Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/64

Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 390-396).
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Il paraît depuis quelques jours un roman intitulé Favoride[1]. Cet ouvrage, mystérieusement annoncé d’abord comme le fruit des réflexions du président de Montesquieu, donné ensuite à M. Duclos, est enfin resté à M. le marquis du Châlet, lieutenant général des armées du roi. Rien n’est si simple que le plan de ce livre. Favoride, fille naturelle d’une princesse et née avec tous les agréments de la figure, tous les charmes de l’esprit, toutes les vertus de l’âme, est fort recherchée en mariage. La honte de sa naissance et la modestie de son caractère lui font préférer un homme sage et peu riche avec lequel elle se retire en province. Des besoins pressants la rappellent à Paris, où les agréables de la ville et de la cour tentent inutilement d’abuser de sa situation pour la corrompre. Son père, homme sans pudeur et sans mœurs, l’engage à se retirer chez lui et met tout en œuvre pour la déterminer à vivre avec lui dans le désordre. Favoride, au lieu de s’éloigner de ce lieu d’horreur, s’amuse à faire ses plaintes à un parent de son père appelé Bacojus. Le jeune homme, qui a commencé par devenir le confident de la belle Favoride, devient bientôt son consolateur. Ils prennent l’un pour l’autre un goût qui dégénère en passion. Cet agréable commerce est interrompu par une affaire malheureuse qui oblige Bacojus à s’éloigner. L’amante ne peut résister à une séparation si cruelle, et son désespoir la conduit au tombeau.

Tel est le plan d’un roman qui a fait tant de bruit avant que de paraître, et dont personne ne se souviendra dans huit jours. Vous n’y trouverez ni situation, ni sentiment, ni image. C’est une métaphysique de cœur plutôt obscure que profonde ; des réflexions triviales ou mal rendues ; un style dur, inégal et où le défaut de correction n’est pas racheté par des grâces négligées, ou par des expressions de génie. M. du Châlet est la preuve qu’on peut avoir beaucoup d’esprit et faire un mauvais livre. Il avait déjà montré qu’on pouvait être un médiocre officier avec la valeur la plus héroïque. Nous n’avons peut-être pas en France de militaire plus intrépide que lui. Un mot va vous le peindre. On lui montrait un jour une montagne escarpée, où on lui disait qu’il était impossible de grimper : « J’y monterais, dit-il froidement, s’il y avait des canons. »

Mlle de Saint-Phalier, qui nous donna, il y a un an, un mauvais livre intitulé le Portefeuille rendu, vient d’en donner un autre sous ce titre : les Caprices du Sort, ou l’Histoire d’Emilie[2]. Cette jeune personne, née d’un mariage secret et privée, avant que de naître, de son père, par un malheur qui l’avait forcé à chercher un asile hors de sa patrie, et de sa mère par le chagrin, est élevée à la campagne par sa nourrice comme la fille d’un paysan. Mme de Rambel, femme riche et de condition qui l’y voit, prend du goût pour elle, l’adopte en quelque manière pour sa fille, et la met dans un couvent pour lui procurer de l’éducation. M. de Tréleux, amant de Mme de Rambel, a les mêmes yeux qu’elle pour Émilie, et par le canal d’une sœur religieuse qu’il a dans la communauté où se trouve cette jeune personne, il l’instruit d’abord et l’entretient de son amour. Sur ces entrefaites, il est forcé de partir pour son régiment, et Mme de Rambel, qui s’est aperçue qu’elle avait une rivale, commence par la haïr, continue par la persécuter et veut finir enfin par la marier. Avant que ce projet ait pu être exécuté, M. de Tréleux revient à Paris. Il s’était flatté d’avoir inspiré de l’amour à Émilie, et ne lui avait inspiré que de l’amitié. Il croit la servir en adoptant les idées de Mme de Rambel, et il trouve un jeune homme aimable, à qui on fait un sort heureux et commode pour le déterminer à épouser Émilie. Une terre de Mme de Rambel est choisie pour le lieu de la cérémonie ; mais la nuit du jour où se devait passer cette scène, Émilie s’enfuit avec le chevalier d’Armille, amant qu’on ne lui connaissait pas. Verceuil, c’est le nom du jeune homme destiné à Émilie, suit le ravisseur, l’atteint et le tue ; Émilie, de son côté, tue Verceuil. Le marquis de Tréleux, qui se rendait dans cet instant chez Mme de Rambel après avoir appris que Verceuil était son fils, le trouve mort, et par des éclaircissements qu’on tire de la femme qui avait élevé Émilie, il vient à connaître qu’elle est sa fille.

Il y a moins d’esprit et de philosophie dans ce roman que dans Favoride, mais plus de faits, d’ordre et de naturel. La catastrophe, qui devrait être terrible, ne fait point d’effet, parce qu’elle n’est point préparée. Les éclaircissements et les reconnaissances se font d’une manière qui refroidit l’intérêt. La Marianne de Marivaux me paraît avoir donné l’idée d’Émilie, mais la copie est infiniment au-dessous de l’original.

— Vous connaissez les opéras italiens de l’abbé Metastasio, écrivain diffus, mais délicieux, et qui joint à beaucoup d’élégance et de délicatesse, du sentiment et du pathétique. Le feu abbé Desfontaines donna, il y a quelques années, en notre langue, un de ces opéras qui n’eut point de succès. L’abbé Bonnet a publié, l’été dernier, avec le même désagrément, un volume entier de traductions de cet auteur. Enfin, M. Richelet vient de ramener notre nation au goût du beau simple, en lui présentant une version charmante de quatre des meilleurs opéras de Metastasio, ce sont Adrien, la Clémence de Titus, Cyrus et Zénobie[3]. On reproche avec raison à l’auteur italien deux défauts considérables : le premier, de n’avoir qu’un dénoûment pour toutes ses tragédies, le second de prendre hardiment tout ce qu’il trouve de bon dans les poëtes français. Quelqu’un faisait remarquer un jour à Voltaire que cet écrivain l’avait beaucoup volé : « Ah ! s’écria-t-il, le cher voleur, il m’a bien embelli. »

— Notre nation, qui se passionne souvent pour des objets frivoles, vient de se partager avec beaucoup de vivacité sur une question assez peu importante. Il s’agit de savoir si le testament politique du cardinal de Richelieu est réellement de ce grand ministre, ou si c’est un ouvrage supposé. L’opinion commune l’attribuait à ce politique ; M. de Voltaire a cru qu’on se trompait, et il a osé le dire. Le duc de Richelieu a pris tout cela légèrement, comme il convenait, mais Mme la duchesse d’Aiguillon a cru devoir se fâcher, et elle a fait faire une dissertation pour restituer à son grand-oncle ce qu’elle imagine lui appartenir. Voltaire va répliquer par un écrit qu’il m’a fait l’honneur de me lire et qui m’a paru tout à fait digne de lui[4]. Tout ce qu’on peut dire de plus fort pour conserver au cardinal de Richelieu le testament politique, c’est qu’il s’en trouve dans la bibliothèque de la Sorbonne une copie de la main de son secrétaire. À ce préjugé on oppose les puérilités, les contradictions, les défauts de bienséance, enfin les antidates dont cet ouvrage est rempli.

— On représente sur le Théâtre-Italien une comédie française en trois actes et en vers, intitulée la Fausse Prévention. Quoiqu’elle paraisse sous le nom d’un M. Dieudé, tout le monde est convaincu qu’elle est de l’abbé de Voisenon[5]. Le sujet de la pièce est une femme qui est aimée de son amant, et qui ne se peut pas tirer de la tête qu’il aime uniquement sa rivale. C’est tout ce que j’ai pu comprendre dans un ouvrage sans intrigue, sans nœud, sans dénoûment, sans ordre, sans liaison et sans ombre de bon sens. Il y a pourtant dans l’ouvrage quelques vers heureux, d’assez jolies épigrammes et quelques plaisanteries très-fines qui produiraient un fort bon effet si elles étaient bien placées. Ce spectacle, tel que j’ai l’honneur de vous l’annoncer, attire cependant tout Paris, parce qu’il est suivi d’un ballet très-plaisant. Nous méprisons ici beaucoup le Théâtre-Italien, et par une contradiction assez ordinaire chez nous, on va s’y amuser préférablement au Théâtre-Français. Je me souviens à ce propos d’une plaisanterie qui m’a fait rire autrefois et qui peut-être ne vous déplaira pas.

Un homme fut trouver, il y a quelques années, le plus grand médecin que nous ayons en France, appelé Chirac : « Monsieur, lui dit-il en l’abordant, je me porte mal, et ma maladie, ce sont des vapeurs. — Monsieur, répartit le médecin, je vous ordonne, pour tout remède, d’aller à la Comédie-Italienne et d’y voir jouer Arlequin, qui est très-agréable et très-plaisant. — Monsieur, répliqua le malade, cet Arlequin, c’est moi. »

— L’opéra de Zoroastre continue à essuyer des contradictions. La cour s’est déclarée contre avant qu’il parût ; la ville ne lui a pas fait un accueil bien favorable, et les gens que nous regardons ici comme musiciens appellent de ce jugement à la postérité. Ils prétendent que cet ouvrage est le chef-d’œuvre de Rameau, et par conséquent de l’art. Les profanes ont comparé cet opéra au musicien, qui est long, sec, noir et dur.

Le poëme essuie encore plus de contradictions que la musique. On prétend que Mlle Carton, la plus ancienne et la plus spirituelle de nos filles d’opéra, faisait quelques critiques à Gahusac : « Vous avez raison, lui dit ce poëte, on a donné trop tôt cet ouvrage, et la poire n’était pas encore mure. — Cela ne l’empêchera pas de tomber, repartit la chanteuse. » Ce mot me rappelle ce que j’ai ouï dire à un de nos philosophes : « Il en est, disait-il, de certains esprits comme des poires ; ils tombent dès qu’ils sont murs. » Voici encore trois épigrammes contre le poëte qui a fait Zoroastre :

Ombre de Pellegrin, sors du fond du Ténare,
Pauvre rimeur sifflé si longtemps et si haut,
L’Opéra t’a vengé, ta gloire se répare,
Le poëte gascon à qui l’on te compare
Est au-dessous de toi plus que toi de Quinault.

Deuxième épigramme :

Autrefois de Rameau l’on critiquait le chant,
L’un le voulait plus noble et l’autre plus touchant.
L’unLes uns dans sa physionomie
L’uLe trouvaient homme de génie ;
D’autres, pour le juger, attendaient qu’il fût mort.
Grâces à Cahusac ! tout le monde est d’accord.

Troisième épigramme, parodiée de l’opéra même :

Du bon goût, du bon sens idole des humains
Il ne reconnaît pas la puissance suprême ;
On le juge à ses vers, car il s’est peint lui-même
L’unDans les ouvrages de ses mains.

— Quoique Zoroastre occupe actuellement notre théâtre lyrique, on y représente pourtant tous les jeudis un ancien opéra intitulé les Caractères de l’amour[6]. Pour réveiller le public endormi par cet ennuyeux ouvrage, on vient d’imaginer un pas de deux tout à fait charmant et dansé par Mlle Labat, qui passe pour tribade, et par la première danseuse de l’Opéra, Mlle Lany, qu’on prétend être maîtresse du prévôt des marchands, directeur de l’Opéra. Cela a donné occasion à M. Marmontel de faire les vers suivants :

Monsieur le prévôt des marchands,
Ma foi, vous placez bien vos gens ;
À Labat vous rendez justice :
Elle est homme plus qu’à demi ;
Mais, au sortir de la coulisse,
Faites bien escorter Lany.

— Puisque je ne puis avoir le plaisir de vous entretenir de bons ouvrages, je ne me refuserai pas la consolation de vous conter une action héroïque qui fait le sujet de toutes les conversations de Paris. Parmi les vagabonds qu’on prend tous les jours pour envoyer dans nos colonies, il s’est trouvé un mendiant qui avait été, il n’y a pas longtemps, domestique du juge qui l’a interrogé et qui l’a reconnu. Après quelques réflexions générales sur la bassesse du métier, le magistrat a demandé à son ancien laquais ce qui avait pu le déterminer à choisir ce genre de vie : « Les besoins de mon maître, a répondu le mendiant ; je sers un officier, homme de condition et chevalier de Saint-Louis, que la réforme a privé de tout ce qu’il avait ; je trouve dans la charité publique de quoi me faire subsister avec lui. » La cour, informée d’une aventure si singulière, a fait à l’officier une pension de huit cents livres dont, en cas de mort, la moitié est reversible au laquais.

  1. Inconnu aux bibliographes.
  2. Paris, 1756, in-12.
  3. Ce sont les deux premiers volumes de la traduction de Richelet, qui en a douze. Vienne (Paris), 1751-1761.
  4. La dissertation de Voltaire sur l’authenticité de ce testament a été d’abord publiée à la suite des Mensonges imprimés placés d’abord eux-mêmes à la suite de Sémiramis, 1749, in-12. Il revint sur cette question en 1764, lorsqu’il répondit de nouveau à Foncemagne dont la Lettre sur le testament politique de Richelieu est sans doute celle qui fut écrite à l’instigation de la duchesse d’Aiguilion.
  5. Elle a en effet été réimprimée au tome II des Œuvres complètes de Voisonon. Paris, 1781, 5 vol.  in-8.
  6. Musique de Blamont, paroles de Pellegrin, représenté pour la première fois en 1738.