Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/70

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 428-432).
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LXX

1er juin 1750.

Les Comédiens français donnèrent samedi dernier la première représentation de Cléopâtre, tragédie de M. Marmontel. Tout le monde convient qu’il n’y a point d’ordre dans le plan, point d’intérêt dans les situations, point de vivacité dans le dialogue, point de dignité dans les caractères, point de décence dans les mœurs, point de naturel dans la versification. C’est un des plus mauvais ouvrages qu’on ait jamais vus au théâtre. La pièce fut presque huée depuis le commencement jusqu’à la fin. Les deux représentations suivantes ont été plus flatteuses pour l’auteur, par le soin qu’a eu M. de Villegagnon d’y envoyer un grand nombre de mousquetaires. Ce qui rend si vif cet officier sur le sort de Cléopâtre, c’est que Mlle Clairon, sa maîtresse, y joue le principal rôle. À force de machines et de corrections, on poussera la nouvelle tragédie à sept ou huit représentations ; ce sera toujours un monstre. Le première représentation de Cléopâtre ayant été suivie de la petite comédie Crispin rival de son maître, le chevalier de L’Hôpital fit l’épigramme suivante :


De Corneille, dit-on, Marmontel est rival ;
Après sa Cléopatre on pourra le connaître,
Puisqu’il se fait jouer en propre original :
PuisC’est Crispin rival de son maître.

Le même officier, révolté, comme tout le public, par le caractère indécent de Cléopâtre, l’a comparée à Mlle Clairon, connue autrefois à l’Opéra-Comique sous le nom de Frétillon.


Qui sutD’une princesse de théâtre
Qui sut par ses exploits jadis se faire un nom,
Marmontel n’ayant pu faire une Cléopâtre
À fait de Cléopâtre une autre Fretillon.

— Dans l’opéra de Léandre et Héro, qu’on continue à jouer sans succès, est un mauvais prologue où on lit ces paroles :


Les plaisirs ici vont naître ;
Peuple heureux, si tu veux l’être,
Vénus doit te reconnaître.
Qui sutÀ ton maître
QuiElle donna le jour
Qui sComme à l’Amour.
L’univers nous craint, nous révère,
Qui sutMais les fers
QuiPar l’amour offerts
Qui sNous sont plus chers.
Qui sutPrenez,
Qui sutDonnez
QuiL’exemple et l’art de plaire.
Qui sutAimez,
Qui sutCharmez,
QuiEsclaves ou vainqueurs,
Qui sCharmez les cœurs.

Le poëte Roy vient de faire sur ces paroles une parodie qu’il a intitulée Système des filles de l’Opéra.


Le plaisir est notre maître.
Qu’il est doux de le connaître !
Plutus en daignant paraître
Plutus enLe fait naître ;
PlutIl obtient du retour
Plutus Plus que l’amour.
Notre cœur consulte Barême ;
Plutus enTout amant
PlutNous paraît charmant
Plutus En nous payant.
Plutus enPrenez,

Plutus enDonnez,
PlutVoilà notre système.
Plutus enBossus,
Plutus enTortus,
PlutBeaux hommes ou magots,
PlutusTous sont égaux.


chanson de moncrif[1].

L’amour s’est fait chez ma mie
Un petit temple charmant.
Ah ! qu’heureux sera l’amant
Qui sans cesse y sacrifie !
Je disais depuis deux ans :
Que j’entre, je vous en prie ;
Si jamais je suis dedans
PlJ’y passerai ma vie.

C’est à la jeune Zélie
Qu’Amour a fait ce présent ;
Son ouvrage lui plaît tant,
C’est là qu’il faut qu’on la prie.
Je disais, etc.

Je la cherche dès l’aurore
Pour la rencontrer le soir,
Partout où j’ai pu la voir
Je voudrais la voir encore.
Je disais, etc.

Sur les feuilles d’une rose
Que je mis sur ses genoux,
Je gravai ces mots si doux :
Devinez ce que je n’ose.
Je disais, etc.

L’Amour seconda mon zèle,
Par surprise enfin j’entrai.
Laissez-moi, je vous mordrai,
Ôtez-vous, s’écria-t-elle.
Elle dit, bientôt après :
« Restez-y, je vous en prie,
Restez, n’en sortez jamais. »
PlutJ’y passerai ma vie.

— Nous avons ici un jeune abbé, homme de qualité, qui prêche éternellement et qui ne prêche guère bien, témoin l’épigramme suivante, dont j’ignore l’auteur.


« Monsieur l’abbé La Tour du Pin
Aurait dû, dit certain caustique,
Apprendre un rôle d’Arlequin
Au lieu d’un rôle évangélique.
— Oh ! point du tout, dit un abbé,
Il aurait fait une sottise ;
Au théâtre on l’aurait sifflé ;
On ne siffle point à l’église. »

— Il vient de paraître un gros volume in-8o de lettres dont l’objet est de prouver que le clergé doit payer le vingtième de ses revenus, comme le reste du royaume[2]. L’auteur, qu’on soupçonne être M. Joly de Fleury, ancien procureur général du parlement, a traité à fond cette importante matière. Il résulte de ses raisonnements et de ses recherches que tout citoyen doit contribuer aux besoins de l’État à proportion de ses biens ; que le clergé a toujours rempli ce devoir essentiel jusqu’au temps de la Ligue ; que les usurpations que le fanatisme fit souffrir alors ne furent point autorisées ; que les déclarations du roi en 1711 et en 1726, pour dispenser le clergé du dixième et du cinquième, supposent des privilèges et ne les donnent pas ; que quand même on aurait eu la faiblesse d’accorder des exemptions, il faudrait les annuler comme contraires au bien du royaume. L’ouvrage finit par l’examen des remontrances que le clergé a faites au roi pour être dispensé du vingtième.

Ce livre, qui fait l’entretien de tout Paris et qui paraît autorisé par le ministre, est trop long. On y a entassé tous les faits essentiels et beaucoup d’inutiles. La liaison des choses y est toujours assez sensible. La logique en est très-bonne et le style seulement passable. Il y a apparence que le clergé, qui est assemblé depuis trois jours, fera répondre incessamment à un ouvrage qui sape toutes ses prétentions.

M. Marmontel, pour préparer le public à sa tragédie, a imprimé une Vie de Cléopâtre[3]. C’est un morceau assez réfléchi et trop raisonné, le style en est dur et sec, mais nerveux. Quoique ce petit ouvrage n’ait fait qu’une médiocre fortune, il porte l’empreinte d’un génie hardi et lumineux.

Mémoires et Aventures d’un bourgeois qui s’est avancé dans le monde[4]. À La Haye, chez Jean Neaulme, 1750, 2 vol.  in-12. C’est un nouveau roman où il y a des aventures de jeunesse, des duels et des mariages comme dans tous les ouvrages de ce genre. Du reste, peu d’intérêt dans le fond et nul agrément dans la forme.

  1. Cette chanson ne figure pas dans les Œuvres de l’auteur, 1768, 4 vol.  in-12.
  2. Ce livre porte le titre singulier de Lettres : Ne repugnate vestro bono Londres (Paris) 1750, in-8. Rédigé à l’instigation de Machault par Daniel Bargeton, avocat, ce livre fut condamné par le parlement et mis à l’index. Voltaire a imaginé un Extrait du décret de la sacrée congrégation de Rome à l’encontre d’un libellé intitulé Lettres sur le vingtième.
  3. Cléopâtre d’après l’histoire, S. l. n. d., 1750, in-12.
  4. Par Jean Digard.