Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1789/Janvier

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 371-385).


1789[1]

JANVIER.

Le Démophon de M. Marmontel est emprunté d’un opéra du célèbre Métastase, comme l’opéra italien avait été emprunté d’une de nos plus intéressantes tragédies, d’Inès de Castro, de La Mothe. Métastase crut devoir y ajouter plusieurs épisodes qui en ont compliqué l’intrigue. M. Marmontel en a retranché une partie : la marche de son poëme est plus simple, mais le dénoûment est-il aussi naturel, aussi vraisemblable ?

La première représentation de cet ouvrage a été reçue plus froidement qu’elle ne le méritait, et celles qui lui ont succédé ne prouvent pas qu’on soit encore disposé à lui rendre plus de justice. Malgré les défauts que nous avons relevés dans le poëme, il offre des détails qui font honneur au talent de M. Marmontel ; c’est peut-être de tous ses opéras celui dont le style est le moins négligé ; les paroles de plusieurs airs, celles des duos en général sont des modèles de la manière dont les auteurs lyriques doivent traiter ces parties si importantes d’un opéra. Au lieu de suivre le plan tracé par La Mothe, M. Marmontel a voulu se rapprocher davantage de celui de Métastase : la double intrigue admise par ce dernier devait nécessairement partager l’intérêt et distraire de celui que la situation et le malheur de Dircé pouvaient et devaient naturellement inspirer ; mais il fallait ne pas oublier peut-être que Métastase travaillait pour un théâtre où les doubles intrigues sont commandées par l’usage, la volonté des musiciens et la durée d’un spectacle, qu’il serait difficile de remplir par les seuls moyens d’une action simple et une, et qu’un double intérêt sert par la variété qu’il offre à la musique, plaisir que cherchent trop uniquement les Italiens dans leurs opéras. En France, il sera toujours très-difficile de présenter sur nos théâtres lyriques des actions complexes, parce que la durée de nos spectacles ne permet pas les développements que demandent deux intrigues pour être claires et pour intéresser. L’auteur de l’opéra d’Andromaque ne l’a fait peut-être avec quelque apparence de succès qu’en sacrifiant presque entièrement l’amour bien plus intéressant d’Oreste pour Hermione que celui de Néade pour Ircile à l’amour maternel d’Andromaque pour son fils. La présence de cet enfant, introduit sur la scène dès le second acte, produisait l’intérêt le plus attendrissant, parce qu’il avait été préparé à l’aide des développements de la tragédie de l’immortel Racine, et l’amour d’Oreste pour Hermione n’affaiblissait pas ce sentiment si attachant parce que l’auteur n’en avait conservé que ce qui était nécessaire pour lier l’intrigue et accroître l’intérêt de son action. C’est le seul outrage fait au grand modèle qu’il traduisait sur la scène de l’Opéra qu’on a dû lui pardonner en faveur des larmes que les deux situations dans lesquelles il présentait Astyanax ont fait répandre aux spectateurs.

Quant à la musique de Démophon, elle n’a pas rempli tout ce qu’on attendait du talent très-avantageusement annoncé de M. Chérubini. Ses chants, quoique purs, et sous ce rapport dignes de l’école du célèbre Sarti, où ce jeune compositeur a été élevé, n’ont pas paru toujours assez neufs ; on a trouvé que l’expression de ses airs manquait quelquefois de tendresse et de vérité ; que dans son récitatif, partie si importante d’un opéra français, il avait mal saisi le caractère des paroles, ou s’exprimait d’une manière trop vague. Ces défauts, qui tiennent peut-être à l’ignorance d’une langue avec laquelle M. Chérubini n’est pas encore assez familiarisé, n’empêchent pas que l’on ne doive rendre justice à la manière aussi correcte qu’élégante de ce jeune compositeur, à la beauté et à l’harmonie savante de ses chœurs, à la grâce variée et piquante de ses airs de danse, à la richesse de son orchestre, et surtout au sentiment d’une mélodie douce et gracieuse. Peut-être, à la place de ces éloges mérités, vaudrait-il mieux avoir à lui reprocher les écarts qui siéraient à son âge : cette chaleur d’une imagination qui, surabondante dans ses moyens, se livre à l’originalité de ses pensées, sans en apprécier trop la justesse, les développe par la variété des formes qu’elle invente, et qui, sentant vivement, exprime même avec une énergie outrée les sentiments qu’on lui offre à peindre. Mais l’opéra de Démophon ne prête à aucune critique de ce genre.

— Pour décider quel est le plus bel ouvrage de M. Necker, celui du moins où il a déployé avec plus d’étendue et de profondeur les talents, le caractère et le génie d’un homme d’État, d’un grand ministre, on croit qu’il faudrait choisir entre son Mémoire sur l’établissement des administrations provinciales et le Rapport qu’il fit au Conseil, le 27 décembre dernier, époque à jamais mémorable et pour le bonheur de la nation et pour la gloire du monarque. Ce dernier ouvrage était sans contredit le plus difficile à faire ; environné de toutes parts d’abîmes et d’écueils, il marche au but qu’il fallait atteindre d’un pas ferme et sûr avec toute la confiance que peut inspirer une raison supérieure jointe à l’intégrité la plus pure. La noble franchise de son intention y paraît toujours d’accord avec l’adresse de ses moyens, et c’est la puissance même des obstacles qu’on avait cherché à élever contre elle qu’il fait servir habilement à l’appui de sa cause. Le calme inaltérable, la profonde sagesse de cette auguste délibération rappellent également ces balances d’or dans lesquelles Homère fait peser à Jupiter la destinée des empires.

Ce Rapport est trop court, et l’objet en est trop important pour qu’il n’ait pas été déjà lu de l’Europe entière ; il serait donc inutile d’entreprendre encore d’en faire l’analyse, mais on nous pardonnera du moins de ne pouvoir résister au plaisir de citer ici le morceau où ce ministre citoyen prouve d’une manière si juste et si touchante que l’acte par lequel le roi veut rendre à la nation tous les droits qui lui appartiennent sera en effet le plus bel usage de sa puissance, le seul qui ne soit pas susceptible de partage, puisqu’il ne peut émaner que de son propre cœur et de sa propre vertu.

« Les déterminations que Votre Majesté a prises lui laisseront toutes les grandes fonctions du pouvoir suprême, car les assemblées nationales sans un guide, sans un protecteur de la justice, sans un défenseur des faibles, pourraient elles-mêmes s’égarer ; et il s’établit dans les finances de Votre Majesté un ordre immuable, si la confiance prend l’essor qu’on peut espérer ; si toutes les forces de ce grand royaume viennent à se vivifier, Votre Majesté jouira dans ses relations au dehors d’une augmentation d’ascendant qui appartient encore plus à une puissance réelle et bien ordonnée qu’à une autorité sans règle. Enfin, quand Votre Majesté arrêtera son attention ou sur elle-même, pendant le cours de sa vie, ou sur la royauté, pendant la durée des siècles, elle verra que sous l’une et l’autre considération elle a pris le parti le plus conforme à sa sagesse ; Votre Majesté aura le glorieux, l’unique, le salutaire avantage de nommer à l’avance le conseil de ses successeurs, et ce conseil sera le génie même d’une nation, génie qui ne s’éteint point et qui fait des progrès avec les siècles ; enfin les bienfaits de Votre Majesté s’étendront jusque sur le caractère national ; car, en le dirigeant habituellement vers l’amour du bien public, elle appuiera, elle embellira toutes les qualités morales que ce précieux amour inspire généralement. »

Il paraît impossible de faire concevoir à l’autorité souveraine l’idée d’un plus noble sacrifice, ou plutôt l’idée d’une plus noble conquête ; il paraît impossible encore de l’exprimer avec une éloquence plus simple et plus sublime.

Histoire secrète de la cour de Berlin, ou Correspondance d’un voyageur français, depuis le mois de juillet 1786 jusqu’au 19 janvier 1787. Ouvrage posthume. Deux volumes in-8o. 1789.

C’est peut-être le plus inconcevable et le plus audacieux libelle que l’on ait jamais osé publier. Nous ne nous permettons d’en parler ici que pour le dénoncer à l’indignation universelle. Il suffit de lire une vingtaine de pages de cette infâme correspondance pour voir que ce sont tout platement les dépêches que le comte de Mirabeau envoyait à M. de Calonne et à M. le duc de Lauzun pendant son séjour en Allemagne : ce sont ses chiffres en toutes lettres. Il paraît que le digne fils de l’Ami des hommes, l’écrivain-vierge, qui ne prostitua jamais ses talents, qui consacra toujours sa plume aux intérêts du bien public, n’avait pas dédaigné de se charger d’aller exercer à juste prix le métier d’espion subalterne à la cour de Berlin. Il paraît que ce qui avait déterminé essentiellement M. de Calonne à lui confier cette mémorable mission fut le fol espoir qu’il pourrait engager le nouveau roi à jouer une partie de son trésor dans les fonds de la France, ce qui sans doute eût été une fort bonne ressource, et dont le succès aurait bien pu retarder encore quelque temps la convocation de l’assemblée des notables. On ne sait s’il faut s’étonner davantage ou de l’extravagance d’une pareille idée, ou du moyen tenté pour la faire réussir ; mais ce qui passe toute idée, c’est qu’il se trouve un homme d’esprit et de talent qui, à la bassesse que suppose une pareille commission, joigne l’impudence de la publier hautement, ne craigne ni de violer le secret qui lui a été confié, ni les droits les plus saints de l’hospitalité, ni les égards que l’on doit le plus rigoureusement à l’amitié et aux bienfaits. Nous n’essayerons pas même d’exprimer à quel degré l’auteur a porté l’insolence de ses jugements sur les premières personnes de l’Europe, ni l’impudence des anecdotes qu’il rapporte ou qu’il invente pour les justifier. Nous remarquerons seulement qu’en déchirant sans retenue et sans pudeur les princes même dont il avoue avoir reçu les marques de bonté les plus distinguées, la perspicacité de sa politique s’est trompée lourdement dans ses plus importantes prédictions, et surtout relativement aux affaires de la Hollande. À travers les horreurs et les infamies qui remplissent ces deux volumes, on pourrait recueillir quelques aperçus, quelques traits assez piquants ; mais comment s’arrêter plus longtemps à la lecture d’un ouvrage de ce genre ?

— L’ouvrage dont nous allons avoir l’honneur de vous rendre compte, quoique imprimé, n’est pas encore public, et n’est même pas destiné à l’être : ce sont les Lettres de Mme la baronne de Staël, ambassadrice de Suède, sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, un petit volume in-12 de 140 pages. Elle n’en a fait tirer qu’une vingtaine d’exemplaires qui n’ont été confiés qu’à l’amitié et avec des réserves infinies. Nous ne croirons point trahir son secret en tâchant de vous faire connaître autant qu’il nous sera possible les détails les plus intéressants d’une production qui nous aurait toujours paru d’un grand prix, quel qu’en fût l’auteur, mais qu’il est impossible de ne pas admirer encore davantage lorsqu’on sait qu’elle est échappée aux distractions d’une jeune personne de vingt ans, entourée de toutes les illusions de son âge, de tous les plaisirs que peut rassembler la plus brillante société de la ville et de la cour, et de tous les hommages enfin que lui attirent la gloire de son père et sa propre célébrité, sans compter encore un désir de plaire tel qu’il suppléerait seul peut-être tous les moyens que lui ont prodigués la nature et le destin.

La première de ces Lettres contient quelques idées générales sur le style de Rousseau ; les voici : Nous louerons peu, nous critiquerons encore moins, pour avoir le plaisir de citer beaucoup.

« Il ne travaillait ni avec rapidité ni avec facilité, mais c’était parce qu’il lui fallait pour choisir entre toutes ses pensées le temps et les efforts que les hommes médiocres emploient à tâcher d’en avoir ; d’ailleurs ses sentiments sont si profonds, ses idées si vastes, qu’on souhaite à son génie cette marche auguste et lente. Le débrouillement du chaos, la création du monde se peint à la pensée comme l’ouvrage d’une longue suite d’années, et la puissance de son auteur n’en paraît que plus imposante.

« C’est à la raison plutôt qu’à l’éloquence qu’il appartient de concilier des opinions contraires ; l’esprit montre une puissance plus grande lorsqu’il sait se retenir, se transporter d’une idée à l’autre ; mais il me semble que l’âme n’a toute sa force qu’en s’abandonnant, et je ne connais qu’un homme qui ait su joindre la chaleur à la modération, soutenir avec éloquence des opinions également éloignées de tous les extrêmes, et faire éprouver pour la raison la passion qu’on n’avait jusqu’alors inspirée que pour les systèmes.

« On a souvent vanté la perfection du style de Rousseau ; je ne sais pas précisément si c’est là l’éloge qu’il faut lui donner. La perfection semble consister plus encore dans l’absence des défauts que dans l’existence de grandes beautés, dans la mesure que dans l’abandon, dans ce qu’on est toujours que dans ce qu’on se montre quelquefois ; enfin la perfection donne l’idée de la proportion plutôt que de la grandeur ; mais Rousseau s’abaisse et s’élève tour à tour, il est tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de la perfection même ; il rassemble toute sa chaleur dans un centre, et réunit pour brûler tous les rayons qui n’eussent fait qu’éclairer s’ils étaient restés épars. Ah ! si l’homme n’a jamais qu’une certaine mesure de force, j’aime mieux celui qui les emploie toutes à la fois ; qu’il s’épuise s’il le faut, qu’il me laisse retomber, pourvu qu’il m’ait une fois élevée jusqu’aux nues. Cependant Rousseau, joignant à la chaleur et au génie ce qu’on appelle précisément de l’esprit, remplit souvent par des pensées ingénieuses les intervalles de son éloquence, et retient ainsi toujours l’attention et l’intérêt des lecteurs… M. de Buffon colore son style par son imagination, Rousseau l’anime par son caractère ; l’un choisit les expressions, elles échappent à l’autre. L’éloquence de M. de Buffon ne peut appartenir qu’à un homme de génie ; la passion pourrait élever à celle de Rousseau… Son style n’est pas continuellement harmonieux, mais dans les morceaux inspirés par son âme on trouve, non cette harmonie imitative dont les poëtes ont fait usage, non cette suite de mots sonores qui plairaient à ceux mêmes qui n’en comprendraient pas le sens, mais, s’il est permis de le dire, une sorte d’harmonie naturelle, accent de la passion, et s’accordant avec elle comme un air parfait avec les paroles qu’il exprime. Il a le tort de se servir souvent d’expressions de mauvais goût, mais on voit au moins, par l’affectation avec laquelle il les emploie, qu’il connaît bien les critiques qu’on peut en faire ; il se pique de forcer ses lecteurs à les approuver, et peut-être aussi que, par une sorte d’esprit républicain, il ne veut point reconnaître qu’il existe des termes bas ou relevés, des rangs même entre les mots, etc… »

Ces réflexions sont terminées par une analyse rapide des premiers ouvrages de Rousseau, de ses Discours sur les sciences, sur l’inégalité des conditions, sur le danger des spectacles.

Le reproche le plus grave que fait ici Mme de Staël à Rousseau, c’est d’avoir avancé dans une note de ce dernier écrit que les femmes ne sont jamais capables des ouvrages qu’il faut écrire avec de l’âme et de la passion. De ses arguments, le plus irrésistible ne serait-il pas celui qu’elle n’a osé faire valoir elle-même ?

La seconde Lettre est consacrée tout entière à Héloïse. Nous ne pouvons nous empêcher d’observer que c’est de toutes ces Lettres celle qui paraît écrite avec le moins d’abandon ; elle dit elle-même : « J’écrirai sur Héloïse comme je le ferais, je crois, si le temps avait vieilli mon cœur. »

Après avoir remarqué que le but de l’auteur semble avoir été d’encourager au repentir, par l’exemple de la vertu de Julie, les femmes coupables de la même faute qu’elle, après avoir avoué que le sujet de Clarisse, de Grandisson, est plus moral, elle ajoute : « Mais la véritable utilité d’un roman est dans son effet plus que dans son plan, dans les sentiments qu’il inspire bien plus que dans les événements qu’il raconte… Pardonnez à Rousseau si, à la fin de cette lecture, on se sent plus animé d’amour pour la vertu, si l’on tient plus à ses devoirs, si les mœurs simples, la bienfaisance, la retraite ont plus d’attraits pour nous… »

« Je trouve quelquefois, dit-elle, dans cet ouvrage des idées bizarres en sensibilité ; je ne puis supporter, par exemple, la méthode que Julie met quelquefois dans sa passion, enfin tout ce qui dans ses lettres semble prouver qu’elle est encore maîtresse d’elle-même, et qu’elle prend d’avance la résolution d’être coupable. Quand on renonce aux charmes de la vertu, il faut au moins avoir tous ceux que l’abandon du cœur peut donner. Rousseau s’est trompé s’il a cru, suivant les règles ordinaires, que Julie paraîtrait plus modeste en se montrant moins passionnée : non, il fallait que l’excès de cette passion fût son excuse, et ce n’est qu’en peignant la violence de son amour qu’il diminuait l’immoralité de la faute que l’amour lui faisait commettre. »

Cette critique pourrait bien avoir plus de justesse appliquée au talent de Rousseau qu’à son intention, car la violence d’un sentiment se montre-t-elle jamais d’une manière plus vive et plus intéressante que dans les efforts même qu’on a faits pour le surmonter ? c’est alors qu’elle ose, pour ainsi dire, se déployer tout entière sans blesser cette retenue, cette modestie dont le charme est inséparable des grandes passions.

La troisième Lettre, sur Émile, nous a paru présenter une foule d’idées fines et profondes ; nous regrettons de ne pouvoir en rappeler ici qu’une partie.

« On croit avoir jugé les idées de Rousseau quand on a appelé son livre un ouvrage systématique. Peut-être les bornes de l’esprit humain ont-elles été assez reculées depuis un siècle pour qu’on ait l’habitude de respecter les idées nouvelles ; mais ne serait-il pas possible même qu’il vint un temps où l’on se fût tellement éloigné des sentiments naturels qu’ils parussent une découverte, et que l’on eût besoin d’un homme de génie pour revenir sur ses pas, et retrouver la route dont les préjugés du monde auraient effacé la trace.

« La vertu n’est pas comme la gloire un but d’émulation ; ceux qui prétendent à l’une ne veulent point d’égaux, ceux qui cherchent l’autre ralentissent quelquefois leurs efforts lorsqu’ils trouvent des compagnons de paresse.

« Tout le monde a adopté le système physique d’éducation de Rousseau… Si la même pensée avait créé le monde physique et le monde moral, si l’un était, pour ainsi dire, le relief de l’autre, pourquoi se refuserait-on à trouver dans l’ensemble du système de Rousseau la preuve de sa vérité ?

« On a souvent parlé du danger de l’éloquence, mais je la crois bien nécessaire quand il faut opposer la vertu à la passion ; elle fait naître dans l’âme ces mouvements qui décident seuls du parti que l’on prend ; c’est l’éloquence seule qui peut ajouter cette force d’impulsion à la raison, et lui donner assez de vie pour lutter à force égale contre les passions. »

Des réflexions d’une si haute philosophie sont suivies d’une apostrophe à sa fille, remplie de douceur et de sensibilité, et que terminent ces paroles touchantes :

« Oui, ma fille, j’écouterai pour toi les leçons de Rousseau, son éloquente bonté te répond de mon indulgence ; peut-être l’aurais-je trouvée dans mon âme, mais l’impression de ses sublimes ouvrages est si profonde qu’on le confond avec la nature même. »

En parlant de la Profession de foi du Vicaire savoyard, il était bien naturel à Mme de Staël de comparer le mérite de cet écrit avec celui de l’Importance des opinions religieuses, et c’est par ce parallèle remarquable que finit sa quatrième Lettre.

« Cet ouvrage (la Profession de foi du Vicaire savoyard), cet ouvrage, dit-elle, n’était que le précurseur de ce livre, époque dans l’histoire des pensées, puisqu’il en a reculé l’empire ; de ce livre qui semble anticiper sur la vie à venir, en devinant les secrets qui doivent un jour nous être dévoilés ; de ce livre que les hommes réunis pourraient présenter à l’Être suprême comme le plus grand pas qu’ils ont fait vers lui ; de ce livre que le nom de son auteur consacre en le mettant à l’abri du dédain de la médiocrité, puisque c’est le plus grand administrateur de son siècle, le génie le plus clair et le plus juste qui a demandé d’être écouté sur ce qu’on voulait rejeter comme obscur et comme vague ; de ce livre dont la sensibilité majestueuse et sublime peint l’auteur aimant les hommes comme l’ange gardien de la terre doit les chérir. Pardonne-moi, Rousseau, mon ouvrage t’est consacré, et cependant un autre est devenu l’objet de mon culte… Toi-même, toi surtout, ton cœur passionné pour l’humanité eût adoré celui qui, longtemps occupé de l’existence de l’homme sur la terre, après avoir indiqué tous les biens qu’un bon gouvernement peut lui assurer, a voulu prévenir ses plus cruels malheurs en portant du calme dans son âme agitée, et donner ainsi la chaîne des pensées qui forment toute sa destinée. Oui, Rousseau savait admirer, et, n’écrivant jamais que pour céder à l’impulsion de son âme, les vaines jalousies n’entraient point dans son cœur ; il aurait eu besoin de louer celui que je n’ose nommer, celui dont je m’approche sans crainte quand je ne vois en lui que l’objet de ma tendresse, mais qui me pénètre plus que personne de respect quand je le contemple à quelque distance ; enfin celui que la postérité, comme son siècle, désignera par tous les titres du génie, mais que mon destin et mon amour me permettent d’appeler mon père. »

Si la lecture de ces quatre premières lettres laissait encore le droit de s’étonner de trouver dans les pensées d’une femme de vingt ans une si grande étendue et une si grande maturité d’esprit, avec quelle surprise ne lirait-on pas dans la cinquième son jugement sur le Contrat social ! Ses idées à ce sujet ramènent bien naturellement aux objets qui occupent dans ce moment tous les esprits. « Rousseau, dit-elle, que n’es-tu le témoin du spectacle imposant que va donner la France, d’un grand événement préparé d’avance, et dont, pour la première fois, le hasard ne se mêlera point ! C’est là peut-être, c’est là que les hommes te paraîtraient plus dignes d’estime. »

La sixième Lettre traite du goût de Rousseau pour la musique et pour la botanique. « Rousseau, dit l’auteur, voulait faire adopter en France les mélodrames ; il en donna Pygmalion pour exemple. Peut-être ce genre ne devrait-il pas être rejeté. La musique exprime les situations, et les paroles les développent : la musique pourrait se charger de peindre les sentiments au-dessus des paroles, et les paroles des sentiments trop nuancés pour la musique. »

On observe qu’il distinguait les plantes par leurs formes et jamais par leurs propriétés. L’imagination poétique et sauvage de Rousseau ne pouvait supporter de lier à l’image d’un arbuste ou d’une fleur, ornement de la nature, le souvenir des maux et des infirmités des hommes.

C’est dans les ouvrages de Rousseau que Mme de Staël a étudié le caractère de cet homme célèbre, et le plan de ses Lettres nous offre la même marche qu’elle a cru devoir suivre dans ses études ; on peut donc regarder sa dernière Lettre, sur le caractère de Rousseau, comme le résultat de toutes les autres : le portrait qu’elle en fait nous a paru aussi ressemblant qu’il est ingénieux et spirituel ; le voici :

« Rousseau devait avoir une figure qu’on ne remarquait point quand on le voyait passer, mais qu’on ne devait jamais oublier quand on l’avait regardé parler ; des petits yeux qui n’avaient pas un caractère à eux, mais recevaient successivement celui des divers mouvements de son âme, ses sourcils étaient fort avancés, ils semblaient faits pour servir sa sauvagerie, pour la garantir de la vue des hommes : il portait presque toujours la tête baissée, mais ce n’était point la flatterie ni la crainte qui l’avaient courbée, la méditation et la mélancolie l’avaient fait pencher comme une fleur que son propre poids ou les orages ont inclinée. Lorsqu’il se taisait, sa physionomie n’avait point d’expression, ses affections et ses pensées ne se peignaient sur son visage que quand il se mêlait à la conversation ; lorsqu’il gardait le silence, elles se retiraient dans la profondeur de son âme ; ses traits étaient communs, mais quand il parlait ils étincelaient tous ; il ressemblait à ces dieux qu’Ovide nous peint quelquefois, quittant par degré leur déguisement terrestre, et se faisant reconnaître enfin aux rayons éclatants que lançaient leurs regards.

« Son esprit était lent et son âme ardente. À force de penser, il se passionnait ; il n’avait pas des mouvements subits, apparents ; mais tous ses sentiments s’accroissaient par la réflexion. Il lui est peut-être arrivé de devenir amoureux d’une femme à la longue, en s’occupant d’elle pendant son absence ; elle l’avait laissé de sang-froid, elle le retrouvait tout de flamme… Je crois que l’imagination était la première de ses facultés, et qu’elle absorbait même toutes les autres : il rêvait plutôt qu’il n’existait, et les événements de sa vie se passaient dans sa tête plutôt qu’au dehors de lui. Cette manière d’être semblait devoir éloigner de la défiance, puisqu’elle ne permettait pas même l’observation ; mais elle ne l’empêchait pas de regarder, et faisait seulement qu’il voyait mal. »

Mme de Staël regarde comme certain que Rousseau s’est donné la mort[2], et cette opinion paraît confirmée par la réunion de toutes les circonstances qu’elle rapporte.

« Un de ses amis, dit-elle, reçut une lettre de lui quelque temps avant sa mort, qui semblait annoncer ce dessein. Depuis, s’étant informé avec un soin extrême de ses derniers moments, il a su que le matin du jour où Rousseau mourut, il se leva en parfaite santé, mais dit cependant qu’il allait voir le soleil pour la dernière fois, et prit avant de sortir du café qu’il fit lui-même : il rentra quelques heures après, et, commençant alors à souffrir horriblement, il défendit constamment qu’on appelât du secours et qu’on avertît personne. Peu de jours avant ce triste jour, il s’était aperçu des viles inclinations de sa femme pour un homme de l’état le plus bas ; il parut accablé de cette découverte, et resta huit heures de suite sur le bord de l’eau, dans une méditation profonde. Il me semble que si l’on réunit ces détails à sa tristesse habituelle, à l’accroissement extraordinaire de ses terreurs et de ses défiances, il n’est plus possible de douter que ce grand et malheureux homme n’ait terminé volontairement sa vie. »

Le peu d’heures qu’il nous a été permis de garder l’exemplaire qui nous avait été confié ne nous a pas laissé le temps d’en extraire un plus grand nombre de morceaux ; mais ceux-là suffiront sans doute pour justifier le sentiment d’admiration dont nous n’avons pu nous défendre en vous parlant de ce charmant ouvrage.


HARANGUE IMPROMPTU DE M. LE VICOMTE DE SÉGUR
À UN SOUPER CHEZ M. LE BARON DE BESENVAL.

Sire, vos enfants… le peuple… la nation… vous êtes son père… la constitution… la puissance exécutrice dans vos mains… la puissance législative… l’équilibre des finances… la gloire de votre règne… l’amour de votre peuple… Sire, le crédit… les fondements de la monarchie ébranlée… tout concourt… tout rassure… et votre équité… les yeux de l’Europe étonnée… l’esprit de sédition détruit… les larmes de vos peuples… la postérité… abondance… gloire… patriotisme… abus du pouvoir… clergé… noblesse… tiers état… sublime effort… vertu… confiance… le siècle éclairé… l’administration… l’éclat du trône… la bienfaisance si rare… les siècles à venir… sagesse… prospérité… voilà les vœux de votre royaume… puissante réunion d’une nation importante… époque à jamais mémorable… éclat de votre couronne et bénédictions… les vertus de Louis XII, la bonté de Henri IV… Sire, 12 et 4 font 16.

— Elle est bien malheureuse depuis quelque temps, la destinée des pièces au Théâtre-Français, l’impatience du public ne permet pas même qu’on en siffle à son aise plus d’un acte ou deux. Tous les efforts de Molé, toutes ses sages et respectueuses représentations n’ont pu parvenir à faire jouer plus de deux actes du Présomptueux, ou l’Heureux Imaginaire, de M. Fabre d’Églantine, l’auteur d’Augusta, des Gens de lettres, etc. C’est le mercredi 7 janvier qu’on a fait une justice si rigoureuse, au moins si précipitée, de cette œuvre dramatique. Il nous est impossible d’en donner même un aperçu, car, quoiqu’on en ait laissé jouer un peu plus de deux actes, il n’y a eu vraiment que la première scène qui ait été entendue. Dans cette première scène, le caractère du Présomptueux a paru assez bien établi ; mais, dès la seconde, on a trouvé dans le dialogue tant de longueurs, tant de détails fastidieux et de mauvais goût, l’humeur du public a éclaté d’une manière si turbulente, qu’avec la plus grande attention du monde on n’a pu porter aucun jugement raisonnable ni sur le plan de la pièce, ni même sur les intentions de l’auteur. Il ne faut point dissimuler que ce qui a beaucoup contribué à indisposer le public, c’est le bruit répandu, non sans quelque fondement, que l’auteur avait pris pour une grande partie de son intrigue et de ses incidents dans une pièce[3], qui n’a pas encore paru, de M. Collin d’Harleville, l’auteur de l’Inconstant et de l’Optimiste. La cabale, que la candeur et l’honnêteté de M. Collin désavouent bien sûrement, n’en a pas moins affiché ce motif en demandant avec un acharnement extrême l’Inconstant, au lieu du Présomptueux, qu’on s’obstinait à ne point vouloir écouter. Les Comédiens ont été pressés instamment par M. Collin de se refuser à ces clameurs ; on a proposé de jouer Nanine, ce qui a été accepté enfin d’assez bonne grâce, mais après une heure de murmures, de querelles et de brouhaha.

La seule chose que l’on connaisse bien de la pièce est le titre, et ce titre n’accuse-t-il pas la conception même de l’ouvrage ? Le Présomptueux et l’Heureux Imaginaire sont des caractères fort différents ; pourquoi les confondre ? Les originaux qu’on veut présenter sur la scène ne sauraient avoir des traits trop distincts, trop prononcés. Le comte d’Albaret, que le comte Alfieri admire comme le premier bien portant imaginaire qu’il ait jamais rencontré, est un heureux imaginaire très-heureux, très-aimable, et n’en est pas plus présomptueux. Au contraire, un homme rempli d’orgueil et de présomption pourrait bien être aussi malheureux en idée qu’en réalité, et peut-être même est-ce sous ce rapport qu’il faudrait montrer ce caractère au théâtre, parce qu’on l’offrirait ainsi toujours en contraste avec lui-même et avec les circonstances, ce qui en ferait ressortir naturellement tous les inconvénients et tout le ridicule.

L’Embarras du choix, comédie en un acte, mêlée d’ariettes, représentée pour la première fois au Théâtre-Italien, le 10 décembre dernier, est de M. de La Chabeaussière, l’auteur des Maris corrigés, etc. La musique est de M. Le Fèvre, et c’est sa première composition. Le principal but que s’est proposé M. de La Chabeaussière a été de célébrer deux talents précieux à ce théâtre, celui de Mme Dugazon et celui de Mlle Renaud, en les mettant adroitement en opposition dans le même ouvrage. La pièce a été écoutée jusqu’à la fin sans murmures ; le plaisir qu’on trouvait à suivre cette espèce de lutte entre deux talents si différents, mais également chers au public, a fait pardonner les longueurs qui se trouvent dans la première partie de cet ouvrage ; on a été moins indulgent pour la seconde, le dénoûment a paru trop commun, trop usé ; il répond mal, d’ailleurs, au titre de la pièce.

Quant à la musique, on l’a trouvée en général d’un style assez pur, assez soigné, mais remplie de réminiscences, ou du moins d’imitations beaucoup trop marquées.

— Le 20 décembre, on a donné sur ce même théâtre la première représentation d’Inès et Léonore, comédie en trois actes mêlée d’ariettes. Le poëme est de M. Gauthier, c’est son premier ouvrage ; la musique est de M. Breval, et c’est aussi, je crois, sa première composition dramatique.

Cet ouvrage a eu du succès, mais non pas tout à fait celui que le genre et le mouvement de l’intrigue pouvaient en faire espérer ; quelques situations assez comiques n’ont pu racheter toujours ni l’invraisemblance, ni la répétition des moyens qui les amènent. On a trouvé le rôle d’Inès presque aussi froid qu’il est gratuitement odieux ; il eût intéressé davantage si sa haine, sa jalousie pour sa sœur avaient été fondées sur des motifs plus dramatiques que l’envie vague de nuire. D. Pèdre se laisse prévenir trop facilement, surtout contre une fille qui possédait auparavant toute sa confiance. Ce sont ces défauts qui ont nui essentiellement au succès de cet ouvrage, rempli d’ailleurs de détails intéressants.

La musique fait honneur à M. Breval, déjà fort connu dans nos concerts comme un excellent exécutant ; elle annonce de bonnes études, de la méthode et du goût ; mais on y remarque peu d’idées, peu d’invention.



  1. L’année 1789 n’existe pas dans le manuscrit de Gotha, et, dans celui de l’Arsenal, elle n’est représentée que par quelques fragments ; le plus important, à coup sûr, est le compte rendu des fameux Mémoires de Mme de La Motte-Valois sur son rôle dans l’affaire du collier. Meister en donne une analyse succincte d’une lecture infiniment plus agréable que ce volumineux et prétentieux factum ; mais on s’explique, en parcourant cet article, qu’il ait été supprimé en 1813 : le vice, si fréquemment reproché à Marie-Antoinette, y est clairement révélé. Une autre addition intéressante est celle du compte rendu du Salon. À défaut du manuscrit, M. Chaudé avait eu communication de l’exemplaire annoté par la censure, et nous avons pu, sur le sien propre, relever les suppressions exigées : quelques lignes dans l’analyse des Droits et des Devoirs du citoyen de Mably (mars), un passage injurieux sur M. et M. d’Éprémesnil (juin), sept ou huit vers d’un extrait d’Organt (même mois), un ou deux paragraphes insignifiants des citations empruntées à la Bastille dévoilée (août), voilà tout ce que nous a fourni cette collation.
  2. Voir tome XII, p. 139.
  3. Les Châteaux en Espagne. (Meister.)