et de poumons, et qui dure depuis le commencement jusqu’à la fin. Ce récitatif détestable, qui a été imité d’après le plain-chant de l’église et qui n’est proprement ni chant ni déclamation, est cause qu’il n’y a ni air ni récitatif dans un opéra français, et que l’auditeur le plus intrépide en sort harassé.

La faute la plus grave de M.  de Monsigny, c’est d’avoir adopté ce plain-chant avec tous ses défauts, et de n’avoir pas songé à distinguer avec précision l’air et le récitatif. C’était se mettre dans l’impossibilité de mieux faire que ses prédécesseurs, depuis le plat Lulli jusqu’au dur et lourd Rameau.

Secondement, la chanson et le couplet ne sont point du ressort de la musique théâtrale : ils peuvent y être placés historiquement, c’est-à-dire qu’un berger, par exemple, peut dire à sa bergère qu’on lui a appris une telle chanson, et la chanter ; mais il est contre le bon sens de placer sur le théâtre la chanson et les couplets en action, parce que le chant du couplet est toujours un chant appris par cœur, et ne peut jamais avoir l’air d’être créé par l’acteur dans la chaleur de l’action ou dans les accès et dans la fougue de la passion. Rien ne ressemble moins au couplet que l’air ou l’aria des Italiens, qui est le véritable chant du théâtre, et qui, comme nous l’avons dit, doit toujours être placé en situation. Il paraît que c’est la danse qui a fourni la première idée de l’air à celui qui l’a créé en Italie, et introduit sur le théâtre. L’application du cadre que la danse a fourni aux paroles du poëte, cette association du modèle primitif et du technique d’un air de danse avec l’expression d’un sentiment, les actions d’une passion, est un effort de génie des plus rares. L’air est donc devenu l’expression d’un seul sentiment, d’une seule idée musicale, d’une seule passion, d’une seule situation, avec toutes les variétés des nuances que chaque sentiment, chaque passion renferme.

L’opéra français ne connaît point l’air. On n’y sait rompre la monotonie de ce plain-chant qu’ils appellent récitatif que par des chansons et des romances, genre de musique faux et absurde au théâtre. Ce qu’on appelle l’ariette, introduite en ces derniers temps dans la musique théâtrale, à limitation de l’aria des Italiens, est d’un genre non moins faux que les couplets, et d’un goût encore plus pitoyable. Bien loin d’exprimer un sentiment ou une passion, l’ariette ne renferme que des paroles oiseuses que le poëte place à propos de rien dans un divertissement, et que le musicien ne sait exprimer qu’en jouant sur les mots de la manière la plus puérile.

M. de Monsigny n’a rien innové à ce misérable protocole. Comme il a surtout réussi par ses romances dans ses autres pièces, il a cru qu’il n’y avait qu’à les multiplier dans celle-ci autant qu’il serait possible, et il n’a pas prévu qu’elles se feraient tort les unes aux autres, et qu’à la troisième tout le monde serait excédé. Quant à ses ariettes, qu’il a placées dans les divertissements suivant l’usage, elles ne sont en rien supérieures aux mesquines et pitoyables ariettes de Rameau et consorts. Ainsi l’air, l’aria, reste toujours à créer dans l’opéra français.

Troisièmement, les chœurs ne sont pas plus que les couplets propres à la musique de théâtre. Aussi rien n’est plus froid et plus ennuyeux que tous ces chœurs dont un opéra français est farci, et que ses partisans ont l’imbécillité de regarder comme un avantage. Lorsque le poëte introduit dans sa pièce le peuple ou la foule comme acteurs, je sens que cette foule peut pousser un cri de joie, d’admiration, de douleur, de surprise, d’effroi, etc. ; mais de lui faire chanter un long couplet en parties, et par conséquent non-seulement un chant appris par cœur, mais concerté d’avance entre les exécutants, et qui cependant au théâtre doit avoir l’air d’être suggéré par l’action du moment, c’est offenser grièvement le bon sens et porter l’absurdité à son comble, à moins que ce chœur ne consiste dans l’exécution de quelque hymne ou de quelque autre chant consacré par la religion et l’usage, et que le peuple peut être supposé de savoir par cœur. On a emprunté les chœurs du théâtre ancien ; mais en cela, comme en beaucoup d’autres choses, on a montré peu de jugement. La représentation théâtrale avait tout un autre but chez les peuples anciens que chez nous : c’était un acte de religion et d’instruction publique. Cette dernière partie était particulièrement confiée au chœur. C’était pour ainsi dire un personnage moraliste et intermédiaire entre l’acteur et le spectateur, chargé d’inspirer à celui-ci de bons sentiments moraux résultant du fond du sujet. Quand il quitte le rôle de moraliste, et qu’il se mêle à l’action, la foule se tait, et il n’y a plus qu’un ou deux interlocuteurs qui parlent. Le caractère distinctif des ouvrages anciens est ce jugement sûr et profond qui accompagne toujours les opérations du vrai génie. Nous autres peuples modernes, nous ne sommes que des enfants et des singes qui avons imité à tort et à travers, et souvent contre le bon sens, ce que nous avons trouvé établi chez nos maîtres. Aussi il n’y a rien qui n’y paraisse ; et pour s’en convaincre on n’a qu’à comparer la gravité des chœurs de Sophocle avec la frivolité et la pauvreté des chœurs de Quinault.

M. de Monsigny, au lieu de donner un bon exemple en retranchant les chœurs de son opéra, les a multipliés à l’excès, et a perpétué, autant qu’il a dépendu de lui, un défaut qu’on a la sottise de regarder comme une beauté, tandis que les Italiens l’ont retranché depuis longtemps, et avec beaucoup de jugement, de leur spectacle musical.

En quatrième lieu, aussi longtemps que lon mélera la danse avec le chant, les scènes et les ballets, il sera impossible qu’il y ait jamais un véritable intérêt dans un poëme d’opéra ; et le moyen d’attacher et de procurer du plaisir par la représentation théâtrale, lorsqu’elle est dépourvue d’intérêt, ou que cet intérêt se réduit à une scène dans tout le cours de la pièce, au lieu qu’il doit commencer avec elle, et croître par gradation de scène en scène, jusqu’au dénoûment ? Les Italiens ont absolument banni et séparé la danse de leur opéra, et ont montré en cela autant de discernement que de goût. En France, au contraire, on regarde la réunion de la danse et du chant dans le même spectacle comme un chef-d’œuvre de l’art et comme une preuve de la supériorité de l’opéra français sur l’opéra italien. Belle chimère ! Prétention bien fondée ! Premièrement, c’est le comble de la barbarie et du mauvais goût de mêler ensemble deux arts d’imitation, et si vous étudiez les premiers éléments du goût, vous sentirez que celui qui imite par le chant ne doit jamais se trouver dans la même pièce avec celui qui imite par la danse, l’unité de l’imitation n’étant pas moins essentielle que l’unité de l’action. En second lieu, je mets en fait que ce mélange de danse et de chant détruit nécessairement l’intérêt, parce qu’à chaque fois le ballet arrête l’action, et que lorsque la danse est finie, l’âme du spectateur est loin de l’impression qu’une scène touchante aurait pu lui faire. Aussi les ballets ne sont si agréables et si désirés à l’Opéra que parce que le poëme est insipide et froid, et qu’il ennuie ; mais dans une pièce véritablement intéressante, je défie le poëte le plus habile, quelque art qu’il puisse avoir, d’amener un ballet sans arrêter l’action, et par conséquent sans détruire à chaque fois l’effet de toute la représentation. Remarquez que la danse peut être historique dans une pièce, comme la chanson. Donnez-moi un génie sublime, et je vous montrerai Catherine de Médicis faisant ses préparatifs du carnage de la Saint-Barthélemy, au milieu des fêtes et des danses de la noce du roi de Navarre. Le contraste de la tranquillité apparente qui va faire éclore de si affreux forfaits, ce mélange de galanterie et de cruauté, si je sais l’art d’émouvoir, vous fera frissonner jusque dans la moelle des os ; mais je ne crains pas que vous puissiez avoir jamais vu rien de semblable sur le théâtre de l’Opéra, ni qu’aucun de ceux qui s’en mêlent soit en état d’en concevoir seulement l’effet. On ne nous donne sur nos théâtres que des jeux d’enfants, parce qu’on sait bien qu’on ne joue pas devant des hommes, et que, jusque dans les amusements, on redoute une certaine dignité et une certaine énergie.

MM. Sedaine et de Monsigny ne se sont pas doutés du mauvais effet de ce mélange du chant et de la danse. Ils ont voulu en tout se conformer au protocole de la boutique de l’Opéra français, et le public leur a rendu justice en rangeant leur opéra dans la classe de ces ouvrages insipides et barbares qui seront enterrés sous les ruines de cette vieille masure, le jour que les Français sauront ce que c’est qu’un spectacle en musique.

M. le chevalier de Chastellux a écrit l’année dernière un Essai sur l’union de la poésie et de la musique, qui contient de très-bons principes que nos jeunes poëtes surtout auraient dû étudier avec le plus grand soin. Pas un n’en a profité jusqu’à présent, et rien ne prouve mieux l’inutilité des préceptes et des poétiques. Un seul beau tableau apprend plus sur la peinture que vingt traités qui traitent de l’art. L’écrit de M.  le chevalier de Chastellux n’a pas même fait de sensation. Il est vrai qu’il est un peu froid, et qu’on a de la peine à se faire à un ton si froid sur un art si plein de chaleur et d’enthousiasme ; mais enfin cet écrit contient des vues tout à fait neuves, du moins en France, et dont certainement aucun poëte lyrique ne se doute.

J’ai aussi tâché d’exposer mes idées dans l’Encyclopédie, à l’article Poëme lyrique. Si vous daignez le parcourir, je le recommande à votre indulgence ; je n’ai point eu le loisir de lui donner la perfection dont il aurait été susceptible. Vous y trouverez peut-être quelques vues trop hasardées et qui pourront même paraître extravagantes ; mais je vous supplie de ne les pas rejeter légèrement ; et si j’en avais le temps, je ne croirais pas impossible de les porter à un haut degré de probabilité. Au reste, je n’ai pas vu cet article imprimé, et ne sais quel air il a dans ce fameux dictionnaire : car jusqu’à présent les sages précautions du gouvernement nous préservent toujours efficacement du venin de l’Encyclopédie, tandis que les provinces et les pays étrangers sont abandonnés à l’activité de son poison. On a même mis M.  Le Breton, premier imprimeur ordinaire du roi, à la Bastille, pour avoir envoyé vingt ou vingt-cinq exemplaires à Versailles à différents souscripteurs. Ceux-ci ont eu un ordre du roi de rapporter leurs exemplaires à M.  le comte de Saint-Florentin, ministre et secrétaire d’État. Dans le fait, le gouvernement n’a pas voulu punir, mais prévenir les criailleries des prêtres, surtout pendant l’assemblée du clergé, à laquelle on a voulu ôter le prétexte de faire des représentations à ce sujet. L’indiscret imprimeur qui à pour son compte l’intérêt de la moitié dans les frais et dans les profits de cette immense entreprise est sorti de la Bastille au bout de huit jours de prison. Cette Encyclopédie, malgré toutes les traverses qu’elle a essuyées, ou plutôt par la célébrité que ces persécutions lui ont attirée, aura produit un profit de quelque cent mille écus à chacun des entrepreneurs. Aussi les libraires n’aiment rien tant que les livres dont les auteurs sont harcelés : la fortune est au bout. Mais si l’Encyclopédie à enrichi trois ou quatre libraires, ceux-ci n’ont pas cru devoir enrichir les auteurs de ce fameux dictionnaire. On sait que M. Diderot, sans les bienfaits de l’impératrice de Russie, aurait été obligé de se défaire de sa bibliothèque. M.  le chevalier de Jaucourt, qui, après M.  Diderot, a le plus contribué à mettre fin à cet ouvrage immense, non-seulement n’en a jamais tiré aucune récompense, mais s’est trouvé dans le cas de vendre une maison qu’il avait dans Paris afin de pouvoir payer le salaire de trois ou quatre secrétaires, employés sans relâche depuis plus de dix ans. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que c’est l’imprimeur Le Breton qui a acheté cette maison avec l’argent que le travail du chevalier de Jaucourt l’a mis à portée de gagner. Aussi ce Le Breton trouve que le chevalier de Jaucourt est un bien honnête homme. Je ne connais guère de race plus franchement malhonnête que celle des libraires de Paris. En Angleterre, l’Encyclopédie aurait fait la fortune des auteurs ; ici, elle a enrichi des libraires sans sentiment et sans justice, et qui s’estiment de très-honnêtes gens parce qu’ils n’ont pas pris de l’argent dans la poche des auteurs.

— On a imprimé en Hollande avec assez d’élégance la Lettre de Trasybule à Leucippe. Cet ouvrage se trouvait depuis nombre d’années dans le portefeuille des curieux en manuscrit. Il est de M.  Fréret, en son vivant secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres[18]. Cette lettre tend à prouver l’imposture et la fausseté des cultes prétendus révélés ; Fréret l’avait écrite pour rassurer sa sœur contre les terreurs religieuses. Il y règne une grande franchise et une grande naïveté. Je me souviens de l’avoir lue anciennement dans un manuscrit d’une assez mauvaise écriture, et de l’avoir trouvée un peu ennuyeuse. Quant à l’édition qu’on vient d’en faire, la vigilance de la police ne permet pas qu’elle se répande en France ; on en a vendu quelques exemplaires excessivement cher : ainsi c’est en Hollande qu’il faut s’en pourvoir. Fréret était un des plus savants hommes de ce pays-ci ; malheureusement ce sont toujours ceux-là qui ont une peine infinie à croire. Il a laissé un autre manuscrit intitulé Examen impartial des apologistes de la religion chrétienne[19]. Les difficultés qu’il leur oppose sont terribles. Le vent qui souffle depuis quelque temps n’est pas favorable à notre sainte religion. Cet examen vient aussi d’être imprimé en Suisse, je crois. Papier et caractère, tout en est assez vilain ; mais surtout le texte est si prodigieusement défiguré par des fautes d’impression qu’on rencontre des choses inintelligibles à chaque page. La plupart des noms propres y sont changés ou estropiés.

M.  l’abbé de La Porte vient de donner les troisième et quatrième volumes du Voyageur Français, dont il a publié les deux premiers volumes l’année dernière, et qu’il nous a fait envisager comme une continuation de l’Histoire générale des voyages, par l’abbé Prévost. Cet abbé de La Porte est un des plus insignes compilateurs qu’il y ait dans la littérature de France. Une lettre imprimée et adressée à M.  Surbled, de Paris, nous prouve que son Voyageur français est une des plus informes compilations qu’il y ait. Les libraires qui ont le privilége de l’ouvrage de l’abbé Prévost le font continuer par M. de Querlon et par M.  de Surgy, à qui il ne sera pas difficile de faire mieux que ce plat rapsodiste de La Porte. Les premiers volumes de cette continuation paraissent.

État de l’inoculation de la petite vérole en Écosse, par M. Monrœ, professeur de médecine en l’université d’Édimbourg. Traduit de l’anglais. Brochure in-8o de soixante-quinze pages. C’est une réponse de M.  Monrœ à une lettre des commissaires de la Faculté de médecine de Paris, qui délibèrent toujours pour savoir si l’inoculation n’est pas une invention du diable, comme l’a véhémentement soupçonné un certain maître Omer.

M.  Désormeaux mérite une des premières places entre les écrivains médiocres et du second ordre. Son style est naturel et n’a aucun défaut choquant. Il a écrit une Histoire de la maison de Montmorency qui a eu du succès. Il vient d’entreprendre l’Histoire de Louis de Bourbon, second du nom, prince de Condé, premier prince du sang, surnommé le Grand ; mais il n’en a encore publié que deux volumes, qui finissent avec l’année 1650 : ainsi il en faudra au moins encore deux autres pour achever la vie de ce héros brillant et illustre. Jusqu’à présent le succès de ce nouvel essai de M.  Désormeaux paraît moins assuré que celui de l’Histoire de la maison de Montmorency ; il faut voir, lorsque le reste en aura été publié, quel sera le jugement définitif du public. Il est vrai que la plus belle plume de France n’eût pas été trop bonne pour écrire avec un certain succès l’histoire d’un héros du caractère du grand Condé. Les plans des sièges et batailles, dont M.  Désormeaux a fait orner son ouvrage, paraissent faits avec soin.

De l’Autorité du clergé et du Pouvoir du magistrat politique sur l’exercice des fonctions du ministère ecclésiastique, par M***, avocat au Parlement[20], Deux volumes in-12. Un avocat au Parlement qui entreprend de juger le procès qui subsiste depuis tant de siècles entre le clergé et le magistrat politique ne peut décider qu’en faveur du magistrat : c’est ce qu’a fait le nôtre. Aussi le clergé a-t-il sollicité et obtenu à la cour un arrêt du conseil d’État du roi, qui supprime l’ouvrage de l’avocat. On dit cet ouvrage bien fait ; mais la doctrine des deux puissances dans l’État est si absurde, si contradictoire, si remplie de subtilités et de sophismes, que je défie le meilleur esprit de s’en dépêtrer, sans rejeter entièrement l’usurpation des prêtres et cette puissance prétendue spirituelle qu’ils s’arrogent. Je défie aussi tout gouvernement qui tolère et reconnaît chez lui une puissance ou juridiction spirituelle de n’être pas continuellement harcelé par des disputes, et d’oser se promettre un instant de repos. Pour être tranquille alors, il faut ou secouer le joug des prêtres et les subjuguer, ou se soumettre en silence à leur despotisme.

M.  de Roussel, ancien officier dans les troupes du roi, continue la publication de ses Essais historiques sur les régiments d’infanterie, de cavalerie et de dragons au service de la France[21]. L’auteur remonte à l’époque de création de chaque régiment ; ensuite il donne l’histoire militaire des colonels, lieutenants-colonels et majors de chaque corps, puis une liste historique du plus grand nombre de capitaines, et enfin un journal des campagnes du régiment, objet de ses recherches, avec le détail des sièges et batailles où il s’est trouvé. Cette compilation peut être intéressante pour beaucoup de monde.

— Je pense différemment des Commentaires sur la retraite des dix mille de Xénophon, ou Nouveau Traïté de la guerre à l’usage des jeunes officiers, par M.  Le Cointre, capitaine de cavalerie au régiment de Conti, de l’Académie royale de Nîmes. Deux volumes in-12. J’ai très-mauvaise opinion des jeunes officiers qui auraient appris leur métier dans les livres, et je crois la qualité de capitaine et celle d’académicien de Nîmes si peu compatibles que je donne dès à présent sans autre examen ma voix pour réformer M.  le capitaine et en faire le secrétaire perpétuel ou non perpétuel de son illustre Académie.

Dictionnaire portatif des eaux et forêts, par M.  Massé, avocat au Parlement. Gros volume in-8o en deux parties, faisant ensemble près de huit cents pages. Tout devient dictionnaire et portatif, et ce ne sera pas faute de rédacteurs si nous ne portons pas toute la science possible en poche.

— On peut ajouter la Lettre curieuse de M.  Covelle, qui vient de paraître au recueil des lettres édifiantes qui ont paru sur les miracles ; mais cette Lettre curieuse ne sera pas la meilleure du recueil. Quoique les auteurs de cette lettre soient toujours les mêmes, elle regarde en particulier M.  Vernet, professeur en théologie à Genève, qui peut être un grand saint, mais qui ne passe pas pour un grand homme de bien : sa probité a été véhémentement soupçonnée en plus d’une occasion. Il paraît que M.  Vernet a écrit en dernier lieu quelque chiffon qui à excité la bile de M.  Covelle. Mais il faudrait être juste avant tout, et n’avoir pas deux poids et deux mesures, pas même avec les Vernets et les Montmollins. Si M.  Rousseau, en sa qualité de malheureux, est un homme sacré, il faut qu’il le soit pour tout le monde, En ce cas il ne faut pas faire imprimer à Londres une lettre de correction à Jean-Jacques Pansophe, et il ne faut pas que MM. Covelle et compagnie, après avoir turlupiné ledit Jean-Jacques dans plusieurs de leurs lettres, professent tout à coup des principes si sévères sur le respect qu’on doit aux malheureux, ou quand on se permet d’écrire contre le malheureux Jean-Jacques, il faut trouver bon que des professeurs de la science absurde défendent leur doctrine contre les attaques de son Vicaire savoyard.

  1. Aline, reine de Golconde, fut représentée pour la première fois le 15 avril 1766. (T.)
  2. Le Président de Thou justifié contre les accusations de M.  de Bury, auteur d’une vie de Henri IV (1766), in-8o.
  3. Histoire de Philippe et d’Alexandre le Grand, rois de Macédoine, par de Bury, 1760, in-4o.
  4. Le docteur Pansophe, où Lettres de M.  de Voltaire (et de Borde), Londres, 1766, in-12. La lettre du docteur Pansophe est de Borde. Voltaire avait d’abord attribué cette pièce satirique à l’abbé Coyer, qui l’a désavouée par une lettre insérée dans les Œuvres diverses de J-.J. Rousseau, édition de Neufchâtel (Paris), tome VII. (T.)
  5. La Haye et Paris, 1766, 2 vol. in-12,
  6. 1766, 4 part. in-12. L’m qui est sur le titre signifie monsieur.
  7. Les Mémoires d’une Religieuse (1766, 2 part. in-12) sont de l’abbé de Longchamps, mort à Paris, en 1812, dans une grande misère. (B.)
  8. Par Marescot, 1766, in-12.
  9. Par le marquis de Luchet, 1766, in-12.
  10. Cette Almanzaïde n’était-elle pas une réimpression de la nouvelle du même titre, Paris, Barbin, 1674, in-12, dont Mlle  de La Roche-Guilhem était l’anonyme auteur ? (T.)
  11. Nougaret était en effet auteur de cet ouvrage ; 1766, in-12.
  12. ar Desboulmiers ; 1766, 2 vol. in-12.
  13. Voir la note de la page 492 du tome VI.
  14. Voir la note précitée.
  15. Astruc, né en 1684, mourut le 5 mai 1766.
  16. De Morbis venereis, libri sex. La première édition est de Paris, 1736, in-4o. Il y en a une traduction de Jault, qui a été plusieurs fois réimprimée. (T.)
  17. 1761-66, 6 vol, in-12.
  18. Cette Lettre est en effet, le seul des ouvrages de polémique religieuse attribués à Fréret qui soit réellement de lui ; mais elle a été retouchée par Naigeon, lorsqu’il l’a réimprimée dans l’Encyclopédie méthodique.
  19. L’Examen critique des apologistes de la religion chrétienne a paru la même année ; voir sur ce livre, composé par Lévesque de Burigny et revu par Naigeon, la longue note de Barbier insérée dans les Supercheries littéraires au nom de Fréret.
  20. François Richer.
  21. Le premier des neuf volumes de cet ouvrages avait paru en 1765.