Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Juin

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 73-100).
◄  Mai.
Juillet.  ►

JUIN.

Le jeudi 24 mai, on a donné au Théâtre-Français la première représentation d’Hercule au mont Œta, tragédie en cinq actes de M. Le Fèvre, l’auteur de Cosroës, de Florinde et de Zuma.

Cette fable, traitée chez les anciens par Sophocle et par Sénèque, l’a été souvent en France, et n’y a jamais réussi. Ce sujet, qui tenait si particulièrement à la religion des Grecs, est devenu pour nous trop idéal ; la tradition sur laquelle il est fondé avait pour ce peuple une sorte d’intérêt religieux ; il voyait dans Hercule le plus illustre des héros, un demi-dieu chef d’une suite de rois qui, sous le nom d’Héraclides, régnèrent longtemps sur plusieurs contrées de la Grèce. Ces motifs suffisent pour expliquer le grand succès que l’Hercule mourant de Sophocle eut sur le théâtre d’Athènes. Sénèque, qui s’est beaucoup écarté du plan de Sophocle, en a fait une pièce monstrueuse, que Rotrou, en 1636, eut le malheur de prendre pour modèle. Parmi nos auteurs vivants, M. Marmontel a aussi essayé ce sujet sur le théâtre de l’Opéra, théâtre auquel il semble convenir davantage ; mais sa destinée n’y a pas été plus heureuse. La pièce de M. Le Fèvre ne paraît pas en mériter une meilleure.

L’effet de la représentation a été aussi faible que l’action est froide et languissante. Quel intérêt prendre à la jalousie d’une femme tant de fois trahie, et qui, depuis vingt ans de mariage, y devait être fort accoutumée ? L’amour d’Hyllus pour Iole est si faiblement exprimé, qu’on s’y intéresse encore moins, et les tourments d’Hercule, si ridiculement amoureux de la maîtresse de son fils, qui la lui cède pour la reprendre et la céder encore, n’ont paru offrir qu’un spectacle tristement révoltant. Si l’on doit louer M. Le Fèvre d’avoir suivi le plan de Sophocle autant que pouvaient le permettre les convenances de notre théâtre et de nos mœurs, on ne peut que le blâmer d’avoir trop souvent copié le style emphatique et déclamatoire de Sénèque ; le choix d’un pareil modèle n’était guère propre à lui faire pardonner celui d’un sujet essayé tant de fois sans succès.

Si la manière dont le sieur Larive a joué le rôle d’Hercule ne mérite pas de grands éloges, on ne saurait se dispenser de rendre hommage à la régularité de son costume, et surtout à la superbe peau de lion dont il était revêtu ; c’est un présent que lui a fait la ville de Marseille.

Mémoire historique sur la dernière année de la vie de Frédéric II, roi de Prusse, avec l’avant-propos de son histoire écrite par lui-même, lu dans l’assemblée publique de l’Académie de Berlin, le 25 janvier 1787, par M. le comte de Hertzberg, curateur et membre de l’Académie. Brochure in-8o.

On trouve dans ce mémoire, rempli de faits curieux et de vues intéressantes, la décision la plus claire de la contestation qui s’est élevée parmi quelques-uns de nos écrivains économistes, sur la population des États prussiens. « M. Mallet du Pan, rédacteur du Journal de Paris, ayant avancé, dit M. de Hertzberg, d’après une de mes assertions académiques, que la population des États prussiens avait presque doublé sous le règne de Frédéric II, M. l’abbé Baudeau, rédacteur du Mercure de Paris[1], a soutenu qu’elle avait à peine augmenté d’un tiers, en faisant le calcul que la population prussienne ayant été en 1740 de 2,240,000, et n’ayant été en 1785 que de cinq millions et demi, il fallait en déduire, pour les nouveaux États, deux millions et demi ; qu’alors la population des anciens États ne restait que de trois millions ; mais M. Baudeau commet deux erreurs en ne donnant en 1785 à tous les États prussiens qu’une population de cinq millions et demi, pendant qu’elle est de six millions, y compris le militaire, et en décomptant deux millions et demi pour les nouveaux États, qui ne donnent que deux millions. En posant en fait, comme on peut le faire avec fondement et selon le dénombrement, que la population totale des États prussiens n’était, en 1740, que de 2,240,000, qu’elle était en 1785 de six millions, qu’on ne peut en déduire pour les nouveaux États que deux millions, alors la population des anciens États a effectivement augmenté, depuis 1740 jusqu’en 1785, de 1,600,000 têtes, et par conséquent on peut dire avec raison qu’elle a presque doublé. »

Pour donner une idée des détails intéressants qu’offre la précision de ce mémoire historique, nous nous contenterons de citer la manière dont l’auteur raconte la seule et véritable origine du partage de la Pologne.

« L’impératrice-reine, ayant fait occuper en 1772, à l’occasion des troubles de Pologne, l’importante starostie de Zips, contiguë à la Hongrie, qu’un ancien roi de Hongrie avait hypothéquée à la Pologne pour quatre cent mille ducats, le roi et l’impératrice de Russie conçurent en même temps, et durant le séjour que S. A. R. le prince Henri fit à Pétersbourg, l’idée que si la cour de Vienne voulait profiter de ces troubles, les cours de Berlin et de Pétersbourg pourraient et devaient, selon l’intérêt de l’État, faire également valoir les prétentions qu’elles pouvaient avoir à la charge de la Pologne. Elles firent en conséquence un traité de partage, auquel on admit aussi ensuite la cour de Vienne, et en vertu duquel le roi réclama et s’appropria toute la Prusse polonaise, à l’exception des villes de Dantzig et de Thorn. Il voulut d’abord faire valoir les droits de la Silésie sur les palatinats de Posen et de Kalisch : mais je fis sentir qu’il était plus essentiel de réclamer la Poméranie avec la ville de Dantzig, et si on ne pouvait pas obtenir celle-ci, toute la Prusse polonaise, parce que c’était le moyen de combiner la Prusse et la Pomeranie, et par conséquent de consolider une fois le corps principal de la monarchie prussienne, et de se rendre maître du grand fleuve de la Vistule et du principal commerce de la Pologne, etc. »

Le mémoire de M. le comte de Hertzberg est suivi de l’avant-propos de l’Histoire de Frédéric II, écrite par lui-même. Si quelque chose pouvait encore ajouter à l’extrême empressement que l’on avait de connaître un monument si précieux, ce serait sans doute cet avant-propos. En voici un passage fait, ce semble, pour garantir la sincérité, la franchise avec laquelle l’auguste historien a résolu de se dévoiler lui-même aux yeux de la postérité :

« Les princes sont les esclaves de leurs moyens ; l’intérêt de l’État leur sert de loi. Si le prince est dans l’obligation de sacrifier sa personne même au salut de ses sujets, à plus forte raison doit-il leur sacrifier des liaisons dont la continuation leur deviendrait préjudiciable. Les exemples de pareils traités rompus se rencontrent communément. Notre intention n’est pas de les justifier tous ; j’ose pourtant avancer qu’il en est de tels que la nécessité ou la sagesse, ou la prudence, ou le bien des peuples obligeait de transgresser, ne restant au souverain que ce moyen d’éviter leur ruine, etc. »

Ce principe s’écarte un peu, je pense, de la morale que Mentor enseignait au bon roi de Salente ; mais, quelque sage que fût ce vénérable vieillard, l’on sait bien qu’il n’avait pas deviné tout le secret des rois. Un sentiment auquel il eût applaudi avec transport, c’est celui qui termine cet excellent discours.

« Les ambitieux devraient considérer surtout que les armes et la discipline militaire étant à peu près les mêmes en Europe, et les alliances mettant pour l’ordinaire l’égalité des forces entre les parties belligérantes, tout ce que les princes peuvent attendre de leurs plus grands avantages dans le temps où nous vivons, c’est d’acquérir par des succès accumulés, ou quelque petite ville sur les frontières, ou une banlieue qui ne rapporte pas les intérêts des dépenses de la guerre, et dont la population n’approche pas du nombre des citoyens péris dans les campagnes. Quiconque a des entrailles et envisage ces objets de sang-froid doit être ému des maux que les hommes d’État causent au peuple, manque d’y réfléchir, ou bien entraînés par leurs passions… »

Essai sur la religion des anciens Grecs, un volume in-4o, avec cette épigraphe : Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque Quæ nunc sunt in honore… (Horat., de Arte Poetica, v. 70, 71.)

Cet essai est de M. Le Clerc de Septchênes, à qui nous devons déjà la traduction de l’Histoire de la décadence de l’empire romain, par M. Gibbon. C’est un précis des recherches faites sur la mythologie grecque par Gébelin, Boulanger, Fréret, Warburton, etc., et ce précis est rédigé avec assez de méthode, de sagesse et d’intérêt. L’auteur se propose d’abord de faire connaître ce que les divinités des Grecs avaient été dans l’origine, ce que signifiaient leurs fonctions, leurs attributs et les fables ou légendes sacrées qui composaient leur histoire. Il passe ensuite au culte secret, et traite des mystères qui constituaient véritablement l’essence de la religion, et qui renfermaient les principaux dogmes. Il finit par jeter un coup d’œil rapide sur les fêtes et sur quelques autres institutions qui y avaient également rapport, pour chercher à découvrir quelle espèce d’influence cette religion a eue sur les peuples qui l’avaient adoptée.

Les divinités principales des Grecs étaient partagées en trois classes, dont l’une représentait l’Être suprême et ses divers attributs, la matière et ses formes diverses ; l’autre le système du monde, et la dernière les objets relatifs à l’homme ; leur histoire embrassait ainsi la nature entière.

Le but des mystères était d’établir l’unité de Dieu, le dogme de la Providence, celui de l’immortalité de l’âme, des peines et des récompenses futures, et de rapporter à ces grandes vérités l’explication de toutes les fables de la mythologie. Une des plus fortes objections qu’on a souvent fait valoir contre l’institution des mystères, c’est que Socrate, le plus vertueux des philosophes, refusa toujours de s’y faire initier ; mais on s’est trompé sur le motif qui dut l’en éloigner ; ce n’était point le culte pratiqué dans ces associations religieuses, bien moins encore la doctrine qu’on y enseignait ; cette doctrine n’avait en elle-même rien qui ne pût se concilier avec la philosophie de Socrate ; mais on y exigeait des initiés le serment de ne révéler au peuple aucun des dogmes de la doctrine secrète, et Socrate pensait avec raison qu’il est du devoir du sage de ne cacher aux hommes aucune vérité utile. Il voulait se conserver le droit d’enseigner à ses concitoyens tout ce qui pouvait servir à les rendre plus raisonnables et plus vertueux.

Cette observation n’est point de M. de Septchênes ; mais nous croyons qu’elle appartenait à son sujet, et nous sommes d’autant plus surpris qu’il l’ait négligée, qu’elle entrait essentiellement dans l’intention de son ouvrage.

Le dernier chapitre de cet Essai n’est pas le moins important. On y considère les rapports de la religion des Grecs avec leurs lois, leurs mœurs, leur politique, leur esprit national, leur goût pour les arts. Sur ce dernier article, l’auteur observe au moins assez ingénieusement que c’est en voulant donner aux hommes l’idée de la Divinité qu’ils se sont élevés jusqu’au beau idéal. Il justifie cette idée par la sublime description qu’a faite l’abbé Winckelman de l’Apollon du Belvédère.


RÉCIT
DU PORTIER DE M. DE BEAUMARCHAIS,
PARODIÉ DU RÉCIT DE THÉRAMÈNE DANS LA TRAGÉDIE DE Phèdre DE RACINE,
PAR MM. DE CHAMPCENETZ, DE RIVAROL ET COMPAGNIE.

À peine Beaumarchais, débarrassant la scène,
Avait de Figaro terminé la centaine,
Qu’il volait à Tarare, et pourtant ce vainqueur
Dans l’orgueil du triomphe était morne et rêveur.
Je ne sais quel chagrin, le couvrant de son ombre,
Lui donnait sur son char un maintien bas et sombre ;
Ses vertueux amis, sottement affligés,
Copiaient son allure autour de lui rangés ;
Ses mains sur Sabatto[2] laissaient flotter les rênes ;
Il filait un discours[3] tout rempli de ses peines.
Peyssonnel et Gudin[4], qu’on voyait autrefois,
Satellites ardents, s’animer à sa voix,
L’œil louche maintenant et l’oreille baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable écrit, sorti du sein des eaux,
Des Perriers tout à coup a troublé le repos,
Et du fond du Marais une voix formidable
Se mêle éloquemment à l’écrit redoutable.
Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;
Des badauds attentifs le crin s’est hérissé.
Cependant sur le dos d’un avocat terrible

S’élève avec fracas un mémoire invincible.
Le volume s’approche et vomit à nos yeux,
Parmi de noirs flots d’encre, un monstre furieux ;
Son front jaune est armé de cornes flétrissantes ;
On lit sur tout son corps cent phrases menaçantes :
Indomptable Allemand, banquier impétueux,
Son style se recourbe en replis tortueux ;
Ses longs raisonnements font trembler la police ;
Il n’est point d’oppresseur, d’escroc qui ne pâlisse.
Le Châtelet s’émeut, Paris est infecté,
Et tout le Parlement recule épouvanté.
Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,
Dans les cafés voisins chacun cherche un asile.
Pierre-Augustin tout seul, protecteur des Nassaux,
Ameute sa cabale et saisit ses pinceaux,
Souffle au monstre un pamphlet vibré[5] d’une main sûre,
Et que dans quatre nuits forgea son imposture.
De dégoût et d’horreur le monstre pâlissant,
Aux pieds de Beaumarchais se roule en mugissant ;
Il baille et lui présente une gueule enflammée
Qui le couvre à la fois de boue et de fumée.
La peur nous saisit tous pour la première fois
On vit pleurer Gudin et rougir de Charnois[6].
En calembours forcés leur maître se consume ;
Ils n’attendent plus rien de sa pesante plume :
On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux
Le Noir qui d’espions garnissait tous les lieux.
Soudain vers l’Opéra l’effroi nous précipite ;
On nous suit, nous entrons : mon maître, mis en fuite,
Voit voler en lambeaux Tarare fracassé ;
Dans sa loge lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma longueur ; cette scène cruelle
Sera pour moi d’ennuis une source éternelle.
J’ai vu, messieurs, j’ai vu ce maître si chéri
Traîné par un exempt que sa main a nourri.
Il veut le conjurer, et son discours l’effraie ;
Ils montent dans un char dont le roi les défraie ;
Sous le fouet du cocher le quartier retentit.
Le fiacre impétueux enfin se ralentit :
Il s’arrête non loin de cet autel antique
Où de Vincent de Paule est la froide relique ;
Je cours en soupirant et la garde me suit.
D’un peuple d’étourneaux la file nous conduit,

Le faubourg en est plein ; leur bouche dégoûtante
Conte de Beaumarchais l’aventure sanglante.
J’arrive, je l’appelle, et, me tendant la main,
Il ouvre le guichet, qu’il referme soudain :
« Le roi, dit-il alors, me jette à Saint-Lazare,
Prenez soin entre vous de ce pauvre Tarare ;
Cher ami, si le prince, un jour plus indulgent,
Veut bien de cet affront me payer en argent,
Pour me faire oublier quelques jours d’abstinence,
Dis-lui qu’il me délivre une bonne ordonnance ;
Qu’il me rende… » À ces mots le héros enfermé
Est resté devant moi comme un oison plumé ;
Triste objet où des dieux triomphe la justice,
Mais qu’on n’aurait pas dû fesser comme un novice.


ÉPIGRAMME SUR LE MÊME SUJET.

ArmeLe public que tu méprises
Arme en vain contre toi ses vertueux sifflets ;
Puisque tu réussis toujours par des sottises,
Ton Mémoire et Tarare auront un grand succès.


ENCORE UNE.

Messieurs, sachez-lui gré de rester, pour vous plaire,
Fidèle au calembour dans son état austère :
En lisant sa réponse, ah ! qu’il est doux de voir
L’innocent Beaumarchais aussi blanc que Le Noir !


COUPLETS
FAITS EN SORTANT DE LA DERNIÈRE RÉPÉTITION DE Tarare[7].
Air : Je suis Lindor.

Pour mon écu je l’ai vu, ce Tarare,
Cet opéra tant lu de tout côté,
Cet opéra tant prôné, tant vanté,
Cet opéra si merveilleux, si rare.

Quel succès fou ce célèbre poème,
De ses pareils le vrai nec plus ultra,
Quel succès fou je prédis qu’il aura !
Et mon garant, c’est Beaumarchais lui-même.

Lui qui, dit-on, dit si peu de bêtises,
Dans son Mémoire imprimé récemment
Ne dit-il pas que jusqu’à ce moment
Tous ses succès sont dus à ses sottises ?

— Les Comédiens français ont donné, le vendredi 1er juin, la première représentation de l’École des pères, comédie en cinq actes et en vers, de M. Pieyre, jeune négociant de Nîmes, qui n’était encore connu par aucun autre ouvrage, mais qui dans celui-ci annonce un vrai talent pour le théâtre, et l’annonce de la manière la plus propre à le faire estimer de tous ceux qui croient encore au bon goût et aux bonnes mœurs.

Cette comédie, jouée il y a quelques années sur deux théâtres de province, reçue avec quelque peine par les Comédiens français, mise sur le répertoire de la cour pour le dernier voyage de Fontainebleau, dont elle fut retirée ensuite parce que l’on ne se flattait pas qu’elle y dût réussir, vient d’obtenir sur le Théâtre de la Nation un succès d’autant plus flatteur qu’il ne peut être imputé à aucune espèce de cabale. La conduite de cet ouvrage n’est pas exempte de défauts ; mais des beautés de plus d’un genre, et qui tiennent à l’étude des bons modèles, l’intérêt vif et attachant qu’offrent le second, le troisième et le quatrième acte, le tableau des ridicules, des travers et du système immoral des sociétés de nos jours, présenté souvent avec une force de raison et une facilité de style que laissent trop souvent désirer nos comédies nouvelles ; enfin le caractère si bon, si sensible et si sage du père de famille, ont fait pardonner ce que le caractère des autres personnages peut avoir de défectueux, les longueurs et l’obscurité de l’exposition, le vide d’action au cinquième acte, et la faiblesse du dénoûment, beaucoup trop précipité. L’École des pères a été reçue avec des applaudissements qu’on accorde rarement aux comédies, et ceux qu’ont prodigués à cet ouvrage les mêmes spectateurs qui inondaient tous les portiques du théâtre à la centième représentation du Mariage de Figaro permettent au moins de croire qu’une comédie peut avoir un but moral sans alarmer les mœurs, sans avoir besoin, comme on le dit dans une certaine préface, de faire rougir les spectateurs pour les corriger ; qu’on peut intéresser avec une intrigue simple et raisonnable, sans une foule d’événements étrangers entassés uniquement pour présenter aux spectateurs une suite de tableaux dignes de Klingstedt#1, et que l’on pouvait retrancher de l’action sans qu’elle y perdit autre chose que le scandale qui a si fort réjoui. Ils ont encore prouvé, ces applaudissements, que si le goût est égaré, si les mœurs sont corrompues, leur pureté du moins peut plaire encore lorsque la peinture en est naturelle et vraie ; car on ne peut disconvenir que, comme les mauvaises mœurs ont fait le succès de Figaro, ce sont essentiellement les bonnes mœurs qui ont fait celui de l’École des pères.


ÉPIGRAMME
SUR LA RÉPONSE DE M. DE BEAUMARCHAIS
AU MÉMOIRE DE M. KORNMANN, PAR L’ABBÉ DE LA SALLE.

Dans le temple de la Vertu
Caron l’autre jour se présente,
Et là, sans rougir d’être intru,
Fit cette demande imprudente :
« Sur mon front, déesse, placez
La couronne que vous devez
Au vertueux appui des belles.
— C’est au défenseur des pucelles
Que de pareils honneurs sont dus, »
Dit la déesse ; et pour l’exemple,
Elle le fit chasser du temple,
Et bâtonner par les cocus.

Le Minutieux, comédie en un acte et en prose, représentée pour la première fois sur le Théâtre-Italien le mardi 29 mai, est d’un M. de La Lande dont nous ne savons autre chose, si ce n’est qu’il n’a aucune espèce de rapport avec l’astronome du même nom. Il n’y a rien dans ce petit ouvrage qui L’Arétin des peintres en miniature. (Meister.) — Charles-Gustave Klingstedt, né à Riga en 1657, fut soldat au service de la Suède, quitta l’armée à trente-trois ans et vint habiter Paris où il mourut le 26 février 1734. Il peignit des tabatières, des dessus de portes, des sujets gaillards à l’encre de Chine, un portrait de la duchesse de Bouillon, et, le tout, au dire d’un juge excellent, M. Paul Mantz, « d’un pinceau maladroit et d’un dessin non moins libre que sa pensée. » Ses contemporains, entre autres Voltaire, l’appelaient le plus souvent Klinchetet. puisse faire quelque effet sur la scène, ni l’action, si c’en est une, ni les caractères, ni les situations. Dorimont, c’est le nom du Minutieux, manque tout à la fois un mariage avantageux, l’acquisition d’une charge qu’il désire, et le gain d’un procès considérable, parce qu’il désespère tous ceux qui l’entourent par les observations du monde les plus puériles, et que le temps qu’il devrait donner au soin de ses affaires, il le perd à s’occuper de mille petits détails qui absorbent habituellement toute son attention. L’auteur, au lieu de faire ressortir les ridicules de ce caractère, n’a su nous en montrer que la platitude et l’ennui. Cette petite comédie n’est véritablement qu’un chapitre de Théophraste mis en dialogue sans esprit, sans mouvement et sans gaieté ; elle n’est cependant pas tombée, au moins le premier jour.

— La séance publique de l’Académie française, qui eut lieu le 4 de ce mois pour la réception de M. de Rulhière, a été des plus nombreuses et des plus brillantes. La présence de plusieurs ministres, de M. l’archevêque de Toulouse, de M. le baron de Breteuil, de M. le comte de Montmorin, de M. de Malesherbes, de M. le duc de Nivernois, leur éloge, que l’orateur du jour a su amener avec adresse en parlant des espérances de bonheur que laissent concevoir à la nation les vues patriotiques manifestées avec tant d’éclat dans l’assemblée des notables ; tout s’est réuni pour réveiller des impressions touchantes et pour exciter les plus vifs applaudissements.

M. de Rulhière, après avoir tâché de justifier avec autant de modestie que de dignité le choix dont l’avait honoré l’Académie, n’a pas épargné l’encens que sa reconnaissance a cru devoir à ses nouveaux confrères ; aucun, je crois, n’a été oublié, pas même aucun de ses ennemis personnels, sans en excepter M. de La Harpe. Il s’est appliqué ensuite à retracer le tableau de la révolution qui se fit dans l’empire des lettres françaises au moment où son prédécesseur, M. l’abbé de Boismont, parut dans le monde ; il en a fixé l’époque à l’année 1749, époque marquée par les plus célèbres travaux de Voltaire, de Montesquieu, de Buffon, de l’Encyclopédie.

« Un mouvement général se fit alors, dit-il, dans l’esprit humain. Ces profondes études, sortant toutes à la fois des retraites solitaires où elles s’étaient mûries, répandirent tout à coup de nouvelles idées, de nouvelles lumières, des espérances nouvelles… Il semble dans la destinée de l’esprit humain, et l’expérience de tous les siècles peut nous le faire croire, que la philosophie doive toujours succéder aux belles-lettres, les Aristote aux Euripide, les Sénèque aux Térence, les Galilée aux Tasse, les Locke aux Milton. Mais le temps où une nation est éclairée par cette brillante aurore des sciences, avant que les lettres soient penchées vers leur déclin, n’est-il pas un de ses plus beaux âges ? Est-il dans l’univers un spectacle plus digne d’admiration que cette ravissante saison des pays septentrionaux, qui, pendant sa durée, laisse voir tout ensemble et les feux du couchant conservant longtemps encore leur éclatante lumière, et les rayons naissants du jour éclairant déjà tout l’espace du monde ?… Cette année même où se produisirent tous ensemble ces grands ouvrages philosophiques, nous vîmes commencer une suite d’événements malheureux qui, peu à peu et de jour en jour, ôtèrent au gouvernement cette approbation, cette estime publique dont il avait joui jusque-là ; et, pendant que nous passions de l’amour des belles-lettres à la philosophie, la nation, par un autre changement qui tenait à des causes bien différentes, passa des applaudissements aux plaintes, des chants de triomphe au bruit des perpétuelles remontrances, de la prospérité aux craintes d’une ruine générale, et d’un respectueux silence sur la religion à des querelles importantes et déplorables… Il était difficile que les hommes de lettres conservassent le ton de la louange sans se dégrader… On craignit leurs opinions, on craignit leur société, on calomnia les lettres auprès du gouvernement, on chercha à les rendre odieuses et suspectes… Ce fut alors que s’éleva parmi nous ce que nous avons nommé l’empire de l’opinion publique. Les hommes de lettres eurent l’ambition d’en être les organes et presque les arbitres. Un goût plus sérieux se répandit dans les ouvrages d’esprit, le désir d’instruire s’y montra plus que le désir de plaire. La dignité d’homme de lettres, expression juste et nouvelle, ne tarda pas à devenir une expression avouée et d’un usage reçu. Mais si dans le période précédent l’abus inévitable du bel esprit avait été ce luxe stérile, cette vaine subtilité de pensées et d’expressions, l’abus dans ce nouveau période fut une espèce d’emphase magistrale, une audace imprudente, une sorte de fanatisme dans les opinions, et surtout un ton affirmatif et dogmatique, qui faisait dire à Fontenelle, alors dans sa centième année et témoin encore de cette révolution : Je suis effrayé de l’horrible certitude que je rencontre à présent partout. »

L’esquisse de cette révolution remarquable, dont nous n’avons cru devoir conserver que les masses principales, a paru tracée en général d’une manière grande, juste, facile ; mais on ne saurait disconvenir que l’éloge de l’abbé de Boismont ne comportait guère ce beau préambule. M. de Rulhière a bien senti lui-même le peu de rapport qu’il y avait entre l’étendue de la niche qu’il venait d’élever à nos yeux et la petite statue du saint à qui cette niche était destinée ; il a tâché d’y suppléer en couvrant son modèle de la draperie la plus ample et la plus propre à en exagérer les proportions. Tous ses efforts cependant n’ont pu faire de l’abbé de Boismont qu’un orateur aimable, qui, à force d’esprit et de grâce, faisait oublier quelquefois la distance prodigieuse qu’il y avait de son talent au génie des Massillon, des Bourdaloue et des Bossuet.

On a su beaucoup de gré au nouvel académicien de l’art avec lequel il a rajeuni en quelque manière l’éloge usé depuis si longtemps du cardinal de Richelieu, « de ce ministre dont le souvenir, dit-il, laisse tant de terreur mêlée à tant d’admiration » ; il ne l’a loué que sur deux actions également sages et magnanimes, l’établissement de l’Académie et l’édit de grâce accordé aux calvinistes, « édit mémorable, et dont enfin nous pouvons dire qu’on oublia trop tôt la profonde sagesse. Il dut à l’une la prospérité de son gouvernement, à l’autre la perpétuité de sa gloire. »

La réponse faite au récipiendaire par M. le marquis de Chastellux, en qualité de directeur de l’Académie, quoique assez courte, a paru fort longue ; avec beaucoup de finesse, d’étendue et de subtilité dans l’esprit, on serait tenté de croire que M. de Chastellux a reçu du ciel le talent et l’éloquence en raison inverse, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir celui de faire de l’effet, il a précisément celui de l’éteindre. Il a loué M. de Rulhière comme poëte, sur l’excellente pièce des Disputes, qui fit dire à Voltaire avec toute l’autorité de son grand âge et de sa grande renommée : « Lisez, ceci est du bon temps » ; il l’a loué comme historien profond, comme philosophe politique, pour avoir retrouvé la plume de Tacite au delà des lieux où celle d’Ovide s’arrêtait entre ses doigts glacés. Il n’a pas craint d’assurer le public que s’il ne jouissait pas encore des ouvrages historiques de M. de Rulhière, c’était l’effet d’une sage circonspection qui voulait rendre ces ouvrages dignes d’un public plus imposant encore, de la postérité, etc., etc.

Mais n’est-ce pas occuper trop longtemps votre attention de discours académiques ? « Les discours de ce genre, disait un homme qui en a fait quelquefois, passé le jour où ils ont été prononcés, ressemblent aux carcasses enfumées d’un feu d’artifice tristement éteint. » Celui de M. de Chastellux avait par malheur, le jour même de la fête, tout l’air du lendemain.

M. l’abbé Delille a terminé la séance par la lecture d’un morceau de poésie sur la manière de peindre la nature, destiné, je crois, à entrer dans une nouvelle édition du poëme des Jardins. On n’a trouvé dans ce morceau nulle conception vraiment poétique, mais un style plein d’imagination, et le plus beau ramage dont notre langue puisse s’enorgueillir depuis Racine.

De la France et des États-Unis, ou de l’importance de la révolution de l’Amérique pour le bonheur de la France, des rapports de ce royaume et des États-Unis, des avantages réciproques qu’ils peuvent retirer de leurs liaisons de commerce, et enfin de la situation actuelle des États-Unis, par E. Clavière et J.-P. B. de Warville. À Londres. Un volume in-8o, avec cette épigraphe tirée du Discours de M. le marquis de La Fayette au congrès : « Le passé assure l’alliance de la France avec les États-Unis ; l’avenir ne fait qu’agrandir la perspective, et l’on verra se multiplier ces rapports qu’un commerce indépendant et avantageux doit produire en raison de ce qu’il est mieux connu. »

Tel est le titre d’un ouvrage que viennent de publier M. Brissot de Warville et M. Clavière ; le premier connu par un Journal de littérature anglaise qui n’a eu aucun succès, et par une critique du Voyage en Amérique de M. le marquis de Chastellux, dont nous avons eu l’honneur de vous rendre compte dans le temps[8] ; le second, malheureusement célèbre par le rôle qu’il a joué dans les derniers troubles qui ont agité Genève, sa patrie, dont il a été banni après avoir abandonné honteusement le parti dont il s’était déclaré le chef, et depuis lors, en France, dans les tripots de l’agiotage, dont il a été un des principaux acteurs et une des premières victimes.

Cet ouvrage paraît avoir été composé pour combattre celui que fit publier à Londres le lord Sheffield à l’instant où l’Angleterre venait de signer le traité qui la séparait à jamais de ses colonies américaines. Ce livre, intitulé Observations sur le commerce des Américains, ne fut pas le seul par lequel on essaya de consoler la nation de la perte qu’elle venait de faire ; MM. Chalmers, Champion, Edwards et Anderson écrivirent aussi sur la même matière, et leurs ouvrages, ainsi que celui du lord Sheffield, tendent à prouver que l’Angleterre continuera toujours d’être l’entrepôt du commerce des États-Unis ; que les Américains, attirés par l’excellence de ses manufactures, la bonne foi éprouvée de ses négociants, et le long crédit qu’eux seuls en Europe pouvaient leur accorder, ne tarderaient pas à leur faire oublier les injures et les ressentiments qui les avaient forcés à se séparer de la mère patrie. Le laps des cinq années qui se sont écoulées depuis cette grande révolution n’a que trop bien justifié la vérité de ces assertions. La France, qui s’attendait à trouver dans les suites de cet événement un grand accroissement pour son commerce, et dans les bénéfices de ce commerce une sorte d’indemnité des sommes immenses sacrifiées à cet objet, voit encore aujourd’hui l’Angleterre, comme auparavant, fournir aux Américains la plupart des marchandises que ce grand continent du Nouveau-Monde tire de l’ancien. Une même origine, une même religion, une même langue, une conformité plus impérieuse encore, celle des mêmes goûts et des mêmes usages, tout a contribué à ces liaisons de commerce entre deux peuples que séparaient leurs intérêts politiques. Il n’y avait que le principe unique de toute transaction mercantile, le meilleur prix et la supériorité, qui pût engager les Américains à se fournir de préférence chez la nation qui avait contribué à les rendre indépendants. Il n’est que trop prouvé que la reconnaissance, lors même qu’elle devrait avoir pour motif un intérêt politique, n’a jamais été et ne peut pas être une des vertus du commerce, surtout quand elle contrarie son principal et peut-être son unique but ; ce qui ne sert pas ses vues de la manière la plus lucrative lui est toujours étranger. À ce principe général se joint encore le malheureux essai que fit l’Amérique des productions françaises durant le cours d’une guerre qui lui interdisait toute communication avec l’Angleterre ; les marchandises que la France envoya secrètement aux insurgents, par le ministère du sieur Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, furent si défectueuses, que leur agent à Paris, malgré les risques et le haut prix des assurances, ne balança pas à employer les subsides que lui fournissait le gouvernement français à acheter à Londres même les fusils, les draps et les toileries dont l’Amérique avait besoin pour secouer le joug de ses tyrans. Cette infidélité dans nos premières transactions avec les États-Unis a jeté un discrédit sur nos productions nationales, que le temps, avec une supériorité de main-d’œuvre qui nous reste encore à acquérir, pourra seul détruire. L’opinion influe longtemps, même sur les choses usuelles qui n’en paraissent guère susceptibles, et détermine presque toujours la préférence qu’on leur accorde. La bonne foi, les talents mercantiles de l’agent que le gouvernement français ne dédaigna point d’employer dans les envois secrets qu’il fit aux insurgents, n’étaient pas faits pour disposer cette opinion en faveur de nos manufactures ; il est trop prouvé par le fait que M. de Beaumarchais vendit bien cher à notre administration le droit si peu important qu’elle se réservait de pouvoir désavouer son agent, et que c’est à un choix que détermina ce motif si ridicule que la France doit la cessation presque absolue de son commerce avec les États-Unis, qui, à la paix, ont redonné leur confiance à des négociants qui n’avaient pas commencé par s’en rendre indignes. Ce n’était pas avec les rebuts de nos armes à feu, de nos toileries et de nos draps, que nous devions espérer d’accoutumer les Américains à se passer du produit des manufactures anglaises, et à nous accorder la préférence que notre gouvernement devait surtout ambitionner. Le commerce ne connaît d’autres lois que l’intérêt de sa convenance, et c’est cette convenance, que tant de motifs ont concouru à écarter jusqu’à ce jour, que MM. Brissot de Warville et Clavière ont essayé de démontrer dans l’ouvrage que nous avons l’honneur de vous annoncer.

Éloge du roi de Prusse, par l’auteur de l’Essai général de tactique. Un volume in-8o de 304 pages, avec cette épigraphe, tirée des Épîtres de Pline : Enseigner aux rois ce qu’ils doivent être est une tâche honorable sans doute, mais difficile, et peut-être orgueilleuse. Louer un grand prince, et répandre ainsi sur la postérité, comme du haut d’un phare, une lumière qui la guide, c’est remplir le même but sans annoncer la même présomption. »

C’est moins un discours oratoire qu’un précis rapide de la vie du roi de Prusse, et principalement de sa vie militaire. L’auteur n’apprend rien qui ne soit fort connu, peut-être même sa manière de le dire n’est-elle pas toujours la plus heureuse ; il raconte plutôt son héros, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qu’il ne le montre ; les formes de son style ne sont ni assez variées, ni assez dramatiques ; c’est une analyse et non pas un tableau ; mais avec quelque justice qu’on puisse en faire la critique, avec quelque sévérité que l’ouvrage ait été jugé dans le monde, on finira pourtant par convenir que la lecture en est intéressante, et que l’espèce d’intérêt qu’elle inspire ne tient pas uniquement au fond du sujet, tout imposant qu’en est sans doute le caractère en lui-même. Si ce n’est pas sans raison qu’on s’est plaint que M. de Guibert avait également maltraité, dans cet Éloge, sa langue et sa nation, on n’en sent pas moins qu’il chérit l’une et l’autre, et qu’il ne désirerait rien avec plus de passion que de pouvoir leur donner l’élan, la chaleur, l’énergie, dont il pense que l’une et l’autre ont encore besoin pour s’élever au degré de supériorité auquel elles peuvent prétendre. L’extrême négligence qu’on a si justement reprochée à la manière d’écrire de M. de Guibert n’empêche pas qu’on ne retrouve dans tous ses ouvrages un sentiment de force, de franchise et d’élévation, dont le charme est fait pour couvrir une multitude de fautes. Dans celui que nous avons l’honneur de vous annoncer, il y a sûrement moins d’emphase et plus de simplicité que dans tout ce qu’il a jamais écrit. Il aura senti le danger qu’il y aurait à vouloir exagérer des objets déjà si grands par eux-mêmes ; peut-être même cette crainte l’a-t-elle laissé quelquefois trop loin du but qu’il fallait tâcher d’atteindre.

Après avoir passé fort légèrement sur les premières années de la vie de Frédéric II, M. de Guibert commence par retracer aux yeux de ses lecteurs la situation politique de l’Europe au moment où son héros monta sur le trône. Ce morceau, qu’on a trouvé généralement assez bien fait, débute cependant par une étrange bévue. « En Russie, dit-il, Anne, nièce de Pierre, portée sur le trône par un de ces coups de fortune, au préjudice du malheureux Ivan, y pense moins à régner qu’à semer sa vie de fleurs… » Il est évident que cette phrase n’a aucun sens, ou que l’auteur a confondu le règne d’Élisabeth avec celui de la grande-duchesse, mère du prince Ivan.

Nous ne nous aviserons point de décider si la manière dont l’auteur cherche à caractériser ensuite les différentes actions de la vie militaire de son héros est toujours aussi exacte, aussi profonde qu’elle est vive et rapide ; nous avons vu s’élever encore sur ce point de fort grands doutes, mais il nous a paru qu’au milieu de tant de détails de guerre et de tactique il avait su rappeler quelquefois très-heureusement ces mots d’âme et de caractère que Plutarque n’eût pas manqué de recueillir avec le même soin, et qui faisaient dire à M. de Voltaire que les César, les Antoine, les Octave, tous devanciers de Frédéric II, avaient été comme lui gens à grandes actions et à bons mots.

Voici quel est, suivant M. de Guibert, le dernier résultat des progrès que le roi de Prusse fit faire à l’art de la guerre :

« L’étude de la guerre des anciens, dit-il, devint entre les mains du roi de Prusse une mine féconde. Il découvrit, dans les mouvements de doublement et de dédoublement de la phalange grecque les éléments des déploiements. Pyrrhus les avait établis dans ses troupes ; Gustave, et depuis lui Charles XII, en avaient eu quelque idée imparfaite. Frédéric les perfectionna, les introduisit dans son infanterie, et ensuite dans sa cavalerie… Les batailles de Leuctres et de Mantinée lui donnèrent l’idée de son ordre oblique. Mais qu’il y avait loin de cette manœuvre qu’Épaminondas fit avec cinq à six mille hommes dans une petite plaine où il pouvait tout conduire, tout voir, tout réparer, à en faire l’application à nos grandes armées allongées à perte de vue dans des terrains coupés et inégaux, tels que ceux que nous recherchons aujourd’hui pour combattre ! qu’il fallut à Frédéric de talent et d’art pour s’approprier cette combinaison, et pour la transporter sur une échelle aussi immense !… L’exemple de César à Pharsale lui enseigna l’usage des troupes placées en potence ou en crochet aux ailes, et c’est là sans doute qu’il prit la méthode constante d’avoir des brigades de flanc, et de placer derrière la pointe de ses ailes de cavalerie des réserves de hussards en échelon ou en colonne pour envelopper l’ennemi au moment de la charge. Il y a ainsi des leçons de tout genre parsemées dans les débris des siècles ; les générations passent et repassent sans les mettre à profit, jusqu’à ce qu’enfin un esprit supérieur s’élève et s’en empare, etc. »

Pour prouver que l’art de saisir les détails et de les peindre avec une vérité touchante n’est pas étranger au talent de M. de Guibert, nous ne nous permettrons de citer que le morceau suivant :

« Peu de temps avant sa mort, un officier français, avide de l’apercevoir seulement et d’emporter ce grand souvenir, pénètre dans les jardins du palais ; il s’avance pas à pas, et, à la faveur d’une palissade il voit près de l’appartement du roi, sur les marches du péristyle, un homme seul et assis. Cet homme était vêtu en uniforme et à demi recouvert d’un manteau ; il était coiffé d’un grand chapeau à plumet, une seule de ses jambes était bottée, l’autre était allongée, et il paraissait en souffrir ; il caressait un chien, et il se ranimait aux rayons du soleil levant. Cet homme était Frédéric, et ce costume dont l’originalité même a quelque chose de grand, ce tableau dans lequel on voit tout ensemble le héros qui dispute à la mort les restes d’une vie qui peut être utile encore, et le philosophe qui s’approche avec simplicité de sa fin, sont piquants à transmettre à la postérité. »

Nous avons déjà relevé, dans l’ouvrage de M. de Guibert, une erreur en histoire politique, qu’on a peine à concevoir ; il en a commis une autre en histoire littéraire, que nos journalistes lui pardonneront encore moins, c’est d’avoir dit que, lorsque Frédéric commença ses liaisons avec Voltaire, la Henriade n’avait pas encore paru, tandis que, dans la première lettre que Voltaire reçut du prince royal de Prusse, en 1736, lettre imprimée dans toutes les éditions de Voltaire, le premier ouvrage dont ce prince lui parle est précisément la Henriade. Si des fautes de ce genre sont très-faciles à corriger, elles prouvent toujours avec quelle précipitation M. de Guibert a composé cet éloge ; si c’est le plus grand tort de l’ouvrage, peut-être en est-ce aussi la seule excuse.

Toute impertinente qu’elle est, comment ne pas rappeler ici la saillie échappée à la vivacité de l’abbé Delille, après la lecture qu’il avait entendu faire dans une société fort nombreuse de l’Éloge de M. de Guibert, avant qu’il fût imprimé ? Tout le monde accablait l’orateur d’éloges, notre étourdi d’abbé lui adressa ces deux vers impromptu :


Que vous avez bien peint ce fameux potentat Qui vécut comme un tigre et mourut comme un chat ! </poem>


Cette folie a du moins un sens raisonnable, c’est de reprocher à l’auteur de n’avoir montré, pour ainsi dire, son héros que sous un seul rapport, d’avoir trop laissé dans l’ombre des vertus qui, sans exciter la même admiration, sont cependant plus intéressantes pour l’exemple des rois et pour le bonheur de l’humanité.


LETTRE

DE M. PITRA À UN DE SES AMIS, À LYON,
SUR L’OPÉRA DE Tarare.

Messieurs les notables ont bien fait de baisser le rideau. L’intérêt de tant de discussions, qui n’avaient au fond d’autre objet que le salut de l’État, était bien grave et bien neuf pour nous ; il commençait à fatiguer notre attention, il l’aurait bientôt épuisée, ou, ce qui n’eût pas été moins malheureux sans doute, il nous aurait fait perdre cette aimable légèreté qui semble devoir assurer à jamais le bonheur et la gloire de la nation. Je ne sais même si, tout vif qu’il a paru un moment, ce grand intérêt eût résisté à celui que ne pouvait manquer d’exciter le nouveau chef-d’œuvre lyrique du père immortel de Figaro. Un ministre en France devrait toujours avoir un opéra tout prêt à être donné le lendemain de la perte d’une bataille ou de la publication d’un nouvel impôt. Je suis même si persuadé du pouvoir de ce genre de distraction sur nos têtes, que je serais tenté de croire que M. de Calonne aurait échappé au cri de la France, si, connaissant l’esprit de la nation comme l’auteur de Tarare, il eût engagé son ami, pour prix de quinze cent mille livres qu’il lui fit compter quelque temps après sa sortie de Saint-Lazare, à donner son œvre légère le lendemain de la convocation d’une assemblée à laquelle nous devons pour premier bienfait le renvoi d’un ministre si cher. Je doute seulement que l’auteur de Tarare eût voulu compromettre le succès de son opéra, en le faisant donner dans l’instant d’une fermentation que sa sagacité lui faisait sûrement mieux prévoir qu’à M. de Calonne. Quoi qu’il en soit du succès de cette diversion, que le sieur de Beaumarchais a eu l’esprit de ne pas hasarder, je vais satisfaire votre curiosité, et vous rendre compte, monsieur, d’un ouvrage si étrange sur notre théâtre lyrique ; mais auparavant vous me permettrez quelques détails qui tiennent au caractère singulier de l’auteur de cette singulière production.

Le sieur Caron, qui, dans les plus grandes affaires, ne négligea jamais les petits moyens, a cru devoir employer la ressource des lectures particulières pour réveiller, pour préparer l’intérêt et le bruit auxquels ses succès l’ont si bien accoutumé ; pendant trois ans il a lu Tarare à la cour, à la ville ; il n’était, comme nous disons, fils de bonne mère qui n’ambitionnât d’assister à ces lectures, dont il diminuait la fréquence à mesure qu’elles produisaient l’effet qu’il en voulait obtenir. Bien sûr enfin que le nom de Tarare, comme dans le roman de Fleur-d’Épine du comte Hamilton, tournait déjà toutes les têtes, il a jugé qu’il était à propos de se refuser à de nouvelles invitations ; il n’a même cédé à celle qui lui fut faite par monseigneur le comte d’Artois que sous la condition que plusieurs personnes de considération, à qui il en avait refusé la faveur, seraient admises à cette lecture. Vous ne serez point surpris si, dès que l’on fut instruit que les répétitions de Tarare étaient commencées, notables, renvois de ministres, assemblées provinciales, tout disparut devant ce grand phénomène ; Tarare devint l’unique sujet de toutes les conversations, partout on ne s’entretenait que de Tarare. Nos politiques, cette classe de citoyens dont l’oisive activité ne règle ordinairement que les affaires des maîtres du monde, qui, sans relâche et sans satiété, discutent la même nouvelle jusqu’à ce qu’une nouvelle plus récente leur fasse oublier celle qui avait été l’objet de leurs profondes méditations, nos graves politiques même interrompirent souvent, en faveur de Tarare, leurs ingénieuses conjectures sur le voyage d’une grande souveraine vers les confins de ses vastes États, et le résultat de son entrevue avec Joseph II ; ils oublièrent quelquefois les soins que leur cause l’empereur de Bysance, pour demander des nouvelles du roi d’Ormus. Ce sont là de ces prodiges qui n’appartiennent qu’au génie de Beaumarchais. Après cela, jugez de l’empressement avec lequel on s’est porté à la dernière répétition de cet opéra, lorsque le public apprit qu’il pouvait y entrer en payant : léger tribut que l’administration a trouvé bon d’établir sur la curiosité publique, et qui n’empêcha point une affluence dont aucune répétition gratis ne nous avait encore offert d’exemple. Ce triomphe si neuf, et par là même si délicieux pour l’amour-propre de l’auteur, fut cependant un peu troublé ; le public se permit de manifester, par des signes de mécontentement très-aigus, les reproches qu’il croyait, en payant, être en droit de faire à l’ouvrage, et surtout au cinquième acte. Tout autre que le sieur Caron eût ployé la tête sous l’orage des sifflets ; mais lui, imperturbable, accoutumé à être hué et applaudi ensuite avec transport, se leva dans sa loge, et de là, comme l’orateur romain du haut de la tribune, s’adressant au public, il dit « que c’était malgré lui qu’on avait fait payer à la porte ; qu’il s’était opposé à cette nouveauté ; que le public avait eu raison de siffler son cinquième acte, qu’il n’était pas achevé, et qu’il allait s’occuper à le rendre plus digne de lui être offert ». Les spectateurs se retirèrent en silence, regrettant un retard que l’objet de cette harangue semblait rendre inévitable ; mais quelques connaisseurs restèrent bien persuadés que, malgré cette assertion faite à la face des Athéniens, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais ne changerait rien à ce cinquième acte sifflé si impitoyablement, et qu’il regarderait comme une gloire nouvelle et très-piquante de faire applaudir au même public la partie de son ouvrage qu’on venait de repousser d’une manière si peu polie. L’événement a justifié leur opinion ; c’est deux jours après[9], le jour même annoncé d’avance dans toutes les affiches littéraires, qu’on a donné l’opéra de Tarare, sans que le poëte y ait changé un mot, ni le musicien une note.

Jamais aucun de nos théâtres n’a vu une foule égale à celle qui assiégeait toutes les avenues de l’Opéra, le jour de la première représentation de Tarare ; à peine des barrières élevées tout exprès et défendues par une garde de quatre cents hommes l’ont-elles pu contenir. Si l’auteur vertueux à qui nous devons les Noces, jouées cent fois, croit toujours, comme il le dit dans sa réponse au sieur Kornmann, « que le public n’aime point à s’amuser de l’ouvrage d’un homme qu’il mésestime, » ne doit-il pas être plus convaincu que jamais de l’estime et du respect que lui a voués l’opinion publique ? Mais il est temps de quitter enfin l’auteur, tout attachant qu’il est, pour parler de son ouvrage…[10].

Cet ouvrage, l’une des plus singulières conceptions que je connaisse au théâtre, a été écouté avec la plus grande attention à la première représentation, mais il a été peu applaudi ; cependant les auteurs ont été demandés, et M. Salieri, dont le talent a si peu de part au mérite qu’on peut trouver à l’opéra de Tarare, a paru seul. Les représentations suivantes ont continué d’attirer la même affluence, et n’ont pas été plus applaudies que la première. Ce genre de succès est encore une de ces singularités qui appartiennent à tout ce que fait M. de Beaumarchais. Ne pourrait-on pas l’expliquer par la nature même du sujet, qui n’est pas moins neuf à ce théâtre qu’il y est peut-être déplacé ? L’attente, l’étonnement et la curiosité sont les sentiments qu’on éprouve le plus continuellement à la représentation de Tarare. Ces sentiments n’excitent ni enthousiasme, ni admiration ; la marche pressée des événements qui forment l’action de ce drame manque même de cette sorte de vérité qui peut seule produire une illusion intéressante ; on y sent trop l’attention d’arranger les faits pour amener le résultat moral annoncé dans le prologue. C’est à l’esprit que s’adresse essentiellement l’ensemble de ce drame, et les jouissances de l’esprit sont tranquilles ; le théâtre en demande de plus vives. Si l’on ajoute à ce reproche général ceux que l’on peut faire à l’inutilité de quelques scènes, à l’invraisemblance de plusieurs situations, à la prolixité d’un dialogue où l’auteur ne s’est pas contenté de dire seulement ce qui pouvait servir au développement des caractères et de l’action, mais encore tout ce que le but qu’il s’était proposé a pu lui suggérer, enfin au style quelquefois, à la vérité, assez énergique, mais plus souvent encore aussi plat que celui de Panurge, parfois même plus inintelligible, on ne sera plus surpris qu’un aussi grand spectacle que celui de Tarare, des situations aussi neuves qu’elles pouvaient être intéressantes, finissent par produire si peu d’effet. On regrette que l’auteur ait délayé l’intérêt d’un aussi beau sujet dans une multitude de choses oiseuses ou étrangères à l’action ; qu’il ait négligé de le varier et de l’augmenter même en développant davantage le rôle presque nul d’Astasie : la douleur de cette femme mieux exprimée aurait pu contraster heureusement avec la férocité d’Atar, ajouter par là même un intérêt plus vif, plus attachant à tout ce que le désespoir de son époux lui fait entreprendre pour la ravir au plus odieux des despotes.

Quant à la musique de Tarare, elle n’ajoutera rien à la réputation de l’auteur ; on l’a trouvée très-inférieure à celle des Danaïdes. Le peu de chant qu’on y rencontre est du genre le plus facile et le plus commun, le récitatif presque toujours insipide et d’une monotonie fatigante ; quelques chœurs sont d’un bel effet et offrent même quelquefois une mélodie qu’on regrette de ne pas retrouver dans le chant et dans les airs de danse ; deux ou trois petits morceaux, tels que celui de Calpigi au troisième acte, sont les seules choses vraiment agréables dans la musique de cet opéra. Peut-être M. Salieri a-t-il été forcé, en la composant sous les yeux de M. de Beaumarchais, de s’abstenir des moyens les plus puissants de son art pour s’accommoder aux idées si neuves et si étranges que l’auteur du Barbier de Séville avait annoncées dans la préface de cette comédie, et qu’il a développées encore depuis dans celle de l’opéra de Tarare. Ce qu’il désirait, c’est une musique qui n’en fût pas. M. Salieri ne l’a que trop bien servi.

M. de Beaumarchais a recueilli seul, pendant les trois premières représentations de cet opéra, les applaudissements que l’on croyait devoir au génie créateur qui avait inventé un sujet aussi neuf que profondément pensé ; mais cette gloire, que l’on croyait de bonne foi lui appartenir, et qui faisait le désespoir de nos journalistes, une femme l’a obscurcie (Mme la marquise de Montesquiou) ; elle a eu l’indiscrétion, à laquelle invitait, il est vrai, l’adroit, et si l’on peut dire l’effronté silence de M. de Beaumarchais, elle a eu l’indiscrétion de révéler ce que la jalousie des gens de lettres n’avait pu découvrir, la source dans laquelle l’auteur de Figaro avait puisé le sujet et l’action de Tarare. C’est dans le trentième volume du Cabinet des Fées, qui contient la suite des Contes des génies ou les Charmantes leçons d’Horan, fils d’Asmar, ouvrage traduit du persan en anglais, par sir Charles Morell, ci-devant ambassadeur des établissements anglais dans l’Inde à la cour du Grand Mogol, et en français sur la traduction anglaise ; c’est dans le trentième volume de cette collection que se trouve le conte intitulé Sadak et Kalasrade, que M. de Beaumarchais a mis en action sous des noms différents[11].

Dans le conte persan, Amurat, empereur de Constantinople comme dans l’opéra, jaloux du bonheur de son soldat Sadak, qui, après lui avoir sauvé la vie et servi l’État avec éclat, s’est retiré dans l’héritage de ses pères avec la belle Kalasrade son épouse, fait mettre le feu à son habitation pour lui enlever cette femme adorée, et la conduire dans son sérail. Comme dans l’opéra, Sadak vient se jeter aux pieds du sultan, et lui demander la permission de poursuivre les ravisseurs ; comme dans l’opéra, Amurat offre à son soldat de lui donner un palais, le double de la valeur de ce qu’il a perdu, et cent belles esclaves ; comme dans l’opéra, il lui reproche les larmes que lui coûte une femme qui, en changeant de maître, a peut-être déjà changé d’affections. Doubar, chef des eunuques du sérail d’Amurat, et qui est le Calpigi de l’opéra de Tarare, comme ce soprano italien est né de parents chrétiens, le père de Sadak lui a sauvé la vie ; il apprend à son fils que sa chère Kalasrade est dans le sérail d’Amurat ; comme dans l’opéra de Tarare, cet eunuque invite son ami Sadak à traverser la mer qui baigne les murs du sérail, auxquels il trouvera suspendue une échelle de soie. Sadak ne manque pas au rendez-vous ; il court les mêmes dangers que Beaumarchais fait éprouver à son Tarare ; comme lui il est sur le point d’égorger son ami, qui s’empresse de le mener à l’appartement de Kalasrade. Ils trouvent à la porte, comme dans l’opéra, les babouches du sultan : mêmes emportements de la part de Sadak. Son ami, qui l’a déguisé en muet, essaye d’étouffer ses cris en lui fermant la bouche avec son manteau. Le sultan paraît, Sadak se jette à terre. L’eunuque, interrogé par Amurat, lui répond à peu près comme dans l’opéra. L’empereur, irrité des refus que vient de lui faire éprouver Kalasrade, ordonne à l’intendant de ses plaisirs de conduire ce muet dans le lit de cette femme rebelle. On surprend Sadak dans l’appartement de Kalasrade. Comme dans l’opéra, ce brave et fidèle soldat calme une sédition de janissaires ; mais ces derniers événements sont mêlés de beaucoup d’autres qui n’ont aucun rapport avec ceux qui préparent le dénoûment de Tarare, et dans le conte persan, c’est le sultan qui s’empoisonne lui-même.

Cette découverte, qu’un journaliste officieux[12] s’est empressé de consigner depuis dans une de ses feuilles, a répandu quelques nuages sur la gloire du génie inventeur de Beaumarchais ; on n’en a pas moins vu paraître, quelques jours après, une préface dans laquelle il dit que son opéra était conçu et fait d’après des principes qu’il développe et qui prouvent clairement que Tarare est le seul bon ouvrage lyrique que nous ayons encore vu, lorsqu’il s’est rappelé avoir entendu lire à la campagne un conte qui avait quelque rapport avec l’action dramatique qu’il venait d’imaginer ; il l’a relu, et convient qu’elle offre quelques ressemblances avec le conte persan. Quoi qu’il en soit de ces ressemblances, qui, sans la résistance affectée du sieur de Beaumarchais, ne seraient susceptibles d’aucun reproche, l’auteur de Tarare aura toujours le mérite d’avoir présenté dans cet opéra une action dont la conception et la marche ne ressemblent à celles d’aucun autre ; d’avoir eu le talent d’y donner assez adroitement une grande leçon aux souverains qui abusent de leur pouvoir, et de consoler les victimes du despotisme, en leur rappelant cette grande vérité, que le hasard seul fait les rois et le caractère les hommes. Cette leçon honore le siècle où l’on a permis de la donner sur le théâtre et le pays où la plus douce administration l’empêche d’être dangereuse. Après avoir dit leur fait aux ministres, aux grands seigneurs dans sa comédie du Mariage de Figaro, il lui manquait encore de le dire de même aux prêtres et aux rois ; il n’y avait que le sieur de Beaumarchais qui pût l’oser, et peut-être n’est-ce aussi qu’à lui qu’on pouvait le permettre. Le ministre qui a l’Opéra dans son département, M. le baron de Breteuil, a pensé avec raison que si la morale que présente Tarare était un peu contraire à nos mœurs politiques, elle ne pouvait être fort dangereuse, grâce au caractère prononcé de son auteur, et que l’égalité prêchée par le père de Figaro, ses sarcasmes sur le despotisme des rois, des prêtres, et sur les atrocités qui en résultent malheureusement quelquefois, ne produiraient d’autre effet que celui que l’auteur de Tarare redoutait si fort de ne pas obtenir, d’amuser et de faire rire.


APOLOGUE ADRESSÉ À L’AUTEUR DE Tarare
PAR M. GUDIN DE LA BRENELLERIE.

Tous Un bonhomme, un soir cheminant,
Tous Passait à côté d’un village ;
TouUn chien aboie, un autre en fait autant,
Tous les mâtins du bourg hurlent au même instant.
« Pourquoi, leur dit quelqu’un, pourquoi tout ce tapage ? »
Nul d’eux n’en savait rien, tous criaient cependant.
Des publiques clameurs c’est la fidèle image.
On répète au hasard les discours qu’on entend.
Au hasard on s’agite, on blâme, on injurie ;
Tous On ne sait pas pourquoi l’on crie.
Le sage, direz-vous, méprise ces propos
Tenus par des méchants, répétés par des sots.
Le sage quelquefois les paya de sa vie :
Tous Socrate fut empoisonné ;
Aristide à l’exil fut par eux condamné ;
Ils ont forcé Voltaire à sortir de la France ;
Ils ont réduit Racine à quinze ans de silence.
Tous On leur résiste quelque temps ;
Leur fureur à la fin détruit tous les talents.
Demandez-le à la Grèce, à Rome, à l’Italie,
Ils ont de ces climats, jadis si florissants,
Tous Fait renaître la barbarie.


AVIS AUX VOYAGEURS
PAR M. DE BEAUMARCHAIS.

Au noble hôtel de la Vermine
On est logé très-proprement :
Rivarol y fait la cuisine,
Et Champcenetz l’appartement[13].

INSCRIPTION
DU NOUVEAU KIOSQUE ASTRONOMIQUE
QU’ON VIENT DE CONSTRUIRE AU JARDIN DU ROI, SUR LA PARTIE
LA PLUS ÉLEVÉE DU LABYRINTHE.

LudovicDum calore et lumine mundum sol vivificat,
Ludovicus decimus-sextus sapientia et justitia, humanitate
et munificentia undique radiat.


M. de Piis a essayé de la faire passer dans notre langue sans y employer plus de quatre vers, et en n’ajoutant, pour développer cette noble comparaison, que deux ou trois mots pris de la même métaphore.


France, quand le soleil donne la vie du monde,
LudoPar sa chaleur et sa clarté,
Sage, humain, libéral, rayonnant d’équité,
Louis de toute part t’éclaire et te féconde.



  1. Les plus grands ministres comme les plus grands rois ne sont pas à l’abri de l’erreur ; il faut donc bien relever, pour l’instruction des siècles à venir, celle qui est échappée ici à M. le comte de Hertzberg. L’abbé Baudeau est bien l’auteur d’une lettre imprimée dans le Journal de Paris contre M. Mallet, mais il n’est dans ce moment le rédacteur d’aucun journal ; il a rédigé autrefois les Éphémérides du citoyen. M. Mallet est le rédacteur de la partie politique du Mercure de France, et n’a pas plus de part à la rédaction du Journal de Paris que l’abbé Baudeau. Les derniers articles insérés dans cette feuille contre M. Mallet sont de M. de Saint-Lambert et de M. Suard. (Meister.)
  2. Conseiller au Parlement. (Meister.) Sabatier de Castres, dont il a été parlé tome XIV, p. 390.
  3. Phrase du Mémoire de M. de Beaumarchais en réponse à celui du sieur Kornmann. (Meister.)
  4. De La Brénellerie, auteur de la tragédie de Coriolan, des Mânes de Louis XV, etc. (Meister.)
  5. Phrase de la préface du Mariage de Figaro. (Meister.)
  6. Auteur d’une Réponse d’un homme impartial, etc., en faveur de Beaumarchais.
  7. Cette dernière répétition, où l’on payait à la porte, a été fort orageuse ; le cinquième acte fut même si mal reçu qu’à la fin M. de Beaumarchais demanda silence et harangua le public. Il dit qu’on avait bien raison d’être mécontent, mais que c’était malgré lui que son opéra avait été présenté au public dans l’état misérable où l’on venait de le voir. À la première représentation, qui a eu lieu le vendredi 8, l’ouvrage a complètement réussi. Nous aurons très-incessamment l’honneur de vous en rendre compte. (Meister.)
  8. Voir tome XIV, page 390. La brochure de Brissot est intitulée Examen critique des Voyages, etc., 1786, in-8o.
  9. Le 8 juin.
  10. La suite contient une longue analyse du poème qu’on a cru devoir supprimer, l’ouvrage étant imprimé. (Premiers éditeurs.)
  11. Les Contes des génies sont de Jacques Ridley, et ont été traduits en français par Robinet, 1767, 3 vol.  in-8o.
  12. L’abbé Aubert.
  13. M. le comte de Rivarol, fils d’un aubergiste de Bagnols, et M. le marquis de Champcenetz, fils du concierge du château des Tuileries, auteurs de la parodie du récit de Théramène*, et de plusieurs autres facéties de ce genre contre l’auteur de Tarare. (Meister.)


    *. Voir précédemment, p. 78.