Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Mars

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 225-237).
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MARS.

C’est le vendredi 22 février qu’on a donné, sur le Théâtre-Français, la première représentation de l’Optimiste, ou l’Homme content de tout, comédie en cinq actes et en vers, de M. Collin d’Harleville, l’auteur de la jolie comédie de l’Inconstant.

Il ne s’agit point ici de cette opinion philosophique dont M. de Voltaire s’est moqué si gaiement dans son admirable roman de Candide ; le principal personnage de la pièce n’est pas un docteur Pangloss, qui, victime de l’injustice des hommes, et souffrant de cette multitude de fléaux qui assiègent l’humanité, regarde tous ces maux comme indispensables dans la composition du meilleur des mondes possibles ; ce n’est point un homme qui jure que tout est bien quand il sent et pense le contraire. L’Optimiste de M. Collin ne l’est point par système, c’est un homme heureux comme l’on est bon, par instinct, dont le caractère est assez accommodant pour se contenter, ou du moins pour se consoler de tout, parce qu’il ne voit jamais les événements que du côté le plus avantageux, et que le moindre bien qui peut en résulter lui fait oublier sur-le-champ le mal qu’il en éprouve. Cette manière de voir et de sentir existe plus ou moins chez les hommes d’une humeur douce et facile ; elle n’est pas exagérée par cette morgue philosophique si bien démentie par le sentiment trop réel de nos maux ; elle est le fruit de ce mélange d’insouciance et de bonté qui forme, en général, le fond du caractère de la plupart des hommes, et qui distingue particulièrement celui de l’homme sauvage. C’est parce que ce genre d’optimisme est pris dans la nature que M. Collin a eu raison de penser qu’il réussirait plus sûrement au théâtre que cet optimisme spéculatif, qui n’exista jamais que dans les livres de quelques philosophes, et dont l’absurdité est bien plus propre à être développée dans un roman que dans un ouvrage dramatique.

Il s’ensuit que nos maux se réduisent à rien,
Et qu’on a grand sujet de dire : Tout est bien.


C’est par ce trait, qui rappelle toute la moralité de la pièce, que finit l’Optimiste, ou l’Homme content de tout.

La première représentation de cette comédie a attiré une des plus brillantes et des plus nombreuses assemblées que nous ayons vues depuis longtemps au Théâtre-Français. Le succès en a été complet ; on y a applaudi continuellement ce style pur et facile, simple sans être négligé, ce dialogue naturel et semé de traits heureux et piquants, qui avaient déjà distingué d’une manière si brillante le talent de l’auteur dans son premier ouvrage. Mais si la comédie de l’Inconstant laissait beaucoup à désirer, quant au fond de l’intrigue, on peut faire à peu près les mêmes reproches à l’Optimiste. Le plan de cette comédie a paru d’une conception faible et pénible, les incidents multipliés qui en forment tout le tissu ont paru quelquefois peu nécessaires à la marche de l’action, et ne servir fort souvent qu’à en prolonger la durée. Nous avouerons encore que l’intérêt de ce drame est toujours assez languissant, et que les événements n’y paraissent jamais amenés, de près ou de loin, que pour mettre en jeu le rôle principal. Mais était-il facile d’imaginer une fable dont l’intérêt graduel, et tendant toujours sans effort vers le dénoûment, pût donner un effet vraiment dramatique à un caractère presque impassible ? Le personnage de l’Optimiste offrait une sorte d’immobilité dont il était presque impossible de sauver l’ennui ; et la seule manière de rendre intéressant un rôle qui ne pouvait avoir par lui-même que très-peu d’influence sur l’action générale du drame, c’était, ce me semble, de l’entourer d’une grande variété d’événements propres à en développer toutes les attitudes, à en faire ressortir toutes les nuances. M. Collin a donc eu raison, jusqu’à un certain point, de regarder la fable de sa pièce comme un tableau dans lequel la principale figure devrait être, pour ainsi dire, isolée et placée en avant pour assister à une succession d’événements auxquels ce caractère singulier ne prendrait point d’autre intérêt que celui d’échapper sans cesse, par la vérité de ses réflexions, à l’impression que tout autre que lui n’eût pas manqué d’en éprouver ; enfin c’était plutôt par le jeu de sa physionomie que par de grands mouvements qu’il pouvait rendre ce personnage intéressant aux yeux des spectateurs. Cette manière de concevoir un caractère offre assurément beaucoup de difficultés, et suppose un talent peu commun.

Ce sont les mêmes difficultés que Molière eut à vaincre dans son Misanthrope, caractère qui est l’opposé de celui de l’Optimiste, mais qui lui ressemble en cela que le Misanthrope ainsi que l’Optimiste ne peuvent intéresser que par l’étendue et la finesse des développements, et qu’il n’est guère plus aisé de donner un mouvement dramatique à l’homme mécontent de tout qu’à l’homme qui trouve que tout est bien. C’était plutôt par leur manière d’envisager ce qui se passe autour d’eux que par la part qu’ils pouvaient y prendre eux-mêmes que l’on pouvait répandre de l’intérêt sur deux personnages presque absolument passifs et nécessairement monotones, puisqu’ils ne sont émus que par un seul et même sentiment. Mais par quelle force de génie, malgré ces difficultés, Molière a-t-il su attacher son Misanthrope à une action excessivement simple, mais d’un intérêt varié et gradué, quoique faible ? Comment a-t-il pu développer ce caractère sans le concours de ces incidents que M. Collin a sans doute trop accumulés dans son Optimiste ? C’est le dernier effort d’un talent sublime, et l’on peut avoir un talent fort précieux sans atteindre encore à celui de ce grand homme. Si Molière a représenté avec une énergie aussi variée le caractère du Misanthrope, si ce rôle est regardé d’un bout à l’autre comme un chef-d’œuvre de raison, d’éloquence et de diction, il n’a pas négligé les autres interlocuteurs de sa pièce ; tous concourent à faire marcher l’action moins par le mouvement d’événements variés que par la manière dont ces rôles secondaires sont traités.

Avec quel art ce grand homme a eu le talent de développer tous ces rôles pour les faire contraster davantage avec celui du Misanthrope ! C’est cette absence de développement des différents personnages qui entourent l’Optimiste qui est le reproche le plus fondé que l’on puisse faire à M. Collin ; le caractère de l’espèce de Misanthrope qu’il a mis en opposition avec son Optimiste nous a paru n’être pas assez prononcé ; Morinval n’a pas une logique assez forte en attaquant le système de M. de Plinville ; ce qu’il dit dans les premiers actes, faible et commun par la pensée, l’est aussi souvent par l’expression. Il n’agit qu’à la fin, mais l’offre qu’il fait à Plinville rehausse ce caractère et finit par faire aimer et respecter cette misanthropie, aussi généreuse qu’intéressante. On peut reprocher encore à l’auteur d’avoir tiré trop peu de parti du rôle de Mme de Plinville, de la femme de l’Optimiste ; ce caractère, dont le ton impérieux, acariâtre, rappelle une de ces calamités que tant d’hommes éprouvent, et que l’habitude, qui adoucit tant de maux, n’affaiblit jamais, pouvait fournir le contraste le plus piquant avec la bonhomie du personnage principal. Molière ne l’eût pas manqué : ce grand observateur du cœur humain eût développé davantage ce caractère. M. Collin n’a fait que l’esquisser, et les entrées et les sorties continuelles de Mme de Plinville, le plus souvent peu motivées, ont paru presque toujours fort insignifiantes.

Le rôle de Mme de Roselle paraît encore n’être qu’un ressort placé uniquement dans la pièce pour faire mouvoir quelques autres rôles, et n’y tenir que bien faiblement ; enfin les amours si discrets de Belfort et d’Isabelle sont trop peu développés pour jeter un intérêt réel sur une action qui en est d’ailleurs tout à fait dépourvue, et dont le dénoûment ne dépend que d’un coup de dé plus ou moins favorable.

Mais, quelque fondée que puisse être la sévérité de ces reproches, l’auteur les a presque entièrement rachetés par la manière dont il a su présenter et soutenir jusqu’à la fin le rôle de son Optimiste. Il fallait un bien grand talent pour jeter, pendant cinq actes entiers, un intérêt aimable, quelquefois attachant, et souvent théâtral et comique, sur un caractère presque idéal, dont le fond semblait si monotone et si peu susceptible d’être heureusement varié. M. Collin a trouvé le moyen de produire ces effets dans les ressources d’un esprit doué d’une gaieté facile, naturelle, et toujours du meilleur ton ; ce mérite, si rare de nos jours, placera nécessairement ce jeune auteur parmi le petit nombre de ceux qui, sans avoir le génie de Molière, peuvent soutenir encore l’honneur d’un théâtre sur lequel il est si douteux que ce grand homme trouve jamais de rivaux. Molé s’est surpassé dans le rôle de l’Optimiste.

De l’Importance des opinions religieuses, par M. Necker. Un volume de plus de 500 pages, avec cette épigraphe : Pristinis orbati muneribus hæc studia renovare cæpimus, ut et animus molestiis hac potissimum re levaretur, et prodessemus civibus nostris qua re cumque possemus. (Ciceron.)

Les moyens employés depuis trente à quarante ans pour combattre le fanatisme et la superstition étaient bien les plus propres sans doute à terrasser leur puissance, mais il n’était guère possible de les attaquer ainsi sans blesser plus ou moins dangereusement la religion même, dont l’ombre encore révérée leur servait d’égide. On ne peut se dissimuler, en laissant d’ailleurs à nos philosophes toute la gloire qui leur est due, qu’il n’en est presque aucun qui, dans cette lutte de la raison contre les préjugés, ait su garder d’assez justes mesures ; à force de voir le mal que les opinions religieuses avaient fait à l’humanité, ils ont fini par oublier entièrement l’utilité dont elles pouvaient être, le besoin qu’on en avait eu dans tous les temps, celui qu’on en aurait toujours, tant que les hommes ne cesseraient pas d’être ce qu’ils ont été si constamment depuis que nous connaissons leur histoire. Ce n’était donc pas une tâche indigne d’un grand homme et d’un grand écrivain que celle de ramener sur des objets d’une si grande importance l’attention publique trop égarée par l’esprit dominant de nos jours. Cette tâche convenait, ce me semble, d’autant mieux à M. Necker, qu’elle offrait tout à la fois à l’activité de son âme de l’aliment et du repos, car en éclairant son siècle sur ces hautes questions, l’on sent qu’il n’a fait que suivre la pente naturelle de ses premiers sentiments et de ses premières pensées.

Une âme aussi grande, aussi pure que la sienne ne craint pas de révéler les secrets de son amour-propre ; il avoue sans détour les motifs qui l’ont déterminé à entreprendre ce nouveau travail. « Mon attention, dit-il, ne devant plus se fixer sur les dispositions particulières de bien public, qui sont nécessairement unies à l’action du gouvernement, je me suis trouvé comme délaissé par tous les grands intérêts de la vie. Inquiet, égaré dans cette espèce de vide, mon âme encore active a senti le besoin d’une occupation. J’ai eu le dessein, pendant quelques instants, de tracer mes idées sur les hommes et sur leur caractère ; il me semblait qu’une assez longue expérience, au milieu des mouvements qui révèlent les passions, m’avait appris à les bien connaître ; mais élevant mes regards, mon cœur s’est rempli d’une autre ambition, et j’ai éprouvé le désir d’allier à de plus hautes pensées les méditations dont j’étais contraint de me séparer… » Si c’est là le désespoir de l’ambition trompée, il faut convenir que ce désespoir n’a jamais embrassé de plus nobles et de plus sublimes consolations.

M. Necker ne s’est point aveuglé sur les dispositions peu favorables du public auquel il adressait son ouvrage. « Quel temps, dit-il lui-même à la fin de son livre, quel temps je suis venu prendre pour entretenir le monde de morale et de religion, et quel théâtre encore que celui-ci pour une semblable entreprise ! On fait presque preuve de hardiesse en concevant ce projet. Chacun est autour de sa moisson, chacun vit dans son affaire, chacun est englouti dans l’instant présent, tout le reste paraît chimérique… Quand je fixe un regard sur le cours actuel des opinions, je crains bien d’avoir pour juges ou des hommes indifférents, ou des censeurs trop sévères ; mais les combinaisons de la vanité sont peu de chose auprès des motifs qui m’ont guidé ; je suis sûr de m’être approché du plus grand de tous les objets, et pourvu qu’une de mes pensées, s’alliant aux inclinations des âmes sensibles, ajoute quelque chose à leur bonheur, je jouirai de la plus douce des récompenses… » Plus d’une âme sensible a déjà répondu sans doute à un vœu si touchant.

Dans ses premiers ouvrages, le vertueux émule des Colbert et des Sully avait eu l’art d’animer les discussions les plus arides en les attachant tantôt au développement de quelque grande vérité morale, tantôt aux observations les plus fines et les plus profondes sur la marche du cœur et de l’imagination, tantôt aux plus purs sentiments de la gloire, du patriotisme, de la bienfaisance et de l’humanité. Dans celui-ci, son génie a su rendre intéressantes les vérités les plus abstraites en les associant aux intérêts habituels de la vie civile, à tous les grands ressorts du gouvernement et de l’administration ; après avoir donné, pour ainsi dire, une âme aux objets qui en paraissaient naturellement les plus dénués, il a trouvé le secret de revêtir de forme et de couleur les idées mêmes qui en seront toujours le moins susceptibles.

Le fond des vérités que M. Necker se propose d’établir ayant été déjà traité tant de fois, il a pensé avec beaucoup de raison que le but qu’il avait à remplir était moins encore de convaincre que de persuader ; qu’en conséquence il devait s’adresser encore plus souvent au cœur, à l’imagination, à la conscience de ses lecteurs, qu’à leur esprit et à leur réflexion.

Avant d’établir les grands principes de la religion, M. Necker s’applique à prouver à l’homme d’État, au moraliste, au philosophe, à l’homme sensible, l’extrême besoin que l’on a d’y croire, dans quelque ordre, dans quelque condition de la société qu’on se trouve placé ; il commence ainsi par nous faire chérir les vérités dont il veut nous convaincre, et c’est bien là sans doute la meilleure disposition que l’on puisse désirer pour parvenir à une si heureuse conviction. Il compare d’abord l’influence des idées religieuses avec celles de l’ordre public, des lois, de l’opinion, de nos dispositions naturelles au bien ; il s’attache ensuite à développer, avec une éloquence aussi forte que touchante, leur influence sur le bonheur et la vertu, et plus particulièrement encore sur les devoirs des souverains. Après avoir répondu à quelques objections, nommément à celles qu’on tire des guerres et des troubles dont les opinions religieuses ont été l’origine, il rassemble toutes les forces de sa pensée pour atteindre à de nouvelles preuves de l’existence de Dieu, ou pour présenter du moins celles qui sont déjà connues sous le point de vue le plus sensible et le plus frappant.

Après avoir fait voir que ce serait une grande illusion que d’espérer de pouvoir fonder la morale sur la liaison de l’intérêt particulier avec l’intérêt public, il observe que les faux raisonnements qu’on fait à ce sujet viennent de ce qu’on applique à l’état présent des sociétés les principes qui ont servi de base à leur formation. « Cette confusion très-naturelle est une grande source d’erreurs… Il n’est rien de si aisé que d’établir des conventions et de faire observer des règles au moment du tirage d’une loterie ; chacun alors, au même point de perspective, trouve tout bien, tout juste, tout ingénieux, et l’on est en paix d’un commun accord ; mais à mesure que les bons et les mauvais lots sont connus, l’esprit change, l’humeur s’aigrit, et sans le frein de l’autorité l’on se montrerait difficile, envieux, querelleur, et quelquefois injuste et violent… La société politique en projet et la société politique en action offrent à l’observation deux époques différentes, et comme ces époques ne sont séparées par aucune limite apparente, elles se confondent presque toujours dans l’esprit des moralistes politiques. Celui qui croit à l’union de tous les intérêts particuliers avec l’intérêt public, et qui célèbre cette harmonie, n’a considéré la société que dans son plan général et primitif. Celui qui pense, au contraire, que tout est mal et sans accord, parce qu’il y a de grandes différences de pouvoir et de fortune, n’a considéré la société que dans son mouvement actuel de rotation : l’une et l’autre de ces deux méprises ont été consacrées par des écrivains célèbres, etc. »

En montrant l’influence de la piété sur le bonheur, de quels traits de flamme l’auteur a su peindre le charme qu’elle répand sur les jouissances de l’amitié !

« … Les bornes, les limites ne peuvent s’accorder avec le sentiment ; infini comme la pensée, il ne pourrait subsister, il ne pourrait du moins se défendre d’une continuelle inquiétude si des opinions bienfaisantes, agrandissant pour nous l’avenir, ne nous permettaient pas de considérer sans épouvante la révolution des années et la course rapide du temps. Aussi quand la mélancolie nous livre à une douce émotion, quand elle se change pour nous en plaisir, c’est qu’aux moments où nous nous trouvons séparés des objets de notre affection, une méditation solitaire les replace au-devant de nous à l’aide des idées générales de bonheur qui, plus au moins confusément, terminent au loin notre vue… On embrasse avec transport toutes les opinions qui nous entretiennent de continuité et de durée. Qu’on aime alors à prêter l’oreille à ces paroles de consolation qui s’allient si parfaitement avec les désirs et les besoins de notre âme ! Quelle effrayante association que celle du néant éternel et de l’amour ! Comment unir à ce doux partage d’intérêts et de pensées, à ce charme de tous les jours et de tous les instants, à cette vie enfin, la plus forte de toutes, comment unir à tant d’existence et de bonheur la persuasion intime et l’image habituelle d’une mort sans espoir et d’une destruction sans retour ? Comment offrir seulement l’idée de l’oubli à ces âmes aimantes qui ont placé tout leur amour-propre et toute leur ambition dans l’objet de leur estime et de leur tendresse, et qui, après avoir renoncé à elles-mêmes, se sont comme déposées en entier dans un autre sein pour y subsister du même souffle de vie et de la même destinée ? »

La fiction par laquelle l’auteur cherche à rendre plus sensible la réunion des prodiges dont notre âme est composée nous paraît tout à la fois d’une poésie sublime et d’une philosophie profonde.

« Représentons-nous, dit-il, les hommes soumis à l’immobilité des plantes, mais doués de quelques-uns de nos sens, et jouissant de la faculté de réfléchir, de former des jugements et de se communiquer leurs pensées. J’entends ces arbres animés discourir ensemble sur l’origine du monde et sur la cause première de tous les miracles de la nature ; ils mettent en avant, comme nous, différentes hypothèses sur le mouvement fortuit des atomes, sur les chances innombrables du hasard, sur les lois du fatalisme et d’une aveugle nécessité, et entre les divers raisonnements employés par quelques-uns pour contester l’existence d’un Dieu créateur et moteur de l’univers, celui dont on reçoit le plus d’impression, c’est qu’il est impossible de concevoir comment une idée deviendrait une réalité, et comment le dessein de disposer des parties, de les arranger, de les mouvoir, pourrait influer sur l’exécution, puisque la volonté n’étant qu’un simple vœu et une pensée sans force, elle n’a aucun moyen pour se métamorphoser en action ; qu’en vain eux hommes-plantes et spectateurs immobiles de l’univers auraient-ils le désir de changer de place, de s’approcher les uns, des autres, d’élever des abris pour se défendre de l’impétuosité des vents et pour se mettre à couvert des rayons du soleil, leurs souhaits seraient inutiles ; qu’ainsi il était évidemment absurde d’imaginer l’existence d’une faculté essentiellement contraire à la nature immuable des choses. Qu’au milieu cependant de cet entretien, un ange, une voix inconnue ou l’un d’eux, par une inspiration miraculeuse, les eût interpellés et leur eût dit : Que penseriez-vous donc si ce prodige dont vous regardez l’existence comme impossible s’exécutait à vos yeux, et si l’on vous communiquait tout à coup la faculté d’agir selon votre volonté ? Saisis d’étonnement, s’écrieraient-ils, nous nous prosternerions avec crainte et avec respect ; et dès cet instant, sans le moindre doute et sans la plus légère incertitude, nous croirions avoir acquis le secret du système du monde, nous adorerions le pouvoir infini de l’intelligence et de la pensée, et c’est à une semblable cause que nous attribuerions l’ordonnance de l’univers, etc. »

Je ne sais si les craintes d’une vie à venir ont fait beaucoup d’athées ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il y a un mouvement d’éloquence bien neuf et bien original à nous faire retrouver l’idée de l’enfer plus naturelle et plus vraisemblable dans le système de l’athéisme que dans tout autre.

« S’il n’y avait point de Dieu, dit le nouveau Bossuet, si ce monde, si l’univers entier n’était qu’une production des chances infinies ou la nature elle-même subsistant de toute éternité…, une pensée terrible viendrait frapper notre imagination, nous n’aurions pas seulement à renoncer aux espérances qui font le charme de notre vie, nous n’aurions pas seulement à considérer de près les sombres et tristes images de la mort et d’un éternel anéantissement, ces affreuses perspectives ne seraient pas la fin de nos dangers, le dernier terme de notre épouvante. En effet, les révolutions d’une nature aveugle étant plus inconnues, plus incalculables que les desseins d’un être intelligent, il serait impossible de découvrir sur quelle base repose dans l’univers la destinée des hommes ; il serait impossible de préjuger si, par quelqu’une des lois de cette impérieuse nature, les êtres intelligents et sensibles sont dévoués à périr irrévocablement ou à revivre sous quelque autre forme, s’ils doivent connaître une fois de nouveaux plaisirs ou souffrir un jour d’éternelles peines. »

Quel est le philosophe qui parla jamais en faveur de la tolérance avec plus de force que ne l’a fait M. Necker dans ce chapitre, où, après avoir rappelé l’étendue immense que les dernières découvertes de M. Herschel donnent à l’univers, il s’écrie : « Que devient donc notre petite terre au milieu de ces immensités dont l’esprit humain essaie en vain de s’emparer ? Qu’est-elle déjà relativement à cette quantité de globes terrestres dont nous pouvons former le calcul à l’aide de nos découvertes, ou dirigés du moins par des présomptions raisonnables ? Serait-ce donc les habitants de ce grain de sable, serait-ce un petit nombre d’entre eux qui auraient le droit de prétendre que seuls ils connaissent la manière dont on peut adorer le souverain Maître du monde ? Leur demeure est un point dans l’infinité de l’espace, la vie dont ils jouissent est un des moments innombrables qui composent l’éternité… Comment donc oseraient-ils annoncer, à tous les temps présents, à tous les temps à venir, qu’on ne peut éviter les vengeances célestes si l’on s’écarte de quelques lignes des usages et des pratiques de leur culte ? »

Je crains bien que beaucoup de docteurs de Sorbonne ne pensent en secret que c’est là de la philosophie toute pure ; mais le moyen d’attaquer une si grande vérité lorsqu’on la voit entourée de toutes les étoiles d’Herschel ?

Les Sérénades, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, ont été représentées pour la première fois, sur le Théâtre-Italien, le 23 janvier. Les paroles sont de M. Goulard, de Montpellier, l’auteur d’une parodie d’Agis et de Cassandre mécanicien. La musique est de M. Dalayrac. Cette bagatelle, pour le fond, ressemble à tout et à rien ; l’intrigue en est aussi pénible qu’elle est commune, et la gaieté du dialogue ne dissimule que faiblement ce défaut. Quant à la musique, quoiqu’elle ait le même caractère d’imitation qu’ont tous les ouvrages de M. Dalayrac, elle a paru cependant avoir le mérite d’une plus grande clarté dans le style ; le chant est moins étouffé par les effets de l’orchestre, et la voix enchanteresse de Mme Renaud en est mieux entendue ; c’est à ce seul charme qu’est du tout ce que l’ouvrage a eu de succès.

Six Semaines de la vie du chevalier de Faublas, pour servir de suite à sa première année, par M. Louvet de Couvray. Deux vol.  in-18. Cette suite[1] est bien digne du commencement ; c’est toujours un mélange assez piquant de peintures libertines et de scènes vraiment comiques. Les accidents fâcheux qui affligent de temps en temps notre héros, et qui font dire si tristement à Justine, à Coralli : Que je vous trouve changé, monsieur le chevalier ! n’ôtent rien à la vérité de cette histoire, et l’on en trouve toujours beaucoup dans le dialogue des différentes scènes dont l’auteur a su animer ses tableaux ; mais, quelle qu’en soit la variété, on désirerait sans doute que les événements eussent une liaison plus naturelle, que la transition de l’un à l’autre fût quelquefois moins forcée, ou qu’elle parût dépendre moins de la fantaisie de celui qui les invente. L’aventure de M. de Lignoles est aussi folle que le caractère de son épouse est original, et celui de la mère est d’une vérité précieuse.

— Peu d’ouvrages ont eu le succès des Mémoires du baron de Trenck ; il s’en est vendu, dit-on, quinze à vingt mille exemplaires. Le sieur Curtius et ses rivaux, au Palais-Royal et sur le boulevard, ont gagné beaucoup d’argent à faire valoir cet illustre prisonnier représenté en cire, chargé de toutes ses chaînes, etc., à deux sous en sortant. Son cousin le Pandour ne fera pas, je crois, la même fortune ; ses Mémoires traduits de l’italien, s’il en faut croire le titre, sont loin d’offrir le même intérêt, pour le fond comme pour les détails.


LETTRE
DE Mme DE CRÉQUY À Mme LA MARÉCHALE DE NOAILLES.

Mme la maréchale de Noailles ayant écrit à Mme la marquise de Créquy pour l’engager à chercher un homme capable de faire, en faveur de l’intolérance, un pamphlet plus piquant que celui de l’abbé Pey[2], Mme de Créquy lui fit la réponse que voici :

« La matière est trop grave pour laisser la liberté de la plaisanterie, et le cœur trop affligé pour avoir d’autre accent que celui du gémissement. Notre foi ne tient point aux événements, et notre salut ne dépend que de notre volonté. La charité amour, la charité support, nous conduiront au ciel, où je désire que madame la maréchale n’aille que lorsque la terre n’aura plus besoin d’édification. »



  1. Voir précédemment, p. 36.
  2. Il a pour titre : la Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme philosophique, ou Lettres d’un patriote au soi-disant curé sur son Dialogue au sujet des protestants, 1785, in-12.