Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1788/Avril

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 237-251).
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AVRIL.

La Double Tromperie, comédie en trois actes et en prose, donnée au Théâtre-Italien le 19 février, pour la première et dernière fois, est imputée à M. le marquis de La Salle, l’auteur de l’Officieux, de l’Oncle et les tantes, etc. Cette pièce a été écoutée jusqu’au bout avec une patience extrême ; mais on l’a sifflée avec la même énergie. L’immoralité que présente le fond de l’action a eu moins de part à cet acte de rigueur que l’invraisemblance de la conduite, et surtout la platitude et le mauvais ton du dialogue, tout farci de mauvais calembours et d’équivoques grossières.

— C’est le vendredi 29 février qu’on a donné, sur le Théâtre-Français, la première représentation de Méléagre, tragédie en cinq actes de M. Lemercier[1] à peine âgé de seize ans.

On imagine aisément quel concours de monde a dû attirer la première représentation d’une tragédie composée à un âge où il paraît si difficile de concevoir et d’exécuter raisonnablement le plan d’un drame quelconque. La Grange-Chancel, plus célèbre par ses Philippiques contre le régent que par ses tragédies, avait offert déjà l’exemple de cette espèce de prodige littéraire ; il donna, au même âge que M. Lemercier, sa tragédie de Jugurtha ; quelques années après, il essaya de mettre au théâtre la fable de Méléagre ; mais il ne fut pas plus heureux dans cette dernière tentative que ceux qui avaient traité ce sujet avant lui, tels que P. de Boussy, Hardy, Benserade et Boissin de Gallardon, etc.

La fable de Méléagre n’est, à vrai dire, qu’un épisode de cette tragédie, ce n’est qu’au commencement et à la fin de la pièce qu’il en est question. L’amour du Grand Prêtre pour Atalante en forme le sujet principal, et l’idée de cet amour est une imitation de celui de Corésus pour Callirhoé ; la catastrophe en est absolument la même. On eût pardonné à M. Lemercier un plan beaucoup plus défectueux ; on lui aurait pardonné également des écarts d’imagination, des fautes de convenance que son extrême jeunesse était si propre a faire excuser ; mais ce qu’on a pu observer sans peine, c’est que l’application avec laquelle on évite les fautes grossières lui manque beaucoup moins que l’heureux talent de les racheter par des beautés neuves et frappantes il n’y a rien ni dans la conception ni dans le style de son ouvrage qui puisse déceler la plus légère étincelle d’invention ; tout est copié, tout est réminiscences ; peut-être n’y a-t-il pas même dans le cours des cinq actes vingt hémistiches qu’on ne trouve exactement calqués sur des vers que tout le monde sait. La fortune d’une pareille tragédie est une démonstration frappante que de tous les ouvrages d’esprit le seul qu’on puisse faire aujourd’hui sans esprit, sans imagination, sans talent, c’est une tragédie médiocre. Il n’en est pas moins prodigieux sans doute qu’un enfant de quinze ans ait fait Méléagre, mais il ne serait pas très-étonnant que le jeune homme qui a pu faire ce miracle à quinze ans ne fît désormais rien qui mérite un véritable succès.

La pièce a été écoutée jusqu’à la fin, avec une attention et une bienveillance assez soutenues ; mais il n’a pas été difficile de juger quel était le sentiment qui l’inspirait. Le jeune auteur et ses amis ont eu le bon esprit de retirer la pièce après la première représentation.

Œuvres de théâtre et autres poésies, par M. de Chabanon, de l’Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres, etc. Un volume in-8o. Ce volume contient deux comédies en cinq actes et en vers, avec un opéra et plusieurs épîtres morales. L’auteur annonce dans sa préface que son âge, son caractère et sa situation l’ont empêché d’exposer ses comédies aux risques tumultueux d’une représentation ; mais il a cessé d’être retenu par ces motifs, d’ailleurs très-excusables, car il vient de lire aux Comédiens une nouvelle pièce intitulée l’Homme mystérieux, qui a été reçue d’une voix unanime. Ceux qui connaissent ce littérateur estimable désirent tous que les risques tumultueux de la représentation ne l’obligent pas à se repentir de s’être écarté d’une circonspection trop malheureusement justifiée par les revers qu’il avait éprouvés autrefois dans cette carrière tout à la fois si attrayante et si hasardeuse.

La première comédie que contient ce volume des Œuvres de M. de Chabanon a pour titre l’Esprit de parti, ou les Querelles à la mode. Cette pièce fut composée il y a sept ou huit ans, à l’époque des disputes si ridiculement importantes des Gluckistes et des Piccinistes. Il était bien difficile que ce fond put jamais fournir celui d’une bonne comédie ; et quand M. de Chabanon en aurait su vaincre toutes les difficultés, l’intérêt d’un pareil sujet devait cesser naturellement avec celui des disputes qui en étaient l’objet. Cet esprit de parti, quoi qu’en dise l’auteur dans sa préface, ne pouvait guère réussir que par le mérite de l’à-propos, et ce mérite est déjà bien loin de nous.

La pièce est écrite avec beaucoup de facilité et remplie de détails heureux ; mais cela suffirait-il pour faire supporter l’invraisemblance de l’intrigue, le peu d’intérêt du fond, et surtout cette exagération dans les caractères qui, cherchant à faire de l’effet, passe toujours le but ? Il faut bien exagérer au théâtre, mais l’exagération même a sa mesure, et de toutes les limites de l’art, c’est sans doute celle qu’il faut le moins franchir.

Le sujet du Faux Noble est d’un choix plus heureux. Ce ridicule des gens qui en imposent sur leur naissance, ou qui, à prix d’argent, troquent leurs noms contre ceux de malheureux gentilshommes, indignes eux-mêmes de les porter, puisqu’ils consentent à en faire un trafic si honteux, est un travers assez commun dans nos grandes villes, et dont la comédie peut s’emparer avec succès.

L’action de cette comédie est mieux conçue que celle de l’Esprit de parti ; la marche, les incidents en sont plus naturels : cette pièce offre même quelques scènes d’un vrai comique, et qui développent également le ridicule du faux noble et la bassesse orgueilleuse de l’homme de qualité qui ne craint pas de se mésallier pour de l’argent, mais le style nous en a paru moins soigné ; cependant, à quelques longueurs près, nous la croyons beaucoup plus propre à réussir au théâtre que l’Esprit de parti.

Nous n’oserions en dire autant de l’opéra de la Toison d’or, sujet déjà traité par le grand Corneille ; c’est l’amour de Médée pour Jason, qui vient en Colchide, à la tête des Argonautes, enlever la fameuse Toison à laquelle étaient attachés les destins de son père et ceux de sa patrie. Les combats de l’amour de cette princesse avec son devoir forment le seul intérêt du nouveau poëme ; Corneille avait cru devoir le soutenir par un intérêt plus vif et plus dramatique, celui de la jalousie d’Hypsipyle, jeune reine à qui le perfide Jason a déjà engagé sa foi.

Quant aux pièces fugitives qui terminent ce volume des Œuvres de M. de Chabanon, elles n’offrent rien de fort piquant ; la plupart avaient déjà été imprimées dans différents journaux. Il y a de très-beaux vers dans le Discours sur l’adversité, et dans un poëme sur la tragédie lyrique, divisé en trois épîtres : la première offre des vues très-saines sur la tragédie, que quelques personnes voudraient voir bannir de la scène lyrique ; la seconde indique aux poëtes quels moyens ils doivent employer pour servir un art qui ne déploie jamais mieux sa puissance que lorsqu’on lui donne de grandes passions à exprimer ; la troisième indique aux musiciens les procédés qui peuvent rendre leurs compositions aussi chantantes que dramatiques.

Aphorismes philosophiques[2], brochure in-24 de 87 pages, avec cette épigraphe :

Satis mihi pauci… satis unus… satis nullus…


Maximes détachées : l’auteur, dans sa préface, les appelle Vierges ; il se fait une trop douce illusion, la plupart de ces vierges sont à tout le monde. Dans le petit nombre de ces pensées, il en est pourtant quelques-unes dont l’expression est assez précise, assez heureuse, telles que celles-ci : « La bienfaisance n’est qu’une restitution… Il n’y a peut-être que ceux qui ne pensent à rien qui aient besoin d’être distraits. Nous trouvons en nous-mêmes l’esquisse de tous les hommes, etc. »

— Dans le nombre des pamphlets qu’a fait éclore le Petit Almanach de nos grands hommes, on peut distinguer un Dialogue de l’auteur et de l’anonyme par M.-J. de Chénier ; on y trouve des portraits d’une touche assez forte, tels que celui-ci :

Un vieux Normand, l’Arétin de la France,
Rendu célèbre à force d’impudence,
Peintre abhorré, qui d’infâmes couleurs
Voulut noircir jusqu’à ses bienfaiteurs ;
Il commençait, mais, par un cas étrange,
Ses durs pinceaux, pleins de fiel et de fange,
Entre ses mains contre lui retournés,
L’ont barbouillé de traits empoisonnés,
De son front large ont souillé tout l’espace.
Nouveaux affronts n’y sauraient trouver place,
Et le grand homme, à la honte aguerri,
Est sûr encor de n’être plus flétri.


Considérations sur l’esprit et les mœurs, un volume in-8o, par M. Sénac de Meilhan[3], intendant de Valenciennes, l’auteur des Mémoires d’Anne de Gonzague et des Considérations sur le luxe et la richesse.

L’auteur annonce lui-même dans sa préface, avec assez de candeur, qu’il s’est cru destiné à refaire le livre de La Rochefoucauld, déjà refait par La Bruyère et par Duclos. « Ces écrivains, dit-il, semblent avoir épuisé cette partie de la morale qui a pour objet l’homme vivant en société dans la cour et la capitale ; mais, quoique le fond soit le même, l’homme se montre, dans chaque siècle, sous chaque règne, avec des formes différentes. Les idées qui règnent dans le monde, l’accroissement des richesses et des jouissances, les progrès du luxe, la sévérité ou la faiblesse du gouvernement, l’empire ou l’anéantissement de quelques préjugés, la communication plus ou moins grande de la cour avec la ville, toutes ces circonstances apportent de grands changements dans les mœurs d’une nation. » Cela est incontestable ; ce qui pourrait l’être un peu moins, c’est que M. Sénac eût saisi avec beaucoup de sagacité ce qui caractérise plus particulièrement l’esprit et les mœurs de l’époque actuelle. Quoi qu’il en soit, il n’a pas jugé sans doute à propos de s’y borner, car on retrouve dans son livre une multitude d’observations qui appartiennent à tous les temps, qu’on n’a cessé de répéter depuis qu’on écrit sur les mœurs, et qui ne sont pas plus à lui qu’elles ne sont à son siècle. Il rend justice au mérite de La Bruyère ; mais ne juge-t-il pas un peu trop légèrement Duclos, avec qui d’ailleurs il nous paraît avoir lui-même beaucoup plus de rapports qu’avec La Bruyère et La Rochefoucauld ? « La vue de Duclos, dit-il, est nette et juste, mais ne s’étend pas loin. Il connaît l’homme, mais celui de Paris, d’un certain monde, du moment où il écrit ; dans un autre pays, dans un autre siècle, l’homme de Duclos sera presque inconnu. Quand il a voulu s’élever, il a montré les bornes de son talent ; le peintre de quelques portraits a été au-dessous du médiocre quand il a été tenté d’être peintre d’histoire. Duclos traçait les mœurs, les ridicules, les vices, les fausses vertus des gens avec lesquels il soupait, et il n’avait pas soupé avec Louis XI, etc. »

S’il n’y a pas un grand nombre d’idées neuves et profondes dans l’ouvrage de M. Sénac, il y en a du moins un très-grand nombre dont l’expression est facile, spirituelle, quelquefois même ingénieuse ; c’est un livre qui a l’air d’avoir été écrit sans peine et sans effort. On le lit de même, et peut-être est-ce le premier charme que l’on puisse désirer d’attacher à une lecture de ce genre. Ce sont tantôt des réflexions isolées, tantôt des discussions un peu plus suivies, auxquelles succèdent tour à tour des portraits, des parallèles, des tableaux, des lettres, des dialogues, quelques anecdotes plus ou moins connues ; comme dans une conversation familière, on y fait grâce aux lieux communs en faveur de l’idée fine qui les remplace, aux tournures négligées en faveur de l’expression originale qui les suit ou les précède, et qui par là même n’en paraît que plus aisée et plus heureuse. Ce qu’on n’a point pardonné à l’auteur, ce sont quelques sarcasmes dont la malignité n’excuse pas le mauvais ton, ce sont quelques images d’une fausse recherche, et qui, fussent-elles de la plus exacte vérité, n’en seraient pas moins du plus mauvais goût. On n’en citera qu’un seul exemple qui nous a paru frapper également tout le monde. « Plusieurs personnes sentent mauvais ; obligées de vivre ensemble, elles conviennent de porter des odeurs fortes. Voilà en partie la politesse… » Une comparaison moins dégoûtante, mais tout aussi précieuse, est celle du menuet. « La vie ressemble au menuet : on fait quelques tours pour revenir faire la révérence à l’endroit d’où l’on est parti… » C’est à peu près ce que M. de Voltaire avait dit de la métaphysique ; mais, appliquée au labyrinthe de nos abstractions, l’image est tout à la fois plus piquante et plus spirituelle.

Le seul moyen de faire connaître un tel ouvrage est d’en citer plusieurs morceaux propres à marquer les différents caractères d’esprit et de talent qui le distinguent.

« En réfléchissant à la marche de l’esprit, au progrès des lumières, à leur distribution générale, à la multitude des ouvrages de tout genre, il me semble quelquefois qu’il viendra un temps où il sera impossible autant qu’il sera inutile d’avoir de l’esprit et des talents. Le domaine de la pensée sera comme un vaste pays dont la carte sera tracée sur une grande échelle, et dont toutes les parties seront connues… À cette époque on ne fera plus de livres. Toutes les pensées seront réduites en proverbes ou sentences ; il y en aura sur toutes les matières, et l’éducation consistera sans doute à inculquer de bonne heure trois ou quatre volumes de proverbes. Il sera si aisé de faire des vers que ce ne sera plus un mérite ; ce seront des centons, des hémistiches pris dans tous les ouvrages connus. »

« Un homme fort riche dans ce siècle, à portée, par sa fortune, de se procurer tous les plaisirs, jouissant d’une santé florissante, doué des avantages extérieurs, est mort de douleur de n’être pas gentilhomme. » [C’est M. de Monville ; il n’en est pas mort, mais il n’en est pas plus heureux.]

« Une grande dame avait, à soixante ans, pour amant un jeune homme d’un état obscur ; elle disait à une de ses amies : Une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois[4] ; et elle avait raison… Les gens qui occupent de grandes places, ceux qui représentent dans les provinces (l’auteur est intendant), trouvent beaucoup de femmes qui leur cèdent. La vanité se mêle dans tout, même dans le plaisir, même dans le plus vif des plaisirs ; combien les sens des femmes sont redevables à la vanité ! »

« Un mari disait à sa femme : Je vous permets tout, hors les princes et les laquais. Il était dans le vrai, les deux extrêmes déshonorent par le scandale. » [Ce mot est un mot de famille ; le mari en question était le frère de l’auteur, M. Sénac, le fermier général ; mais sa femme n’en crut rien ; elle prit M. le comte de La Marche, aujourd’hui prince de Conti.]

« Elmire[5] possède à un degré supérieur le don de la pensée. La plus vive conception, la sagacité la plus pénétrante, et la plus brillante imagination, sont les qualités qui dominent dans son esprit. La pensée semble être l’essence d’Elmire, uniquement destinée à l’exercice des facultés intellectuelles. Je n’entreprendrai pas d’assigner ce qui appartient à son caractère, d’essayer de peindre son âme et son cœur ; ces divisions d’un être pensant et sensible n’existent pas dans elle ; l’esprit seul constitue son âme, son cœur, son caractère et ses sens. Mme de Tencin disait un jour à Fontenelle, en mettant la main sur son cœur : « C’est de la cervelle qui est là. » On pourrait dire de toutes les actions et de tous les sentiments d’Elmire : C’est de l’imagination. Tout est soumis chez elle à l’influence de la pensée du moment. Si son imagination lui peint les charmes de l’amour, elle s’en pénètre, et son esprit semble lui créer un cœur et des sens ; il sait à l’instant orner un objet des plus brillantes qualités. Le même esprit actif, inquiet, curieux de connaître, d’approfondir, détruit son propre ouvrage ; l’enchantement disparaît, et elle devient promptement inconstante[6]. Comme son esprit n’a point vieilli, elle est susceptible de toutes les erreurs de la jeunesse. Son esprit, car il compose tout son être, et c’est à lui qu’il faut toujours en revenir, a le plus rapide élan, et le premier jet de sa pensée est semblable à une flèche vivement décochée qui atteint promptement le but le plus éloigné. Elmire a peu d’instruction, et elle est incapable de réflexions suivies. Il n’y a jamais pour ses pensées ni veille ni lendemain. Sa vie est une longue jeunesse que n’a jamais éclairée l’expérience. Son esprit semble être le char du soleil abandonné à Phaéton. La pénétration vive lui tient lieu de savoir, parce qu’elle lui fait promptement atteindre à ce qui exerce toute l’attention des autres. Elle parcourt un livre plutôt qu’elle ne le lit, devine plus qu’elle n’apprend. Rien n’est étranger pour elle, tant sa conception est vive ; les idées les plus abstraites entrent aussi facilement dans son esprit que les plus simples notions. Une imagination vive et brillante lui fait peindre tous les objets, et lui compose un dictionnaire particulier. Elle fait de sa langue un usage qui donne à tout ce qu’elle dit un caractère expressif et pittoresque. Sa conversation est animée, semée de traits brillants, de définitions justes, de comparaisons ingénieuses. Il faut plutôt l’entendre que s’entretenir avec elle. Elle n’a jamais le désir de briller, la prétention est au-dessous de celui qui possède pleinement et sans effort. Elle dépense son esprit, comme les prodigues leur argent, pour le plaisir de dépenser et non pour paraître. Elmire doit passer pour méchante, parce qu’elle blesse souvent l’amour-propre des autres, mais l’esprit seul est l’objet de ses observations ; sa critique est déterminée bien plus par le besoin de comparer et de juger que par aucun sentiment de malveillance. Elle disserte sans cesse sur l’esprit, c’est son domaine ; l’esprit est tout en elle, et il est tout pour elle. Elmire ne pourrait s’empêcher de révéler le défaut qu’elle remarquerait dans l’esprit d’un homme qui lui aurait sauvé la vie. »

Dans le parallèle de Henri IV et de Louis XIV, il paraît que l’auteur n’a pas fait ce qu’il voulait faire ; il cherche à rassembler tous les traits distinctifs qui pouvaient être à l’avantage de Louis XIV, et le dernier résultat de ces rapprochements est de justifier toujours la préférence qui nous entraîne vers Henri IV.

Quoique l’ouvrage que nous avons l’honneur de vous annoncer soit assurément celui d’un homme de beaucoup d’esprit, il y a lieu de croire qu’il ajoutera moins à la réputation littéraire de l’auteur qu’il ne pourra nuire à l’ambition de ses projets ; on y a trouvé une foule de remarques dont le caractère ne convient ni à la gravité de son âge, ni à celle de son état, encore moins à celle des places où l’on sait qu’il aspire. Plusieurs écrivains célèbres ont dit bien plus de mal des femmes qu’il ne s’est permis d’en dire ; mais il en est peu qui les aient traitées aussi légèrement, et quelques-unes de ses critiques ont moins révolté par leur malignité que par leur ton. Où a-t-il donc vécu ? se sont écriées les femmes ; et on a dû leur répondre : Non-seulement dans leur meilleure compagnie, mais encore dans une des sociétés les plus respectables de la cour et de la ville.


FRAGMENT

D’UN DIALOGUE ENTRE M. HANS ET M. GODART,
DÉDIÉ À M. LE COMTE DE RIVAROL,
PAR M. L’ABBÉ DE VAUXCELLES.
M. GODART.

Pourquoi tous ces pamphlets ?

M. HANS.

Pourquoi tous ces pamphlets ? Je vis de mon métier.

M. GODART.

Mais ceux qui de ta plume ont eu lieu de se plaindre
Te décriront partout comme un aventurier.

M. HANS.

On sait que je le suis ; qu’ai-je de plus à craindre ?

M. GODART.

Mais à coups de bâton ils paîront tes bons mots.

M. HANS.

Je ne les crains pas, j’ai bon dos.

— L’ombre de feu M. Gardel voudra bien nous pardonner d’avoir oublié jusqu’à présent de parler de sa mort et de son chef-d’œuvre posthume, donné pour la première fois, sur le théâtre de l’Académie royale de musique, le vendredi 16 janvier. Réparons bien vite ce double tort. M. Gardel l’aîné, un des premiers danseurs de l’Europe, est mort vers la fin de l’année dernière[7], et par une étrange fatalité, car c’est pour avoir fait un faux pas ; le soir en rentrant chez lui à pied, rêvant peut-être à quelque nouveau dessein de ballet, il se heurta si rudement contre une pierre qu’il en eut l’orteil grièvement meurtri ; la plaie s’envenima ; quatre ou cinq jours après il mourut de la gangrène. C’était un homme très-appliqué ; il avait fait une étude profonde de son art, mais on peut douter qu’il en eût le génie. Sa danse, comme celle de ses élèves, eut toujours beaucoup de justesse et de précision, mais on y désirait souvent plus de grâce, de noblesse et de facilité. Il fut aussi inférieur à Noverre dans ses compositions qu’il l’avait été à Vestris dans l’exécution.

Son dernier ballet-pantomime, le Déserteur, qui n’a été représenté que depuis sa mort, est calqué, pour ainsi dire, scène par scène, sur le drame de M. Sedaine. Les scènes d’exposition, si originales dans le poème, ont paru fort obscures dans la pantomime ; mais, à cela près, la marche de l’action est assez vive et le dénoûment d’un grand effet. Quelque bien que le sieur Goyon ait pu rendre le rôle de Montauciel, on n’aura pas beaucoup de peine à concevoir tout ce que ce rôle, si charmant dans la comédie, doit perdre dans un ballet : que peut-on faire, par exemple, en pantomime de la scène où ce dragon vient lire trompette blessé ? N’aurait-il pas été plus convenable de la supprimer entièrement ? Jamais le rôle de Louise n’a été aussi bien joué à la Comédie-Italienne qu’il l’a été par Mlle Guimard ; Mlle Miller a mis, dans celui de la petite fille, beaucoup d’intelligence et de gentillesse. C’est le frère du sieur Gardel qui s’est chargé du rôle du Déserteur ; il l’a rempli avec noblesse et sensibilité.

— On se rappelle peu de séances publiques de l’Académie française moins intéressantes que celle du 13 mars, pour la réception de M. Daguesseau, élu à la place de M. le marquis de Paulmy. Le récipiendaire ne s’est pas borné à battre la campagne, il a battu toute l’Europe pour trouver quelque chose d’intéressant à dire, et il n’a rien trouvé. Il nous a conduits aux bords de la Newa, où il a eu le bonheur de contempler la plus grande des souveraines posant le comble au grand édifice fondé par Pierre Ier, et c’est pour nous apprendre qu’il ne manquera rien à sa gloire quand, au milieu des neiges et des frimas, il s’élèvera un temple aux Muses sur le modèle de l’Académie française. De là nous avons passé subitement à Constantinople, et pourquoi faire ? pour y trouver notre auguste monarque représenté par un des membres les plus distingués de la Compagnie, etc. Ce que M. Beauzée, remplissant les fonctions de directeur, a imaginé de plus ingénieux et de plus flatteur pour son nouveau confrère, c’est de l’exhorter très-longuement à justifier le choix de l’Académie, en faisant réimprimer un discours sur la vie et la mort, le caractère et les mœurs de M. Daguesseau, conseiller d’État, par M. Daguesseau, chancelier de France, son fils. La séance, heureusement, n’a pas été longue ; M. Marmontel l’a terminée par la lecture des beaux vers qu’il a faits sur la mort du prince Léopold de Brunswick ; ils ont été fort applaudis ; mais il y a longtemps que nous avons eu le bonheur de vous les faire connaître.

— Le célèbre Gessner, l’auteur de Daphnis, des Idylles et du poëme de la Mort d’Abel, est mort dans sa patrie, à Zurich, en Suisse, d’une attaque d’aploplexie, le 2 mars 1788, âgé de soixante-deux ans. Les Muses pleureront longtemps ce poëte aimable, qui ne vécut que par elles et pour elles, qui parut ne devoir qu’à leur douce inspiration tous ses talents, tous ses succès, et que son siècle a déjà compté parmi le petit nombre des écrivains modernes qui, dans leur genre, ont égalé, peut-être même surpassé les anciens. On ne saurait refuser du moins au Théocrite de nos jours le mérite éminent d’avoir étendu les limites dans lesquelles s’était renfermée jusqu’ici la pastorale, en lui donnant un intérêt tout à la fois plus moral et plus dramatique, en joignant aux peintures les plus naïves de la simple et belle nature des situations plus touchantes et plus variées avec un caractère de mœurs plus pur et plus idéal.

Ses concitoyens, qui furent tous ses admirateurs et ses amis, ont formé le dessein d’élever à sa gloire un monument digne d’entretenir la postérité de leur reconnaissance et de leurs regrets. La place qu’ils destinent à ce monument est une promenade publique, dont le site, au confluent de deux rivières, offre peut-être un des plus riches et des plus riants aspects que l’imagination puisse concevoir. Leur première idée avait été de n’admettre aucun étranger à l’exécution de ce projet ; mais, après y avoir réfléchi davantage, ils ont pensé que le droit d’honorer la muse de Gessner ne devait point leur appartenir exclusivement ; que le poëte de la nature était de tous les siècles et de tous les pays ; que ses ouvrages n’avaient pas eu moins de renommée en France et en Italie qu’en Suisse et en Allemagne, et que l’hommage qu’ils voulaient rendre à leur concitoyen serait plus honorable pour sa mémoire s’il était partagé par tous ceux qui avaient aimé ses écrits et son génie. En conséquence, ils ont résolu de laisser la souscription destinée à élever ce monument ouverte à tous ceux qui désireraient y contribuer.

M. le comte de Buffon est mort mercredi 16 avril, à deux heures du matin. S’il a survécu à tous ses systèmes, son génie survivra plus sûrement à tous ceux qui se sont élevés et s’élèvent encore sur leurs superbes débris. Il vient de fermer la barrière du plus beau siècle dont puisse s’honorer la France.

Voyages en Allemagne du baron de Risbeck, traduits de l’anglais et revus sur l’original allemand avec une carte d’Allemagne. Trois volumes in-8o.

Il a paru presque en même temps deux traductions de cet ouvrage, et toutes deux sont assez médiocres. Cependant elles ont été accueillies avec empressement, parce que le fond de l’ouvrage est d’un intérêt réel. C’est peut-être le premier livre où l’on ait pu prendre en France quelque idée raisonnable de l’état actuel des principales parties de l’Allemagne. Nous ne croyons pas sans doute l’auteur exempt de préventions, ni même de partialité, mais il a beaucoup observé, beaucoup vu, et sa manière de voir est à lui ; elle est souvent fine et spirituelle, et porte toujours un caractère de franchise et d’ingénuité qui avertit, pour ainsi dire, ses lecteurs des jugements dont ils peuvent avoir à se défier.

On sait que l’auteur de ces voyages n’était ni baron ni Français ; ce sont ses traducteurs qui l’ont gratifié du titre de baron ; son ouvrage est intitulé Lettres d’un voyageur français à son frère à Paris. M. de Risbeck est mort fort jeune, entre trente et quarante ans, à Aarau, petite ville du canton de Berne ; il y a vécu pauvre et honoré ; c’est le corps de ville qui s’est chargé de faire les frais de son enterrement. Avant de s’établir à Aarau, il avait passé quelques années à Zurich, où il faisait métier de prote d’imprimerie ; s’étant brouillé avec ses censeurs pour je ne sais quel article de gazette où l’on avait trouvé quelques plaisanteries trop amères, il fut obligé de chercher un autre asile. Il n’a pas joui longtemps de celui qui lui fut offert alors. On le croit originaire du duché de Wurtemberg.

Le Comte de Saint-Méran, ou les Nouveaux Égarements du cœur et de l’esprit, par M. de Maimieux, l’auteur du Petit Grandisson. Quatre volumes in-12.

Le dessein de cet ouvrage est annoncé par son titre. L’auteur a voulu essayer de transporter le héros de Crébillon dans les circonstantes actuelles, et tâcher de peindre ainsi le ton et les mœurs du jour. Quelques-uns de ses tableaux ne manquent ni d’esprit ni de vérité, mais ils sont entièrement dépourvus de goût. Le jeune comte de Saint-Méran est accompagné d’une espèce de précepteur rempli de vertus, mais affublé, on ne sait pourquoi, de tous les ridicules d’une pédanterie que l’on ne rencontre plus aujourd’hui nulle part. La femme qui veut bien se charger de son éducation a bien l’esprit et le caractère qui conviennent à son rôle, mais elle en a rarement le langage et le ton. Voici, pour juger de son style, une des leçons qu’elle donne à son jeune Télémaque :

« Tout fait bonheur à qui sait bien user de tout, et nos plaisirs sont comme nos appâts ; il nous faut, pour les rendre plus piquants, les deux talents assez faciles d’employer à propos l’estime et la gaze, etc. »

— Les circonstances du moment ayant fait applaudir d’une manière fort indécente ce vers assez indifférent de la tragédie d’Orphanis :

De gardes ce palais toujours environné,


un rimeur de la basoche a eu l’insolence de broder sur ce fond le quatrain que voici, qu’on a fait courir comme la tirade même qui avait donné lieu à la plus injuste de toutes les applications :

Le dessein du tyran est enfin déclaré ;
Voyez-vous ce palais de gardes entouré,
D’un coupable projet ses ministres complices
Semer partout l’horreur, l’exil et les supplices ?


Œuvres de David Garrick, écuyer. Deux volumes in-8o. Ces deux volumes contiennent sept ou huit comédies dont la plus longue est la Fille de quinze ans, imitée de la Parisienne de Dancourt. Soit que le fond de ces pièces soit fort peu intéressant par lui-même, soit que les détails qui ont fait le succès en Angleterre aient perdu dans la traduction ce qu’ils avaient de plus piquant, nous ne pensons pas que la peine que Mme de Vasse a prise de les traduire ajoute beaucoup en France à l’opinion que l’on avait du génie et des talents de Garrick. Mme de Vasse est l’auteur de deux mauvais romans, l’un dédié à M. de Genlis, l’autre à M. de Thélusson.



  1. Fils de M. Lemercier, secrétaire des commandements de M. le duc de Penthièvre. Cet intéressant jeune homme est presque entièrement paralysé du côté droit ; il n’avait que quinze ans lorsqu’il a commencé sa pièce. (Meister.)
  2. Attribués par les rédacteurs du catalogue de Pixérécourt (Ch. Nodier et M.P. Lacroix) à un sieur Papillon que ne mentionne pas Quérard (No 2282 du catalogue).
  3. Fils de M. Sénac, premier médecin du roi. (Meister.)
  4. Mot attribué à la duchesse de Chaulnes lorsqu’elle épousa M. de Giac.
  5. « Ce portrait est le seul, dit l’auteur, qui soit dans cet ouvrage, et il est à l’avantage d’une personne qui n’existe plus… » On sait que c’est feu Mme la duchesse de Chaulnes : c’est elle qui disait si franchement d’elle-même : « Je suis une femme d’esprit, et je le suis par la grâce de Dieu. » (Meister.)
  6. C’est ce qui lui est arrivé dans un âge fort avancé, après avoir épousé si ridiculement M. de Giac. (Id.)
  7. Meister se trompe en fixant l’époque de la mort de Gardel l’aîné à la fin de l’année 1787. On lit dans les Mémoires secrets, à la date du 12 mars : « Le sieur Gardel l’aîné, le maître des ballets de l’Opéra, vient de mourir presque subitement. La perte de ce chorégraphe n’est pas très-considérable. Il était absolument dépourvu de génie pour son art et avait pris le parti de copier mot à mot, dans la pantomime, toute la marche des opéras-comiques dont le titre convenait à son imagination. » Ce jugement diffère peu de celui que Meister en porte ici. Gardel l’aîné fut remplacé à l’Opéra par son frère. (Ch.)