Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/15/1787/Juillet

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (Volume 15p. 100-110).
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JUILLET.

Le lundi 18 juin, on a donné, sur le Théâtre-Italien, la première représentation d’Isabelle et Rosalvo[1], comédie en prose et en un acte, mêlée d’ariettes, de M. Patrat, l’auteur des Méprises par ressemblance, etc. La musique est de M. Propiac, jeune amateur, dont elle est le premier essai.

Cette pièce, imitée du théâtre espagnol, offre quelques situations plaisantes et des détails qui ont été applaudis ; le dénoûment, trop prévu, a empêché qu’elle n’eût un succès plus décidé. Il y a dans la musique quelques couplets d’un chant agréable, et une ariette de bravoure très-difficile, que l’inimitable Mlle Renaud chante avec la facilité la plus étonnante. C’est à l’occasion de cette ariette qu’on lui a envoyé le quatrain que voici :


Renaud, des rossignols tu surpris le ramage,
RenBientôt tu leur feras la loi.
RenÀ ta voix ils rendront hommage
REn essayant de chanter comme toi.

— On avait donné, trois jours auparavant, sur le même théâtre, la Négresse, opéra-comique en deux actes et en vaudevilles, par MM. Radet et Barré. M. Radet est l’auteur des Docteurs modernes ; M. Barré a travaillé longtemps en société avec M. de Piis.

L’anecdote qui a fourni le fond de ce petit drame est tirée de l’Histoire philosophique et politique des Européens dans les deux Indes. Dorval, un jeune Français, après avoir fait naufrage, a eu le bonheur de se sauver avec son valet dans une île habitée par des nègres. La chasse fournit à une partie de leurs besoins, mais la tendresse de Zilia et de sa sœur Zoé y pourvoit encore mieux. Dorval a pour Zilia plus que de la reconnaissance : elle a déjà appris assez de français pour exprimer ses sentiments ; Zoé n’est pas moins instruite qu’elle, grâce aux leçons du valet ; c’est à peu près le jargon de nos nègres de Saint-Domingue que l’auteur a mis dans leur bouche, et ce jargon a, comme on sait, une sorte d’énergie et de douceur assez originale. Tandis que nos amants s’entretiennent ainsi, Dorval aperçoit sur une montagne voisine un tigre prêt à dévorer le roi de la nation ; il tue le tigre et délivre Sa Majesté nègre. Quelques moments après, on voit aborder un vaisseau français ; il porte le père de Dorval, qui, témoin du naufrage de son fils, n’a cessé de parcourir ces parages, dans l’espoir de le retrouver ; cet espoir est enfin accompli. Dorval ne cache point à son père tout ce qu’il doit à Zilia et tout ce qu’il sent pour elle ; en vain lui oppose-t-on le préjugé qui n’admet aucune alliance avec les êtres de cette couleur ; le parterre, à la première représentation, paraissait même assez disposé à défendre l’honneur du préjugé ; mais l’amant répond que si le public trouve Zilia intéressante, il approuvera le mariage. Le père finit par consentir, le parterre aussi, et l’on s’embarque pour revenir en France.

Quelques scènes épisodiques assez agréables, plusieurs couplets bien faits, et surtout la naïveté piquante de Mlle Carline, qui joue le rôle de Zilia, ont décidé le succès de cette bagatelle. On a demandé les auteurs, et le sieur Trial, qui fait le rôle du valet, est venu chanter le couplet suivant :


Les auteurs ne sont plus ici ;
Joyeux et contents, Dieu merci,
LeTous deux dans la chaloupe…
De leur départ j’étais témoin ;

Sans doute ils sont déjà bien loin,
SaIls ont le vent en poupe.

Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique ; objet du prix proposé par M. l’abbé Raynal, par M. P***, vice-consul à E*** (c’est-à-dire M. le marquis de Chastellux), brochure, avec cette épigraphe :


Quid mQuid censes munera terræ ?
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?

(Horat. Epist vi, lib. I.)

Quand l’obligeante indiscrétion de ses amis n’aurait pas trahi l’auteur, il eût été difficile de ne pas le reconnaître à l’esprit qui domine dans ce discours ; c’est un chapitre qui manquait au livre De la Félicité publique, une suite très-conséquente des principes développés dans cet ouvrage estimable, à qui l’on ne peut reprocher que le tort bien réel de ne pas se faire lire. La brochure que nous avons l’honneur de vous annoncer pourrait bien éprouver le même sort. C’est, par le fond, l’ouvrage d’un penseur très-exercé, d’un esprit fort juste et fort subtil ; mais quant aux formes oratoires auxquelles l’auteur dit qu’il a cru devoir se soumettre, on ne saurait les trouver heureuses ; elles ne sont ni neuves, ni faciles, et l’on serait plus souvent tenté d’y voir la manière d’un rhéteur, d’un écolier, que celle d’un homme du monde.

Le résultat des recherches et des réflexions de M. de Chastellux est que la découverte de l’Amérique a été utile aux nations européennes.

1° Parce qu’en donnant plus d’activité au commerce, en y introduisant une denrée privilégiée[2], qui a tous les avantages des métaux monnayés sans en avoir les inconvénients, elle a multiplié les échanges, augmenté les besoins du riche, et ajouté aux moyens par lesquels l’industrie parvient à recouvrer une part dans la propriété.

2° Parce qu’en créant de nouvelles richesses sur la surface du globe, elle en a augmenté la circulation et même la compensation ; car plus on fait entrer de poids différents dans la balance, plus il est aisé de trouver l’équilibre.

3° Parce que dans l’époque où cette découverte s’est trouvée placée, dans ces temps désastreux où le despotisme militaire s’était arrogé l’empire de la terre, où la guerre était le seul moyen de la cupidité et la conquête son seul objet, il était nécessaire de tourner ses vues d’un autre côté, et de substituer l’équilibre de la richesse à celui du pouvoir.

4° Parce que l’Amérique a ouvert un vaste asile à la vertu persécutée, à l’ambition déconcertée, au crime flottant entre le désespoir et le repentir ; de sorte qu’on lui doit à la fois la conservation de l’homme de bien, l’exil de l’homme méchant, et l’amélioration de l’homme vicieux.

5° Parce que, tandis que son commerce et ses productions particulières augmentent le travail et redoublent l’activité de l’ancien monde, l’abondance de celles qui sont communes aux deux hémisphères, mais qui naissent à une distance et croissent sous d’autres conditions, le rassure sur l’inclémence des saisons et sur les disettes qui en sont les sinistres conséquences.

L’auteur observe que si l’on craint encore d’avoir acheté trop cher de si grands avantages par la dépopulation de quelques contrées de l’Europe, par l’esclavage des nègres, par le fléau d’une maladie inconnue jusqu’alors, il ne faut pas oublier qu’une partie de ces maux, attachés à la postérité même, tient moins à la découverte de l’Amérique qu’à l’époque de cette découverte ; que la médecine, instruite par l’expérience, commence à remédier aux maladies qui nous viennent de ce nouvel hémisphère, tandis qu’elle y a trouvé de puissants secours contre celles qui ont toujours été notre partage. Il ose espérer enfin que les progrès de la raison et de l’humanité allégeront bientôt l’esclavage, et finiront un jour par le détruire.

On voit que si Jean-Jacques a été le philosophe Tant-Pis, M. de Chastellux persiste à vouloir être le philosophe Tant-Mieux. La partie de ce discours la plus approfondie est celle où l’auteur discute l’utilité dont a été la découverte de l’Amérique, par l’extension qu’elle a donnée au commerce étranger ; mais peut-être s’est-il trop étendu sur l’utilité du commerce en général, et sur la nécessité d’un partage inégal, qu’il fait dériver du droit même de la propriété. Toute cette métaphysique ne prêtait guère à l’éloquence ; elle conduit à la solution du problème, mais par une avenue qu’on a trouvée et trop longue et trop aride.

Le style de notre orateur cherche à s’animer lorsqu’il s’adresse aux États-Unis. « Dignes alliés de notre roi, dignes amis de notre nation, vous avez régénéré tout le continent dont vous n’avez peuplé qu’une partie ; par vos vertus vous avez expié trois siècles de crimes et d’horreurs. Aussi l’ombre du grand Colomb a-t-elle quitté les coupables contrées où elle a longtemps pleuré sur sa gloire et détesté son immortalité ; elle plane maintenant sur vos têtes innocentes avant de s’élever vers le ciel, où elle a droit enfin d’attendre une couronne… Ô patrie des Franklin, des Washington, des Hancock, des Adams, qui pourrait désirer que tu n’eusses pas existé pour eux et pour nous ? Eh ! quel Français ne doit pas bénir cette contrée où se sont manifestés les premiers auspices du règne le plus prospère, où il a vu croître le premier laurier dont notre jeune monarque a couvert son front révéré ? »

Peut-être, hélas ! celui qui calcule que sa liberté coûte à la France près de deux milliards, et qu’une gloire si chère n’aura servi qu’à hâter une révolution dont toutes les nations du midi de l’Europe paraissaient au moins fort intéressées à reculer le terme, si la nécessité des choses le rendait inévitable.

Lettre remise à Frédéric-Guillaume II, le jour de son avènement au trône, par le comte de Mirabeau, brochure in-8o, avec cette épigraphe : « Arcus et statuas demolitur et obscurat oblivio, negligit carpitque posteritas. Contra contemptor ambitionis et infinitæ potestatis domitor animus ipsa vetustate florescit, nec ab ullis magis laudatur quam quibus minime necesse est… » (Plin. Paneg.)

Des différents ouvrages sortis depuis quelque temps de la plume de M. de Mirabeau, celui-ci n’est assurément pas le moins estimable, et peut-être est-ce encore un de ceux qu’il a écrits avec le plus de soin. Les vérités qu’il s’est chargé de rappeler au digne successeur du grand Frédéric, sans être bien neuves, respirent du moins une morale digne du trône et des vertus du prince à qui elles s’adressent ; on ne peut qu’applaudir à tout ce qu’il dit en général sur les courtisans, sur le danger de trop gouverner, sur l’esclavage militaire, sur la liberté de s’expatrier, sur les loteries, sur la tolérance des juifs, sur l’abus de tant de règlements prohibitifs, sur la modération de quelques impôts indirects, etc. ; mais ne serait-on pas tenté de prendre pour un conseil de l’école de M. de Calonne celui qu’il donne à Sa Majesté de ne négliger aucun moyen de faire circuler ses trésors, pas même celui de spéculer sur les fonds publics et étrangers, « pour pomper, dit-il, ces intérêts qui affaiblissent des États redoutables ? » Comment excuser la manière dont il s’explique sur les vices du gouvernement intérieur du feu roi ? Comment lui pardonner l’insolent portrait qu’il ose faire de Joseph II, dès le commencement de l’ouvrage ? « Vous avez, dit-il, des rivaux de puissance et pas un voisin qui soit vraiment à craindre. Celui qui paraissait s’annoncer pour redoutable a menacé trop longtemps pour frapper ; il apprit à vous connaître ; il entreprit avec précipitation, il renonça de même à ce qu’il avait entrepris. Il renoncera encore à ses nouveaux projets ; il convoitera tout, il n’obtiendra rien et ne sera jamais qu’un aventurier à charge aux autres et à lui-même. » Quel est l’écrivain vraiment digne d’estime qui se soit jamais permis de prendre ce ton en parlant d’une tête couronnée ? S’il y a dans cette audace quelque courage, je n’entends pas, je l’avoue, comment on peut tirer vanité d’un courage de cette espèce.

Voici ce qu’on lit dans le Dictionnaire historique sur l’écrivain fameux que M. le comte de Mirabeau semble vouloir prendre en tout pour son modèle, dans ses confessions comme dans ses pamphlets :

« Charles-Quint et François Ier furent assez bons pour payer à cet impudent le silence qu’ils auraient dû lui imposer d’une autre manière. Des princes d’Italie, moins complaisants que ces deux rois, n’employèrent que le bâton pour le faire taire, et s’en trouvèrent mieux. »


COPIE

D’UNE LETTRE DE M. LE PRINCE DE LIGNE
À M. LE BARON DE GRIMM.
De Moscou, le 3 juillet 1787.

« On vous aime beaucoup, monsieur le baron, on parle souvent de vous, mais vous écrit-on ? Catherine le Grand (car elle fera faire une faute de français à la postérité) n’en a peut-être pas le temps. Peut-être ces petits détails que je viens de dicter vous donneront-ils une idée, quoique bien faible, de ce que nous avons vu ; d’ailleurs, c’est indignatio fecit relation[3] ; car je suis outré de la basse jalousie qu’en Europe l’on a conçue contre la Russie. Je voudrais apprendre à vivre à cette petite partie de l’Europe qui cherche à déshonorer la plus grande ; si elle se donnait la peine de voyager, elle verrait où il y a le plus de barbarie. Il est extraordinaire, par exemple, que les Grâces aient sauté notre saint Empire à pieds joints pour venir de Paris s’établir à Moscou, et deux cents werstes encore plus loin, où nous avons trouvé des femmes charmantes, mises à merveille, dansantes, chantantes, et aimantes peut-être comme des anges.

« L’Empereur a été extrêmement aimable les trois semaines qu’il a passées avec nous. Les conversations de deux personnes qui ont soixante millions d’habitants et huit cent mille soldats ne pouvaient être qu’intéressantes en voiture, où j’en profitais bien, les interrompant souvent par quelque bêtise qui me faisait rire en attendant qu’elle fit rire les autres, car nous avons toujours joui de la liberté, qui seule fait le charme de la société ; et vous connaissez le genre simple de celle de l’Impératrice, qu’un rien divertit, et qui ne monte à l’élévation du sublime que lorsqu’il est question de grands objets.

« Il faut absolument, monsieur le baron, que nous revenions ici ensemble ; ce sera le moyen que je sois encore mieux reçu. Ce n’est pas que vous ayez besoin de rappeler à l’Impératrice tout ce que vous avez d’aimable ; car absent, elle vous voit, mais elle sera fort aise de dire : Présent, je le trouve. Vous ferez de charmantes connaissances ; M. de Mamonow, par exemple, est un sujet de grande espérance ; il est plein d’esprit, d’agrément et de connaissances. Vous vous doutez bien de l’agrément que le comte de Ségur a répandu dans tout le voyage. Je suis désolé qu’il soit presque fini.

« J’ai fait bâtir un temple dédié à l’Impératrice par une inscription, près d’un rocher où était celui d’Iphigénie, et un autel à l’Amitié pour le prince Potemkin, au milieu des plus beaux et gros arbres à fruits que j’aie vus, et au bord de la mer, où se réunissent tous les torrents des montagnes. Cette petite terre, que m’a donnée l’Impératrice, s’appelle Parthenizza ou le cap Vierge, et est habitée par cinquante-six familles tartares, qui ne le sont pas autant que les déesses et les rois qui exigeaient de durs sacrifices, comme tout le monde sait. Je ne connais pas de site plus délicieux ; je pourrais dire :


Sur les bords fortunés de l’antique Idalie,
Lieux où finit l’Europe et commence l’Asie,


car on découvre les montagnes de l’Anatolie. Ce qu’il y a d’assez singulier, c’est que c’est sur les bords de la mer Noire que, tranquille et vivant au milieu des infidèles, j’ai appris que les fidèles sujets de la maison d’Autriche se révoltaient sur les bords de l’Océan. Je ne m’attendais pas qu’il y eût plus de sûreté pour moi dans mes terres du Pont-Euxin que dans celles de la Flandre.

« Auriez-vous la bonté de faire remettre ce paquet à son adresse, et de recevoir les assurances de la considération distinguée que je partage pour vous avec tous ceux qui vous connaissent ou ont entendu parler de vous, de même que je partage avec vos amis le tendre attachement que vous inspirez si vite, et avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

Signé : le prince De Ligne. »
De Moscou, le 3 juillet 1787 (nouveau style).

« Il y a aujourd’hui deux mois que nous sommes partis de Kiovie, et nous arrivons tous ici en bonne santé du voyage le plus intéressant, le plus triomphal et le plus magnifique qui se soit jamais fait, sans la moindre contrariété et sans le plus petit accident. Il ne m’est pas possible de m’empêcher de dire que les gazettes qui ont eu la bonté de s’occuper de nous nous ont bien amusés. Pour rassurer tant de gens bien intentionnés pour la Russie, je leur dirai qu’après une navigation charmante sur le Borysthène, nous avons trouvé des ports, des armées et des flottes dans l’état le plus brillant ; que Cherson et Sébastopol surpassent tout ce qu’on peut en dire, et que chaque jour était marqué par quelque grand événement ; tantôt c’était la manœuvre de soixante-dix escadrons de troupes réglées et superbes qui chargeaient en ligne à merveille ; tantôt un nuage de Cosaques qui exerçaient autour de nous à leur manière ; tantôt les Tartares de la Crimée, qui, infidèles jadis à leur kan-sahin-guerai, parce qu’il voulait les enrégimenter, avaient formé d’eux-mêmes des corps pour venir au-devant de l’Impératrice. Les espaces de désert qu’on avait à traverser pendant deux ou trois jours aux lieux d’où Sa Majesté Impériale a chassé les Tartares Nogaïs et Zaporoviens qui, il y a dix ans encore, ravageaient ou menaçaient l’empire, étaient ornés de tentes magnifiques aux dînées et aux couchées, et ces campements de pompe asiatique avec l’air de fête qui, sur l’eau comme sur terre, nous a suivis partout, présentaient le spectacle le plus militaire. Que ces déserts même n’alarment pas trop les gens bien intentionnés, comme les gazetiers du Bas-Rhin, de Leyde, le Courrier de l’Europe, etc., ils seront bientôt couverts de grains, de bois et de villages ; on y en bâtit déjà de militaires, qui, étant l’habitation d’un régiment, deviendront bientôt celle des paysans qui s’y établiront à cause de la bonté du terrain. Si ces messieurs apprennent que, dans chaque ville de gouvernement, l’Impératrice a laissé des présents pour plus de cent mille écus, et que chaque jour de repos était marqué par des dons, par des bals, des feux d’artifice et des illuminations à deux ou trois lieues à la ronde, ils s’inquiéteront sans doute des finances de l’empire. Malheureusement elles sont dans l’état le plus florissant, et la banque nationale, sous la direction du comte André Schouvalow, l’un des hommes qui ont le plus d’esprit et de connaissances, source inépuisable pour la souveraine et les sujets, doit les rassurer. Si, par humanité, ils sont inquiets du bonheur des sujets, qu’ils sachent qu’ils ne sont esclaves que pour ne pas se faire du mal, ni à eux ni aux autres, mais libres de s’enrichir, ce qu’ils font souvent, et ce qu’on peut voir par la richesse des différents costumes des provinces que nous avons traversées. Pour les affaires étrangères, que les bien intentionnés s’en rapportent à l’Impératrice elle-même ; elle travaillait tous les jours en voyage, le matin avec le comte Bezborodka, ministre du plus grand mérite ; et qu’ils apprennent, outre cela, que le prince Potemkin, homme du génie le plus rare, esprit vaste, ne voyant jamais qu’en grand, seconde parfaitement les vues de l’Impératrice ou les prévient, soit comme chef du département de la guerre et des armées, ou comme chef de plusieurs gouvernements. L’Impératrice, qui ne craint pas qu’on l’accuse d’être gouvernée par quelqu’un, lui donne, ainsi qu’à ceux qu’elle emploie, toute l’autorité et la confiance possibles ; il n’y a que pour faire du mal qu’elle ne donne de pouvoir à personne. Elle se justifie de sa magnificence en disant que donner de l’argent lui en rapporte beaucoup, et que son devoir est de récompenser et d’encourager ; d’avoir créé beaucoup d’emplois dans ses provinces, parce que cela fait circuler les espèces, élève des fortunes, et oblige les gentilshommes à y demeurer plutôt qu’à s’entasser à Pétersbourg et à Moscou ; d’avoir bâti en pierres deux cent trente-sept villes, parce qu’elle dit que tous les villages de bois, brûlés si souvent, lui coûtaient beaucoup d’avoir une flotte superbe dans la mer Noire, parce que Pierre Ier aimait beaucoup la marine. Voilà comme elle a toujours quelque excuse de modestie pour toutes les grandes choses qu’elle fait.

« Il n’y a pas d’idée à se faire du bonheur qu’on a eu de la suivre. On faisait quinze lieues le matin ; on trouvait au premier relai à déjeuner dans un joli petit palais de bois, et ensuite à dîner dans un autre ; et puis encore quinze lieues, et un plus grand, plus beau et meublé à merveille pour coucher, à moins que ce ne fût dans les villes de gouvernement, où les gouverneurs généraux ont partout de superbes résidences en pierres, colonnades et toutes sortes de décorations. Il y a des marchands très-riches dans toutes les villes, et beaucoup de commerce depuis Krementschuk, Koursk, Orel, Toula, jusqu’ici, et une surprenante population dont l’Impératrice est adorée. Dans le dénombrement qu’on en rapporte quelquefois dans les papiers publics, on ne parle que des mâles, et dans les autres pays on compte tout. Si les bien intentionnés (car je n’écris que pour eux) craignent que la Tauride ne soit une mauvaise acquisition, qu’ils se consolent en apprenant qu’après avoir traversé quelques espaces abandonnés par des familles tartares, qui demandent aujourd’hui à y revenir, on trouve le pays le mieux cultivé ; qu’il y a des forêts superbes dans les montagnes ; que les côtes de la mer sont garnies de villages en amphithéâtre, et tous les vallons plantés en vignes, grenadiers, palmiers, figuiers, abricotiers et toutes sortes de fruits et plantes précieuses de beaucoup de rapport. Je trouve enfin qu’il ne suffit pas que nous ayons été fort heureux de suivre l’Impératrice, et que ses sujets le soient, mais qu’il faut encore que les gazetiers et ceux qui les ont crus le soient en apprenant la fausseté de leurs nouvelles, et qu’ils nous aient une éternelle obligation de les avoir rassurés au point qu’ils peuvent promettre de notre part une récompense de mille louis à celui qui prouvera la fausseté d’un seul des faits que nous avons rapportés ici par l’intérêt le plus pur pour leur instruction, ce qui leur fera croire qu’en conservant nos mille louis, nous n’avons pas mis autant de soins à économiser notre temps. »



  1. Cette pièce avait déjà été représentée en 1781 sous le titre des Deux Morts ; elle n’eut alors aucun succès. Voir tome, p. 488.
  2. Le sucre, le café, l’indigo, etc., et toutes les productions de nos colonies. (Meister.)
  3. On trouvera cette relation à la suite de la lettre. (Meister.)