Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/69

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 423-428).
◄  LXVIII.
LXX.  ►

LXIX

18 mai 1750.

M. le duc de Chartres, qui avait la réputation d’être amoureux de Mme la marquise de L’Hôpital, porte maintenant, dit-on, ses hommages à Mme de La Force. Cette infidélité a donné occasion aux couplets suivants :


PrinceÀ vous porter,
Prince, vous avez de la peine,
PrinceÀ vous porter ;
L’amour vient y remédier ;
Vous ne vous donnez plus d’entorse
Depuis que vous avez La Force
PrincePour vous porter.

PrinceQuoique sans dent,
Elle séduit, elle intéresse,
PrinceQuoique sans dent.
Son maintien trop indécent,
De son cœur trahit le désordre.
On dit même qu’elle veut mordre
PrinceQuoique sans dent.

PrinceÀ L’Hôpital,
En vain vous rendiez hommage
PrinceÀ L’Hôpital ;
Son cœur ne peut être banal,
Car Soubise pour des pistoles
Et Boufflers pour des cabrioles
PrinceOnt L’Hôpital.

— Nous avons eu, le siècle dernier, en France une courtisane appelée Ninon de Lenclos. Sa profession ne l’empêcha pas de jouir pendant plus de soixante ans de la plus grande considération. Sa beauté, son esprit et sa probité sont encore célèbres. Cette célébrité vient de donner beaucoup de cours à des lettres qu’on a publiées sous son nom, quoiqu’elles ne soient point d’elle[1]. C’est son système sur l’amour, mais ce ne sont point ses grâces, sa volupté, sa finesse. L’ouvrage est pourtant écrit avec esprit, mais il est sec, trop soigné, rempli de lieux communs et de suppositions quelquefois ridicules. Si l’auteur de ces lettres ne voulait que faire du bruit, il a réussi ; si, par hasard, il a songé à se faire une réputation, il a été maladroit. On a attaché à la mémoire de Mlle de Lenclos une idée si avantageuse que je ne crois pas qu’il y ait personne en France capable de la soutenir.

M. Petit, le premier chirurgien de l’Europe et connu singulièrement par la connaissance qu’il avait des maladies vénériennes, est mort depuis quelque temps. Un plaisant lui a adressé l’épitaphe suivante :


Ci-gît, hélas ! dans cette fosse
Petit, qui guérissait la grosse.
Passant, qui y avez passé,
Priez Dieu pour le trépassé.

M. de Saint-Foix vient de donner une nouvelle édition fort augmentée de ses Lettres turques[2]. J’y trouve des pensées vraies, mais communes, des expressions assez faciles, mais peu énergiques, des ridicules bien vus, mais que tout le monde voit. Vous y trouverez plusieurs traits semblables à ceux que je copie.

« Il n’est pas aisé de démêler si les Français aiment véritablement les étrangers ou s’ils n’ont que la vanité, l’espèce de coquetterie de s’en faire aimer. Croiraient-ils que, par toutes sortes de bonnes façons, il faut tâcher d’adoucir le malheur d’une personne envers qui la nature a été assez marâtre pour ne l’avoir pas fait naître Française ?

« Tu me demanderas sans doute si les Françaises sont belles ; on peut croire que non, mais il est impossible de sentir qu’elles ne le sont pas. Sans les avoir vues, on peut peindre la beauté, jamais les grâces.

« La Comédie est un lieu où les Français s’assemblent à une certaine heure pour y pleurer sur la triste destinée de quelques héros qu’ils n’ont jamais vus ni connus, et pour y rire des défauts, des faiblesses, des vices et des ridicules de leurs parents, de leurs amis, et des personnes avec qui ils vivent tous les jours.

« S’il était permis à Paris d’avoir plusieurs femmes, elles y seraient peut-être aussi captives qu’en Turquie ; mais comme un Français ne peut en avoir qu’une, il ne la cache pas, de peur que son voisin ne cache aussi la sienne. »

M. de Voltaire, qui est philosophe et qui a attaqué le préjugé qui attribuait au cardinal de Richelieu le testament qui porte son nom, ne pouvait point manquer d’être en proie à la satire. Piron lui a porté le premier coup par l’épigramme suivante :


Qui s’inscrivit en faux, sans craindre l’anathème,
Qui s’iContre le testament de Dieu
Qui s’iPouvait bien s’inscrire de même
Qui s’iContre celui de Richelieu.

M. Deslandes qui, à la réserve de son Histoire critique de la philosophie, n’a rien donné que de fort médiocre, vient de publier un second volume des différents traités de physique et d’histoire naturelle[3]. Parmi les dissertations qu’il y a fait entrer, j’ai lu avec plaisir celles qui regardent l’artillerie, la pêche des baleines, la construction des vaisseaux, le nombre d’hommes qui sont actuellement sur la terre. Le fond de cet ouvrage, tiré en grande partie des livres anglais, était susceptible d’une meilleure forme. M. Deslandes néglige trop son style, il emploie trop souvent des expressions impropres ou peu de correction et il prend un ton trop dogmatique. Cependant on lit avec quelque agrément ses dissertations, parce qu’on n’y trouve pas la sécheresse qui n’est que trop ordinaire dans ces matières.

Caliste, ou la Belle Pénitente[4] est tombée, quoique protégée par le lieutenant de police, qui est un des hommes de Paris qui ont le plus d’esprit, et par Mme de Forcalquier-Brancas, la plus jolie de nos femmes à la mode. Cette chute a inspiré les deux épigrammes suivantes :


Trois bCaliste est enfin aux abois.
Trois bLe parterre en a fait justice ;
Trois bÀ lundi la dernière fois
Trois bPour les Brancas et la police.



Trois bOn trouve en cette tragédie
Trois bons mots, trois duels, trois morts, trois beaux endroits,
Trois bEt je pense, quoi qu’on en die,
Trois bQu’on pourra la jouer trois fois.

— Les comédiens italiens représentent avec beaucoup de succès le Provincial à Paris, comédie nouvelle en trois actes. M. de Moissy, garde du corps, en est l’auteur.

Cette pièce est en vers ; elle avait d’abord été faite en cinq actes, et on devait la jouer après Pâques à la Comédie-Française. Grandval, qui était chargé du rôle principal, a voulu se reposer, et la pièce fut renvoyée à un autre temps. Dans le même temps, il est tombé à la Comédie-Française Caliste qui lui avait été préférée.

Cet ouvrage a du mérite. L’intrigue en est commune, elle est dénuée d’action et d’intérêt, mais elle est agréablement écrite, et d’un ton simple peu connu aujourd’hui, et qui est le seul de la bonne comédie.

Un homme de robe de Provence envoie à Paris son neveu pour s’y former et il l’adresse à un ancien ami fort gai, très-honnête homme et assez philosophe. Cet ami a deux nièces : Cidalise est une jeune coquette, légère, badine, un papillon. telle que sont nos jolies femmes ; Lucile est aimable, timide, tendre, et telle en un mot que les femmes estimables doivent être.

Le jeune provincial n’a que vingt ans. Il trouve Cidalise charmante, prend ses goûts, son ton, ses airs, et ne s’aperçoit seulement pas de Lucile. Celle-ci a pris du goût pour lui, elle le combat en vain, il est plus fort que sa raison. Tout ce qu’elle peut gagner sur elle-même, c’est de cacher sa faiblesse.

Les choses sont dans cet état lorsque l’oncle de Provence arrive, il vient s’éclairer par lui-même des progrès de son jeune neveu. Il l’examine ; il ne le trouve qu’un sot.

Cependant son vieux ami, enchanté des progrès du jeune provincial, a conclu son mariage avec Cidalise qui, aux yeux de l’oncle de Provence, ne vaut pas mieux que son étourdi de neveu.

Par bonheur, Cidalise se met dans la tête de se moquer de la triste, de la timide Lucile ; et elle imagine, pour connaître mieux son caractère et comme une chose fort plaisante, que le jeune provincial fasse semblant de l’aimer.

Son projet tourne contre elle-même. Le jeune homme trouve dans Lucile un caractère qui l’enchante. L’amour lui ouvre les yeux sur le caractère de Cidalise et sur ses propres travers ; il estime, il adore Lucile, il se corrige. L’amour fait ce miracle, et d’un jeune fat il fait un amant fort tendre et un fort galant homme.

Il y a une scène au second acte entre les deux oncles fort agréable. Elle roule sur les ridicules à la mode, sur les inconséquences du grand monde, sur les mœurs, sur les façons de penser différentes dans divers quartiers de Paris.

On a joint à cette pièce un ballet nouveau. Ce sont les âges en récréation. Il est nombreux et varié, et ce spectacle attire Paris en foule à la Comédie-Italienne.

— Il paraît une petite brochure dont le titre est Voyage à Cythère[5]. Ce petit ouvrage est d’un médecin de Bordeaux qui se nomme La Montagne. Il n’y a rien qui sente la profession de l’auteur. Ce sont partout de petits tableaux, des Albane ou des Rosalba qui forment des allégories galantes.

Il n’y a point de fond dans cette brochure ; ce sont deux jeunes amants qui vont à Cythère, et on conte ce qu’ils y voient. Le Temple de Gnide du président de Montesquieu semble être l’original sur lequel l’auteur du voyage a tracé le sien. Dans le premier, il y a plus de sentiment que d’esprit, plus d’agrément, de tendresse, de galanterie. Dans le second, il y a de l’esprit, fort peu de tendresse, quelques traits agréables, et souvent des fautes de style qu’on ne saurait trouver dans le premier.

  1. (Par Damours, avocat.) Amsterdam (Paris), 1750, 2 vol.  in-12. Fréquemment réimprimées.
  2. La première avait paru en 1730, in-12.
  3. Le premier avait paru en 1748. Voir p. 169.
  4. Attribuée à l’abbé Séran de La Tour, Caliste est, selon l’abbé de La Porte, du marquis de Mauprié, qui présenta la pièce à Mlle Gaussin, distribua les rôles, assista aux répétitions, mais dont le nom ne figura pas sur les registres du théâtre et que personne ne considéra comme l’auteur.
  5. Voyage à Cythère contenant les descriptions du temple, les usages et règlements établis par le tribunal de l’amour. Dédié aux habitants de l’île de Cythère, 1750, in-12.